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Читать книгу: «Actes et Paroles, Volume 1», страница 30

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CONSEIL D'ETAT
1849

NOTE 9
LA LIBERTE DU THEATRE

En 1849, la commission du conseil d'etat, formee pour preparer la loi sur les theatres, fit appel a l'experience des personnes que leurs etudes ou leur profession interessent particulierement a la prosperite et a la dignite de l'art theatral. Six seances furent consacrees a entendre trente et une personnes, parmi lesquelles onze auteurs dramatiques ou compositeurs, trois critiques, sept directeurs, huit comediens. M. Victor Hugo fut entendu dans les deux seances du 17 et du 30 septembre. Nous donnons ici ces deux seances recueillies par la stenographie et publiees par les soins du conseil d'etat.

Seance du 17 septembre.– Presidence de M. Vivien.

M. VICTOR HUGO. – Mon opinion sur la matiere qui se discute maintenant devant la commission est ancienne et connue; je l'ai meme en partie publiee. J'y persiste plus que jamais. Le temps ou elle prevaudra n'est pas encore venu. Cependant, comme, dans ma conviction profonde, le principe de la liberte doit finir par triompher sur tous les points, j'attache de l'importance a la maniere serieuse dont la commission du conseil d'etat etudie les questions qui lui sont soumises; ce travail preparatoire est utile, et je m'y associe volontiers. Je ne laisserai echapper, pour ma part, aucune occasion de semer des germes de liberte. Faisons notre devoir, qui est de semer les idees; le temps fera le sien, qui est de les feconder.

Je commencerai par dire a la commission que, dans la question des theatres, question tres grande et tres serieuse, il n'y a que deux interets qui me preoccupent. A la verite, ils embrassent tout. L'un est le progres de l'art, l'autre est l'amelioration du peuple.

J'ai dans le coeur une certaine indifference pour les formes politiques, et une inexprimable passion pour la liberte. Je viens de vous le dire, la liberte est mon principe, et, partout ou elle m'apparait, je plaide ou je lutte pour elle.

Cependant si, dans la question theatrale, vous trouvez un moyen qui ne soit pas la liberte, mais qui me donne le progres de l'art et l'amelioration du peuple, j'irai jusqu'a vous sacrifier le grand principe pour lequel j'ai toujours combattu, je m'inclinerai et je me tairai. Maintenant, pouvez-vous arriver a ces resultats autrement que par la liberte?

Vous touchez, dans la matiere speciale qui vous occupe, a la grande, a l'eternelle question qui reparait sans cesse, et sous toutes les formes, dans la vie de l'humanite. Les deux grands principes qui la dominent dans leur lutte perpetuelle, la liberte, l'autorite, sont en presence dans cette question-ci comme dans toutes les autres. Entre ces deux principes, il vous faudra choisir, sauf ensuite a faire d'utiles accommodements entre celui que vous choisirez et celui que vous ne choisirez pas. Il vous faudra choisir; lequel prendrez-vous? Examinons.

Dans la question des theatres, le principe de l'autorite a ceci pour lui et contre lui qu'il a deja ete experimente. Depuis que le theatre existe en France, le principe d'autorite le possede. Si l'on a constate ses inconvenients, on a aussi constate ses avantages, on les connait. Le principe de liberte n'a pas encore ete mis a l'epreuve.

M. LE PRESIDENT. – Il a ete mis a l'epreuve de 1791 a 1806.

M. VICTOR HUGO. – Il fut proclame en 1791, mais non realise; on etait en presence de la guillotine. La liberte germait alors, elle ne regnait pas. Il ne faut point juger des effets de la liberte des theatres par ce qu'elle a pu produire pendant la premiere revolution.

Le principe de l'autorite a pu, lui, au contraire, produire tous ses fruits; il a eu sa realisation la plus complete dans un systeme ou pas un detail n'a ete omis. Dans ce systeme, aucun spectacle ne pouvait s'ouvrir sans autorisation. On avait ete jusqu'a specifier le nombre de personnages qui pouvaient paraitre en scene dans chaque theatre, jusqu'a interdire aux uns de chanter, aux autres de parler; jusqu'a regler, en de certains cas, le costume et meme le geste; jusqu'a introduire dans les fantaisies de la scene je ne sais quelle rigueur hierarchique.

Le principe de l'autorite, realise si completement, qu'a-t-il produit? On va me parler de Louis XIV et de son grand regne. Louis XIV a porte le principe de l'autorite, sous toutes ses formes, a son plus haut degre de splendeur. Je n'ai a parler ici que du theatre. Eh bien! le theatre du dix-septieme siecle eut ete plus grand sans la pression du principe d'autorite. Ce principe a arrete l'essor de Corneille et froisse son robuste genie. Moliere s'y est souvent soustrait, parce qu'il vivait dans la familiarite du grand roi dont il avait les sympathies personnelles. Moliere n'a ete si favorise que parce qu'il etait valet de chambre tapissier de Louis XIV; il n'eut point fait sans cela le quart de ses chefs-d'oeuvre. Le sourire du maitre lui permettait l'audace. Chose bizarre a dire, c'est sa domesticite qui a fait son independance; si Moliere n'eut pas ete valet, il n'eut pas ete libre.

Vous savez qu'un des miracles de l'esprit humain avait ete declare immoral par les contemporains; il fallut un ordre formel de Louis XIV pour qu'on jouat Tartuffe. Voila ce qu'a fait le principe de l'autorite dans son plus beau siecle. Je passerai sur Louis XV et sur son temps; c'est une epoque de complete degradation pour l'art dramatique. Je range les tragedies de Voltaire parmi les oeuvres les plus informes que l'esprit humain ait jamais produites. Si Voltaire n'etait pas, a cote de cela, un des plus beaux genies de l'humanite, s'il n'avait pas produit, entre autres grands resultats, ce resultat admirable de l'adoucissement des moeurs, il serait au niveau de Campistron.

Je ne triomphe donc pas du dix-huitieme siecle; je le pourrais, mais je m'abstiens. Remarquez seulement que le chef-d'oeuvre dramatique qui marque la fin de ce siecle, le Mariage de Figaro, est du a la rupture du principe d'autorite. J'arrive a l'empire. Alors l'autorite avait ete restauree dans toute sa splendeur, elle avait quelque chose de plus eclatant encore que l'autorite de Louis XIV, il y avait alors un maitre qui ne se contentait pas d'etre le plus grand capitaine, le plus grand legislateur, le plus grand politique, le plus grand prince de son temps, mais qui voulait etre le plus grand organisateur de toutes choses. La litterature, l'art, la pensee ne pouvaient echapper a sa domination, pas plus que tout le reste. Il a eu, et je l'en loue, la volonte d'organiser l'art. Pour cela il n'a rien epargne, il a tout prodigue. De Moscou il organisait le Theatre-Francais. Dans le moment meme ou la fortune tournait et ou il pouvait voir l'abime s'ouvrir, il s'occupait de reglementer les soubrettes et les crispins.

Eh bien, malgre tant de soins et tant de volonte, cet homme, qui pouvait gagner la bataille de Marengo et la bataille d'Austerlitz, n'a pu faire faire un chef-d'oeuvre. Il aurait donne des millions pour que ce chef-d'oeuvre naquit; il aurait fait prince celui qui en aurait honore son regne. Un jour, il passait une revue. Il y avait la dans les rangs un auteur assez mediocre qui s'appelait Barjaud. Personne ne connait plus ce nom. On dit a l'empereur: – Sire, M. Barjaud est la. – Monsieur Barjaud, dit-il aussitot, sortez des rangs. – Et il lui demanda ce qu'il pouvait faire pour lui.

M. SCRIBE. – M. Barjaud demanda une sous-lieutenance, ce qui ne prouve pas qu'il eut la vocation des lettres. Il fut tue peu de temps apres, ce qui aurait empeche son talent (s'il avait eu du talent) d'illustrer le regne imperial.

M. VICTOR HUGO, – Vous abondez dans mon sens. D'apres ce que l'empereur faisait pour des mediocrites, jugez de ce qu'il eut fait pour des talents, jugez de ce qu'il eut fait pour des genies! Une de ses passions eut ete de faire naitre une grande litterature. Son gout litteraire etait superieur, le Memorial de Sainte-Helene le prouve. Quand l'empereur prend un livre, il ouvre Corneille.

Eh bien! cette litterature qu'il souhaitait si ardemment pour en couronner son regne, lui ce grand createur, il n'a pu la creer. Qu'ont produit, dans le domaine de l'art, tant d'efforts, tant de perseverance, tant de magnificence, tant de volonte? Qu'a produit ce principe de l'autorite, si puissamment applique par l'homme qui le faisait en quelque sorte vivant? Rien.

M. SCRIBE. – Vous oubliez les Templiers de M. Raynouard.

M. VICTOR HUGO. – Je ne les oublie pas. Il y a dans cette piece un beau vers.

Voila, au point de vue de l'art sous l'empire, ce que l'autorite a produit, c'est-a-dire rien de grand, rien de beau.

J'en suis venu a me dire, pour ma part, en voyant ces resultats, que l'autorite pourrait bien ne pas etre le meilleur moyen de faire fructifier l'art; qu'il fallait peut-etre songer a quelque autre chose. Nous verrons tout a l'heure a quoi.

Le point de vue de l'art epuise, passons a l'autre, au point de vue de la moralisation et de l'instruction du peuple. C'est un cote de la question qui me touche infiniment.

Qu'a fait le principe d'autorite a ce point de vue? et que vaut-il? Je me borne toujours au theatre. Le principe d'autorite voulait et devait vouloir que le theatre contribuat, pour sa part, a enseigner au peuple tous les respects, les devoirs moraux, la religion, le principe monarchique qui dominait alors, et dont je suis loin de meconnaitre la puissance civilisatrice. Eh bien, je prends le theatre tel qu'il a ete au siecle par excellence de l'autorite, je le prends dans sa personnification francaise la plus illustre, dans l'homme que tous les siecles et tous les temps nous envieront, dans Moliere. J'observe; que vois-je? Je vois le theatre echapper completement a la direction que lui donne l'autorite. Moliere preche, d'un bout a l'autre de ses oeuvres, la lutte du valet contre le maitre, du fils contre le pere, de la femme contre le mari, du jeune homme contre le vieillard, de la liberte contre la religion.

Nous disons, nous: Dans Tartuffe, Moliere n'a attaque que l'hypocrisie. Tous ses contemporains le comprirent autrement.

Le but de l'autorite etait-il atteint? Jugez vous-memes. Il etait completement tourne; elle avait ete radicalement impuissante. J'en conclus qu'elle n'a pas en elle la force necessaire pour donner au peuple, au moins par l'intermediaire du theatre, l'enseignement le meilleur selon elle.

Voyez, en effet. L'autorite veut que le theatre exhorte toutes les desobeissances. Sous la pression des idees religieuses, et meme devotes, toute la comedie qui sort de Moliere est sceptique; sous la pression des idees monarchiques, toute la tragedie qui sort de Corneille est republicaine. Tous deux, Corneille et Moliere, sont declares, de leur vivant, immoraux, l'un par l'academie, l'autre par le parlement.

Et voyez comme le jour se fait, voyez comme la lumiere vient! Corneille et Moliere, qui ont fait le contraire de ce que voulait leur imposer le principe d'autorite sous la double pression religieuse et monarchique, sont-ils immoraux vraiment? L'academie dit oui, le parlement dit oui, la posterite dit non. Ces deux grands poetes ont ete deux grands philosophes. Ils n'ont pas produit au theatre la vulgaire morale de l'autorite, mais la haute morale de l'humanite. C'est cette morale, cette morale superieure et splendide, qui est faite pour l'avenir et que la courte vue des contemporains qualifie toujours d'immoralite.

Aucun genie n'echappe a cette loi, aucun sage, aucun juste! L'accusation d'immoralite a successivement atteint et quelquefois martyrise tous les fondateurs de la sagesse humaine, tous les revelateurs de la sagesse divine. C'est au nom de la morale qu'on a fait boire la cigue a Socrate et qu'on a cloue Jesus au gibet.

Je reprends, et je resume ce que je viens de dire.

Le principe d'autorite, seul et livre a lui-meme, a-t-il su faire fructifier l'art? Non. A-t-il su imprimer au theatre une direction utile dans son sens a l'amelioration du peuple? Non.

Qu'a-t-il fait donc? Rien, ou, pour mieux dire, il a comprime les genies, il a gene les chefs-d'oeuvre.

Maintenant, voulez-vous que je descende de cette region elevee, ou je voudrais que les esprits se maintinssent toujours, pour traiter au point de vue purement industriel la question que vous etudiez? Ce point de vue est pour moi peu considerable, et je declare que le nombre des faillites n'est rien pour moi a cote d'un chef-d'oeuvre cree ou d'un progres intellectuel ou moral du peuple obtenu. Cependant, je ne veux point negliger completement ce cote de la question, et je demanderai si le principe de l'autorite a ete du moins bon pour faire prosperer les entreprises dramatiques? Non. Il n'a pas meme obtenu ce mince resultat. Je n'en veux pour preuve que les dix-huit annees du dernier regne. Pendant ces dix-huit annees, l'autorite a tenu dans ses mains les theatres par le privilege et par la distinction des genres. Quel a ete le resultat?

L'empereur avait juge qu'il y avait beaucoup trop de theatres dans Paris; qu'il y en avait plus que la population de la ville n'en pouvait porter. Par un acte d'autorite despotique, il supprima une partie de ces theatres, il emonda en bas et conserva en haut. Voila ce que fit un homme de genie. La derniere administration des beaux-arts a retranche en haut et multiplie en bas. Cela seul suffit pour faire juger qu'au grand esprit de gouvernement avait succede le petit esprit. Qu'avez-vous vu pendant les dix-huit annees de la deplorable administration qui s'est continuee, en depit des chocs de la politique, sous tous les ministres de l'interieur? Vous avez vu perir successivement ou s'amoindrir toutes les scenes vraiment litteraires.

Chaque fois qu'un theatre montrait quelques velleites de litterature, l'administration faisait des efforts inouis pour le faire rentrer dans des genres miserables. Je caracterise cette administration d'un mot: point de debouches a la pensee elevee, multiplication des spectacles grossiers; les issues fermees en haut, ouvertes en bas. Il suffisait de demander a exploiter un spectacle-concert, un spectacle de marionnettes, de danseurs de corde, pour obtenir la permission d'attirer et de depraver le public. Les gens de lettres, au nom de l'art et de la litterature, avaient demande un second Theatre-Francais; on leur a repondu par une derision, on leur a donne l'Odeon!

Voila comment l'administration comprenait son devoir; voila comment le principe de l'autorite a fonctionne depuis vingt ans. D'une part, il a comprime l'essor de la pensee; de l'autre, il a developpe l'essor, soit des parties infimes de l'intelligence, soit des interets purement materiels. Il a fonde la situation actuelle, dans laquelle nous avons vu un nombre de theatres hors de toute proportion avec la population parisienne, et crees par des fantaisies sans motifs. Je n'epuise pas les griefs. On a dit beaucoup de choses sur la maniere dont on trafiquait des privileges. J'ai peu de gout a ce genre de recherches. Ce que je constate, c'est qu'on a developpe outre mesure l'industrie miserable pour refouler le developpement de l'art.

Maintenant qu'une revolution est survenue, qu'arrive-t-il? C'est que, du moment qu'elle a eclate, tous ces theatres factices sortis du caprice d'un commis, de pis encore quelquefois, sont tombes sur les bras du gouvernement. Il faut, ou les laisser mourir, ce qui est une calamite pour une multitude de malheureux qu'ils nourrissent, ou les entretenir a grands frais, ce qui est une calamite pour le budget. Voila les fruits des systemes fondes sur le principe de l'autorite. Ces resultats, je les ai enumeres longuement. Ils ne me satisfont guere. Je sens la necessite d'en venir a un systeme fonde sur autre chose que le principe d'autorite.

Or, ici, il n'y a pas deux solutions. Du moment ou vous renoncez au principe d'autorite, vous etes contraints de vous tourner vers le principe de liberte.

Examinons maintenant la question des theatres au point de vue de la liberte.

Je veux pour le theatre deux libertes qui sont toutes deux dans l'air de ce siecle, liberte d'industrie, liberte de pensee.

Liberte d'industrie, c'est-a-dire point de privileges; liberte de pensee, c'est-a-dire point de censure.

Commencons par la liberte d'industrie; nous examinerons l'autre question une autre fois. Le temps nous manque aujourd'hui.

Voyons comment nous pourrions organiser le systeme de la liberte. Ici, je dois supposer un peu; rien n'existe.

Je suis oblige de revenir a mon point de depart, car il ne faut pas le perdre de vue un seul instant. La grande pensee de ce siecle, celle qui doit survivre a toutes les autres, a toutes les formes politiques, quelles qu'elles soient, celle qui sera le fondement de toutes les institutions de l'avenir, c'est la liberte. Je suppose donc que la liberte penetre dans l'industrie theatrale, comme elle a penetre dans toutes les autres industries, puis je me demande si elle satisfera au progres de l'art, si elle produira la renovation du peuple. Voici d'abord comment je comprendrais que la liberte de l'industrie theatrale fut proclamee.

Dans la situation ou sont encore les esprits et les questions politiques, aucune liberte ne peut exister sans que le gouvernement y ait pris sa part de surveillance et d'influence. La liberte d'enseignement ne peut, a mon sens, exister qu'a cette condition; il en est de meme de la liberte theatrale. L'etat doit d'autant mieux intervenir dans ces deux questions, qu'il n'y a pas la seulement un interet materiel, mais un interet moral de la plus haute importance.

Quiconque voudra ouvrir un theatre le pourra en se soumettant aux conditions de police que voici … aux conditions de cautionnement que voici … aux garanties de diverses natures que voici … Ce sera le cahier des charges de la liberte.

Ces mesures ne suffisent pas. Je rapprochais tout a l'heure la liberte des theatres de la liberte de l'enseignement; c'est que le theatre est une des branches de l'enseignement populaire. Responsable de la moralite et de l'instruction du peuple, l'etat ne doit point se resigner a un role negatif, et, apres avoir pris quelques precautions, regarder, laisser aller. L'etat doit installer, a cote des theatres libres, des theatres qu'il gouvernera, et ou la pensee sociale se fera jour.

Je voudrais qu'il y eut un theatre digne de la France pour les celebres poetes morts qui l'ont honoree; puis un theatre pour les auteurs vivants. Il faudrait encore un theatre pour le grand opera, un autre pour l'opera-comique. Je subventionnerais magnifiquement ces quatre theatres.

Les theatres livres a l'industrie personnelle sont toujours forces a une certaine parcimonie. Une piece coute 100,000 francs a monter, ils reculeront; vous, vous ne reculerez pas. Un grand acteur met a haut prix ses pretentions, un theatre libre pourrait marchander et le laisser echapper; vous, vous ne marchanderez pas. Un ecrivain de talent travaille pour un theatre libre, il recoit tel droit d'auteur; vous lui donnez le double, il travaillera pour vous. Vous aurez ainsi dans les theatres de l'etat, dans les theatres nationaux, les meilleures pieces, les meilleurs comediens, les plus beaux spectacles. En meme temps, vous, l'etat, qui ne speculez pas, et qui, a la rigueur, en presence d'un grand but de gloire et d'utilite a atteindre, n'etes pas force de gagner de l'argent, vous offrirez au peuple ces magnifiques spectacles au meilleur marche possible.

Je voudrais que l'homme du peuple, pour dix sous, fut aussi bien assis au parterre, dans une stalle de velours, que l'homme du monde a l'orchestre, pour dix francs. De meme que je voudrais le theatre grand pour l'idee, je voudrais la salle vaste pour la foule. De cette facon vous auriez, dans Paris, quatre magnifiques lieux de rendez-vous, ou le riche et le pauvre, l'heureux et le malheureux, le parisien et le provincial, le francais et l'etranger, se rencontreraient tous les soirs, meleraient fraternellement leur ame, et communieraient, pour ainsi dire, dans la contemplation des grandes oeuvres de l'esprit humain. Que sortirait-il de la? L'amelioration populaire et la moralisation universelle.

Voila ce que feraient les theatres nationaux. Maintenant, que feraient les theatres libres? Vous allez me dire qu'ils seraient ecrases par une telle concurrence. Messieurs, je respecte la liberte, mais je gouverne et je tiens le niveau eleve. C'est a la liberte de s'en arranger.

Les depenses des theatres nationaux vous effrayent peut-etre; c'est a tort. Fussent-elles enormes, j'en reponds, bien que mon but ne soit pas de creer une speculation en faveur de l'etat, le resultat financier ne lui sera pas desavantageux. Les hommes speciaux vous diraient que l'etat fera avec ces etablissements de bonnes affaires. Il arrivera alors ce resultat singulier et heureux qu'avec un chef-d'oeuvre un poete pourra gagner presque autant d'argent qu'un agent de change par un coup de bourse.

Surtout, ne l'oubliez pas, aux hommes de talent et de genie qui viendront a moi, je dirai: – Je n'ai pas seulement pour but de faire votre fortune et d'encourager l'art en vous protegeant; j'ai un but plus eleve encore. Je veux que vous fassiez des chefs-d'oeuvre, s'il est possible, mais je veux surtout que vous amelioriez le peuple de toutes les classes. Versez dans la population des idees saines; faites que vos ouvrages ne sortent pas d'une certaine ligne que voici, et qui me parait la meilleure. – C'est la un langage que tout le monde comprendra; tout esprit consciencieux, toute ame honnete sentira l'importance de la mission. Vous aurez un theatre qui attirera la foule et qui repandra les idees civilisatrices, l'heroisme, le devouement, l'abnegation, le devoir, l'amour du pays parla reproduction vraie, animee ou meme patriotiquement exaltee, des grands faits de notre histoire.

Et savez-vous ce qui arrivera? Vous n'attirerez pas seulement le peuple a vos theatres, vous y attirerez l'etranger. Pas un homme riche en Europe qui ne soit tenu de venir a vos theatres completer son education francaise et litteraire. Ce sera la une source de richesse pour la France et pour Paris. Vos magnifiques subventions, savez-vous qui les payera? L'Europe. L'argent de l'etranger affluera chez vous; vous ferez a la gloire nationale, une avance que l'admiration europeenne vous remboursera.

Messieurs, au moment ou nous sommes, il n'y a qu'une seule nation qui soit en etat de donner des produits litteraires au monde entier, et cette nation, c'est la nation francaise. Vous avez donc la un monopole immense, un monopole que l'univers civilise subit depuis dix-huit ans. Les ministres qui nous ont gouvernes n'ont eu qu'une seule pensee: comprimer la litterature francaise a l'interieur, la sacrifier au dehors, la laisser systematiquement spolier dans un royaume voisin par la contrefacon. Je favoriserais, au contraire, cet admirable monopole sous toutes ses formes, et je le repandrais sur le monde entier; je creerais a Paris des foyers lumineux qui eclaireraient toutes les nations, et vers lesquels toutes les nations se tourneraient.

Ce n'est pas tout. Pour achever l'oeuvre, je voudrais des theatres speciaux pour le peuple; ces theatres, je les mettrais a la charge, non de l'etat, mais de la ville de Paris. Ce seraient des theatres crees a ses frais et bien choisis par son administration municipale parmi les theatres deja existants, et des lors subventionnes par elle. Je les appellerais theatres municipaux.

La ville de Paris est interessee, sous tous les rapports, a l'existence de ces theatres. Ils developperaient les sentiments moraux et l'instruction dans les classes inferieures; ils contribueraient a faire regner le calme dans cette partie de la population, d'ou sortent parfois des commotions si fatales a la ville.

Je l'ai dit plus haut d'une maniere generale en me faisant le plagiaire de l'empereur Napoleon, je le repete ici en appliquant surtout mon assertion aux classes inferieures de la population parisienne: le peuple francais, la population parisienne principalement, ont beaucoup du peuple athenien; il faut quelque chose pour occuper leur imagination. Les theatres municipaux seront des especes de derivatifs, qui neutraliseront les bouillonnements populaires. Avec eux, le peuple parisien lira moins de mauvais pamphlets, boira moins de mauvais vins, hantera moins de mauvais lieux, fera moins de revolutions violentes.

L'interet de la ville est patent; il est naturel qu'elle fasse les frais de ces fondations. Elle ferait appel a des auteurs sages et distingues, qui produiraient sur la scene des pieces elementaires, tirees surtout de notre histoire nationale. Vous avez vu une partie de cette pensee realisee par le Cirque; on a eu tort de le laisser fermer.

Les theatres municipaux seraient repartis entre les differents quartiers de la capitale, et places surtout dans les quartiers les moins riches, dans les faubourgs. Ainsi, a la charge de l'etat, quatre theatres nationaux pour la France et pour l'Europe; a la charge de la ville, quatre theatres municipaux pour le peuple des faubourgs; a cote de ce haut enseignement de l'etat, les theatres libres; voila mon systeme.

Selon moi, de ce systeme, qui est la liberte, sortiraient la grandeur de l'art et l'amelioration du peuple, qui sont mes deux buts. Vous avez vu ce qu'avait produit, pour ces deux grands buts, le systeme base sur l'autorite, c'est-a-dire le privilege et la censure. Comparez et choisissez.

M. LE PRESIDENT. – Vous admettez le regime de la liberte, mais vous faites aux theatres libres une condition bien difficile. Ils seront ecrases par ceux de l'etat.

M. VICTOR HUGO. – Le role des theatres libres est loin d'etre nul a cote des theatres de l'etat. Ces theatres lutteront avec les votres. Quoique vous soyez le gouvernement, vous vous trompez quelquefois. Il vous arrive de repousser des oeuvres remarquables; les theatres libres accueilleront ces oeuvres-la. Ils profiteront des erreurs que vous aurez commises, et les applaudissements du public que vous entendrez dans les salles seront pour vous des reproches et vous stimuleront.

On va me dire: Les theatres libres, qui auront peine a faire concurrence au gouvernement, chercheront, pour reussir, les moyens les plus facheux; ils feront appel au devergondage de l'imagination ou aux passions populaires; pour attirer le public, ils speculeront sur le scandale; ils feront de l'immoralite et ils feront de la politique; ils joueront des pieces extravagantes, excentriques, obscenes, et des comedies aristophanesques. S'il y a dans tout cela quelque chose de criminel, on pourra le reprimer par les moyens legaux; sinon, ne vous en inquietez pas. Je suis un de ceux qui ont eu l'inconvenient ou l'honneur, depuis Fevrier, d'etre quelquefois mis sur le theatre. Que m'importe! J'aime mieux ces plaisanteries, inoffensives apres tout, que telles calomnies repandues contre moi par un journal dans ses cinquante mille exemplaires.

Quand on me met sur la scene, j'ai tout le monde pour moi; quand on me travestit dans un journal, j'ai contre moi les trois quarts des lecteurs. Et cependant je ne m'inquiete pas de la liberte de la presse, je ne fais point de proces aux journaux qui me travestissent, je ne leur ecris pas meme de lettres avec un huissier pour facteur. Sachez donc accepter et comprendre la liberte de la pensee sous toutes ses formes, la liberte du theatre comme la liberte de la presse; c'est l'air meme que vous respirez. Contentez-vous, quand les theatres libres ne depassent point certaines bornes que la loi peut preciser, de leur faire une noble et puissante guerre avec vos theatres nationaux et municipaux; la victoire vous restera.

M. SCRIBE. – Les genereuses idees que vient d'emettre M. Victor Hugo sont en partie les miennes; mais il me semble qu'elles gagneraient a etre realisees dans un systeme moins complique. Le systeme de M. Victor Hugo est double, et ses deux parties semblent se contredire. Dans ce systeme, ou la moitie des theatres serait privilegiee et l'autre moitie libre, il y aurait deux choses a craindre: ou bien les theatres du gouvernement et de la ville ne donneraient que des pieces officielles ou personne n'irait, ou bien ils pourraient a leur gre user des ressources immenses de leurs subventions; dans ce cas, les theatres libres seraient evidemment ecrases.

Pourquoi, alors, permettre a ceux-ci de soutenir une lutte inegale, qui doit fatalement se terminer par leur ruine? Si le principe de liberte n'est pas bon en haut, pourquoi serait-il bon en bas? Je voudrais, et sans invoquer d'autres motifs que ceux que vient de me fournir M. Hugo, que tous les theatres fussent places entre les mains du gouvernement.

M. VICTOR HUGO. – Je ne pretends nullement etablir des theatres privilegies; dans ma pensee, le privilege disparait. Le privilege ne cree que des theatres factices. La liberte vaudra mieux; elle fonctionnera pour l'industrie theatrale comme pour toutes les autres. La demande reglera la production. La liberte est la base de tout mon systeme, il est franc et complet; mais je veux la liberte pour tout le monde, aussi bien pour l'etat que pour les particuliers. Dans mon systeme, l'etat a tous les droits de l'individu; il peut fonder un theatre comme il peut creer un journal. Seulement il a plus de devoirs encore. J'ai indique comment l'etat, pour remplir ses devoirs, devait user de la liberte commune; voila tout.

M. LE PRESIDENT. – Voulez-vous me permettre de vous questionner sur un detail? Admettriez-vous dans votre systeme le principe du cautionnement?

M. VICTOR HUGO. – J'en ai deja dit un mot tout a l'heure; je l'admettrais, et voici pourquoi. Je ne veux compromettre les interets de personne, principalement des pauvres et des faibles, et les comediens, en general, sont faibles et pauvres. Avec le systeme de la liberte industrielle il se presentera plus d'un aventurier qui dira: – Je vais louer un local, engager des acteurs; si je reussis, je payerai; si je ne reussis pas, je ne payerai personne. – Or c'est ce que je ne veux point. Le cautionnement repondra. Il aura un autre usage, le payement des amendes qui pourront etre infligees aux directeurs. A mon avis, la liberte implique la responsabilite; c'est pourquoi je veux le cautionnement.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
560 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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