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3. Les Grecs anciens et nous

À partir de ce qui vient d’être énoncé, le lien avec notre situation actuelle apparaît incontestable. Si la culture grecque incarne la pluralité et l’opposition des points de vue sur les questions ultimes, on peut croire qu’il existe une certaine isomorphie entre ces traits culturels et la disposition d’esprit qui est la nôtre. Dans un texte issu d’une conférence de 1958, intitulé « En quoi croit l’Occident », Karl Popper, insistant pour rappeler que, de manière tout au moins définitive, « il n’y a rien que l’on puisse prouver », mais qu’il est évident qu’« on peut avancer des arguments et soumettre des points de vue à l’examen critique1 », Popper donc en venait à cette déclaration selon laquelle c’est « la discussion critique [qui] est le fondement de la libre pensée de l’individu2 ». Et on sait que pour lui, cette tradition bien spéciale de la discussion critique, et qu’on peut appeler la tradition du rapport critique à la tradition, remonte pour l’essentiel à la Grèce ancienne3. Maintenant, qu’en est-il du problème de la croyance ? Popper répondait : « Nous devrions être fiers de n’avoir pas une, mais de nombreuses idées, de bonnes et de mauvaises ; de n’avoir pas une croyance, une religion, mais de nombreuses, bonnes et mauvaises », et il conclut que si l’Occident « s’unissait autour d’une idée, d’une croyance, d’une religion, cela serait la fin, notre capitulation, notre soumission inconditionnelle à l’idée totalitaire4 ». Il va de soi que si on entretient ce point de vue, on s’éloigne de la thèse d’un Occident essentiellement chrétien ou d’une Europe fondamentalement chrétienne, idée qu’on entend de plus en plus fréquemment ces derniers temps5, non pas que le christianisme ne forme pas, de fait, un élément important de la tradition européenne, mais parce qu’il a d’entrée de jeu baigné dans l’hellénisme, s’est trouvé initialement mêlé à sa forte conceptualité, à sa diversité radicale aussi, et qu’il s’est ainsi d’entrée de jeu trouvé dilué doctrinalement. C’est comme cela que le christianisme a pu devenir peu à peu, bon gré mal gré, le véhicule d’autre chose que de simplement lui-même. Or le danger du fanatisme, qu’il soit chrétien, musulman ou juif, est toujours là, inscrit dans une certaine mesure dans le code même du monothéisme, dans la mesure où le monothéisme a quelque chose de la Gegenreligion. Dans ce qu’on pourrait appeler l’hénothéisme ou le monothéisme inclusif, l’idée du dieu premier coexiste naturellement avec la présence possible d’autres dieux et par extension d’autres croyances ; en revanche, le monothéisme exclusif contredistingue la religion de l’unique et vrai dieu, de celle des fausses croyances en plusieurs dieux, ou en un seul dieu mais autre que celui qu’elle reconnaît elle-même6. De ce point de vue-là, comme on l’a fait remarquer, il est clair que la cultuelle antique pourrait a contrario « contribuer à réduire l’un des maux qui accablent [notre société], à savoir le conflit religieux7 », et il est manifeste aussi que ce n’est pas le christianisme en tant quel tel – ou le judaïsme ou l’islam – qui peut mener éventuellement à la terreur et à l’inhumanité, « c’est bien plutôt l’idée d’une idée une, unitaire, la croyance en une croyance une, unitaire et exclusive8 ».

En défendant le pluralisme des croyances et des modes de vie, c’est en même temps une vertu cardinale qu’on défend et qui se trouve à la base du pluralisme : la modestie intellectuelle9, fondée sur le fait fondamental de notre faillibilité intrinsèque, sur laquelle insistait déjà, rappelle Popper, Voltaire10. Ce type d’approche ou d’attitude esquisse en creux un horizon possible de connaissances négatives. Le principe de notre faillibilité intrinsèque nous amène en effet à postuler que les positions, opinions ou croyances d’autrui sont dignes d’attention, susceptibles de critiques mais en soi respectables, puisque émanant de personnes dont le libre-arbitre est à la base comparable au nôtre, etc.

Or, le principe de faillibilité nous amène également à reconnaître qu’un certain nombre de prises de position, d’hypothèses, de dogmes ou de principes a priori, lesquels échappent à toute démonstration rationnelle, pèsent néanmoins lourdement dans les conduites humaines et méritent considération. Je donne un exemple bien concret : le recours à l’idée d’un principe ultime de l’ensemble de la réalité, d’un inconditionné dernier rendant raison de la totalité des choses – l’horloger derrière l’immense horlogerie, si on veut –, est un phénomène qu’on voit se répéter à travers bien des conceptualités différentes, y compris dans plusieurs des théologies minimales grecques que j’ai décrites plus haut. En son noyau, il y a là comme un enseignement sinon sur la nature intrinsèque du principe en cause, du moins sur la propension de l’esprit humain à postuler l’existence d’une telle cause – une sorte de prénotion, pour reprendre le vocabulaire épicurien –, et donc une espèce de connaissance négative en son cœur encore une fois, et qui n’enlève rien au fait que d’autres sensibilités, d’orientations opposées, affleurent parallèlement, le désir par exemple de s’abstenir de tout postulat métaphysique touchant une cause première – agnosticisme ou athéisme –, ou d’en rester au principe du sans pourquoi, à la manière d’Angelus Silesius, « Die Ros’ ist ohn’ Warum, sie blühet weil sie blühet11 ». Qu’on s’en réfère à une version agnosticiste, exemplariste ou aphairétiste d’économie théologique, la pensée grecque a d’emblée ouvert la voie à une théologie minimale moins contraignante, théologie du μηδὲν ἄγαν, du « rien de trop », entre renonciation métaphysique et asservissement ou emprise dogmatiques.

Conclusion

L’époque des grands récits salvateurs d’héritage monothéiste et d’esprit, on l’a vu, plutôt exclusiviste1, sans être révolue, apparaît aujourd’hui plus problématique et en tout cas moins dominante ; cette époque, il faut le dire, ne laisse pas forcément sa place au seul désert métaphysique, mais peut aussi ouvrir la voie à une sagesse spéculative plus souple, ouverte et diversifiée, un Hinterwelt disons plus sobre, au sein duquel la question des fins dernières trouve encore et toujours, au moins négativement ou minimalement, un rôle concret.

Une forme obscure de savoir, aux sources inassignables, bref une sorte de connaissance négative, peut également s’imposer et peser dans la balance sans qu’une superstructure narrative définie vienne la lester ou la valider par ailleurs. Je voudrais apporter un exemple de cela, sous la forme d’un énoncé d’Aristote qui déclarait :

Car il existe, ce dont tous les hommes ont comme une sorte de divination, une justice et une injustice commune par nature, même pour ceux qui entre eux n’ont aucune communauté ni aucun contrat ; c’est évidemment, par exemple, ce dont parle l’Antigone de Sophocle [455], quand elle affirme qu’il était juste d’enfreindre la défense et d’ensevelir Polynice ; car cela était un droit naturel2.

Et Aristote de citer alors Sophocle écrivant : « Pas quelque chose d’aujourd’hui ni d’hier, mais cela qui vit éternel, et dont personne ne sait d’où il a pris naissance3 ». On comprend alors qu’il n’est pas nécessaire de savoir d’où vient exactement telle ou telle prescription, de quelle doctrine, de quel mythe ou de quelle divination, pour être à même d’en ressentir le poids et la force persuasive. Par quel moyen cet Hinterwelt éthique s’est-il imposé à nous importe peu, dès lors que son commandement nous semble ne pas devoir être répudié.

Si on a pu faire récemment l’éloge de « l’art de n’être pas tellement gouverné » (Foucault), comme à une sorte de réquisit, on pourrait aussi faire l’apologie de « l’art de n’être pas tellement avisé sur la nature intrinsèque de l’arrière-monde », tout en demeurant assuré de certaines aspirations auxquelles il est susceptible de faire droit4. En ce sens, renouer avec l’approche polysémique des Grecs ou quelque chose d’apparenté me paraît constituer une bonne piste.

Considéré globalement, il me semble en tout cas que le trait dominant des approches théologiques grecques est la voie ascendante de type ouvert, zététique et spéculatif, voire mystique, et non la voie descendante, de type fermé, dogmatique, exclusiviste, autoritaire ou prescriptif. C’est cette ligne de partage qu’il me paraît vital de maintenir, si quelque chose comme un arrière-monde de valeurs morales cardinales doit subsister et continuer, comme je le crois, d’être défendu5.

Bibliographie
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Le vide sans qualité chez Lucrèce et Leopardi

Ada Bronowski

Résumé

On analyse le concept du vide chez les anciens, Épicure et Lucrèce, et on identifie chez le moderne, Leopardi, lʼapprofondissement dʼune spécificité amorcée chez Lucrèce. Cʼest lʼabsence même de toute qualité du vide qui fait lʼobjet dʼétude de ces derniers qui théorisent la pure négativité du vide comme la clef de la transformation continue de la matière. Le vide est garant de lʼinfini renouvellement du possible. Ainsi, une vision pessimiste du monde humain est mise en perspective par lʼavènement dʼautres mondes, peut-être meilleurs mais probablement sans lʼhomme. La connaissance du vide est donc notre consolation à rebours.

Nous avons deux buts dans cet article : le premier est de rendre compte dʼune spécificité de la philosophie de la physique chez Lucrèce, poète-philosophe du Ier siècle de notre ère, qui se démarque dʼÉpicure, son maître dont les écrits datent du IIIe siècle avant notre ère, sur le rôle du vide. Le deuxième est de faire valoir ce contraste grâce à une analyse de lʼinterprétation du vide chez le poète-/philosophe italien, Giacomo Leopardi (1798–1837). Leopardi saisit un aspect de lʼanalyse du vide amorcé chez Lucrèce mais qui y reste sous-exploité, notamment la capacité, par sa pure présence, de réaliser dʼinfinies possibilités, précisément grâce à lʼabsolue négativité du vide, cʼest-à-dire grâce à lʼabsence totale de qualité – ce qui devient en soi une propriété caractéristique du vide. Ce nʼest pas une étude historiciste de la réception de Lucrèce chez Leopardi que nous proposons1, mais lʼidentification dʼune affinité intellectuelle qui converge sur cette même connaissance ou reconnaissance de la qualité négative du vide. Grâce à lʼapport de Leopardi, on sera plus à même de réévaluer le contraste entre Lucrèce et Épicure sur la question du vide, que lʼon a plutôt tendance, dans les études modernes de la philosophie épicurienne, à ignorer ou à voir comme une pure et simple continuation de la pensée dʼÉpicure.

1. Un pessimisme partagé : entre tragédie et comédie

Le rapprochement entre les univers poétiques et philosophiques de Leopardi et Lucrèce a été maintes fois abordé. On souligne ainsi chez Lucrèce lʼanticipation subtile du pessimisme dont Leopardi fera son étendard – un pessimisme contenu sous la surface chez Lucrèce, et qui le distingue de son maître Épicure. Cʼest le critique et philologue italien Carlo Giussani qui saisit ainsi la sève toute particulière de ce pessimisme-là, qui se fabrique à partir de la prise de conscience chez Lucrèce que le bonheur tranquille épicurien résulte de la rencontre de forces opposées, cʼest-à-dire que ce bonheur nʼest gagné quʼau prix dʼun déni ou rejet conscient de tendances opposées existantes – et qui ne cesseront pas dʼexister. Dans une formule qui cherche tout dʼabord à identifier la différence de Lucrèce dʼavec Épicure, Giussani observe que « la comédie épicurienne de la nature devient quasiment une tragédie chez Lucrèce », où le poète qui « chante le système philosophique le moins pessimiste de toute lʼAntiquité », non seulement « ne sourit guère, mais, presque toujours sévère, et bien souvent en colère, nous rappelle plutôt le pessimisme de Leopardi1 ».

Cette comédie épicurienne, la comédie du hasard sur fond de chute éternelle et infinie des atomes, a été incarnée dans lʼhistoire de lʼépicurisme – nous ne ferons que le rappeler au passage ici2 – par la figure du philosophe qui rit, qui nʼest autre que le philosophe atomiste, Démocrite. Ce Démocrite rieur, pour citer Sénèque, « ne trouvait rien de sérieux dans ce que tout le monde prenait sérieusement3 ». Dans ce même passage, Sénèque reprend aussi ce que lʼon retiendra dans toute la tradition de transmission de cette figure-là4, notamment lʼopposition au Démocrite rieur de lʼHéraclite pleureur, qui renforce lʼeffet du rire épicurien comme « victoire » de lʼinsouciance, théorisée et rationnelle, sur le constat dʼinsignifiance cosmique de lʼaction humaine5. Cʼest Épicure qui y insiste quand il écrit qu’« il faut rire en même temps que lʼon fait de la philosophie et que lʼon vaque aux affaires de tous les jours6 ». En considérant le rire comme accompagnant ainsi tous les moments de notre vie, Épicure ne conteste pas que lʼon se consacre aux actions quotidiennes mais il met ces actions en perspective, en leur ôtant leur importance. Le rire quʼil préconise nʼest donc pas le rire cynique du « à quoi bon ? », mais bien le rire de la comédie où les sujets, tout en sachant que ce quʼils font est sans grande importance (vu quʼils ne doivent jamais perdre de vue les conclusions de la philosophie), se consacrent tout de même à ces occupations, dans la bonne humeur, voire dans la jouissance – ce que la tradition, dominante depuis lʼAntiquité, de mépris à lʼégard de lʼépicurisme a vite fait dʼinterpréter comme le signe que les Épicuriens ne se consacrent quʼaux seuls plaisirs physiques et immédiats.

Mais entre le rire (sans amertume cynique) et les larmes du sentimental, il y a une brèche qui sʼouvre, peu ou pas approfondie dans lʼAntiquité – si ce nʼest en tant que condition médicale, celle de la mélancolie, traitée dans le corpus des écrits médicaux car elle est essentiellement comprise comme une défaillance physiologique7. Dans cette brèche se développe chez Lucrèce, pour reprendre la fameuse formule de Miguel de Unamuno, un certain « sentiment tragique de la vie8 ». Cʼest là où, tout en restant fidèle à lʼinsouciance épicurienne qui brave le défaitisme cynique, Lucrèce ne peut sʼempêcher de rendre compte de la tristesse du monde des hommes. Unamuno parle bien en effet de Lucrèce comme celui qui « masque, sous lʼapparente sérénité de lʼataraxie épicurienne, tant de désespoir9 ». Ce nʼest pas un pur hasard si, quatre siècles après la mort de Lucrèce, Saint Jérôme rapportera une anecdote (dont on a suffisamment dit quʼelle est inventée de toutes pièces10) selon laquelle Lucrèce serait mort suicidé, dans un excès de folie et malade dʼamour11. Si cette fin, ou du moins ses raisons ne sont ni vérifiables ni plausibles, elles ont été fabriquées à la suite dʼune mythologie dont la source première est bien évidemment le texte même de Lucrèce, où une tendance aux images grandioses et désespérantes (il suffit de penser aux dernières pages du poème qui décrivent de façon visionnaire et apocalyptique la peste dʼAthènes) sʼimmisce dans la présentation de la philosophie tant admirée – aussi parce quʼelle sait consoler et guérir12 – dʼÉpicure.

Cʼest cette tendance, qui va sʼéloignant du bonheur tout en le prônant, que décrit Giussani quand il évoque le renversement de la comédie en tragédie dans le Sur la nature des choses de Lucrèce. Le secret de ce renversement est une des grandes questions des études lucrétiennes : par quel mécanisme une présentation méthodique, fidèle et minutieuse dʼune doctrine philosophique qui a réponse à tous les maux, et recourant, qui plus est, au genre suave et imagé quʼest la poésie en hexamètres dactyliques, finit-elle par nous laisser une image tragique et sans espoir de notre humanité13 ? La nature des choses, telle que nous la montre Lucrèce, cʼest là où les passions amoureuses ne sont que vaines et illusoires ; les rêves, que pures fictions ; où la maladie, la peste, les tremblements de terre et la destruction totale de notre monde sont les événements qui ponctuent notre existence et qui, sʼils ne sont pas encore survenus, surviendront. Le bonheur a beau se trouver dans lʼabsence de trouble – la maxime chérie de lʼépicurisme14 –, à force de détailler ces troubles, cʼest une ataraxie teinte dʼun profond sens tragique de la nature des choses que finit par dépeindre Lucrèce dans son poème.

Cʼest donc un pan de cette alchimie à rebours présente dans le poème lucrétien que nous tentons dʼélucider ici, en proposant, grâce au parallèle avec Leopardi, un autre angle dʼinterprétation, qui interroge la conception du vide que propose Lucrèce. Il sʼagit de voir comment Lucrèce décale le centre dʼintérêt de lʼanalyse du vide par rapport à Épicure : dʼexistant indépendant, chez ce dernier, à existant porteur de qualité négative. En considérant que lʼabsence de qualité est une qualité du vide, une conséquence aussi bien éthique quʼeschatologique sʼensuit : cʼest que la possibilité du bonheur sʼen trouve décalée. Le bonheur nʼest plus dans le monde des humains tel que nous apprenons à le voir par le truchement de lʼanalyse lucrétienne, mais, grâce à la qualité négative du vide, le bonheur promet de se réaliser ailleurs, selon différentes configurations de la matière que le vide tel quʼil est, permettra. Mais il est bien peu probable que ces autres possibles configurations incluent lʼexistence humaine.

Dans le sillage de Giussani, le rapprochement de Lucrèce avec Leopardi peut sʼapprofondir dans le sens de lʼanalyse de la spécificité de leur pessimisme – un pessimisme nourri non pas de fatalisme tragique mais, justement, par la possibilité du bonheur. Tous les ingrédients pour la comédie heureuse y sont réunis. Et pourtant, plus la lucidité ataraxique sʼaffine, plus le poète-philosophe illustre la doctrine et raisonne, plus la possibilité du bonheur est une donnée abstraite et détachée. Il ne sʼagit donc pas de nier la possibilité même du bonheur, mais de se démontrer à soi-même, à travers toute la bonne foi mise au service du raisonnement, que ce bonheur adviendra sûrement, mais seulement pour dʼautres agencements de la matière dont le poète et tout le reste de lʼhumanité sont exclus.

Pour retracer les pas qui portent Lucrèce vers cette vision pessimiste à partir dʼune philosophie essentiellement optimiste, il faut réexaminer la présentation des fondements de la physique épicurienne dans son passage dʼÉpicure à Lucrèce.

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