Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Romans et contes», страница 23

Шрифт:

II
PARENTHÈSE

Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires redoutables commandé par un cheik qui prenait le titre de Vieux de la Montagne, ou prince des Assassins.

Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique; les Assassins ses sujets marchaient avec un dévouement absolu à l’exécution de ses ordres, quels qu’ils fussent; aucun danger ne les arrêtait, même la mort la plus certaine. Sur un signe de leur chef, ils se précipitaient du haut d’une tour, ils allaient poignarder un souverain dans son palais, au milieu de ses gardes.

Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il une abnégation si complète?

Au moyen d’une drogue merveilleuse dont il possédait la recette, et qui a la propriété de procurer des hallucinations éblouissantes.

Ceux qui en avaient pris trouvaient, au réveil de leur ivresse, la vie réelle si triste et si décolorée, qu’ils en faisaient avec joie le sacrifice pour rentrer au paradis de leurs rêves; car tout homme tué en accomplissant les ordres du cheik allait au ciel de droit, ou, s’il échappait, était admis de nouveau à jouir des félicités de la mystérieuse composition.

Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous faire une distribution était précisément la même que le Vieux de la Montagne ingérait jadis à ses fanatiques sans qu’ils s’en aperçussent, en leur faisant croire qu’il tenait à sa disposition le ciel de Mahomet et les houris de trois nuances, – c’est-à-dire du hachich, d’où vient hachichin, mangeur de hachich, racine du mot assassin, dont l’acception féroce s’explique parfaitement par les habitudes sanguinaires des affidés du Vieux de la Montagne.

Assurément, les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat. Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n’eût pu me faire soupçonner de cet excès d’orientalisme; j’avais plutôt l’air d’un neveu qui va dîner chez sa vieille tante que d’un croyant sur le point de goûter les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze Arabes on ne peut plus Français.

Avant cette révélation, on vous aurait dit qu’il existait à Paris en 1845, à cette époque d’agiotage et de chemins de fer, un ordre des hachichins dont M. de Hammer n’a pas écrit l’histoire, vous ne l’auriez pas cru, et cependant rien n’eût été plus vrai, – selon l’habitude des choses invraisemblables.

III
AGAPE

Le repas était servi d’une manière bizarre et dans toute sorte de vaisselles extravagantes et pittoresques.

De grands verres de Venise, traversés de spirales laiteuses, des vidrecomes allemands historiés de blasons, de légendes, des cruches flamandes en grès émaillé, des flacons à col grêle, encore entourés de leurs nattes de roseaux, remplaçaient les verres, les bouteilles et les carafes.

La porcelaine opaque de Louis Lebœuf et la faïence anglaise à fleurs, ornement des tables bourgeoises, brillaient par leur absence; aucune assiette n’était pareille, mais chacune avait son mérite particulier; la Chine, le Japon, la Saxe, comptaient là des échantillons de leurs plus belles pâtes et de leurs plus riches couleurs: le tout un peu écorné, un peu fêlé, mais d’un goût exquis.

Les plats étaient, pour la plupart, des émaux de Bernard de Palissy, ou des faïences de Limoges, et quelquefois le couteau du découpeur rencontrait, sous les mets réels, un reptile, une grenouille ou un oiseau en relief. L’anguille mangeable mêlait ses replis à ceux de la couleuvre moulée.

Un honnête philistin eût éprouvé quelque frayeur à la vue de ces convives chevelus, barbus, moustachus, ou tondus d’une façon singulière, brandissant des dagues du seizième siècle, des kriss malais, des navajas, et courbés sur des nourritures auxquelles les reflets des lampes vacillantes prêtaient des apparences suspectes.

Le dîner tirait à sa fin, déjà quelques-uns des plus fervents adeptes ressentaient les effets de la pâte verte: j’avais, pour ma part, éprouvé une transposition complète de goût. L’eau que je buvais me semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement. Je n’aurais pas discerné une côtelette d’une pêche.

Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux; ils ouvraient de grandes prunelles de chat-huant; leur nez s’allongeait en proboscide; leur bouche s’étendait en ouverture de grelot. Leurs figures se nuançaient de teintes surnaturelles.

L’un d’eux, face pâle dans une barbe noire, riait aux éclats d’un spectacle invisible; l’autre faisait d’incroyables efforts pour porter son verre à ses lèvres, et ses contorsions pour y arriver excitaient des huées étourdissantes.

Celui-ci, agité de mouvements nerveux, tournait ses pouces avec une incroyable agilité; celui-là, renversé sur le dos de sa chaise, les yeux vagues, les bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la mer sans fond de l’anéantissement.

Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela à la clarté d’un reste de raison qui s’en allait et revenait par instants comme une veilleuse près de s’éteindre. De sourdes chaleurs me parcouraient les membres, et la folie, comme une vague qui écume sur une roche et se retire pour s’élancer de nouveau, atteignait et quittait ma cervelle, qu’elle finit par envahir tout à fait.

L’hallucination, cet hôte étrange, s’était installée chez moi.

«Au salon, au salon! cria un des convives; n’entendez-vous pas ces chœurs célestes? Les musiciens sont au pupitre depuis longtemps.»

En effet, une harmonie délicieuse nous arrivait par bouffées à travers le tumulte de la conversation.

IV
UN MONSIEUR QUI N’ÉTAIT PAS INVITÉ

Le salon est une énorme pièce aux lambris sculptés et dorés, au plafond peint, aux frises ornées de satyres poursuivant des nymphes dans les roseaux, à la vaste cheminée de marbre de couleur, aux amples rideaux de brocatelle, où respire le luxe des temps écoulés.

Des meubles de tapisserie, canapés, fauteuils et bergères, d’une largeur à permettre aux jupes des duchesses et des marquises de s’étaler à l’aise, reçurent les hachichins dans leurs bras moelleux et toujours ouverts.

Une chauffeuse, à l’angle de la cheminée, me faisait des avances, je m’y établis, et m’abandonnai sans résistance aux effets de la drogue fantastique.

Au bout de quelques minutes, mes compagnons, les uns après les autres, disparurent, ne laissant d’autre vestige que leur ombre sur la muraille, qui l’eut bientôt absorbée; – ainsi les taches brunes que l’eau fait sur le sable s’évanouissent en séchant.

Et depuis ce temps, comme je n’eus plus la conscience de ce qu’ils faisaient, il faudra vous contenter pour cette fois du récit de mes simples impressions personnelles.

La solitude régna dans le salon, étoilé seulement de quelques clartés douteuses; puis, tout à coup, il me passa un éclair rouge sous les paupières, une innombrable quantité de bougies s’allumèrent d’elles-mêmes, et je me sentis baigné par une lumière tiède et blonde. L’endroit où je me trouvais était bien le même, mais avec la différence de l’ébauche au tableau; tout était plus grand, plus riche, plus splendide. La réalité ne servait que de point de départ aux magnificences de l’hallucination.

Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais la présence d’une multitude.

J’entendais des frôlements d’étoffes, des craquements d’escarpins, des voix qui chuchotaient, susurraient, blésaient et zezayaient, des éclats de rire étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On tracassait les porcelaines, on ouvrait et l’on refermait les portes; il se passait quelque chose d’inaccoutumé.

Un personnage énigmatique m’apparut soudainement.

Par où était-il entré? je l’ignore; pourtant sa vue ne me causa aucune frayeur: il avait un nez recourbé en bec d’oiseau, des yeux verts entourés de trois cercles bruns, qu’il essuyait fréquemment avec un immense mouchoir; une haute cravate blanche empesée, dans le nœud de laquelle était passée une carte de visite où se lisaient écrits ces mois: —Daucus-Carota, du Pot d’or, – étranglait son col mince, et faisait déborder la peau de ses joues en plis rougeâtres; un habit noir à basques carrées, d’où pendaient des grappes de breloques, emprisonnait son corps bombé en poitrine de chapon. Quant à ses jambes, je dois avouer qu’elles étaient faites d’une racine de mandragore, bifurquée, noire, rugueuse, pleine de nœuds et de verrues, qui paraissait avoir été arrachée de frais, car des parcelles de terre adhéraient encore aux filaments. Ces jambes frétillaient et se tortillaient avec une activité extraordinaire, et, quand le petit torse qu’elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis de moi, l’étrange personnage éclata en sanglots, et, s’essuyant les yeux à tour de bras, me dit de la voix la plus dolente:

«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!»

Et des larmes grosses comme des pois roulaient sur les ailes de son nez.

«De rire… de rire…» répétèrent comme un écho des chœurs de voix discordantes et nasillardes.

V
FANTASIA

Je regardai alors au plafond, et j’aperçus une foule de têtes sans corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses, que je ne pouvais m’empêcher de partager leur hilarité. – Leurs yeux se plissaient, leurs bouches s’élargissaient, et leurs narines se dilataient; c’étaient des grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.

Peu à peu le salon s’était rempli de figures extraordinaires, comme on n’en trouve que dans les eaux fortes de Callot et dans les aquatintes de Goya: un pêle-mêle d’oripeaux et de haillons caractéristiques, de formes humaines et bestiales; en toute autre occasion, j’eusse été peut-être inquiet d’une pareille compagnie, mais il n’y avait rien de menaçant dans ces monstruosités. C’était la malice, et non la férocité qui faisait petiller ces prunelles. La bonne humeur seule découvrait ces crocs désordonnés et ces incisives pointues.

Comme si j’avais été le roi de la fête, chaque figure venait tour à tour dans le cercle lumineux dont j’occupais le centre, avec un air de componction grotesque, me marmotter à l’oreille des plaisanteries dont je ne puis me rappeler une seule, mais qui, sur le moment, me paraissaient prodigieusement spirituelles, et m’inspiraient la gaieté la plus folle.

A chaque nouvelle apparition, un rire homérique, olympien, immense, étourdissant, et qui semblait résonner dans l’infini, éclatait autour de moi avec des mugissements de tonnerre.

Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses criaient:

«Non, c’est trop drôle; en voilà assez! Mon Dieu, mon Dieu, que je m’amuse! De plus fort en plus fort!

– Finissez! je n’en puis plus… Ho! ho! hu! hu! hi! hi! Quelle bonne farce! Quel beau calembour!

– Arrêtez! j’étouffe! j’étrangle! Ne me regardez pas comme cela… ou faites-moi cercler, je vais éclater…»

Malgré ces protestations moitié bouffonnes, moitié suppliantes, la formidable hilarité allait toujours croissant, le vacarme augmentait d’intensité, les planchers et les murailles de la maison se soulevaient et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués par ce rire frénétique, irrésistible, implacable.

Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à un, les fantômes grotesques m’assaillirent en masse, secouant leurs longues manches de pierrot, trébuchant dans les plis de leur souquenille de magicien, écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules, faisant voler en nuage la poudre de leur perruque, et chantant faux des chansons extravagantes sur des rimes impossibles.

Tous les types inventés par la verve moqueuse des peuples et des artistes se trouvaient réunis là, mais décuplés, centuplés de puissance. C’était une cohue étrange: le pulcinella napolitain tapait familièrement sur la bosse du punch anglais; l’arlequin de Bergame frottait son museau noir au masque enfariné du paillasse de France, qui poussait des cris affreux; le docteur bolonais jetait du tabac dans les yeux du père Cassandre; Tartaglia galopait à cheval sur un clown, et Gilles donnait du pied au derrière à don Spavento; Karagheuz, armé de son bâton obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque.

Plus loin se démenaient confusément les fantaisies des songes drolatiques, créations hybrides, mélange informe de l’homme, de la bête et de l’ustensile, moines ayant des roues pour pieds et des marmites pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant des sabres de bois dans des serres d’oiseau, hommes d’État mus par des engrenages de tourne-broche, rois plongés à mi-corps dans des échauguettes en poivrière, alchimistes à la tête arrangée en soufflet, aux membres contournés en alambics, ribaudes faites d’une agrégation de citrouilles à renflements bizarres, tout ce que peut tracer dans la fièvre chaude du crayon un cynique à qui l’ivresse pousse le coude.

Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela sautait, cela grognait, cela sifflait, comme dit Goethe dans la nuit du Walpurgis.

Pour me soustraire à l’empressement outré de ces baroques personnages, je me réfugiai dans un angle obscur, d’où je pus les voir se livrant à des danses telles que n’en connut jamais la Renaissance au temps de Chicard, ou l’Opéra sous le règne de Musard, le roi du quadrille échevelé. Ces danseurs, mille fois supérieurs à Molière, à Rabelais, à Swift et à Voltaire, écrivaient, avec un entrechat ou un balancé, des comédies si profondément philosophiques, des satires d’une si haute portée et d’un sel si piquant, que j’étais obligé de me tenir les côtes dans mon coin.

Daucus-Carota exécutait, tout en s’essuyant les yeux, des pirouettes et des cabrioles inconcevables, surtout pour un homme qui avait des jambes en racine de mandragore, et répétait d’un ton burlesquement piteux:

«C’est aujourd’hui qu’il faut mourir de rire!»

O vous qui avez admiré la sublime stupidité d’Odry, la niaiserie enrouée d’Alcide Tousez, la bêtise pleine d’aplomb d’Arnal, les grimaces de macaque de Ravel, et qui croyez savoir ce que c’est qu’un masque comique, si vous aviez assisté à ce bal de Gustave évoqué par le hachich, vous conviendriez que les farceurs les plus désopilants de nos petits théâtres sont bons à sculpter aux angles d’un catafalque ou d’un tombeau!

Que de faces bizarrement convulsées! que d’yeux clignotants et petillants de sarcasmes sous leur membrane d’oiseau! quels rictus de tirelire! quelles bouches en coups de hache! quels nez facétieusement dodécaèdres! quels abdomens gros de moqueries pantagruéliques!

Comme à travers tout ce fourmillement de cauchemar sans angoisse se dessinaient par éclairs des ressemblances soudaines et d’un effet irrésistible, des caricatures à rendre jaloux Daumier et Gavarni, des fantaisies à faire pâmer d’aise les merveilleux artistes chinois, les Phidias du poussah et du magot!

Toutes les visions n’étaient pas cependant monstrueuses ou burlesques; la grâce se montrait aussi dans ce carnaval de formes: près de la cheminée, une petite tête aux joues de pêche se roulait sur ses cheveux blonds, montrant dans un interminable accès de gaieté trente-deux petites dents grosses comme des grains de riz, et poussant un éclat de rire aigu, vibrant, argentin, prolongé, brodé de trilles et de points d’orgues, qui me traversait le tympan, et, par un magnétisme nerveux, me forçait à commettre une foule d’extravagances.

La frénésie joyeuse était à son plus haut point; on n’entendait plus que des soupirs convulsifs, des gloussements inarticulés. Le rire avait perdu son timbre et tournait au grognement, le spasme succédait au plaisir; le refrain de Daucus-Carota allait devenir vrai.

Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé à terre avec cette molle lourdeur de l’ivresse qui rend les chutes peu dangereuses; des exclamations telles que celles-ci: « – Mon Dieu, que je suis heureux! quelle félicité! je nage dans l’extase! je suis en paradis! je plonge dans des abîmes de délices!» se croisaient, se confondaient, se couvraient.

Des cris rauques jaillissaient des poitrines oppressées; les bras se tendaient éperdument vers quelque vision fugitive; les talons et les nuques tambourinaient sur le plancher. Il était temps de jeter une goutte d’eau froide sur cette vapeur brûlante, ou la chaudière eût éclaté.

L’enveloppe humaine, qui a si peu de force pour le plaisir, et qui en a tant pour la douleur, n’aurait pu supporter une plus haute pression de bonheur.

Un des membres du club, qui n’avait pas pris part à la voluptueuse intoxication afin de surveiller la fantasia et d’empêcher de passer par les fenêtres ceux d’entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva, ouvrit la caisse du piano et s’assit. Ses deux mains, tombant ensemble, s’enfoncèrent dans l’ivoire du clavier, et un glorieux accord résonnant avec force fit taire toutes les rumeurs et changea la direction de l’ivresse.

VI
KIEF

Le thème attaqué était, je crois, l’air d’Agathe dans le Freischütz; cette mélodie céleste eut bientôt dissipé, comme un souffle qui balaye des nuées difformes, les visions ridicules dont j’étais obsédé. Les larves grimaçantes se retirèrent en rampant sous les fauteuils, où elles se cachèrent entre les plis des rideaux en poussant de petits soupirs étouffés, et de nouveau il me sembla que j’étais seul dans le salon.

L’orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à coup sûr, une masse de sonorité plus grande que le piano touché par le voyant (on appelle ainsi l’adepte sobre). Les notes vibraient avec tant de puissance, qu’elles m’entraient dans la poitrine comme des flèches lumineuses; bientôt l’air joué me parut sortir de moi-même; mes doigts s’agitaient sur un clavier absent; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en étincelles électriques; l’âme de Weber s’était incarnée en moi.

Le morceau achevé, je continuai par des improvisations intérieures, dans le goût du maître allemand, qui me causaient des ravissements ineffables; quel dommage qu’une sténographie magique n’ait pu recueillir ces mélodies inspirées, entendues de moi seul, et que je n’hésite pas, c’est bien modeste de ma part, à mettre au-dessus des chefs-d’œuvre de Rossini, de Meyerbeer, de Félicien David.

O Pillet! ô Vatel! un des trente opéras que je fis en dix minutes vous enrichirait en six mois.

A la gaieté un peu convulsive du commencement avait succédé un bien-être indéfinissable, un calme sans bornes.

J’étais dans cette période bienheureuse du hachich que les Orientaux appellent le kief. Je ne sentais plus mon corps; les liens de la matière et de l’esprit étaient déliés; je me mouvais par ma seule volonté dans un milieu qui n’offrait pas de résistance.

C’est ainsi, je l’imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aromal où nous irons après notre mort.

Une vapeur bleuâtre, un jour élyséen, un reflet de grotte azurine, formaient dans la chambre une atmosphère où je voyais vaguement trembler des contours indécis; cette atmosphère, à la fois fraîche et tiède, humide et parfumée, m’enveloppait, comme l’eau d’un bain, dans un baiser d’une douceur énervante; si je voulais changer de place, l’air caressant faisait autour de moi mille remous voluptueux; une langueur délicieuse s’emparait de mes sens et me renversait sur le sofa, où je m’affaissais comme un vêtement qu’on abandonne.

Je compris alors le plaisir qu’éprouvent, suivant leur degré de perfection, les esprits et les anges en traversant les éthers et les cieux, et à quoi l’éternité pouvait s’occuper dans les paradis.

Rien de matériel ne se mêlait à cette extase; aucun désir terrestre n’en altérait la pureté. D’ailleurs, l’amour lui-même n’aurait pu l’augmenter, Roméo hachichin eût oublié Juliette. La pauvre enfant, se penchant dans les jasmins, eût tendu en vain du haut du balcon, à travers la nuit, ses beaux bras d’albâtre, Roméo serait resté au bas de l’échelle de soie, et, quoique je sois éperdument amoureux de l’ange de jeunesse et de beauté créé par Shakspeare, je dois convenir que la plus belle fille de Vérone, pour un hachichin, ne vaut pas la peine de se déranger.

Aussi je regardais d’un œil paisible, bien que charmé, la guirlande de femmes idéalement belles qui couronnaient la frise de leur divine nudité; je voyais luire des épaules de satin, étinceler des seins d’argent, plafonner de petits pieds à plantes roses, onduler des hanches opulentes, sans éprouver la moindre tentation. Les spectres charmants qui troublaient saint Antoine n’eussent eu aucun pouvoir sur moi.

Par un prodige bizarre, au bout de quelques minutes de contemplation, je me fondais dans l’objet fixé, et je devenais moi-même cet objet.

Ainsi je m’étais transformé en nymphe Syrinx, parce que la fresque représentait en effet la fille du Ladon poursuivie par Pan.

J’éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive, et je cherchais à me cacher derrière des roseaux fantastiques, pour éviter le monstre à pieds de bouc.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
22 октября 2017
Объем:
400 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают