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Читать книгу: «Romans et contes», страница 2

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«J’étais si complétement possédé que je passais des heures à murmurer en façon de litanies d’amour ces deux mots: – Prascovie Labinska, – trouvant un charme indéfinissable dans ces syllabes tantôt égrenées lentement comme des perles, tantôt dites avec la volubilité fiévreuse du dévot que sa prière même exalte. D’autres fois, je traçais le nom adoré sur les plus belles feuilles de vélin, en y apportant des recherches calligraphiques des manuscrits du moyen âge, rehauts d’or, fleurons d’azur, ramages de sinople. J’usais à ce labeur d’une minutie passionnée et d’une perfection puérile les longues heures qui séparaient mes visites à la comtesse. Je ne pouvais lire ni m’occuper de quoi que ce fût. Rien ne m’intéressait hors de Prascovie, et je ne décachetais même pas les lettres qui me venaient de France. A plusieurs reprises je fis des efforts pour sortir de cet état; j’essayai de me rappeler les axiomes de séduction acceptés par les jeunes gens, les stratagèmes qu’emploient les Valmont du café de Paris et les don Juan du Jockey-Club; mais à l’exécution le cœur me manquait, et je regrettais de ne pas avoir, comme le Julien Sorel de Stendhal, un paquet d’épîtres progressives à copier pour les envoyer à la comtesse. Je me contentais d’aimer, me donnant tout entier sans rien demander en retour, sans espérance même lointaine, car mes rêves les plus audacieux osaient à peine effleurer de leurs lèvres le bout des doigts rosés de Prascovie. Au quinzième siècle, le jeune novice le front sur les marches de l’autel, le chevalier agenouillé dans sa roide armure, ne devaient pas avoir pour la madone une adoration plus prosternée.»

M. Balthazar Cherbonneau avait écouté Octave avec une attention profonde, car pour lui le récit du jeune homme n’était pas seulement une histoire romanesque, et il se dit comme à lui-même pendant une pause du narrateur: «Oui, voilà bien le diagnostic de l’amour-passion, une maladie curieuse et que je n’ai rencontrée qu’une fois, – à Chandernagor, – chez une jeune paria éprise d’un brahme; elle en mourut, la pauvre fille, mais c’était une sauvage; vous, monsieur Octave, vous êtes un civilisé, et nous vous guérirons.» Sa parenthèse fermée, il fit signe de la main à M. de Saville de continuer; et, reployant sa jambe sur la cuisse comme la patte articulée d’une sauterelle, de manière à faire soutenir son menton par son genou, il s’établit dans cette position impossible pour tout autre, mais qui semblait spécialement commode pour lui.

«Je ne veux pas vous ennuyer du détail de mon martyre secret, continua Octave; j’arrive à une scène décisive. Un jour, ne pouvant plus modérer mon impérieux désir de voir la comtesse, je devançai l’heure de ma visite accoutumée; il faisait un temps orageux et lourd. Je ne trouvai pas madame Labinska au salon. Elle s’était établie sous un portique soutenu de sveltes colonnes, ouvrant sur une terrasse par laquelle on descendait au jardin; elle avait fait apporter là son piano, un canapé et des chaises de jonc; des jardinières, comblées de fleurs splendides – nulle part elles ne sont si fraîches ni si odorantes qu’à Florence – remplissaient les entre-colonnements, et imprégnaient de leur parfum les rares bouffées de brise qui venaient de l’Apennin. Devant soi, par l’ouverture des arcades, l’on apercevait les ifs et les buis taillés du jardin, d’où s’élançaient quelques cyprès centenaires, et que peuplaient des marbres mythologiques dans le goût tourmenté de Baccio Bandinelli ou de l’Ammanato. Au fond, au-dessus de la silhouette de Florence, s’arrondissait le dôme de Santa Maria del Fiore et jaillissait le beffroi carré du Palazzo Vecchio.

«La comtesse était seule, à demi couchée sur le canapé de jonc; jamais elle ne m’avait paru si belle; son corps nonchalant, alangui par la chaleur, baignait comme celui d’une nymphe marine dans l’écume blanche d’un ample peignoir de mousseline des Indes que bordait du haut en bas une garniture bouillonnée comme la frange d’argent d’une vague; une broche en acier niellé du Khorassan fermait à la poitrine cette robe aussi légère que la draperie qui voltige autour de la Victoire rattachant sa sandale. Des manches ouvertes à partir de la saignée, comme les pistils du calice d’une fleur, sortaient ses bras d’un ton plus pur que celui de l’albâtre où les statuaires florentins taillent des copies de statues antiques; un large ruban noir noué à la ceinture, et dont les bouts retombaient, tranchait vigoureusement sur toute cette blancheur. Ce que ce contraste de nuances attribuées au deuil aurait pu avoir de triste, était égayé par le bec d’une petite pantoufle circassienne sans quartier en maroquin bleu, gaufrée d’arabesques jaunes, qui pointait sous le dernier pli de la mousseline.

«Les cheveux blonds de la comtesse, dont les bandeaux bouffants, comme s’ils eussent été soulevés par un souffle, découvraient son front pur, et ses tempes transparentes formaient comme un nimbe, où la lumière pétillait en étincelles d’or.

«Près d’elle, sur une chaise, palpitait au vent un grand chapeau de paille de riz, orné de longs rubans noirs pareils à celui de la robe, et gisait une paire de gants de Suède qui n’avaient pas été mis. A mon aspect, Prascovie ferma le livre qu’elle lisait – les poésies de Mickiewicz – et me fit un petit signe de tête bienveillant; elle était seule, – circonstance favorable et rare. – Je m’assis en face d’elle sur le siége qu’elle me désigna. Un de ces silences, pénibles quand ils se prolongent, régna quelques minutes entre nous. Je ne trouvais à mon service aucune de ces banalités de la conversation; ma tête s’embarrassait, des vagues de flammes me montaient du cœur aux yeux, et mon amour me criait: «Ne perds pas cette occasion suprême.»

«J’ignore ce que j’eusse fait, si la comtesse, devinant la cause de mon trouble, ne se fût redressée à demi en tendant vers moi sa belle main, comme pour me fermer la bouche.

« – Ne dites pas un mot, Octave; vous m’aimez, je le sais, je le sens, je le crois; je ne vous en veux point, car l’amour est involontaire. D’autres femmes plus sévères se montreraient offensées; moi, je vous plains, car je ne puis vous aimer, et c’est une tristesse pour moi d’être votre malheur. – Je regrette que vous m’ayez rencontrée, et maudis le caprice qui m’a fait quitter Venise pour Florence. J’espérais d’abord que ma froideur persistante vous lasserait et vous éloignerait; mais le vrai amour, dont je vois tous les signes dans vos yeux, ne se rebute de rien. Que ma douceur ne fasse naître en vous aucune illusion, aucun rêve, et ne prenez pas ma pitié pour un encouragement. Un ange au bouclier de diamant, à l’épée flamboyante, me garde contre toute séduction, mieux que la religion, mieux que le devoir, mieux que la vertu; – et cet ange, c’est mon amour: – j’adore le comte Labinski. J’ai le bonheur d’avoir trouvé la passion dans le mariage.»

«Un flot de larmes jaillit de mes paupières à cet aveu si franc, si loyal et si noblement pudique, et je sentis en moi se briser le ressort de ma vie.

«Prascovie, émue, se leva, et, par un mouvement de gracieuse pitié féminine, passa son mouchoir de batiste sur mes yeux:

« – Allons, ne pleurez pas, me dit-elle, je vous le défends. Tâchez de penser à autre chose, imaginez que je suis partie à tout jamais, que je suis morte; oubliez-moi. Voyagez, travaillez, faites du bien, mêlez-vous activement à la vie humaine; consolez-vous dans un art ou un amour…»

«Je fis un geste de dénégation.

« – Croyez-vous souffrir moins en continuant à me voir? reprit la comtesse; venez, je vous recevrai toujours. Dieu dit qu’il faut pardonner à ses ennemis; pourquoi traiterait-on plus mal ceux qui nous aiment? Cependant l’absence me paraît un remède plus sûr. – Dans deux ans nous pourrons nous serrer la main sans péril, – pour vous,» ajouta-t-elle en essayant de sourire.

«Le lendemain je quittai Florence; mais ni l’étude, ni les voyages, ni le temps, n’ont diminué ma souffrance, et je me sens mourir: ne m’en empêchez pas, docteur!

– Avez-vous revu la comtesse Prascovie Labinska?» dit le docteur, dont les yeux bleus scintillaient bizarrement.

«Non, répondit Octave, mais elle est à Paris.» Et il tendit à M. Balthazar Cherbonneau une carte gravée sur laquelle on lisait:

«La comtesse Prascovie Labinska est chez elle le jeudi.»

III

Parmi les promeneurs assez rares alors qui suivaient aux Champs-Élysées l’avenue Gabriel, à partir de l’ambassade ottomane jusqu’à l’Élysée Bourbon, préférant au tourbillon poussiéreux et à l’élégant fracas de la grande chaussée l’isolement, le silence et la calme fraîcheur de cette route bordée d’arbres d’un côté et de l’autre de jardins, il en est peu qui ne se fussent arrêtés, tout rêveurs et avec un sentiment d’admiration mêlé d’envie, devant une poétique et mystérieuse retraite, où, chose rare, la richesse semblait loger le bonheur.

A qui n’est-il pas arrivé de suspendre sa marche à la grille d’un parc, de regarder longtemps la blanche villa à travers les massifs de verdure, et de s’éloigner le cœur gros, comme si le rêve de sa vie était caché derrière ces murailles? Au contraire, d’autres habitations, vues ainsi du dehors, vous inspirent une tristesse indéfinissable; l’ennui, l’abandon, la désespérance glacent la façade de leurs teintes grises et jaunissent les cimes à demi chauves des arbres; les statues ont des lèpres de mousse, les fleurs s’étiolent, l’eau des bassins verdit, les mauvaises herbes envahissent les sentiers malgré le racloir; les oiseaux, s’il y en a, se taisent.

Les jardins en contre-bas de l’allée en étaient séparés par un saut-de-loup et se prolongeaient en bandes plus ou moins larges jusqu’aux hôtels, dont la façade donnait sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Celui dont nous parlons se terminait au fossé par un remblai que soutenait un mur de grosses roches choisies pour l’irrégularité curieuse de leurs formes, et qui, se relevant de chaque côté en manière de coulisses, encadraient de leurs aspérités rugueuses et de leurs masses sombres le frais et vert paysage resserré entre elles.

Dans les anfractuosités de ces roches, le cactier raquette, l’asclépiade incarnate, le millepertuis, la saxifrage, le cymbalaire, la joubarbe, la lychnide des Alpes, le lierre d’Irlande trouvaient assez de terre végétale pour nourrir leurs racines et découpaient leurs verdures variées sur le fond vigoureux de la pierre; – un peintre n’eût pas disposé, au premier plan de son tableau, un meilleur repoussoir.

Les murailles latérales qui fermaient ce paradis terrestre disparaissaient sous un rideau de plantes grimpantes, aristoloches, grenadilles bleues, campanules, chèvre-feuille, gypsophiles, glycines de Chine, périplocas de Grèce dont les griffes, les vrilles et les tiges s’enlaçaient à un treillis vert, car le bonheur lui-même ne veut pas être emprisonné; et grâce à cette disposition le jardin ressemblait à une clairière dans une forêt plutôt qu’à un parterre assez étroit circonscrit par les clôtures de la civilisation.

Un peu en arrière des masses de rocaille, étaient groupés quelques bouquets d’arbres au port élégant, à la frondaison vigoureuse dont les feuillages contrastaient pittoresquement: vernis du Japon, tuyas du Canada, planes de Virginie, frênes verts, saules blancs, micocouliers de Provence, que dominaient deux ou trois mélèzes. Au delà des arbres s’étalait un gazon de ray-grass, dont pas une pointe d’herbe ne dépassait l’autre, un gazon plus fin, plus soyeux que le velours d’un manteau de reine, de cet idéal vert d’émeraude qu’on n’obtient qu’en Angleterre devant le perron des manoirs féodaux, moelleux tapis naturels que l’œil aime à caresser et que le pas craint de fouler, moquette végétale où, le jour, peuvent seuls se rouler au soleil la gazelle familière avec le jeune baby ducal dans sa robe de dentelles, et, la nuit, glisser au clair de lune quelque Titania du West-End la main enlacée à celle d’un Oberon porté sur le livre du peerage et du baronetage.

Une allée de sable tamisé au crible, de peur qu’une valve de conque ou qu’un angle de silex ne blessât les pieds aristocratiques qui y laissaient leur délicate empreinte, circulait comme un ruban jaune autour de cette nappe verte, courte et drue, que le rouleau égalisait, et dont la pluie factice de l’arrosoir entretenait la fraîcheur humide, même aux jours les plus desséchants de l’été.

Au bout de la pièce de gazon éclatait, à l’époque où se passe cette histoire, un vrai feu d’artifice fleuri tiré par un massif de géraniums, dont les étoiles écarlates flambaient sur le fond brun d’une terre de bruyère.

L’élégante façade de l’hôtel terminait la perspective; de sveltes colonnes d’ordre ionique soutenant l’attique surmonté à chaque angle d’un gracieux groupe de marbre, lui donnaient l’apparence d’un temple grec transporté là par le caprice d’un millionnaire, et corrigeaient, en éveillant une idée de poésie et d’art, tout ce que ce luxe aurait pu avoir de trop fastueux; dans les entre-colonnements, des stores rayés de larges bandes roses et presque toujours baissés abritaient et dessinaient les fenêtres, qui s’ouvraient de plein pied sous le portique comme des portes de glace.

Lorsque le ciel fantasque de Paris daignait étendre un pan d’azur derrière ce palazzino, les lignes s’en dessinaient si heureusement entre les touffes de verdure, qu’on pouvait les prendre pour le pied-à-terre de la Reine des fées, ou pour un tableau de Baron agrandi.

De chaque côté de l’hôtel s’avançaient dans le jardin deux serres formant ailes, dont les parois de cristal se diamentaient au soleil entre leurs nervures dorées, et faisaient à une foule de plantes exotiques les plus rares et les plus précieuses l’illusion de leur climat natal.

Si quelque poëte matineux eût passé avenue Gabriel aux premières rougeurs de l’aurore, il eût entendu le rossignol achever les derniers trilles de son nocturne, et vu le merle se promener en pantoufles jaunes dans l’allée du jardin comme un oiseau qui est chez lui; mais la nuit, après que les roulements des voitures revenant de l’Opéra se sont éteints au milieu du silence de la vie endormie, ce même poëte aurait vaguement distingué une ombre blanche au bras d’un beau jeune homme, et serait remonté dans sa mansarde solitaire l’âme triste jusqu’à la mort.

C’était là qu’habitaient depuis quelque temps – le lecteur l’a sans doute déjà deviné – la comtesse Prascovie Labinska et son mari le comte Olaf Labinski, revenu de la guerre du Caucase après une glorieuse campagne, où, s’il ne s’était pas battu corps à corps avec le mystique et insaisissable Schamyl, certainement il avait eu affaire aux plus fanatiquement dévoués des Mourides de l’illustre scheyck. Il avait évité les balles comme les braves les évitent, en se précipitant au-devant d’elles, et les damas courbes des sauvages guerriers s’étaient brisés sur sa poitrine sans l’entamer. Le courage est une cuirasse sans défaut. Le comte Labinski possédait cette valeur folle des races slaves, qui aiment le péril pour le péril, et auxquelles peut s’appliquer encore ce refrain d’un vieux chant scandinave: «Ils tuent, meurent et rient!»

Avec quelle ivresse s’étaient retrouvés ces deux époux, pour qui le mariage n’était que la passion permise par Dieu et par les hommes, Thomas Moore pourrait seul le dire en style d’Amour des Anges! Il faudrait que chaque goutte d’encre se transformât dans notre plume en goutte de lumière, et que chaque mot s’évaporât sur le papier en jetant une flamme et un parfum comme un grain d’encens. Comment peindre ces deux âmes fondues en une seule et pareilles à deux larmes de rosée qui, glissant sur un pétale de lis, se rencontrent, se mêlent, s’absorbent l’une l’autre et ne font plus qu’une perle unique? Le bonheur est une chose si rare en ce monde, que l’homme n’a pas songé à inventer des paroles pour le rendre, tandis que le vocabulaire des souffrances morales et physiques remplit d’innombrables colonnes dans le dictionnaire de toutes les langues.

Olaf et Prascovie s’étaient aimés tout enfants; jamais leur cœur n’avait battu qu’à un seul nom; ils savaient presque dès le berceau qu’ils s’appartiendraient, et le reste du monde n’existait pas pour eux; on eût dit que les morceaux de l’androgyne de Platon, qui se cherchent en vain depuis le divorce primitif, s’étaient retrouvés et réunis en eux; ils formaient cette dualité dans l’unité, qui est l’harmonie complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt ils volaient à travers la vie d’un essor égal, soutenu, planant comme deux colombes que le même désir appelle, pour nous servir de la belle expression de Dante.

Afin que rien ne troublât cette félicité, une fortune immense l’entourait comme d’une atmosphère d’or. Dès que ce couple radieux paraissait, la misère consolée quittait ses haillons, les larmes se séchaient; car Olaf et Prascovie avaient le noble égoïsme du bonheur, et ils ne pouvaient souffrir une douleur dans leur rayonnement.

Depuis que le polythéisme a emporté avec lui ces jeunes dieux, ces génies souriants, ces éphèbes célestes aux formes d’une perfection si absolue, d’un rhythme si harmonieux, d’un idéal si pur, et que la Grèce antique ne chante plus l’hymne de la beauté en strophes de Paros, l’homme a cruellement abusé de la permission qu’on lui a donnée d’être laid, et, quoique fait à l’image de Dieu, le représente assez mal. Mais le comte Labinski n’avait pas profité de cette licence; l’ovale un peu allongé de sa figure, son nez mince, d’une coupe hardie et fine, sa lèvre fermement dessinée, qu’accentuait une moustache blonde aiguisée à ses pointes, son menton relevé et frappé d’une fossette, ses yeux noirs, singularité piquante, étrangeté gracieuse, lui donnaient l’air d’un de ces anges guerriers, saint Michel ou Raphaël, qui combattent le démon, revêtus d’armures d’or. Il eût été trop beau sans l’éclair mâle de ses sombres prunelles et la couche hâlée que le soleil d’Asie avait déposée sur ses traits.

Le comte était de taille moyenne, mince, svelte, nerveux, cachant des muscles d’acier sous une apparente délicatesse; et lorsque dans quelque bal d’ambassade, il revêtait son costume de magnat, tout chamarré d’or, tout étoilé de diamants, tout brodé de perles, il passait parmi les groupes comme une apparition étincelante, excitant la jalousie des hommes et l’amour des femmes, que Prascovie lui rendait indifférentes. – Nous n’ajoutons pas que le comte possédait les dons de l’esprit comme ceux du corps; les fées bienveillantes l’avaient doué à son berceau, et la méchante sorcière qui gâte tout s’était montrée de bonne humeur ce jour-là.

Vous comprenez qu’avec un tel rival, Octave de Saville avait peu de chance, et qu’il faisait bien de se laisser tranquillement mourir sur les coussins de son divan, malgré l’espoir qu’essayait de lui remettre au cœur le fantastique docteur Balthazar Cherbonneau. – Oublier Prascovie eût été le seul moyen, mais c’était la chose impossible; la revoir, à quoi bon? Octave sentait que la résolution de la jeune femme ne faiblirait jamais dans son implacabilité douce, dans sa froideur compatissante. Il avait peur que ses blessures non cicatrisées ne se rouvrissent et ne saignassent devant celle qui l’avait tué innocemment, et il ne voulait pas l’accuser, la douce meurtrière aimée!

IV

Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour où la comtesse Labinska avait arrêté sur les lèvres d’Octave la déclaration d’amour qu’elle ne devait pas entendre; Octave, tombé du haut de son rêve, s’était éloigné, ayant au foie le bec d’un chagrin noir, et n’avait pas donné de ses nouvelles à Prascovie. L’unique mot qu’il eût pu lui écrire était le seul défendu. Mais plus d’une fois la pensée de la comtesse effrayée de ce silence s’était reportée avec mélancolie sur son pauvre adorateur: – l’avait-il oubliée? Dans sa divine absence de coquetterie, elle le souhaitait sans le croire, car l’inextinguible flamme de la passion illuminait les yeux d’Octave, et la comtesse n’avait pu s’y méprendre. L’amour et les dieux se reconnaissent au regard: cette idée traversait comme un petit nuage le limpide azur de son bonheur, et lui inspirait la légère tristesse des anges qui, dans le ciel, se souviennent de la terre; son âme charmante souffrait de savoir là-bas quelqu’un malheureux à cause d’elle; mais que peut l’étoile d’or scintillante au haut du firmament pour le pâtre obscur qui lève vers elle des bras éperdus? Aux temps mythologiques, Phœbé descendit bien des cieux en rayons d’argent sur le sommeil d’Endymion; mais elle n’était pas mariée à un comte polonais.

Dès son arrivée à Paris, la comtesse Labinska avait envoyé à Octave cette invitation banale que le docteur Balthazar Cherbonneau tournait distraitement entre ses doigts, et en ne le voyant pas venir, quoiqu’elle l’eût voulu, elle s’était dit avec un mouvement de joie involontaire: «Il m’aime toujours!» C’était cependant une femme d’une angélique pureté et chaste comme la neige du dernier sommet de l’Himalaya.

Mais Dieu lui-même, au fond de son infini, n’a pour se distraire de l’ennui des éternités que le plaisir d’entendre battre pour lui le cœur d’une pauvre petite créature périssable sur un chétif globe, perdu dans l’immensité. Prascovie n’était pas plus sévère que Dieu, et le comte Olaf n’eût pu blâmer cette délicate volupté d’âme.

«Votre récit, que j’ai écouté attentivement, dit le docteur à Octave, me prouve que tout espoir de votre part serait chimérique. Jamais la comtesse ne partagera votre amour.

– Vous voyez-bien, monsieur Cherbonneau, que j’avais raison de ne pas chercher à retenir ma vie qui s’en va.

– J’ai dit qu’il n’y avait pas d’espoir avec les moyens ordinaires, continua le docteur; mais il existe des puissances occultes que méconnaît la science moderne, et dont la tradition s’est conservée dans ces pays étranges nommés barbares par une civilisation ignorante. Là, aux premiers jours du monde, le genre humain, en contact immédiat avec les forces vives de la nature, savait des secrets qu’on croit perdus, et que n’ont point emportés dans leurs migrations les tribus qui, plus tard, ont formé les peuples. Ces secrets furent transmis d’abord d’initié à initié, dans les profondeurs mystérieuses des temples, écrits ensuite en idiomes sacrés incompréhensibles au vulgaire, sculptés en panneaux d’hiéroglyphes le long des parois cryptiques d’Ellora; vous trouverez encore sur les croupes du mont Mérou, d’où s’échappe le Gange, au bas de l’escalier de marbre blanc de Bénarès la ville sainte, au fond des pagodes en ruines de Ceylan, quelques brahmes centenaires épelant des manuscrits inconnus, quelques yoghis occupés à redire l’ineffable monosyllabe om sans s’apercevoir que les oiseaux du ciel nichent dans leur chevelure; quelques fakirs dont les épaules portent les cicatrices des crochets de fer de Jaggernat, qui les possèdent ces arcanes perdus et en obtiennent des résultats merveilleux lorsqu’ils daignent s’en servir. – Notre Europe, tout absorbée par les intérêts matériels, ne se doute pas du degré de spiritualisme où sont arrivés les pénitents de l’Inde: des jeûnes absolus, des contemplations effrayantes de fixité, des postures impossibles gardées pendant des années entières, atténuent si bien leurs corps, que vous diriez, à les voir accroupis sous un soleil de plomb, entre des brasiers ardents, laissant leurs ongles grandis leur percer la paume des mains, des momies égyptiennes retirées de leur caisse et ployées en des attitudes de singe; leur enveloppe humaine n’est plus qu’une chrysalide, que l’âme, papillon immortel, peut quitter ou reprendre à volonté. Tandis que leur maigre dépouille reste là, inerte, horrible à voir, comme une larve nocturne surprise par le jour, leur esprit, libre de tous liens, s’élance, sur les ailes de l’hallucination, à des hauteurs incalculables, dans les mondes surnaturels. Ils ont des visions et des rêves étranges; ils suivent d’extase en extase les ondulations que font les âges disparus sur l’océan de l’éternité; ils parcourent l’infini en tous sens, assistent à la création des univers, à la genèse des dieux et à leurs métamorphoses; la mémoire leur revient des sciences englouties par les cataclysmes plutoniens et diluviens, des rapports oubliés de l’homme et des éléments. Dans cet état bizarre, ils marmottent des mots appartenant à des langues qu’aucun peuple ne parle plus depuis des milliers d’années sur la surface du globe, ils retrouvent le verbe primordial, le verbe qui a fait jaillir la lumière des antiques ténèbres: on les prend pour des fous; ce sont presque des dieux!»

Ce préambule singulier surexcitait au dernier point l’attention d’Octave, qui, ne sachant où M. Balthazar Cherbonneau voulait en venir, fixait sur lui des yeux étonnés et petillants d’interrogations: il ne devinait pas quel rapport pouvaient offrir les pénitents de l’Inde avec son amour pour la comtesse Prascovie Labinska.

Le docteur, devinant la pensée d’Octave, lui fit un signe de main comme pour prévenir ses questions, et lui dit: «Patience, mon cher malade; vous allez comprendre tout à l’heure que je ne me livre pas à une digression inutile. – Las d’avoir interrogé avec le scalpel, sur le marbre des amphithéâtres, des cadavres qui ne me répondaient pas et ne me laissaient voir que la mort quand je cherchais la vie, je formai le projet – un projet aussi hardi que celui de Prométhée escaladant le ciel pour y ravir le feu – d’atteindre et de surprendre l’âme, de l’analyser et de la disséquer pour ainsi dire; j’abandonnai l’effet pour la cause, et pris en dédain profond la science matérialiste dont le néant m’était prouvé. Agir sur ces formes vagues, sur ces assemblages fortuits de molécules aussitôt dissous, me semblait la fonction d’un empirisme grossier. J’essayai par le magnétisme de relâcher les liens qui enchaînent l’esprit à son enveloppe; j’eus bientôt dépassé Mesmer, Deslon, Maxwel, Puységur, Deleuze et les plus habiles, dans des expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me contentaient pas encore: catalepsie, somnambulisme, vue à distance, lucidité extatique, je produisis à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule, simples et compréhensibles pour moi. – Je remontai plus haut: des ravissements de Cardan et de saint Thomas d’Aquin je passai aux crises nerveuses des Pythies; je découvris les arcanes des Époptes grecs et des Nebiim hébreux; je m’initiai rétrospectivement aux mystères de Trophonius et d’Esculape, reconnaissant toujours dans les merveilles qu’on en raconte une concentration ou une expansion de l’âme provoquée soit par le geste, soit par le regard, soit par la parole, soit par la volonté ou tout autre agent inconnu. – Je refis un à un tous les miracles d’Apollonius de Thyane. – Pourtant mon rêve scientifique n’était pas accompli; l’âme m’échappait toujours; je la pressentais, je l’entendais, j’avais de l’action sur elle; j’engourdissais ou j’excitais ses facultés; mais entre elle et moi il y avait un voile de chair que je pouvais écarter sans qu’elle s’envolât; j’étais comme l’oiseleur qui tient un oiseau sous un filet qu’il n’ose relever, de peur de voir sa proie ailée se perdre dans le ciel.

«Je partis pour l’Inde, espérant trouver le mot de l’énigme dans ce pays de l’antique sagesse. J’appris le sanscrit et le prâcrit, les idiomes savants et vulgaires: je pus converser avec les pandits et les brahmes. Je traversai les jungles où rauque le tigre aplati sur ses pattes; je longeai les étangs sacrés qu’écaille le dos des crocodiles; je franchis des forêts impénétrables barricadées de lianes, faisant envoler des nuées de chauves-souris et de singes, me trouvant face à face avec l’éléphant au détour du sentier frayé par les bêtes fauves pour arriver à la cabane de quelque yoghi célèbre en communication avec les Mounis, et je m’assis des jours entiers près de lui, partageant sa peau de gazelle, pour noter les vagues incantations que murmurait l’extase sur ses lèvres noires et fendillées. Je saisis de la sorte des mots tout-puissants, des formules évocatrices, des syllabes du Verbe créateur.

«J’étudiai les sculptures symboliques dans les chambres intérieures des pagodes que n’a vues nul œil profane et où une robe de brahme me permettait de pénétrer; je lus bien des mystères cosmogoniques, bien des légendes de civilisations disparues; je découvris le sens des emblèmes que tiennent dans leurs mains multiples ces dieux hybrides et touffus comme la nature de l’Inde; je méditai sur le cercle de Brahma, le lotus de Wishnou, le cobra capello de Shiva, le dieu bleu. Ganésa, déroulant sa trompe de pachyderme et clignant ses petits yeux frangés de longs cils, semblait sourire à mes efforts et encourager mes recherches. Toutes ces figures monstrueuses me disaient dans leur langue de pierre: «Nous ne sommes que des formes, c’est l’esprit qui agite la masse.»

«Un prêtre du temple de Tirounamalay, à qui je fis part de l’idée qui me préoccupait, m’indiqua, comme parvenu au plus haut degré de sublimité, un pénitent qui habitait une des grottes de l’île d’Éléphanta. Je le trouvai, adossé au mur de la caverne, enveloppé d’un bout de sparterie, les genoux au menton, les doigts croisés sur les jambes, dans un état d’immobilité absolue; ses prunelles retournées ne laissaient voir que le blanc, ses lèvres bridaient sur ses dents déchaussées; sa peau, tannée par une incroyable maigreur, adhérait aux pommettes; ses cheveux, rejetés en arrière, pendaient par mèches roides comme des filaments de plantes du sourcil d’une roche; sa barbe s’était divisée en deux flots qui touchaient presque terre, et ses ongles se recourbaient en serres d’aigle.

«Le soleil l’avait desséché et noirci de façon à donner à sa peau d’Indien, naturellement brune, l’apparence du basalte; ainsi posé, il ressemblait de forme et de couleur à un vase canopique. Au premier aspect, je le crus mort. Je secouai ses bras comme ankylosés par une roideur cataleptique, je lui criai à l’oreille de ma voix la plus forte les paroles sacramentelles qui devaient me révéler à lui comme initié; il ne tressaillit pas, ses paupières restèrent immobiles. – J’allais m’éloigner, désespérant d’en tirer quelque chose, lorsque j’entendis un petillement singulier; une étincelle bleuâtre passa devant mes yeux avec la fulgurante rapidité d’une lueur électrique, voltigea une seconde sur les lèvres entr’ouvertes du pénitent, et disparut.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
22 октября 2017
Объем:
400 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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