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Читать книгу: «Le paravent de soie et d'or», страница 2

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– Aujourd'hui, jour anniversaire de la grande bataille, dit-elle, je dois vous dire le récit de la sainte mort du Prince à la Tête Sanglante.

Et en balançant un peu son corps, au rhythme de la mélopée, elle psalmodie d'une voix monotone:

«Cent mille guerriers! Cent mille guerriers! Ils couvrent les sommets, les pentes, les vallées. «Les fils du Dragon viennent pour dévorer l'Annam. Ils veulent saisir les deux femmes sublimes qui leur ont infligé tant de défaites et les ont chassés du beau royaume qu'ils avaient conquis.

«Cent mille guerriers! Cent mille guerriers chinois! Ils atteignent l'étroit défilé qu'il faudra franchir pour entrer dans le triste pays d'Annam.

«Un seul homme est là qui barre la route, un seul homme vivant. Mais toute une foule de morts qui défendent encore leur roi, car, remis debout, ils obstruent la route et font face à l'ennemi avec des visages effroyables.

«Le vivant, c'est le prince Lée-Line, qui a juré d'arrêter toute cette armée assez longtemps pour que les deux sœurs royales puissent atteindre la rivière Cam-hé.

«Cent mille guerriers! Cent mille guerriers chinois! Le prince lance des flèches et fait des morts parmi eux. Et les morts ennemis qui s'entassent, barrent aussi la route.

«Des milliers de flèches volent vers le prince, mais elles ne l'atteignent pas; il les saisit au vol et les renvoie à l'ennemi, de sorte qu'il ne manque jamais de flèches.

« – C'est un prodige! crient les assaillants. Et le prodige dure jusqu'au soir.

«Alors, plein de colère, le général Ma-Vien s'avance lui-même, il franchit les morts et vient combattre le prince.

« – Je peux mourir à présent, dit Lée-Line, j'ai tenu mon serment, les deux sœurs ont atteint la rivière.

«Il lutte encore, pourtant; mais Ma-Vien le frappe de son glaive, l'atteint au cœur; puis lui tranche la tête.

«Cent mille guerriers! Cent mille guerriers chinois! toute l'armée victorieuse a passé sur le corps du prince; elle s'éloigne par les pentes, par les vallées, disparaît.

«Alors le héros se relève. Il ramasse sa tête sanglante et la replace sur son cou sanglant.

«Et d'un pas rapide il marche, il marche vers la rivière de Cam-hé.

«De grosses gouttes de sang tombent sur sa route, sa tête sanglante pleure de grosses larmes rouges.

«Mais dès qu'une de ces gouttes touche la terre, un cheval ailé s'envole, l'emporte au ciel, laissant à la place où elle est tombée un bloc de pierre qui a la forme d'un cheval ailé!

«Le Prince à la Tête Sanglante a atteint la rivière de Cam-hé. Une foule d'hommes et de femmes pleurent agnouillés sur la route; ils contemplent deux mortes, couchées sur un radeau de fleurs qui lentement remonte le courant.

Ils pleurent: ils ont reconnu le roi de l'Annam et sa sœur héroïque. Ils s'efforcent d'attirer les corps sur le rivage, mais ils ne peuvent y réussir: la force de tant de bras est impuissante. «Mais le Prince à la Tête Sanglante s'avance et, aussitôt, de lui-même, le radeau de fleurs s'approche, touche la rive.

«Alors le Prince se couche aux pieds des deux saintes et sa tête sanglante roule de ses épaules.

«A la place même où eut lieu le miracle, on éleva la Pagode des Deux Princesses, qui nous abrite encore aujourd'hui et où ma voix chante pour vous.

«Les colonnes orgueilleuses élevées par le chef chinois et qui disaient: «L'Annam périra le jour où elles seront renversées», ont disparu depuis longtemps.

«Mais les noms de Ba-Tioune-Tiac et de Ba-Tioune-Nhi sont encore dans tous les cœurs, sur toutes les lèvres. Les deux héroïnes, devenues déesses, veillent sur l'Annam sans se lasser jamais.

«Car il y a aujourd'hui mille huit cent cinquante-sept années que le Prince à la Tête Sanglante vint tomber aux pieds des sœurs glorieuses.»

UNE DESCENTE AUX ENFERS

Un jour la belle Miou-Chen s'éveilla d'un long sommeil. Elle était dans une foret sauvage, couchée sur des lotus; à ses pieds dormait un tigre couleur de jade.

Tandis qu'elle promenait autour d'elle ses regards surpris, elle vit venir entre les arbres un jeune garçon à la peau brune et luisante qui portait un étendard claquetant dans l'air et froissant le feuillage.

L'enfant s'approcha d'elle, et, appuyant sur le sol la hampe de sa bannière, il la salua.

– Je viens à toi par l'ordre du seigneur des enfers, dit-il; le grand Roi de Jade admire ta sagesse, et si ton courage est sans défaillance il consent à te laisser franchir la porte de la terrible cité de Fou-Tou-Tchan et visiter son royaume.

Miou-Chen se leva sans trembler, et à travers la sombre frondaison, regarda les étroits lambeaux du ciel bleu.

– En quelque lieu que je me trouve, tant que ma vertu ne faiblira pas, le maître du ciel me protégera, dit-elle.

– Viens donc, dit le jeune garçon, en soulevant la bannière sanglante, le roi des dix enfers t'attend près du pont d'or de Pou-Tien!

Bruyamment il se fraya un chemin à travers les branches et Miou-Chen le suivit.

Ils sortirent de la foret et entrèrent dans une vallée solitaire. Après avoir marché quelque temps, Miou-Chen aperçut un homme assis sur le sol, à l'entrée d'une grotte, et elle s'arrêta surprise, car cet homme était entouré d'une bande de démons qui l'assaillaient, tandis que des scorpions escaladaient son corps. A sa gauche des êtres aux corps de léopards, aux faces effroyables, remuaient des chaînes rougies au feu et secouaient des serpents furieux. Une affreuse diablesse, les seins pendants, la tête chauve, les muscles décharnés, tenait une grenouille par la patte et avec un rire stupide et édenté la faisait gigoter devant les yeux du patient. A sa droite deux jeunes filles d'une beauté surhumaine, magnifiquement parées, mais laissant entrevoir sous leur robe une queue de renard et des pieds difformes, faisaient luire leur beau sourire et leurs regards caressants, tandis que leurs lèvres roses murmuraient de douces paroles.

Miou-Chen dit à renvoyé du roi des enfers:

– Quel est cet homme malheureux?

– Cet homme est le sage Ma-Min. Le grand Roi de Jade lui a envoyé ses diables pour le tenter.

Alors Miou-Chen s'approcha du sage:

– O! Ma-Min, dit-elle, je vois ta pensée immaculée monter de ton front comme une vapeur et former la nuée glorieuse qui t'élèvera au royaume des immortels.

Puis la jeune fille continua sa route vers les enfers. Elle arriva dans la province de Sée-Tchoen, et atteignit le pont d'or qui aboutit à la porte de l'enfer. Comme elle allait le franchir, elle fut contrainte de reculer par une foule tumultueuse d'hommes et de bêtes qui accourait de l'autre extrémité du pont. Et comme elle s'étonnait:

– Tu vois ici ceux qui reviennent à la vie sous une forme nouvelle, lui dit son jeune guide: ces rois superbes étaient autrefois pauvres et vertueux; ces mendiants difformes furent pleins d'orgueil; ces reptiles qui se traînent en sifflant ont été des hommes envieux et sournois; ces oiseaux étaient de jeunes fous au cœur léger et insouciant; quant à cette bande d'ânes qui ruent et braillent, ce sont pour la plupart d'anciens fonctionnaires sans probité.

Lorsque le troupeau bruyant se fut éloigné, Miou-Chen passa le pont et se trouva devant la porte voûtée et jaune, comme une porte impériale, de Fou-Tou-Tchan la cité sévère. De chaque côté de l'entrée deux démons, l'un ayant une tête de bœuf, l'autre une tête de cheval, faisaient sentinelle; un troisième être couleur de suie, et dont la tête était en fer, balayait le seuil. A l'approche de la jeune fille il s'écarta et les portes s'ouvrirent. Elle entra; derrière elle, avec un retentissement plaintif, les lourds battants retombèrent.

Elle longea les larges rues de la ville de justice, suivant la foule des nouveaux morts que des soldats poussaient vers le palais des jugements suprêmes. Elle vit à l'angle des carrefours ainsi que des monceaux de débris inutiles, de vieux registres déchirés, des instruments de torture rompus par l'usage, et qui n'étaient plus bons; mais plus loin des forgerons actifs battaient l'enclume et tordaient le fer.

Le jeune garçon qui guidait Miou-Chen pénétra dans la salle d'un vaste palais, et la jeune fille après lui. Elle aperçut alors le Roi de Jade sur son trône, elle admira sa coiffure frangée de perles et son visage couleur d'orange mûre, respirant la franchise et l'équité. En face de lui, sur une estrade, se dressait le tribunal dernier auquel siégeait le grand juge Loun-Yo, sous deux bannières flamboyantes d'étoiles, assisté de nombreux serviteurs feuilletant et mettant en ordre les dossiers des morts appelés. Tout autour de la salle étaient assis les mandarins de l'enfer: Fou-chou, porteur de la lance a trois dards; Pen-Tchan, le gourmand, le pou-sah de la bonne chère; Ti-Tsan, prêtre du culte infernal, et Ta-Tcha, l'espion nocturne qui enregistre les insomnies et les rêves criminels.

Le Roi de Jade salua Miou-Chen et lui dit:

– Veux-tu, jeune fille, descendre avec moi les soixante-douze degrés de l'enfer.

Elle fit signe que oui et le roi se leva de son trône. Miou-Chen vit alors au milieu de la salle un gouffre béant, et les premières marches d'un escalier de pierre. Le roi commença à descendre; elle le suivit et s'enfonça tremblante et pâle dans les lourdes ténèbres de l'enfer.

Bientôt, des hurlements et des sanglots s'élevèrent comme une bouffée amère. La jeune fille vit au-dessous d'elle un précipice peuplé de serpents, de dragons et de monstres furieux: un pont étroit le traversait et était gardé par le démon de cet enfer assisté d'un guerrier à tête de bœuf, portant un écriteau où l'on voyait écrit: «le Bien et le Mal». Les damnés étaient poussés vers ce pont et, trébuchants, pleins d'épouvante, ils tombaient, avec des cris d'horreur, sur les gueules béantes et avides.

– Ceci est la première région de la pénitence, dit le roi; tu vois les ambitieux cruels et gonflés d'orgueil.

Et il continua à descendre.

Elle vit alors un démon pâle et immobile assis sur un trône de glace, le corps couvert de neige; autour de lui était un lac glacé, et, comme prises dans des cangues de cristal, les têtes violacées des condamnés, dont les dents claquaient avec un bruit sinistre, dépassaient à des intervalles égaux la surface dure de l'étang.

Miou-Chen pleurait et ses larmes se figeaient sur ses cils.

– Ces hommes sont les avares et les riches implacables, qui laissèrent mourir de froid, à la porte de leur palais, les mendiants qui suppliaient, dit le Roi de Jade.

Ils atteignirent le troisième enfer où étaient torturées des femmes attachées à des poteaux. Plusieurs démons au corps sanglant leur arrachaient les entrailles et les remplaçaient par des charbons ardents, ensuite ils recousaient la peau.

– Celles-ci sont les épouses adultères. Que leurs entrailles coupables subissent le remords brûlant:

Et le roi s'enfonça vers la quatrième région. Là se trouve une vaste mer de sang, dans laquelle se débattent une foule d'hommes et de femmes, tandis que sur ses flots épais navigue la nacelle du diable de cet enfer. Ce diable était entièrement vêtu de blanc et portait sur la tête un immense chapeau conique. Lorsque les damnés s'approchaient pour escalader la barque, il écarquillait les yeux, tirait la langue, et en se tordant de rire les repoussait d'un coup de pied. – Tu assistes au supplice des débauchés et des femmes de mauvaises mœurs, dit le roi: ce diable blanc, c'est Ti-Fan, qui préside aux orages.

Miou-Chen descendit encore quelques marches, et vit le cinquième enfer, dont le sol est pavé de glaives et de lames tranchantes, sur lesquels les démons font courir sans relâche les juges iniques et les calomniateurs.

Le sixième enfer est le plus terrible. Le diable qui le régit, avec sa face borgne couleur d'ébène, hérissée de poils rouges, est le plus redoutable des diables. Sous ses ordres, les damnés, emprisonnés dans une auge de bois, sont sciés lentement et méthodiquement avec une soie édentée.

En pénétrant dans cette région, Miou-Chen soupira, et mit la main sur ses yeux, mais le Roi de Jade lui dit:

– Ne gémis pas ainsi, jeune fille, car ces hommes sont des parricides.

Elle descendit rapidement l'escalier lugubre et atteignit le septième enfer où les victimes hurlaient dans l'huile bouillante.

Ceux-ci sont les empoisonneurs.

La jeune fille, le cœur plein de tristesse, versant des flots de larmes, arriva au huitième cercle, et vit qu'un énorme coutelas, se levant et s'abaissant, tranchait en mille morceaux le corps des voleurs et des assassins.

Dans la neuvième région infernale, des meules de fer broyaient les incendiaires, tandis que des chiens furieux léchaient le sang et arrachaient les lambeaux de chair aux suppliciés.

Elle atteignit enfin le dernier des dix enfers, où l'on brise les dents dans la bouche des menteurs, et où les langues sont arrachées avec des fers rouges. Là, elle se jeta à genoux, et tordant ses bras, cria:

– A-Mi-To-Fo!2

Puis, perdue dans une prière ardente, elle demeura longtemps immobile.

Alors, lentement une pluie de lotus descendit sur le sol; de cercle en cercle, on entendit les cris de rage des démons et le bruit des instruments de torture qui se brisaient; les damnés délivrés de leurs souffrances entonnèrent des chants d'allégresse dont le bruit s'envola vers le ciel occidental.

Miou-Chen est vénérée aujourd'hui, en Chine et au Japon, sous le nom de Kouanine ou Kouan-Chi-In. C'est la Déesse de la Miséricorde.

LA TUNIQUE MERVEILLEUSE

HISTOIRE CHINOISE
I

Un matin du plus froid hiver dont se souviennent les habitants de Nankin, une bande de jeunes gens descendaient de la ville noble vers le faubourg de Tsié-Tan, avec un grand bruit de voix et d'éclats de rire. Il faisait à peine jour, aucune boutique ne s'ouvrait encore; les rues étaient désertes, et un tel froid retenait au lit les dormeurs que, pour être levé à une pareille heure, il fallait ne pas s'être couché.

C'était le cas de ces jeunes hommes, qui faisaient claquer leurs semelles sur les dalles des rues et conversaient bruyamment sans respect pour le sommeil d'autrui; ils venaient de boire et de se divertir toute la nuit, à l'occasion du mariage d'un de leurs amis. Échauffés par le vin de riz, ils ne sentaient pas le froid, contre lequel les protégeaient d'ailleurs les plus belles et les plus chaudes fourrures. Les uns avaient leur manteau de soie doublé de renard noir, d'astrakan blanc, de rat de Chine; les autres, de peau de lynx, de cerf ou de pélican: un seul portait, comme s'il eût été prince, du dragon de mer, cette merveilleuse fourrure qui n'a pas sa pareille. Tous avaient des bottes de satin noir fourrées et des capuchons de velours, plus ou moins brodés, par-dessus leur calotte.

Ces jeunes gens étaient arrivés au faubourg Tsié-Tan, tout en continuant à rire et à causer. – Chut! mes amis, nous approchons, dit, un doigt sur ses lèvres, celui qui marchait en avant. Ce jeune homme était le moins somptueusement vêtu de la joyeuse bande, mais c'était le plus charmant de visage et de tournure.

– Bambou-Noir, a raison, dit un autre; adoptons l'allure silencieuse des poissons qui glissent dans le fleuve blanc.

Tous se turent et se mirent à marcher, avec des précautions exagérées, le long de la muraille. – Voici la maison de Rouille-des-Bois, reprit Bambou-Noir, cent pas plus loin.

Bambou-Noir appela d'un geste un domestique qui suivait à quelque distance les jeunes seigneurs. Le domestique s'avança; il portait un rouleau de papier de diverses couleurs et un pot a colle.

On déroula les papiers, et, avec des rires étouffés, les jeunes fous s'approchèrent de la maison désignée par Bambou-Noir.

Elle était d'assez belle apparence, mais délabrée et mal entretenue. L'émail vert de la petite toiture, retroussée aux angles, qui formait auvent au-dessus de la porte, était écaillé et manquait par places, les murs se fendillaient, et l'on ne distinguait plus de quelle couleur ils avaient été peints, sous les mille éclaboussures qui la couvraient. La rouille dévorait la tortue de fer qui servait de marteau; on voyait enfin que le propriétaire refusait à sa demeure les réparations qu'elle réclamait impérieusement.

Une affiche, d'un beau rouge pourpre éclatant, apparut bientôt sur le ton sale de la porte. De gros caractères, élégamment tracés, s'alignaient en colonnes.

«Chaque être, chaque chose, disaient-ils, porte le nom qui lui convient; jamais on n'a vu une souris se faire appeler cheval, ni un monceau de fumier prendre le nom d'une fleur parfumée. Alors, pourquoi Rouille-des-Bois, le vénérable propriétaire de cette maison, n'est-il pas nommé: l'Avare, le Ladre, l'Esclave-de-Ses-Sacs, ou de quelque autre titre analogue?»

Une affiche bleue s'était étendue au-dessous de l'affiche rouge.

«Écoutez une jolie histoire, disait celle-ci. Un vénérable avare du faubourg de Tsié-Tan fut prié à dîner par un seigneur de la haute ville: l'avare accepta l'invitation, et, le jour venu, mangea avec grand appétit et but au point qu'il fallut le rapporter chez lui. Les convives qui assistaient au dîner se hâtèrent, l'un après l'autre, de rendre au noble seigneur sa politesse; chaque fois l'avare fut invité, et il dîna successivement chez tous les convives du noble seigneur. Depuis lors, bien des lunes se sont écoulées, et, chaque matin, le noble seigneur interroge ses domestiques:

« – N'est-il pas venu une invitation de la part du vénérable avare?

« – Non, maître.

«Et le seigneur fronce le sourcil. Quelquefois il fait battre ses domestiques, mais ceux-ci jurent, sur les mânes de leurs ancêtres, qu'ils n'ont point égaré l'invitation, car elle n'est jamais venue. A-t-on jamais entendu parler, dans l'Empire du Milieu, d'un pareil oubli des convenances?»

Le jeune homme dont les épaules étaient élargies par la douce épaisseur de la peau du dragon de mer, s'appuyait sur Bambou-Noir, et relisait la seconde affiche.

– Ami! ami! dit-il à demi-voix, faut-il que nous t'aimions pour nous exposer ainsi à nous voir forcés de goûter à la cuisine de ton oncle vénérable!

– Certes, dit Bambou-Noir, l'ordinaire des mendiants et des vagabonds, qui sortent le matin de la maison des Plumes-de-Poules3 est préférable à celui où l'avarice a réduit ce malheureux homme; le fricot que se préparent les prisonniers, de leur main un instant désenchaînée, vaut mieux encore que celui fricassé par le pauvre Cerf-Volant, son domestique, qui a bien de la vertu de ne pas dévorer, avant de la servir, la maigre pitance, dont il n'a que les restes.

– Aïe! aïe! Tu nous épouvantes, dit l'un des jeunes gens, mais nous serons courageux. Que ne ferait-on pas pour obliger un ami?

– Je ne veux pas votre mort, dit Bambou-Noir, en riant; n'allez pas oublier de dîner copieusement avant de vous rendre à l'invitation de cet avare.

– Bon! bon! Nous dînerons d'avance, dirent les jeunes seigneurs, en étouffant leurs rires. – Éloignons-nous, dit l'un deux; voici que l'on commence à ouvrir les boutiques et le soleil fait étinceler le givre au bord des toits.

Bambou-Noir poussa un soupir et leva les yeux vers les treillis d'une fenêtre.

– Tu vas réveiller Perle-Fine, avec tes soupirs, dit le jeune homme aux belles fourrures.

– Ah! si je pouvais voir seulement le bout de son ongle, ou l'ombre de sa petite main, sur le papier de la fenêtre.

– Allons, patience! Si notre complot réussit, Perle-Fine sera bientôt ta femme.

Tous les jeunes gens s'éloignèrent et, avant de disparaître à l'angle d'une rue, ils jetèrent un dernier coup d'œil à la maison de Rouille-des-Bois.

Quelques passants s'étaient arrêtés devant les affiches et les lisaient, en se tenant les côtes de rire. L'un deux souleva le marteau de la porte et le laissa retomber bruyamment, puis tous s'enfuirent, dans toutes les directions.

II

Une vieille tête pointue et maigre, qui semblait taillée dans un ivoire centenaire, se glissa par l'entrebâillement d'une fenêtre et regarda en dehors. Au même moment un serviteur ouvrit la porte et promena ses regards surpris sur la solitude de la rue.

Ce serviteur était un jeune garçon, mince comme une tige de bambou, long, effaré, silencieux. Dès la première lune d'hiver, gelé jusque dans la moelle de ses os, il tremblait toujours comme un chien mouillé, mais ne s'imaginait même pas qu'on pût songer à se chauffer. Rouille-des-Bois l'avait élevé. A l'appel de son maître il se précipitait désespérément, les bras étendus, comme si un malheur était arrivé, et recevait l'ordre sans rien dire. Il remuait seulement ses grands yeux épouvantés et reparlait subitement avec le même geste de désespoir. Pour lui, la vie était quelque chose d'incompréhensible et de terrible.

A la vue de ces affiches bariolant la porte, il sortit de son mutisme: les bras au ciel, il poussa une longue exclamation.

– Qu'est-ce donc, Cerf-Volant? dit le vieillard qui regardait d'en haut.

– Venez, s'écria Cerf-Volant, qui ne savait plus par quel geste exprimer son effroi.

Rouille-des-Bois retira sa tête, ferma la fenêtre et descendit. On entendait des grincements de clefs et de verrous tirés.

– Quoi donc? quoi donc? dit l'avare en apparaissant dans le cadre de la porte. Nous a-t-on volé la tortue de fer, ou quelque autre ornement extérieur?

Cerf-Volant attira son maître dehors et referma à demi la porte, pour bien la mettre en lumière; puis il appuya ses mains sur ses tempes, comme s'il eût voulu empêcher sa tête d'éclater en face d'un pareil malheur.

– Oh! oh! s'exclama l'avare, prend-on ma maison pour le pilier public, ou bien, quelque poète sans renommée a-t-il choisi ma porte pour éditeur? En ce cas, il me payera une redevance.

Et Rouille-des-Bois, tirant de la manche de sa houppelande, en peau de mouton, râpée jusqu'au cuir, une énorme paire de lunettes, se la campa sur le nez.

A mesure que le sens des caractères arrivait à son esprit, le visage de l'avare s'allongeait démesurément, comme s'il eût été reflété par une de ces boules en cuivre poli qui ornent les balustrades.

– Hein! on m'insulte, murmura-t-il; on me couvre de honte, on me déshonore, moi, un homme vénérable, qui ai passé soixante ans et qui mérite le respect! Avare! ladre! et cela parce que je suis pauvre et économe!

Les passants, de plus en plus nombreux, s'arrêtaient curieux.

Rouille-des-Bois arracha les affiches et fut sur le point de les jeter dans le ruisseau; mais il se ravisa en songeant que l'on pourrait en faire du feu. Il rentra chez lui en fermant la porte avec colère.

– Que se passe-t-il donc, mon oncle? Pourquoi sembles-tu irrité? dit une jeune fille toute pâle de froid, qui entra d'un autre côté dans le salon d'honneur, au moment où Rouille-des-Bois y pénétrait.

– Faites donc le bien, s'écria le vieillard, très animé, recueillez des orphelins, comme j'ai recueilli Perle-Fine, soyez poli avec tout le monde, charitable comme Miaou-Chen4, – n'ai-je pas, l'an dernier, distribué un bol de riz entre toute une armée de mendiants? – pour être traité comme l'on me traite, pour recevoir cette récompense!

Et il jeta au milieu du salon les deux affiches dont il avait fait une boule.

Perle-Fine les ramassa et les déplia. Tandis qu'elle les lisait, en tachant de reconstruire le sens à travers les déchirures, Cerf-Volant jeta quelques charbons ardents dans un grand réchaud de cuivre, à moitié empli de cendres. Mais ce maigre feu, par un froid pareil, était une amère ironie; il semblait geler lui-même dans celte grande pièce glaciale, que cinquante réchauds eussent à peine chauffée.

Cette salle avait été décorée, jadis, par les parents de Rouille-des-Bois, et gardait encore un air d'élégance. Une frise de bois rouge, toute découpée, courait autour des murs, près du plafond, où des poutrelles, autrefois peintes et dorées, s'entrecroisaient. La tenture était une vieille étoffe toute déteinte, mais on apercevait encore des traces de broderies. Seuls les meubles en bois de fer sculptés s'étaient embellis en vieillissant, mais quelques-uns boitaient. Dans un enfoncement, élevé d'une marche, apparaissait le banc d'honneur, sur lequel on fait asseoir les visiteurs; il était recouvert d'un petit matelas, plat comme une galette, que cachait une natte en fibre de bambou, toute effiloquée. C'était dans ce coin, un peu abrité des vents coulis, que Perle-Fine se tenait le plus souvent; elle transportait là le réchaud et déployait devant l'ouverture de l'enfoncement un vieux paravent dont la laque s'écaillait. Des poutrelles du plafond pendaient çà et là quelques grosses lanternes poussiéreuses.

– Eh bien! mon oncle, dit Perle-Fine, en levant vers Rouille-des-Bois ses grands yeux obliques, frangés de cils superbes, il est bien facile de faire cesser cet affreux scandale; il faut rendre à vos amis la politesse qu'ils vous ont faite.

– C'est cela que tu as trouvé? dit le vieillard, en haussant les épaules.

– Songez à votre dignité. Oseriez-vous paraître dans la rue, avec la crainte d'être insulté par les passants?

– Puisque j'ai arraché les affiches, on ne les lira pas.

– Peut-être les a-t-on lues déjà, dit la jeune fille.

Rouille-des-Bois baissa la tête un instant, mais il n'était pas encore bien convaincu.

– Cerf-Volant! s'écria-t-il, va donc rôder sur le marché, et tâche de savoir si l'on est au courant de mon malheur.

Cerf-Volant leva les bras au ciel et s'enfuit. L'avare se mit à marcher à grands pas par la chambre autant pour se réchauffer que pour calmer son agitation. Mais le jeune serviteur ne demeura pas longtemps absent; il rentra précipitamment, tout effaré, les vêtements souillés de neige à demi fondue.

– Savoir, dit-il, Méchants!.. Battu!..

Le pauvre garçon, lui, était avare de paroles; il ne prononçait jamais qu'un mot à la fois.

– Comment! on t'a battu, mon pauvre Cerf-Volant? dit Perle-Fine.

Cerf-Volant fit signe que oui et montra les projectiles de neige qui s'étaient écrasés sur lui. – Il faut se soumettre, dit Rouille-des-Bois, en soupirant; ils seraient capables de me traiter de même. Tous ces gens-là veulent ma ruine et ma mort.

– Voyons, mon oncle, vous ne mourrez pas pour avoir donné un dîner, une fois dans votre vie.

– Ah! toi, si on t'écoutait, s'écria l'avare, nous serions bientôt réduits à la mendicité. On dirait vraiment que tu me crois riche.

La jeune fille eut un sourire, mais, sans répondre, elle alla prendre du papier rouge dans un tiroir.

– Allons, faites vos invitations, dit-elle.

– Voilà bien longtemps que je n'ai tenu un pinceau, dit Rouille-des-Bois, la main me tremble, écris toi-même.

Perle-Fine s'assit et saisit le pinceau entre ses petits doigts aux ongles longs.

L'opération fut laborieuse: à mesure que Cerf-Volant délayait le bâton d'encre, l'encre gelait. La jeune fille disait tout haut les noms qu'elle traçait sur le papier rouge. Chaque nom arrachait un soupir à Rouille-des-Bois.

– Celui-là, c'est un avale-tout, disait-il, il mange jusqu'à ce qu'il étouffe; cet autre est altéré comme le sable des steppes de Tartarie; quant à celui-ci, il jette à poignées les liangs d'or comme si c'étaient des cailloux: le jour où j'ai dîné chez lui, on n'a pas servi moins de quatre-vingt-douze plats; te souviens-tu, Cerf-Volant?

– Oui!.. fit Cerf-Volant, les yeux au ciel.

Il avait partagé avec les autres serviteurs les reliefs du festin, et s'était donné ce jour-là une délicieuse indigestion, la seule qu'il eût eue de sa vie.

– N'oublions pas d'inviter le seigneur Bambou-Noir, dit la jeune fille. Il a la langue bien pendue, et, tandis qu'il parle, on oublie de manger.

Cette raison sembla décider Rouille-des-Bois, qui avait fait d'abord un geste de dénégation. – A-Mi-To-Fo! s'écria-t-il, lorsque les invitations furent prêtes, que voilà une belle aventure! N'était-ce pas assez d'avoir à nous nourrir nous-mêmes? Faut-il donc encore donner la becquée à ces jeunes fous qui, non contents de leur faim de lion, prennent des drogues pour s'aiguiser l'appétit?

Cerf-Volant, tout frissonnant de froid, prit les papiers rouges, soigneusement plies, et s'en alla pour les porter à leur adresse.

III

Quelques jours plus tard, Perle-Fine emmitouflée dans plusieurs robes, et soufflant dans ses doigts, était assise auprès d'une petite table sur laquelle était posé un livre ouvert qu'elle lisait à demi-voix.

«Les qualités qui rendent une jeune fille aimable sont au nombre de quatre: la vertu, la simplicité, la modestie et la beauté.»

Elle quitta le livre pour aller se regarder dans un vieux miroir, un peu trouble, et elle trouva qu'elle n'était pas trop laide à voir.

– La beauté, se disait-elle, c'est la seule qualité qu'il serait impossible d'acquérir. Si ce miroir ne ment pas trop, et s'il est vrai que j'aie un peu de celle-là, je suis sûre d'avoir les autres, tant je me suis appliquée à les posséder. Alors! je suis une jeune fille aimable!.. Eh bien! à quoi cela me sert-il? continua-t-elle tristement; à mourir d'ennui et de froid, chez mon vieil oncle que torture l'avarice, et qui jamais ne consentira à me marier, à cause des frais de la noce.

Le froid augmentait de plus en plus. Perle-Fine se leva, fit quelques pas rapides pour se réchauffer, et ensuite continua son triste monologue.

– Pourquoi m'avoir nommée Perle-Fine, puisque cette perle restera, sans doute, enfermée dans un vilain écrin que personne n'ouvrira jamais.

Elle regardait le soleil rougir la neige.

– Un jour, dit-elle, la neige poudrera ma tête sans que j'aie connu ni le printemps ni l'été.

A ce moment, le son d'une flûte se fit entendre. La jeune fille, étonnée que quelqu'un eût les doigts assez dégourdis pour jouer de la flûte, dehors, par un froid pareil, crut d'abord que c'était là quelque mendiant.

– Oh non, pensa-t-elle bientôt, il joue trop bien … C'est l'air du Cormoran fidèle… Et machinalement, elle chantonnait:

 
Sur un seul pied, près de la rive,
Le Cormoran t'adorera
Aussi longtemps que coulera
Belle rivière, ton eau vive …
 

A ce moment, Bambou-Noir entra brusquement par la fenêtre, et la referma. Perle-Fine, plus morte que vive, se mit à crier:

– Au secours! au voleur!

Elle chercha à gagner la porte d'entrée, mais Bambou-Noir, d'un geste suppliant, l'arrêta en disant:

– Ne criez pas, je vous en conjure; je ne suis pas un voleur.

– Allez-vous en! Allez-vous en! répéta la jeune fille.

– Perle-Fine, écoutez-moi, j'ai risqué ma vie pour vous parler.

– Comment savez-vous mon nom? dit Perle-Fine, qui êtes-vous? Votre présence ici m'outrage.

2.O grand Bouddha!
3.C'est une sorte d'asile public où dorment les mendiants et les vagabonds. Il se compose d'une seule pièce dont le sol disparaît sous un amas de plumes de poules.
4.La déesse de la Compassion.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
13 октября 2017
Объем:
180 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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