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Читать книгу: «Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires», страница 23

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XIX
«ALEA JACTA EST»

Le soir même, le Sea-Gull entrait dans le port de Santa-Cruz, et s'amarrait à quai, en face d'un dock. Après l'allumage des feux de position, Maître Ross nous réunit tous et nous adressa le petit speech suivant:

– Vous savez, sans doute, que nous allons demeurer ici une huitaine… peut-être plus… Nous allons donc profiter de cette relâche pour briquer le pont, et faire les cuivres. Il faudra aussi laver les voiles et, quand la toilette de l'extérieur sera faite, nous nous occuperons de l'entrepont et de la cale. Je ne veux point cependant vous traiter en esclaves. Je suis un brave homme, moi, et tous mes matelots sont mes enfants… Je vais établir un roulement… Un jour, ce sera la bordée de tribord qui sera libre, un autre jour, celle de bâbord… Seulement, je vous préviens, celui qui rentrera en état d'ivresse sera bouclé jusqu'à l'appareillage… Quant aux cuisiniers (et il désigna Zanzibar et moi), ils seront exempts de service un jour sur deux, à tour de rôle… Ceux qui voudront toucher une avance sur leur décompte n'auront qu'à venir me trouver… Je sais ce que c'est que s'amuser, j'ai été jeune, moi aussi… Rompez, mes enfants.

Je n'avais jamais vu le capitaine Ross si aimable… Je crois qu'il avait peur que quelques-uns de ses marins ne le quittassent pour s'engager sur un «bananier». Les engagements contractés à bord du Sea-Gull n'avaient pas été visés par l'Inscription maritime, et il n'avait, par conséquent, aucun moyen de retenir ses hommes.

Je trouvai Zanzibar désolé. Il se faisait une fête, le pauvre nègre, de descendre à terre avec moi pour «rigoli un pitit peu», et voilà que le capitaine nous consignait l'un après l'autre à la cuisine. Cette décision n'était pas pour me déplaire, car j'avais besoin d'être seul, aussi bien à bord qu'à terre. Le grand coup que je méditais devait être préparé en secret. Zanzibar ne m'eût pas trahi, cela était certain, mais il m'eût gêné, et j'étais heureux de me sentir libre.

Il était facile maintenant d'aller à terre… Il suffisait pour cela de franchir la passerelle qui reliait le navire au quai. Je n'abusais cependant point des «sorties», car je craignais que, pendant mon absence, mes deux Pickmann ne commissent quelque imprudence.

Chaque fois que je les voyais, ils me demandaient si j'avais aperçu le passager qu'ils désignaient maintenant sous le nom de Dickie, et sur lequel ils me fournirent un tas de renseignements stupides. Ne fallait-il point qu'ils parussent documentés sur ce parent scélérat qui convoitait leur fortune?

Et les niais se figurant que je «donnais dans le panneau», comme on dit vulgairement, me bourraient le crâne avec ardeur. Ils allaient même un peu fort, surtout Mme Pickmann, qui s'était prise pour moi d'une chaude… trop chaude amitié et m'embrassait avec une passion vraie ou simulée dès que je me trouvais seul avec elle.

Allait-elle me proposer aussi d'assassiner son mari? Ma foi, je commençais à le croire.

Mme Pickmann était certes une assez jolie brune, bien qu'elle fût déjà un peu marquée, mais elle ne «m'inspirait» guère car j'aime les femmes avec lesquelles on peut encore causer, quand on a fini de rire, et la conversation de cette opulente lady était d'une banalité désespérante. Son mari lui était certainement supérieur, quoiqu'il n'eût rien d'un intellectuel. C'était un gros roublard, capable de rouler certaines gens, mais absolument sans défense lorsqu'il se trouvait en face de quelqu'un qui le dominait. Il était, de plus, dépourvu de sens moral, on en a eu la preuve. Trop lâche pour se débarrasser d'un ennemi, il n'hésitait pas à payer pour le faire supprimer. J'avais éprouvé, je l'avoue, quelque pitié pour lui, en le voyant effaré, larmoyant, tassé dans son fauteuil comme un impotent, mais à présent, il me dégoûtait, et sa vue même m'était odieuse.

Heureusement que j'allais bientôt lui tirer ma révérence.

En attendant que tous mes «préparatifs» fussent terminés, je continuais de le terroriser en lui parlant du passager imaginaire, ce Dickie qui faisait, paraît-il, le déshonneur de la famille Pickmann.

Chaque matin, je lui rendais compte des faits et gestes de Dickie… Tantôt, je l'avais aperçu en ville, tantôt je l'avais surpris rôdant dans la coursive d'entrepont.

– Ce misérable, me dit un soir Pickmann, a dû s'entendre avec le capitaine, et lui promettre une forte prime…

– C'est possible, répondis-je…

– Alors, ce Ross serait un affreux gredin… J'ai bien envie de le faire appeler et de lui demander de quel droit il a accepté un étranger sur un bateau qui m'appartient pour deux mois encore…

– Gardez-vous en bien… Si vous voulez tout compromettre, vous n'avez que ça à faire… Au lieu d'avoir un ennemi, vous en aurez deux à bord, et, ma foi, je ne réponds plus de rien…

– Oui, Colombo a raison, intervint Mme Pickmann, ce serait la dernière des gaffes… Laisse donc agir Colombo… C'est un homme intelligent, lui, et qui a de la décision.

Certes, j'avais de la décision, elle allait bientôt s'en apercevoir! Cependant, il fallait se hâter. Le capitaine Ross avait eu la chance de trouver un mât de goélette qui, une fois raboté à sa base, s'adapterait parfaitement dans l'emplanture de l'ancien, et sous deux jours au plus tard, le Sea-Gull serait en état de reprendre la mer.

Le lendemain (c'était mon tour de sortie), je fis dans une boutique de Santa-Cruz achat d'un revolver d'occasion, puis me rendis sur le quai, à un endroit où l'on procédait au chargement des bananes. Il y avait là deux vapeurs espagnols: la Dona-Isabelle et le Pescador… J'appris par un homme d'équipage, un Anglais comme moi, que ces deux bateaux se rendaient à Cadix, et que l'équipage de l'un, le Pescador, n'était pas au complet. Je me fis présenter au capitaine, un gros homme à la figure couturée de cicatrices, et qui baragouinait un peu d'anglais.

– Il me faut un soutier, un graisseur et un aide-chauffeur, me dit-il.

– Je puis, répondis-je, remplir l'office de soutier…

– Je le pense bien, dit-il en riant… ce n'est pas un métier qui exige un long apprentissage… Nous partons vendredi, c'est-à-dire dans trois jours… Apportez-moi vos papiers au moment de l'appareillage… Soixante-quinze pesetas par semaine… Ça vous va?

– Oui, capitaine.

– Bien… entendu… Au revoir!..

J'étais «embarqué». Il ne me restait plus qu'à trouver des papiers, mais j'espérais bien m'en procurer à bord du Sea-Gull. Il me suffirait pour cela d'aller faire une petite «perquisition» dans le gaillard d'avant.

Cette nuit-là, je dormis mal. Le plan que j'allais mettre à exécution était des plus audacieux, et aussi des plus délicats. Il s'agissait de ne rien laisser au hasard. Je répétai mentalement plus de dix fois la scène que j'allais jouer dans quelques heures, car j'avais appris en revenant à bord que le Sea-Gull, complètement réparé, se remettrait en route le lendemain dans l'après-midi. A côté de moi, Zanzibar ronflait comme un orgue, et j'enviai la sérénité de ce bon nègre. Moi, j'allais me relancer dans l'aventure, et Dieu seul savait comment tout cela finirait.

Vers le matin, je m'assoupis, et dormis une heure environ, mais quand je m'éveillai (j'ai toujours eu le réveil triste), je vis tout en noir… Je n'avais plus aucune confiance en moi, et une crainte que le raisonnement n'arrivait pas à vaincre me revenait continuellement à l'esprit.

Je me levai, et après avoir bu un thé fortement additionné d'alcool, je retrouvai un peu d'énergie.

– Ti pas bien gai ci matin, me dit le brave Zanzibar… Ti pas content quitti Santa-Cruz… Ti malade, peut-être?

– Non… mais j'ai mal dormi.

– Mi trop ronfli, s'pas? Ti fallait siffli, si ronflais trop fort…

Le bon Zanzibar avait une mine piteuse, mais sa gaîté naturelle reprit bien vite le dessus, et il s'efforça, par mille contorsions grotesques, de me dérider un peu.

Je m'étais attaché à ce brave garçon, et cela me faisait de la peine de l'abandonner. J'eus un moment l'idée de l'emmener avec moi, mais j'y renonçai… Seul, j'aurais sans doute bien du mal à me tirer d'affaire, mais avec un nègre pour compagnon, je risquais de compromettre ma manière qui est, on le sait, de «passer inaperçu».

Pendant deux heures, j'errai comme une âme en peine dans la coursive d'entrepont, puis, profitant d'un moment où les hommes étaient réunis en haut pour l'appareillage, je me glissai dans le gaillard d'avant. Il y avait là une dizaine de hamacs roulés sur leurs garcettes, et, en face de ces hamacs, le long de la cloison, des boîtes de bois noir portant toutes une étiquette, et dans lesquelles les matelots serraient leurs effets de petit équipement et leurs papiers.

Sur l'une de ces étiquettes, je lus un nom: Jim Corbett. J'ouvris la boîte qui était simplement fermée au moyen d'une petite lanière de cuir passée dans deux pitons, m'emparai des papiers de Corbett, que je mis vivement dans la poche de ma vareuse, et regagnai aussitôt la coursive. Il était temps. Déjà l'escalier du panneau avant craquait sous l'énorme poids de Cardiff.

J'allai retrouver Zanzibar, qui était en train de préparer le déjeuner de l'équipage… et celui de M. et Mme Pickmann.

– Ah! ti voilà, s'écria le nègre, ti sais, nous partir midi…

– Comment cela? m'écriai-je… De qui tiens-tu ce renseignement?

– De missié Cardiff… Li a dit faire déjeuner pour dix heures et demie…

Je regardai l'heure au coucou de notre cabine. Il était neuf heures vingt. Je m'habillai à la hâte, car j'étais encore en tenue de corvée, puis, quand je fus prêt, je pris un flacon de rhum, remplis deux petits gobelets d'étain que je pris sur une étagère, et dis à Zanzibar:

– A ta santé! mon vieux…

– A la tienne! missié Colombo, répondit le brave nègre en me regardant avec étonnement… Ti bois beaucoup de rhum aujourd'hui!

– Oui, Zanzibar… car je me sens un peu malade, et j'ai besoin de me redonner du cran… beaucoup de cran…

Nous trinquâmes. Zanzibar vida son gobelet d'un trait, le reposa sur la planchette placée à côté du fourneau, et me regarda longuement. On eût dit que le pauvre garçon devinait que j'allais le quitter…

– Ti tout drôle, missié Colombo, me dit-il… ti devrais ti couchi un peu…

Il était maintenant neuf heures et demie. Je m'assurai que mon revolver était toujours dans ma poche, tirai de mon carnet une carte que j'avais précieusement conservée, sans me douter qu'un jour elle me serait si utile, et je m'engageai dans le couloir cloisonné conduisant au logement de M. et Mme Pickmann.

Devant la porte, je me recueillis un instant, puis je frappai.

Ce fut Pickmann qui vint m'ouvrir.

– Ah! Colombo… mon cher Colombo, s'écria-t-il, quoi de neuf, ce matin?

Sans répondre, je fermai la porte au verrou, puis tendant à Pickmann la carte d'Allan Dickson, cette carte que le grand détective m'avait remise naguère à la station de Waterloo, je prononçai, d'un ton solennel:

– Richard Stone… au nom du Roi, je vous arrête!

XX
UNE SCÈNE NAVRANTE

Pickmann se retint à un meuble pour ne pas tomber… Il voulut parler, mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge…

Ce fut sa femme qui, la première, parvint à articuler quelques paroles:

– Colombo… mon petit Colombo… Voyons… vous voulez plaisanter… vous savez bien que nous sommes d'honnêtes gens.

– Richard Stone, répétai-je… au nom du Roi, je vous arrête…

Pickmann se ressaisit:

– D'abord, pourquoi m'appelez-vous Richard Stone?.. mon nom est Pickmann…

– Richard Stone, répliquai-je (et j'appuyai sur les syllabes), inutile de nier… je sais tout… C'est vous le voleur de la Banque d'Angleterre… Je vous ai reconnu, quand vous vous êtes embarqué à Southampton… J'avais en poche votre signalement ainsi que celui de votre maîtresse…

– Pardon, se récria la femme, je suis l'épouse légitime de M. Pickmann.

Je crus inutile de répondre… Posant ma main gauche sur l'épaule de Richard Stone, je repris, en enflant la voix:

– Préparez-vous à me suivre… Mais auparavant, veuillez me remettre les clefs de vos malles…

– Voici, fit Stone d'une voix blanche, en me tendant un trousseau de clefs.

– C'est bien… passez devant moi… et vous aussi, madame…

– Oh! mon petit Colombo, gémit la triste compagne du voleur.

– Il n'y a plus de Colombo, répondis-je sèchement… vous avez devant vous M. Allan Dickson, détective… Allons, hâtons-nous…

– C'est dégoûtant d'agir ainsi, murmura Mme Pickmann.

– Il est encore plus dégoûtant, répliquai-je, en la regardant sévèrement, de s'approprier le bien d'autrui.

Pickmann ne disait rien. Tout à coup, il fit un signe à sa femme, mais j'avais deviné leurs intentions: ils voulaient se jeter sur moi.

Braquant sur l'homme le canon de mon revolver, je dis d'un ton sec:

– A la moindre velléité de résistance, je vous tue sans pitié… c'est mon droit.

Les Pickmann étaient atterrés.

– Allons… ouvrez-moi vos malles!

Nous étions maintenant dans la chambre à coucher.

Il y avait là une armoire en pitchpin encastrée dans la cloison et formant placard.

Mes anciens «amis» avaient maintenant une mine si bouleversée que, vraiment, ils me faisaient de la peine, mais ce n'était pas le moment de se laisser apitoyer… Il fallait mener cette affaire vite… et bien.

Docilement, avec des gestes maladroits, l'homme sortait d'une malle de pauvres nippes toutes fripées, du linge commun, sans marque, et qui avait encore la raideur du neuf. La femme s'était jetée dans un fauteuil, et sanglotait, la tête entre les mains.

J'étais de plus en plus ému devant cette détresse, et dus me faire violence pour continuer à jouer mon rôle… Ces gens, après tout, avaient été bons pour moi, ils me considéraient comme leur ami, et je les avais trahis.

Oh! argent! maudit argent! quelles vilenies tu nous fais parfois commettre!

Les malles étaient vides… Pickmann – ou du moins Richard Stone – tourna vers moi une pauvre figure décomposée:

– Voyez… il n'y a rien, dit-il.

– Bon… les valises, maintenant…

Les sanglots de la femme redoublèrent. Richard Stone, toujours à genoux sur le parquet, demeurait immobile.

– Eh bien!.. avez-vous entendu… répétai-je, vos valises!

– Je n'en ai qu'une… elle contient seulement des papiers sans importance.

– Ouvrez-la.

Le malheureux se mit debout. En chancelant, il se dirigea vers un coin de la pièce, et faisant glisser un rideau sur sa tringle, découvrit un petit réduit qui servait de cabinet de débarras. Il y avait là une valise toute neuve, une de ces valises en pégamoïd comme en ont les gens modestes qui vont en villégiature dans les «petits trous pas chers».

Cependant Richard Stone ne parvenait pas à l'ouvrir. Je lui donnai un coup de main et arrivai assez facilement à faire jouer la serrure récalcitrante – l'habitude!..

– Je vous l'avais bien dit, murmura le malheureux Stone… elle ne contient que des papiers… et des faux-cols sales.

– C'est bien… à l'autre…

– Quelle autre?

– Mais votre mallette en peau de porc.

Stone devint blême… sa bouche s'agita comme s'il mâchait du caoutchouc… Quant à sa femme, elle se laissa glisser de son fauteuil, et s'agenouilla en bégayant:

– Oh! Colombo!.. pardon… monsieur Allan Dickson, ayez pitié de nous… Vous savez bien que nous ne sommes pas de méchantes gens… Nous vous l'avons prouvé… Nous avions pour vous beaucoup d'amitié… nous…

– La mallette! fis-je d'un ton impératif… Si vous ne voulez pas me la remettre, je vais la prendre moi-même.

Stone comprit que tout était perdu. Il s'exécuta.

– Oh! oh! fis-je, après avoir ouvert la mallette coffre-fort, voilà des papiers qui ressemblent joliment à des bank-notes… Mais vous en avez une vraie collection… By God, quand vous vous y mettez, Richard Stone… c'est pour de bon… Combien cela représente-t-il de livres?

– Je ne sais… balbutia le malheureux.

– Ah! vous ne savez pas?.. Eh bien! nous allons compter un peu… Si j'en crois les journaux, il doit y avoir là deux cent mille livres… Voyons… Vous avez eu soin de faire des liasses… c'est une bonne précaution… Richard Stone. On voit que vous avez l'habitude de manier des fonds… Si je ne me trompe, vous étiez sous-caissier adjoint à la Banque d'Angleterre… Ah! il est fort heureux que la banque n'ait pas plusieurs employés comme vous… car elle serait vite à sec… Permettez-moi de vous dire cependant que vous avez eu la main un peu lourde… Ne pouviez-vous vous contenter d'une vingtaine de mille livres?.. Vous vous êtes dit sans doute que lorsque l'on prend on ne saurait trop prendre… mais vous avez fait un faux calcul… Le «trou» était vraiment trop considérable, aussi s'en est-on aperçu tout de suite… Il est vrai que vous eussiez «payé» autant pour vingt mille livres que pour deux cent mille… Cinq ans de «hard labour» pour le moins… plus peut-être, car on vous refusera certainement le bénéfice des circonstances atténuantes… Ah!.. la cellule, le moulin de discipline!.. le mal de mer n'est rien à côté de cela… Vous résisterez peut-être à la terrible vie de Reading… mais votre complice… quel sort sera le sien!.. pauvre femme!

Et, en disant ces derniers mots, je regardais d'un air attendri Mme Richard Stone, qui, debout, au milieu de la pièce, semblait ne plus avoir conscience de ce qui se passait.

Pourtant, elle entendit ce que je venais de dire, un long frisson l'agita, elle poussa un cri rauque, et vint de nouveau se jeter à mes pieds, en bégayant:

– Oh! pitié!.. monsieur… pitié!.. Si vous nous arrêtez… c'est la mort pour mon mari et pour moi…

Stone, ahuri, ne disait rien. Son regard était celui d'un fou.

– Pitié! continuait la femme en m'embrassant les genoux… Nous sommes des misérables… et je me repens de ce que nous avons fait… Vous êtes, je le sais, obligé d'accomplir votre devoir, car vous êtes un honnête homme, vous, mais je vous en supplie… laissez-vous attendrir… Vous avez du cœur, n'est-ce pas?.. Vous ne voudriez pas envoyer à la mort deux pauvres êtres qui ont cédé à un moment de folie… Nous étions si malheureux, mon mari et moi!.. Il se tuait à travailler pour arriver à peine à gagner de quoi nous faire vivre… J'avais beau faire mon ménage moi-même, dépenser le moins possible, il nous était impossible de joindre les deux bouts… On est si peu payé à la Banque d'Angleterre… Si les grands chefs s'allouent des traitements scandaleux, les pauvres petits employés comme mon mari ont des appointements dérisoires… Tenez, monsieur, vous ne le croiriez pas. Il y a quelques mois, j'ai été malade, eh bien! nous n'avons pas pu acheter des médicaments… c'est la vérité, je vous le jure… Richard souffrait, car c'est un brave homme que Richard… Un jour, il a perdu la tête… Alors… alors! Oh! c'est affreux!.. Je vous en supplie, monsieur Dickson, au nom de l'amitié que nous avions pour vous quand nous vous considérions comme un simple matelot… épargnez-nous. Prenez-le, ce maudit argent… rendez-le à la Banque d'Angleterre, mais ne nous arrêtez pas… J'en mourrais… et Richard aussi…

J'étais ému… je sentais mes yeux se mouiller… Quel homme ne se fût pas apitoyé devant une telle détresse?.. J'avais honte de ma conduite à l'égard de ces malheureux que j'avais indignement trompés… C'était lâche ce que j'avais fait… c'était ignoble… Pour un peu, j'eusse tout avoué à ces pauvres gens, mais le sens pratique qui ne m'abandonne jamais, même dans les circonstances les plus graves, refréna le mouvement de générosité auquel j'étais près d'obéir… Moi aussi j'avais souffert… et j'allais souffrir encore si je ne profitais pas de l'occasion qui m'était offerte de m'enrichir enfin…

Je relevai la femme, toujours prostrée à mes pieds, la regardai longuement, et laissai tomber ces mots:

– Croyez, madame, que je souffre autant que vous… Jamais, depuis que j'exerce le métier de détective, je n'ai été si troublé que je le suis en ce moment… Moi aussi, je m'étais attaché à vous, et j'ai hésité longtemps avant de me décider à accomplir ce que je considère comme mon devoir… Je vous plains, oui, je vous plains de tout mon cœur… et, tenez, dussé-je un jour payer cher ce geste d'humanité, je consens…

Richard Stone s'était approché. Sa femme m'embrassait les mains en bégayant:

– Oh! je savais bien que vous étiez bon… je savais bien que vous aviez du cœur… monsieur Dickson…

– Je consens, repris-je, presque à voix basse, en courbant la tête comme un homme écrasé par l'aveu qu'il va faire… je consens à vous sauver…

– Oh! merci!.. merci!.. s'écria Stone. Je vous dois plus que la vie… et tenez… cet argent… eh bien! je vous en donne la moitié… oui, la moitié… ce n'est pas trop, pour récompenser un tel service.

Je pris un air offensé:

– Vous ne m'avez pas compris… et la proposition que vous me faites me blesse profondément… Je croyais que vous m'aviez mieux jugé…

– Pardon… fit Mme Stone… mon mari supposait…

– Que j'étais un de ces individus que l'on peut acheter… il s'est grossièrement trompé… Si je cède en ce moment à la pitié, je ne saurais le faire au détriment de ma dignité… et ternir, par un acte indélicat, toute une vie d'honneur et de droiture. Les fonctions que j'exerce me mettent parfois dans des situations bien pénibles, et il me faut souvent une réelle volonté pour les remplir. Cependant, si je suis impitoyable quand je me trouve en présence de bandits professionnels, je sais aussi faire preuve d'indulgence à l'égard des malheureux qui, dans une heure d'égarement, ont commis une lourde faute…

M. et Mme Stone me regardaient, anxieux.

– Je vous remercie avec reconnaissance, dit Stone, en s'inclinant.

Il ignorait où je voulais en venir, mais il avait quand même repris confiance.

– Oui, monsieur Dickson… nous vous remercions du fond du cœur, ajouta la femme d'une voix sanglotante.

Je conservais toujours un air grave, l'air qui sied à l'homme de police obligé d'accomplir une pénible mission.

– Je dois, repris-je, après avoir réfléchi un instant, prendre avant tout les intérêts de ceux dont je suis le représentant… Or, ici, je représente la Banque d'Angleterre… Elle a été lésée… Deux cent mille livres manquent dans ses caisses… Vous me direz qu'elle est assez riche pour supporter une pareille perte, mais si l'on raisonnait ainsi, où irions-nous? grand Dieu!.. Du moment que la Banque rentrera dans son argent, elle devra s'estimer satisfaite, mais la sanction sur laquelle elle compte pour inspirer à ceux qui seraient tentés de vous imiter une crainte que j'appellerai salutaire… cette sanction lui échappera. Il faut que vous disparaissiez à jamais…

Stone roulait des yeux égarés.

Je ménageais mes effets, comme l'avait fait avec moi Allan Dickson, et je crois que si le grand détective avait pu me voir et m'entendre, il n'eût rien trouvé à reprendre à ma façon de procéder. La leçon qu'il m'avait donnée – et qui m'avait coûté si cher – n'avait pas été inutile.

– Oui, Stone, repris-je… vous allez disparaître… Pour tout le monde, mais surtout pour la Banque d'Angleterre, il faut que vous soyez rayé du nombre des vivants…

– Comment, monsieur Dickson! s'écria le pauvre Stone effaré… vous voulez…

– Laissez-moi donc achever, voyons… Oui, il faut que vous disparaissiez… A partir de ce jour, vous n'existez plus… Je dirai qu'au moment où je me suis présenté pour vous arrêter, vous vous êtes donné la mort… et que votre femme affolée, s'est jetée à la mer… et s'est noyée, bien entendu… Voilà donc une première question réglée. Les voleurs ont, par le suicide, échappé à la Justice, mais reste la question d'argent. Si je vous enlève la totalité de la somme qui se trouve ici, il vous sera impossible de payer la location du Sea-Gull, et le capitaine vous fera arrêter… La police officielle s'emparera de l'affaire et le vol de la Banque reviendra sur l'eau… Vous serez jugés, condamnés, et je ne pourrai point vous sauver, cette fois… Donc, voici ce que j'ai décidé… Je rendrai à la Banque d'Angleterre cent cinquante mille livres, et vous en laisserai cinquante mille… Avec cela, vous pourrez vous tirer d'affaire, et mener au Brésil ou ailleurs, sous le nom de Pickmann, une petite vie tranquille…

– Oh! merci! merci! monsieur Dickson, s'écria Mme Stone en couvrant mes mains de baisers… Vous êtes un brave cœur… Oui, cinquante mille livres nous suffiront… Nous avons des goûts modestes… vous le savez bien.

Richard Stone me remerciait, lui aussi, et appelait sur ma tête toutes les bénédictions du ciel… Il alla prendre dans la mallette en peau de porc les cent cinquante mille livres que je devais rendre à la Banque d'Angleterre, et me les remit, en disant:

– Voici, monsieur Dickson… Veuillez vérifier.

– Inutile, j'ai confiance en vous… Au moment où je vous sauve la vie, vous ne voudriez pas me tromper, je suppose.

Et j'enfouis les liasses dans les poches de ma vareuse, dans celles de mon pantalon, puis entre ma chemise et ma peau.

Cela fait, je dis à mes deux voleurs:

– Maintenant, vous allez continuer à faire route pour le Brésil, à bord de ce bâtiment…

– Et le capitaine… fit Stone… que dira-t-il?.. Il sait que…

– Le capitaine ne sait rien… Vous pensez bien que je n'ai pas été assez sot, quand je me suis présenté à lui, pour lui révéler le but exact de ma mission… J'avais en main un ordre du lord chief of Justice et de l'inspecteur principal de Scotland Yard… Cet ordre porte simplement ces mots: «Allan Dickson, détective accrédité auprès des autorités judiciaires du Royaume-Uni, est à la recherche d'un malfaiteur… Tous ceux à qui il montrera la présente sont invités à le seconder et au besoin à lui prêter main-forte»… Le capitaine a bien cherché à savoir quel était l'homme que je soupçonnais. Je me suis retranché derrière le secret professionnel.

– Mais, demanda Stone… que lui direz-vous en quittant ce bateau?

– Je lui dirai que je croyais avoir découvert parmi les hommes de son équipage un récidiviste dangereux, mais que j'avais été trompé par une vague ressemblance…

– Et vous allez partir?

– Oui… aujourd'hui même… et si là-bas, vous lisez les journaux, vous apprendrez un jour que la Banque d'Angleterre est rentrée en possession de cent cinquante mille livres…

– Et comment expliquerez-vous la disparition des cinquante autres… celles que vous avez la générosité de me laisser?

– Je dirai qu'au moment où vous vous êtes donné la mort, vous aviez déjà dépensé cet argent… que vous l'aviez perdu au jeu dans un casino quelconque… cela se voit journellement…

– Oh! monsieur Dickson… quelle reconnaissance nous vous devons, ma femme et moi… et si, un jour, vous venez au Brésil…

– Il est possible que j'aille un jour vous rendre visite, car j'ai pour vous une réelle sympathie – je viens de vous le prouver d'ailleurs. – Puisse cette sympathie ne pas m'être funeste… Enfin!.. La Banque recouvrera une partie des fonds volés… ce sera déjà quelque chose… Comme elle avait promis une prime de dix mille livres à celui qui retrouverait le voleur… ou l'argent, je toucherai cette prime… Ce sera ma commission dans cette affaire… et la Banque ne perdra donc que soixante mille livres au lieu de deux cent mille… Mais, attention! n'allez pas vous faire prendre… Voyez-vous que là-bas, en Angleterre, on ait les numéros des bank-notes volées…

– Rien à craindre, répondit Stone… c'est moi qui, à la Banque, comptais les liasses, et les serrais ensuite dans les coffres… Je suis sûr qu'on ne possède pas les numéros des bank-notes…

– Vous en êtes absolument sûr?

– Oui… vous pouvez me croire.

Cette réponse que j'avais provoquée à dessein me rassurait complètement.

On entendait dans le navire des pas précipités, des coups de sifflet, des appels et un long grincement de poulies. Le Sea-Gull appareillait. Il était temps que je file.

– Adieu, dis-je aux époux Stone… suivez bien exactement mes recommandations. N'oubliez pas que le moindre mot, la plus légère imprudence peuvent vous perdre. Si vous faisiez prendre, je ne pourrais plus rien pour vous.

– Vous retournez en Angleterre? demanda Stone.

– Oui, et le plus vite possible.

– Vous êtes bien heureux… Nous autres, nous voguons vers l'exil et nous ne reverrons jamais notre pays… c'est dur, croyez-le…

– Le «hard labour» est encore plus dur… Allons, séparons-nous…

Stone me serra la main et sa femme m'embrassa avec effusion.

Je brusquai la séparation, en disant:

– De la prudence, continuez à vivre sur ce bateau comme vous l'avez fait jusqu'alors et… méfiez-vous du capitaine…

J'allais sortir quand Stone me retint:

– Et l'autre? demanda-t-il.

– Quel autre?

– L'individu qui ne sort jamais de sa cabine et se promène la nuit sur le pont.

– Ne vous en inquiétez pas, je l'emmène avec moi. Adieu!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
440 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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