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Читать книгу: «Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)», страница 8

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La tactique de Bonaparte, disions-nous, consistait à inquiéter les Vénitiens par des reproches incessants, afin de leur faire perdre toute présence d'esprit et mettre tous les torts de leur coté, s'il était réduit à la nécessité de les frapper avant l'heure marquée par lui. Ainsi le 7 juillet157, il écrit au provéditeur général Foscarini pour se plaindre des assassinats commis contre des soldats français par des habitants de Ponte San Marco et réclamer une punition exemplaire. Le 8 juillet158, nouvelle plainte au même Foscarini contre les mauvaises dispositions des Esclavons et ordre de les faire sortir de Vérone. C'est maintenant au provéditeur de Brescia qu'il s'adresse, et avec une raideur impertinente, pour lui intimer l'ordre de faire cesser les assassinats et de prendre soin des blessés dans les hôpitaux159: «Votre prédécesseur, ajoute-t-il, se conduisait favorablement aux Français; c'est sans doute la raison pour laquelle on l'a disgracié. Je vous prie de me faire connaître sur quoi je dois compter. Vous ne souffrirez pas que nos frères d'armes meurent sans secours dans les murs de Brescia, ou assassinés sur les grands chemins. Si vous êtes insuffisant pour faire la police de votre pays et pour faire fournir par la ville de Brescia ce qu'elle doit pour rétablissement des hôpitaux et les besoins de l'armée, je prendrai des mesures plus efficaces.» Parfois encore Bonaparte ne se contente pas de menacer: il agit, comme le jour par exemple où il fait couronner160 d'artillerie française les remparts de Vérone et confisque tous les bateaux vénitiens qui sont dans le lac de Garde161; ou bien encore quand il fait saisir «avec toutes les mesures de prévoyance et d'égards que l'on doit à la neutralité» soixante-cinq caisses d'effets divers, dont trois d'argenterie, appartenant au grand-duc Ferdinand162; ou bien quand il ordonne aux habitants de Vérone, après la bataille de Castiglione, de déclarer à la police militaire les soldats autrichiens qui ont trouvé refuge dans les maisons de la ville ou y ont déposé des armes et des effets.

S'il ménageait si peu les Vénitiens, c'est qu'il n'attendait pour agir contre eux qu'une occasion favorable, mais, avec sa prudence ordinaire, il ne pouvait se dissimuler tous les inconvénients d'une déclaration formelle de guerre, tant que les Autrichiens ne seraient pas expulsés définitivement de la Péninsule. Aussi, dans les rapports qu'il adresse au Directoire, a-t-il grand soin de faire remarquer que le moment n'est pas encore venu, mais qu'il faut toujours se réserver un ou plusieurs prétextes d'intervention. À cet égard les trois dépêches du 12 juillet, du 20 juillet et du 26 août sont fort curieuses. «Peut-être, écrit-il dans la première163, jugerez-vous à propos de commencer dès à présent une petite querelle au ministre de Venise à Paris, pour que, après la prise de Mantoue, et lorsque j'aurai chassé les Autrichiens de la Brenta, je puisse trouver plus de facilité pour la demande que vous avez l'intention que je leur fasse de quelques millions.» «Messieurs du Sénat de Venise, écrit-il dans la seconde164, voulaient nous faire comme ils firent à Charles VIII. Ils calculaient que, comme lui, nous nous enfermerions dans le fond de l'Italie, et nous attendaient paisiblement au retour… aujourd'hui je suis obligé de me fâcher avec le provéditeur, d'exagérer les assassinats qui se commettent contre nos troupes, de me plaindre amèrement de l'armement qu'on n'a pas fait du temps que les Impériaux étaient les plus forts, mais, par là, je les obligerai à fournir, pour m'apaiser, tout ce qu'on voudra. Voilà comme il faut traiter avec ces gens-ci. Ils continueront à me fournir, moitié gré, moitié force jusqu'à la prise de Mantoue, et alors je leur déclarerai ouvertement qu'il faut qu'ils me payent la contribution portée dans votre instruction, ce qui sera facilement exécuté.» Dans la troisième dépêche165, écrite au moment où Bonaparte s'apprêtait à poursuivre dans le Tyrol les régiments de Wurmser, il est moins affirmatif. On voit qu'il n'est pas encore assuré de remporter la victoire: «J'ai commencé à entamer les négociations avec Venise, je leur ai demandé des vivres pour les besoins de l'armée… Dès l'instant que j'aurai balayé le Tyrol, on entamera une négociation conforme à vos instructions; dans ce moment-ci, cela ne réussirait pas. Ces gens-ci ont une marine puissante et sont à l'abri de toute insulte dans leur capitale.»

Non seulement le Directoire ne songeait pas alors à réduire Venise à l'extrémité de nous déclarer la guerre, mais encore il cherchait sérieusement à contracter une alliance avec la République. Les négociations avaient été engagées à Constantinople, dès la fin de 1795, entre notre ambassadeur Verninac et le baile vénitien Foscari. Il s'agissait d'une quadruple alliance à signer entre la France, Venise, la Turquie et l'Espagne166. Verninac faisait remarquer que «les circonstances les invitent à s'unir puisqu'elles leur donnent le même ennemi. Cet ennemi, qui n'est que trop connu du Sénat, c'est cette puissance inquiète qui a desséché les sources de la prospérité des provinces vénitiennes sur la terre ferme, qui, de jour en jour, fait décliner le port de Venise de son antique splendeur, qui n'aspire à rien moins qu'à dominer dans l'Adriatique après avoir envahi les importantes provinces de la côte orientale. Mais l'Autriche n'est pas le seul ennemi qui doive exciter l'inquiétude du Sénat. La Cour de Saint-Pétersbourg, qui marche aujourd'hui si ouvertement à la conquête de toute la Turquie européenne, a déjà jeté les fondements de son empire dans le cœur de la Grèce, et n'est pas moins dangereuse que la maison d'Autriche pour l'indépendance et la sûreté de la République de Venise.» L'ambassadeur de Venise à Constantinople, Foscari, et celui de Madrid, Gradenigo, appuyaient ces propositions, mais le Grand Conseil, qui ne croyait pas au succès définitif de la France, les repoussa dans la séance 27 mai 1796, et déclara qu'il persistait dans son système de neutralité. Le Directoire revint à la charge. À la fin de juillet 1790 notre ministre à Venise, Lallement, présentait au gouvernement vénitien une note fort étudiée où il était dit167: «Il est temps que la République de Venise sorte enfin de la longue inertie où elle croupit depuis la paix de Passarowitz, et qu'elle reprenne entre les puissances le rang qu'elle occupait avant 1718. La France lui en offre aujourd'hui les moyens; Venise peut augmenter son territoire, acquérir des places qui consolident sa puissance et serviront à former, entre les deux républiques, un parti fédératif fondé sur leurs intérêts réciproques.» Ces avances furent inutiles. Les patriciens détestaient la révolution française. «Il n'est que trop vrai, écrivait168 Lallement à Bonaparte, que la haine pour nous a été soigneusement fomentée, excitée, et que la plupart des têtes, même celles de plusieurs personnages importants, ont été échauffées, égarées par le fanatisme religieux.» Mais, d'un autre coté, les régiments français étaient tout près de Venise, menaçants, redoutables. Ils avaient à leur tête un général hardi, et que n'embarrassaient pas les scrupules diplomatiques. Les patriciens s'imaginèrent que l'unique moyen de tout concilier était de gagner du temps. Ils répondirent à Lallement qu'ils allaient étudier la question, et que, en attendant, ils persistaient dans leur système de neutralité.

Ni le Directoire qui croyait avoir besoin de Venise, ni Lallement qui mettait son amour-propre à obtenir cette alliance, ne se rebutèrent. Le 27 septembre notre ministre169 présentait une nouvelle note au gouvernement vénitien, où il le mettait en garde contre l'ambition de l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre. Il déclarait même, et c'est la première trace certaine des projets de partage qui seront bientôt exécutés, «que l'Autriche, dans la perte éventuelle de ses possessions en Italie, entrevoyait dans les provinces vénitiennes de terre ferme le dédommagement le plus convenable du système de prépondérance dont elle ne se croyait pas encore obligée de se désister». Lallement ajoutait ces paroles prophétiques: «Le droit public n'existe plus, et toute trace d'équilibre politique a disparu de l'Europe. Il ne reste plus de garantie aux États faibles, que celle qu'ils peuvent trouver dans la force fédérative»; et il proposait formellement l'alliance française. «Autrement si, par égard pour ses ennemis naturels, qui méditent sa perte, elle continue de fermer les yeux sur ses véritables intérêts, elle aura laissé échapper le moment de se soustraire pour toujours à l'ambition autrichienne. Environnée de périls, privée du droit de réclamer un appui, elle aura à se reprocher d'avoir négligé les offres et repoussé l'amitié de la seule puissance de qui elle peut attendre une garantie.»

Certes ce langage était clair. Si Venise refusait notre alliance, on l'abandonnerait aux convoitises autrichiennes; on chercherait, même à ses dépens, une compensation territoriale. Ce n'était pas une menace, mais un avertissement officieux; un des directeurs, Rewbell, allait même jusqu'à prévenir l'ambassadeur de Venise à Paris que Venise pourrait bien être quelque jour occupée par l'armée française170. On se demande comment les patriciens de Venise se sont abusés sur leurs intérêts au point de ne pas comprendre que l'heure était venue de prendre une résolution. Leurs préjugés ou plutôt leurs haines antidémocratiques devaient être bien violents pour les aveugler ainsi! Peut-être encore restaient-ils persuadés de la vérité immuable de cette maxime politique que les Français ne peuvent longtemps rester les maîtres de l'Italie. Toujours est-il qu'ils reculèrent une fois encore devant la responsabilité d'une décision énergique, et répondirent à Lallement qu'ils étaient fort sensibles à cette proposition d'alliance, qu'ils l'en remerciaient, mais «qu'ils trouvaient, dans leurs principes de modération, de bonne intelligence et d'impartialité, la garantie de la paix et de la tranquillité de leur pays. Une conduite différente ne ferait que compromettre leur sûreté en les exposant à tomber dans le gouffre d'une guerre qui pèse sur toutes les nations, mais dont les sentiments paternels du gouvernement pour ses sujets lui rendent l'idée seule insupportable171

Les Vénitiens persistaient donc dans le système démodé et dangereux de la neutralité désarmée, et cela au moment où les Français et les Autrichiens s'apprêtaient à livrer sur le territoire même de la République la bataille qui allait décider du sort de l'Italie. Ils ne tardèrent pas à subir les conséquences de cette déplorable inertie. Tout d'abord, et malgré les espérances des patriciens, les Français furent encore vainqueurs, à Arcole, et à Rivoli. Bonaparte profita aussitôt de ces nouveaux succès pour redoubler d'exigences, et on dirait presque d'impertinences envers les fonctionnaires vénitiens. Voici par exemple comment il persifle le provéditeur Battaglia, qui lui avait adressé quelques observations sur la conduite de nos soldats172: «Je n'ai point reconnu dans la note que vous m'avez fait passer la conduite des troupes françaises sur le territoire de la République de Venise, mais bien celle des troupes de Sa Majesté l'Empereur, qui, partout où elles ont passé, se sont portées à des horreurs qui font frémir. Le style de cinq pages, sur les six pages que contient la note qu'on vous a envoyée de Vérone, est d'un mauvais écolier de rhétorique, auquel on a donné pour thèse de faire une amplification. Eh! bon Dieu, monsieur le Provéditeur, ces maux inséparables d'un pays qui est le théâtre de la guerre, produits par le choc des passions et des intérêts sont déjà si grands que ce n'est pas, je vous assure, la peine de les augmenter au centuple, et d'y broder des contes de fée, sinon rédigés avec malice, au moins extrêmement ridicules.» Puis passant tout à coup de l'ironie à la menace: «Il vous paraît, s'écrie-t-il, qu'on nous jette le gant. Êtes-vous, dans cette démarche, autorisé par votre gouvernement? La République de Venise veut-elle se déclarer aussi ouvertement contre nous? Déjà je sais que la plus tendre sollicitude l'a animée pour l'armée du général Allvintzy173… Malheur aux hommes perfides qui veulent nous susciter de nouveaux ennemis! Ceux qui voudraient méconnaître la puissance de la France, assassiner ses citoyens et menacer ses armées, seront dupes de leur perfidie et confondus par la même armée qui, jusqu'à cette heure et non encore renforcée, a triomphé des plus grands ennemis.»

Dans la bouche du vainqueur d'Arcole ce n'étaient pas de vaines menaces. Bonaparte éprouvait un réel mépris pour ces patriciens trop lâches pour avouer leur haine au grand jour, et dont la réputation d'habileté lui paraissait singulièrement usurpée. Il n'aurait pas mieux demandé que d'agir. Ce sont des ennemis, ne cessait-il d'écrire au Directoire. Ils ne sont retenus que par l'espoir de notre prochaine défaite. «La République de Venise a peur174. Elle traite avec le roi de Naples et le Pape. Elle se fortifie et se retranche dans Venise. De tous les peuples de l'Italie, le Vénitien est celui qui nous hait le plus. Ils sont tous armés, et il est des cantons dont les habitants sont braves. Leur ministre à Paris leur écrit que l'on s'arme. On ne fera rien de tous ces gens-là si Mantoue n'est pas pris.» Aussi Bonaparte les traitait-il avec un mépris extraordinaire. Il ne se contentait pas de vivre à leurs dépens, en épuisant leurs magasins, en consommant leurs munitions et en s'installant dans leurs hôpitaux, il s'emparait aussi de leurs places fortes. C'est ainsi qu'il ordonnait au général Baraguey d'Hilliers de prendre possession de la citadelle de Bergame175 et annonçait cette nouvelle violation de la neutralité au provéditeur Battaglia sans même prendre la peine de s'excuser176. «Je vous avouerai que j'ai été bien aise de saisir cette circonstance pour chasser de cette ville la grande quantité d'émigrés qui s'y étaient réfugiés et punir un peu les libellistes qui sont en grand nombre dans cette ville, et qui, depuis le commencement de la campagne, ne cessent de prêcher l'assassinat contre les troupes de la République et qui ont jusqu'à un certain point produit un effet, puisqu'il est constant que les Bergamasques ont plus assassiné de Français que le reste de l'Italie ensemble.» On le voyait même faire acte de souveraineté, distribuer le blâme ou l'éloge aux fonctionnaires vénitiens177, et menacer d'amende la municipalité d'une ville vénitienne, Iseo178, qu'il accusait de favoriser la fuite des prisonniers autrichiens. Si les Vénitiens supportaient ces empiétements quotidiens, si Bonaparte de son côté affectait de croire encore à l'existence d'un gouvernement régulier, il était de plus en plus évident que la situation devenait intolérable et qu'une crise était imminente.

III

Le départ de Bonaparte pour les États héréditaires autrichiens conjura cette crise. Les Vénitiens espérèrent un instant qu'ils allaient être enfin débarrassés de cet impitoyable vainqueur, et que l'archiduc Charles, plus heureux que Wurmser et qu'Allvintzy, les vengerait de leurs humiliations. Quant à Bonaparte, qui avait besoin de toutes ses forces pour la campagne décisive qu'il entreprenait, et qui redoutait une diversion vénitienne sur les derrières de l'armée française, alors qu'elle serait engagée en Autriche, il résolut d'attendre encore, et de profiter jusqu'au dernier moment de cette neutralité désarmée, qui lui avait été jusqu'alors si utile. «Le moment d'exécuter vos ordres pour Venise n'est pas encore arrivé, écrivait-il au Directoire179. Il faut avant ôter toute incertitude sur le sort des combats que les deux armées vont avoir.» Et en effet, avant d'entrer en campagne il écrivait sur un ton singulièrement radouci à ce même Battaglia180, que naguère il rappelait à l'ordre avec tant de sans-gêne. «Le Sénat de Venise ne peut avoir aucune espèce d'inquiétude, devant être bien persuadé de la loyauté du gouvernement français et du désir que nous avons de vivre en bonne amitié avec votre République; mais je ne voudrais pas que, sous prétexte de conspiration, l'on jetât sous les plombs du palais Saint-Marc tous ceux qui ne sont pas ennemis de l'armée française, et qui nous auraient, dans le cours de cette campagne, rendu quelques services.» Il poussait même les scrupules et les ménagements jusqu'à écrire au provéditeur d'Udine181 pour excuser à l'avance les maux inséparables de la guerre, et lui promettre qu'il les réparerait dans la mesure du possible.

Pendant que Bonaparte, engagé au fond de l'Allemagne, et cherchant, comme il l'écrivait au Directoire182, «à gagner du temps», affectait pour la République vénitienne une amitié toute nouvelle et des égards bien inattendus, le Sénat s'apprêtait à profiter des événements, et continuait avec activité ses armements. Il prescrivit un impôt extraordinaire de 400.000 ducats, qui fut immédiatement payé, avec un million sous forme de contributions volontaires. Venise, toutes les places voisines et les lagunes recevaient de fortes garnisons. On mettait en état les batteries. Tous les navires de guerre étaient rentrés à l'arsenal. Dans les États de terre ferme les paysans, irrités par les excès de nos soldats, prenaient les armes, et, rien que dans la province de Bergame, le provéditeur Ottolini organisait dix-huit régiments de milice, qu'il armait en toute hâte, et dont il donnait le commandement à des officiers de l'armée régulière. Des rixes fréquentes éclataient entre les troupes françaises et les Esclavons. Il devenait dangereux pour nos compatriotes de se promener hors des villes, et même en petites troupes. Le nombre des assassinats augmentait de jour en jour. À Venise même le gouvernement ne prenait pour ainsi dire plus de précautions pour déguiser son hostilité. «Tout annonce des intentions perfides de la part du gouvernement vénitien, écrivait à Bonaparte, dès le 19 octobre 1796, le citoyen Aillaud183. Ses projets ne me paraissent plus un mystère. Il ne faudrait qu'un moment favorable pour les voir éclater. Nous devons avoir les yeux ouverts sur toutes ses démarches. Trop de sécurité pourrait être funeste aux armées de la République. Il y a dix-huit mois que je suis à Venise. Il ne fallait qu'un coup d'œil pour voir que le Sénat était un ennemi irréconciliable de la République française. Mais dans ce moment, ce n'est plus l'aristocratie seule que nous avons à craindre, elle a monté le peuple à un tel degré d'effervescence qu'il n'attend qu'un signal pour se déchaîner contre nous. On a mis en jeu tous les ressorts du fanatisme religieux, et on l'a fait avec tant de succès qu'on entend des individus du peuple se plaindre de ce que le gouvernement ne leur permet pas de s'armer contre nous.»

Mais si nous avions des ennemis à Venise, nous y comptions aussi des amis. La preuve en est que les patriciens les surveillaient avec un soin jaloux, et, quand ils ne les jetaient pas en prison, les malmenaient ou même les forçaient à s'exiler. On sait que l'aristocratie vénitienne a de tout temps fait peser une véritable tyrannie sur ses sujets, surtout dans les provinces de terre ferme. Du jour où les Français descendirent en Italie en promettant à tous les peuples la liberté et l'indépendance, tous les mécontents vinrent à nous. On conspira au grand jour la chute du gouvernement vénitien, et il y eut bientôt presque dans toutes les villes un parti d'action, déterminé à se révolter pour secouer la tyrannie de Venise.

Les provéditeurs étaient au courant de cette propagande démocratique, et ils n'étaient pas tendres pour ses instigateurs. Dès le mois de juillet 1795 un Brescian était allé trouver Villars, ambassadeur français à Gênes, et le représentant du peuple Baffroi. Il leur avait annoncé qu'un complot s'était formé à Brescia contre Venise. Quelques familles nobles, les Lecchi, les Gambarra, devaient se mettre à la tête du mouvement et proclamer l'indépendance nationale. La Convention accueillit ce plan, mais elle en jugea l'exécution prématurée. Ce fut Bonaparte qui l'exécuta. En effet, au contact des Français, à l'expansion des idées libérales si longtemps comprimées, un long frémissement remua tous ceux qui s'intitulaient déjà les patriotes. Ils résolurent d'agir sans plus tarder, et de profiter de la présence des Français pour imiter leurs compatriotes de Milan, de Modène ou de Bologne.

La révolution commença à Bergame, dans cette province dont les patriciens de Venise se croyaient si sûrs, et où les paysans avaient déjà pris les armes pour courir contre les Français. Le provéditeur de Bergame, Ottolini, prévoyait cette révolution. Il accablait de ses dépêches184 les trois inquisiteurs d'État, Barbarigo, Corner et Anzolo, et les suppliait de l'autoriser à sévir contre les perturbateurs: mais le gouvernement vénitien, craignant de se compromettre, engageait le provéditeur à patienter. Pendant ce temps les conspirateurs, sous la protection du commandant français, prenaient tranquillement leurs dispositions. Dans la matinée du 12 mars, une pétition se couvrait de signatures pour demander la nomination d'une municipalité provisoire. Les habitants prenaient les armes, et ils votaient la réunion de Bergame à la future République italienne. Aussitôt l'étendard vénitien était renversé, et lorsque Ottolini protestait auprès du commandant de la place, Lefaivre, ce dernier le menaçait brutalement de la prison. Le provéditeur n'avait que le temps de s'enfuir à Brescia avec ses soldats, mais désarmés. La municipalité nouvelle couvrait les murs d'affiches, appelait aux armes les paysans, ordonnait l'érection dans toutes les communes d'arbres de la liberté, et, pour mieux échauffer l'enthousiasme, envoyait partout des émissaires, surtout des Cispadans et des Polonais, annoncer la bonne nouvelle.

Brescia se révoltait à son tour le 17 mars. Dans cette ville le gouvernement vénitien était représenté par le provéditeur Battaglia, investi du titre de vice-podestat. Battaglia avait à ses côtés comme commandant des troupes vénitiennes un homme fort énergique, Mocenigo, qui le poussait à la résistance. Il avait de plus été rejoint par Ottolini, qui lui apportait la liste des conspirateurs brescians, lui indiquait le jour et l'heure du soulèvement projeté, et l'engageait à faire de ces renseignements l'usage que lui dicteraient les circonstances et le sentiment de ses devoirs. L'ambassadeur de Venise à Milan, Vincenti, l'avait également prévenu, en le conjurant de prendre des mesures sévères; mais Battaglia était comme frappé d'impuissance. Il avait peur des Français et surtout de leur général, qui ne lui avait épargné ni les récriminations ni les menaces. Il craignait d'assumer sur lui une trop lourde responsabilité en prévenant les menées révolutionnaires. Égaré par cet esprit de vertige, que nous avons déjà signalé parmi la majorité des patriciens, il voulut persister jusqu'au bout dans le système qui était celui de son gouvernement, la neutralité désarmée. Le 17 mars au soir quelques insurgés brescians, conduits par des officiers cisalpins, prennent prétexte d'un passage de soldats vénitiens envoyés par Battaglia sur Chiari pour s'emparer du bourg de Ceccaglia. Le lendemain 18, ils surprennent une des portes de la ville et somment le vice-podestat d'avoir à se retirer. Au lieu de donner à la garnison vénitienne l'ordre de disperser le rassemblement, ainsi que le demandait Mocenigo, Battaglia parlemente avec les insurgés. L'un d'entre eux, Lecchi, lui déclare que Brescia ne rentrera jamais sous la domination vénitienne, et que les Français l'aideront à recouvrer son indépendance. En effet la garnison française restait immobile et le bruit courait que le général Kilmaine venait de faire braquer les canons de la citadelle contre la ville. Battaglia épouvanté ordonne à ses soldats de rentrer dans leurs quartiers, et se livre aux insurgés. À cette nouvelle ceux qui hésitaient encore se joignent à eux. Un ancien condamné aux plombs de Venise, qu'on gardait sans doute pour la circonstance, est exhibé. Sa vue enflamme le peuple. Le soulèvement devient général, et la réunion de Brescia à la future République italienne est votée d'enthousiasme. Pendant ce temps l'infortuné provéditeur croyait sa dernière heure venue. Il n'avait même pas le courage de rédiger son rapport au gouvernement et laissait ce soin à son lieutenant Mocenigo185.

Le 24 mars, la petite ville de Salo sur le lac de Garde se révoltait à son tour. Deux jours plus tard, le 27 mars, un officier de cavalerie française se présentait à Crema et demandait à y être logé. Deux détachements de soldats survenaient à l'improviste, qui désarmaient la garnison vénitienne, s'emparaient de l'Hôtel de Ville et couchaient en joue le podestat. Aussitôt arrivaient des Milanais, et le peuple, excité par eux et par les patriciens de Crema, se soulevait, nommait une nouvelle municipalité, abattait le lion de Saint-Marc, et proclamait son union à la future République italienne.

Ce furent les seules conquêtes de la révolution. Partout ailleurs les villes et les campagnes restèrent fidèles au gouvernement. À Vérone, il y eut même comme une protestation indignée contre ces tentatives. Les Esclavons, secondés par les Véronais, voulaient marcher tout de suite contre les révoltés, et ils les auraient probablement réduits à la raison, car ces derniers n'avaient pas encore eu le temps de s'organiser, mais le Sénat, toujours prudent, et redoutant de trouver des Français derrière ses sujets rebelles, retint l'ardeur de ses soldats et des Véronais, et se contenta de protester auprès du ministre de France à Venise et de son ambassadeur à Paris. Ni Lallement, ni Querini n'avaient assez d'influence pour modifier la situation. Le maître de la situation était Bonaparte qui continuait, dans sa marche victorieuse sur Vienne, à balayer devant lui les régiments autrichiens et dont l'importance grandissait avec la fortune. Aussi le Sénat agit-il sagement on lui expédiant deux des siens, le procurateur Pesaro et Jean-Baptiste Cornaro. Les deux patriciens rejoignirent Bonaparte à Goritz le 25 mars 1797186. Il les reçut fort bien et eut avec eux deux longues conférences. Il commença par leur dire qu'il n'était pas responsable des événements de Bergame et de Brescia, et qu'il ne voulait pas intervenir, sauf au cas où la République vénitienne le chargerait officiellement de rétablir l'ordre. Il refusa de rendre les citadelles occupées par ses troupes, et non seulement s'entêta dans sa résolution de vivre aux dépens de la République, mais encore finit par demander une contribution de six millions. Le Sénat délibéra sur le rapport de ses députés et eut l'insigne faiblesse de consentir par 116 voix contre 7 à cette exigence, que ne justifiaient ni les circonstances ni la conduite du gouvernement. C'était voter sa propre déchéance!

Pendant ces négociations les deux partis ennemis en étaient venus aux mains. Quelques milliers de paysans s'étaient rués sur la ville de Salo, y avaient surpris un détachement de 200 Polonais187, et massacré quelques patriotes. Les montagnards des Vals Camonica, Trompia et Sabbia, conduits par le comte Fioravanti, couraient la campagne et assassinaient les traînards français qu'ils rencontraient. À Vérone se concentraient des forces imposantes sous le commandement de deux provéditeurs jeunes et dévoués, Giovanelli et Erizzo. Le Sénat avait donné pleins pouvoirs au comte Emilio des Emiles, et ce dernier levait des hommes, préparait des magasins et préparait ouvertement la contre-révolution. Le parti de la réaction comprenait la grande majorité de la population, les nobles par attachement héréditaire à la vieille République, qui avait fait la fortune de leurs maisons, les prêtres irrités par la spoliation des églises, et les paysans, accablés d'impôts et de réquisitions, brutalisés et obligés par un récent arrêté de payer la valeur des bagages pris sur nos soldats par les Autrichiens. D'ailleurs la vue du drapeau français sur les forteresses vénitiennes indignait tous ceux qui croyaient encore à la patrie vénitienne, et ils confondaient dans une haine égale et les usurpateurs étrangers et ceux de leurs compatriotes qui profitaient des malheurs du temps pour s'entendre avec les étrangers et se séparer avec éclat de la mère patrie. La guerre contre la France était donc imminente, mais la guerre civile avait déjà commencé.

Ce fut à ce moment, le 22 mars, que parut un manifeste retentissant, qu'on attribua au provéditeur Battaglia, mais dont ce dernier nia toujours la paternité, et qui paraît en effet avoir été composé par un réfugié italien, un certain Salvadou, qui ne cherchait qu'à brouiller encore la situation afin d'en profiter. Le voici: «Le délire fanatique de quelques brigands, ennemis de l'ordre et des lois, a excité les crédules Bergamasques à la rébellion contre leur souverain légitime. Ils ont dirigé une multitude de scélérats stipendiés sur les villes et les provinces pour les entraîner à la révolte. Nous exhortons les sujets restés fidèles à se lever en masse, à dissiper, à détruire ces ennemis de l'État sans faire quartier à aucun, se fût-il même rendu prisonnier. Qu'ils soient certains que le gouvernement s'empressera de leur fournir des secours d'argent et de troupes réglées. Déjà les Esclavons à la solde de la République sont prêts à marcher. Que personne ne doute du succès de l'entreprise; nous pouvons affirmer que l'armée autrichienne a enveloppé et battu complètement les Français dans le Tyrol et le Frioul. Elle poursuit le reste de ces hordes sanguinaires et impies, qui, sous le prétexte de combattre l'ennemi, ont dévasté les campagnes et pillé les sujets de la République, toujours sincères, toujours exacts à observer la neutralité. Les Français se trouvent donc dans l'impossibilité de porter secours aux rebelles. C'est à nous d'attendre le moment favorable pour leur couper la retraite devenue leur unique ressource. Nous invitons en outre les Bergamasques demeurés fidèles et les autres peuples à chasser les Français des villes et des forts dont ils se sont arbitrairement emparés, et à s'adresser à nos commissaires Zanchi et Locatelli pour recevoir les instructions nécessaires aussi bien que la paie de quatre livres par jour pendant la durée du service.»

157.Roverbella, 7 juillet 1796, (Correspondance, t. I, p. 472): «Je reçois plusieurs rapports des assassinats qui ont été commis par les habitants de Ponte San Marco contre les Français. Je ne doute pas que vous n'y mettiez ordre le plus tôt possible; sans quoi ces villages se trouveraient exposés au juste ressentiment de l'armée et je ferai sur eux un exemple terrible. Je me flatte que vous ferez arrêter les coupables, et que vous placerez de nouveaux détachements de troupes dans cette ville pour assurer la communication.»
158.Vérone, 8 juillet, (Correspondance, t. I, p. 463). «Il y a entre les troupes françaises et les Esclavons une animosité que les malveillants se plaisent sans doute à cimenter. Il est indispensable, pour éviter de plus grands malheurs, aussi fâcheux que contraires aux intérêts des deux Républiques, que vous fassiez sortir demain de Vérone, sous les prétextes les plus spécieux, les bataillons d'Esclavons que vous avez dans cette ville.»
159.Castiglione, 21 juillet (Correspondance, t. I, p. 489). Cette question des hôpitaux de Brescia préoccupait Bonaparte. Voir lettres du 28 juillet au provéditeur (Corresp., t. I, p. 499), du 12 août (I, 538), aux représentants de la ville de Brescia, et du 12 août (I, 538) au provéditeur, où il impose des réquisitions et finit par dire: «Il est indispensable que ces fournitures soient faites dans la journée. À défaut de quoi je taxerai la contribution de la ville de Brescia à trois millions, et je serai obligé de faire prendre moi-même ce que vous ne fournirez pas.»
160.Lettre au provéditeur Foscarini, 9 juillet (Correspondance, t. I, p. 465).
161.Ordre au général Guillaume, Brescia, 30 août (Correspondance, t. I. p. 577), «de ramasser dans le lac tous les bâtiments appartenant aux Vénétiens, afin de pouvoir embarquer 3,500 hommes».
162.Lettre au gouverneur de Vérone, 8 août (Correspondance, t. I, p. 532).
  Ordre du 13 juillet, à l'adjudant Général Vial (Correspondance, t. I, 473). Cf. lettre curieuse d'Ottolini au doge à propos de cette saisie. Il compare Bonaparte à Cromwell et à Robespierre, et parle avec indignation de ses soldats, questi moderni vandali.
163.Vérone, 12 juillet. Correspondance, t. I, p. 413.
164.Castiglione, 20 juillet. Id., t. I, p. 482. Les termes de cette lettre étaient peut-être exagérés, mais le fond était vrai. Voici comment le général Augereau rendait compte à Bonaparte des véritables sentiments qui animaient alors contre nous la majorité des Vénitiens: «Je m'aperçois et je suis même certain que les Vénitiens, bien loin du vouloir observer la neutralité à notre égard, préparent et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre nous. Je ne puis en douter, puisque les hostilités commencent déjà.»
165.Milan, 20 août. Correspondance, t. I, p. 567.
166.Note citée par Daru, t. V, p. 227. Cf. Sybel, ouv. cit., t. IV, p. 192.
167.Daru, VII, p. 258.
168.Lettre de Lallement à Bonaparte, du 20 juillet 1796.
169.Daru, V, p. 246.
170.Barral, ouv. cit. «Che non dovera dargli alcun ombra se il paviglione francese fu piantato sulle mure délia Veneta citta.»
171.Ce fut à ce moment que la Prusse, par l'intermédiaire de son représentant à Paris, baron de Sandoz-Rollin, offrit son alliance à Venise. Cette proposition était intéressée. La Prusse cherchait à contre-balancer l'influence autrichienne et à prendre pied en Italie; mais l'alliance prussienne aurait sans doute sauvé Venise. Le Sénat, toujours par égard pour la neutralité, eu grand tort de la rejeter.
172.Milan, 8 décembre 1796. Correspondance, t. II, p. 149. Cf. lettre analogue, du 10 décembre (t. II, p. 156), adressée au même Battaglia: «Je vous demande seulement que vous vouliez bien engager les gouverneurs qui sont sous vos ordres, lorsqu'ils auront des plaintes à me faire, qu'ils m'indiquent simplement ce qu'ils voudraient que l'on fît, sans le noyer dans un tas de fables.»
173.Confirmation de ce renseignement dans une lettre de Bonaparte au Directoire. Milan, 6 décembre 1796 (Correspondance, t. II, p. 141).
174.Milan, 2 octobre 1796.
175.Lettre au Directoire, Milan, 28 décembre (Corresp., t. II, p. 204): «Les Vénitiens ayant accablé de soins l'armée du général Allvintzy, j'ai cru devoir prendre une nouvelle précaution en m'emparant du château de Bergame, qui domine la ville de ce nom et empêcherait les partisans ennemis de venir gêner notre communication entre l'Adda et l'Adige.»
176.Lettre à Battaglia, du 1er janvier 1797 (t. II, p. 221).
177.Même lettre: «Engagez le provéditeur à être un peu plus modeste, plus réservé et un peu moins fanfaron, lorsque les troupes françaises sont éloignées de lui. Engagez-le à être un peu moins pusillanime, à se laisser un peu moins dominer par la peur à la vue du premier peloton français.» Par contre, grands éloges à l'évêque de Bergame.
178.Lettre à Battaglia, Vérone, 26 janvier 1797 (Correspondance, t. II, p. 281).
179.Mantoue, 6 mars (Corresp., t. II, p. 367). Cf. lettre du 24 mars (t. II, p. 415). Bonaparte, qui est alors engagé dans les défilés de l'Allemagne, ne cherche qu'à gagner du temps, et il le dit expressément.
180.Bassano, 10 mars 1797 (Corresp., t. II, p. 373).
181.Goritz, 21 mars 1797 (Corresp., t. II, p. 406).
182.Lettre de Goritz, 21 mais 1797 (Corresp., t. II, p. 415): «Le grand point dans tout ceci est de gagner du temps.»
183.Lettre citée par Daru, t. VII, p. 267.
184.Voir le rapport d'un émissaire, Stephani, envoyé à Milan par Ottolini (10 mars 1797).
185.Ce rapport, qui a été conservé, est fort curieux. On y accuse Bonaparte d'une ambition effrénée: il aurait, paraît-il, «voler esse il Cromwell della Italia».
186.Leurs dépêches au Sénat ont été publiées par Daru, t. V, p. 303-313. Cf. lettre de Bonaparte au Directoire (Correspondance, t. II, p. 415). «J'ai dit à M. Pesaro que le Directoire exécutif n'oubliait pas que la République de Venise était l'ancienne alliée de la France, que nous avions un désir bien formel de la protéger de tout notre pouvoir… que nous ne soutenions pas les insurgés; qu'au contraire je favoriserais les démarches que ferait le gouvernement.»
187.Rapport d'Antonio Turini, syndic du Val-Sabbia (4 avril 1797).
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
410 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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