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Читать книгу: «Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)», страница 7

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CHAPITRE III
CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE (1796-1797)

Grandeur et décadence de la République vénitienne. – La politique de neutralité désarmée. – Le comte de Lille est expulsé de Vérone. – Violations du territoire vénitien. – Entrée des Français à Vérone. – Le podestat Ottolini. – Ménagements calculés de Bonaparte. – Négociations d'alliance. – Les exigences de Bonaparte. – Préparatifs de guerre. – Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia, Salo, mais ils sont écrasés. – Manifeste de Battaglia. – Les préliminaires de Leoben. – Mission de Junot à Venise. – Les Pâques véronaises. – L'assassinat de Laugier. – Mission Dona et Giustiniani. – Punition de Vérone. – Transformation de la République aristocratique en République démocratique. – Traité de Milan. – Les convoitises autrichiennes. – Mission Querini. – Motion Dumolard. – Désorganisation de la nouvelle République. – Pillages. – Négociations de Campo-Formio. – Les instructions du Directoire et les résolutions de Bonaparte. – Traité de Campo-Formio. – Comment est accueillie la nouvelle. – Les scrupules de Villetard. – Les dépouilles de Venise. – Prise de possession par les Autrichiens.

Que Bonaparte ait été l'auteur de la chute et du partage de la République vénitienne en 1797131, tout le monde est d'accord sur ce point: mais qu'il soit entré en Italie avec l'intention bien arrêtée de détruire Venise, et qu'il ait subordonné toute sa politique à cette arrière-pensée, nous ne le croyons pas. L'examen attentif des documents contemporains nous prouvera au contraire que ce furent les événements et nullement Bonaparte qui précipitèrent la chute de cette ville infortunée. Il est vrai que le général en chef de l'armée d'Italie profita de ces événements sans le moindre scrupule, et ne fit rien pour prévenir cette ruine lamentable. Il est certes bien coupable d'avoir agi de la sorte, mais il n'est pas le seul coupable. C'est ce que nous allons essayer de démontrer en instruisant à nouveau ce grand procès historique.

I

En 452 après Jésus-Christ, quelques pêcheurs, à l'approche des Huns et de leur terrible chef Attila, s'enfuirent dans les lagunes qui bordent la côte septentrionale de l'Adriatique et y bâtirent un misérable village, Venise, qui grandit peu à peu, car tous les exilés attirés en ces lieux par la facilité de la défense s'y donnèrent comme rendez-vous et grossirent la population primitive. En 697 les chefs des diverses îles se réunirent pour élire un chef unique, à vie, auquel ils donnèrent le nom de duc ou doge. Menacés par les pirates de l'Istrie, ils les repoussèrent et étendirent leur domination sur l'Illyrie. Maîtres de l'Adriatique, les Vénitiens portèrent au loin leur commerce. Les croisades augmentèrent leur prospérité en leur ouvrant le chemin de l'Orient. Venise entre alors dans la période des conquêtes; elle couvre de ses colonies les deux rives de l'Adriatique; elle vend ses services aux croisés en obtenant le privilège de posséder dans chaque ville d'Orient un quartier à elle; elle s'empare des îles de l'Archipel et des côtes du Péloponèse. Une république rivale, Gênes, lui disputait l'empire de la Méditerranée. Elle engage avec elle un siècle de guerre, et finit par lui arracher la suprématie maritime. Elle tourne alors ses forces vers l'Italie, et conquiert successivement ce qu'on nomma depuis les états de terre ferme: Trévise, Vicence, Venise, Padoue, Brescia, Bergame, etc. Au XVe siècle Venise était une des premières puissances de l'Europe. Elle s'intitulait la Dominante, et cette domination elle la devait moins à ses conquêtes qu'à son prodigieux commerce. Sur toutes les côtes de la Méditerranée, elle avait des comptoirs: ses matelots étaient les meilleurs de l'Europe, ses capitaines les plus instruits, ses vaisseaux les mieux équipés. L'industrie était florissante, les beaux-arts étaient cultivés avec amour. Au XVIe siècle la décadence commence. La découverte de l'Amérique et du Cap de Bonne-Espérance la frappe d'un coup mortel, en transportant de la Méditerranée à l'Atlantique le commerce du monde. Occupée à se défendre contre les Turcs, qui lui enlèvent ses possessions de l'Archipel et de la Morée, elle laisse les Français, les Espagnols et les Allemands dominer tour à tour en Italie. À la Venise guerrière succède une Venise somptueuse et galante, ville d'intrigues et de plaisirs, et non plus d'activité et d'avenir. Dès lors elle ne vécut que par la tolérance de ses puissants voisins. Venise s'endormait. Le réveil fut terrible pour elle.

Il est vrai que les Vénitiens avaient confiance en leur gouvernement, et que ce gouvernement jouissait en Europe d'une réputation qui fut longtemps méritée. La République Vénitienne était essentiellement aristocratique. Tous les nobles formaient une assemblée nommée le Grand-Conseil. À partir de 1315 l'entrée de ce Grand-Conseil était devenue héréditaire par la création du livre d'or, registre sur lequel n'étaient inscrits que les descendants des familles qui avaient fait partie du Grand-Conseil avant cette même année. Ces patriciens inscrits au livre d'or choisissaient dix d'entre eux, le fameux Conseil des Dix, véritable ministère investi d'attributions très étendues. Ce conseil disposait arbitrairement du trésor public comme des biens et de la vie des citoyens. Pour augmenter ses pouvoirs, il choisit dans son sein, à partir de 1454, le terrible tribunal des trois inquisiteurs d'État, magistrats soupçonneux et défiants, qui avaient érigé la dénonciation en méthode gouvernementale. Les dénonciations étaient reçues dans la gueule des lions qui décoraient la place Saint-Marc. La procédure était mystérieuse, les sentences rendues et exécutées en secret. Au-dessus des inquisiteurs d'État était le Doge, personnage de représentation, chef officiel de la République, mais qui n'avait en réalité d'autres pouvoirs que ceux que lui abandonnaient les inquisiteurs d'État. Pendant plusieurs siècles ces patriciens se montrèrent dignes de la haute position qu'ils occupaient. Les noms de Cornaro, Xeno, Dandolo, Barberini, Pisani, etc., sont restés célèbres. La diplomatie vénitienne était admirablement informée; les rapports adressés à Venise par ses ambassadeurs constituent même une des principales sources de l'histoire moderne; mais bientôt les descendants dégénérés des grandes familles d'autrefois ne surent plus que se maintenir par la terreur, et jouir des énormes richesses amassées par leurs ancêtres. Peu à peu un nouvel esprit se fit jour. La bourgeoisie, systématiquement repoussée du livre d'or, et la noblesse des provinces, jalouse des privilèges que s'arrogeaient les patriciens de la capitale, unirent leurs ressentiments et leurs convoitises. On commença à parler de réformes, et de changements à introduire dans la Constitution. Ces demandes ne furent pas accueillies, mais une opposition se forma, et grandit. Il est vrai que les classes populaires, traitées avec ménagement, avec douceur même, et retenues dans une ignorance absolue, soutenaient les patriciens. L'aristocratie vénitienne avait donc pour elle l'immense majorité de la population, et l'autorité de la tradition.

Passé glorieux, gouvernement respecté, Venise, malgré sa décadence, malgré les partis qui commençaient à la déchirer, était une puissance avec laquelle il fallait encore compter. Son pavillon flottait avec honneur sur la Méditerranée. Elle possédait l'Adriatique. Les îles Ioniennes lui assuraient le commerce des mers grecques. Sur les côtes d'Illyrie et de Dalmatie, des montagnards braves et énergiques et des matelots habitués à la difficile navigation de ses côtes lui fournissaient des soldats pour ses régiments et des marins pour ses équipages. Elle avait une flotte de guerre considérable, et, à Venise même, un arsenal fameux regorgeait de richesses de tout genre. Sur la terre ferme une ceinture de places fortes, Brescia, Bergame, Peschiera, Vérone, Legnano du côté de l'Italie; Palmanova, Gradisca, Udine du côté de l'Autriche, assuraient la sécurité de ses frontières continentales. Elle pouvait mettre sur pied, bien qu'elle n'eût pas fait la guerre depuis soixante et dix ans, au moins cinquante mille hommes. Les revenus, près de neuf millions de ducats, étaient bien équilibrés et suffisants pour tous les besoins. Le gouvernement vénitien faisait donc en Europe honorable figure, et personne ne se doutait encore qu'une catastrophe le menaçât.

Par malheur la politique des Vénitiens manquait de franchise. Dans le grand mouvement d'opinion qui marqua en Europe les dernières années du XVIIIe siècle, ils auraient du prendre un parti et se prononcer ou pour ou contre la France. La France était leur alliée naturelle, puisqu'il n'existait, entre elle et Venise, aucun motif de rivalité ou de guerre, et l'Autriche était au contraire leur ennemie héréditaire132, puisqu'elle convoitait la possession de leurs provinces continentales. Leur intérêt les poussait vers la France, mais leurs préjugés les jetaient dans les bras de l'Autriche. Les patriciens de Venise détestaient en effet l'esprit démocratique de la France et ne redoutaient rien autant que la contagion de ces principes démocratiques, en sorte que, par intérêt, ils penchaient vers l'alliance française, mais, par tempérament, redoutaient la République française. Inquiétés par la démocratie, ils se défiaient du despotisme. Dans cette incertitude, ils prirent le plus déplorable des partis, celui de la neutralité.

Les avertissements ne leur firent pas défaut. Querini, l'ambassadeur de la République à Paris, Grimani, l'ambassadeur à Vienne, San Fermo, le plénipotentiaire qu'ils envoyèrent au congrès de Bâle, ne cessaient, dans leurs dépêches, de démontrer aux inquisiteurs d'État la nécessité de se prononcer. Ils leur annonçaient, pour ainsi dire jour par jour, les projets de la France contre l'Italie et spécialement contre Venise à qui elle réservait le sort de la Hollande. Ils lui dénonçaient, les sourdes menées133 des agents secrets envoyés pour disposer les esprits à la révolution. Ils les avertissaient des préparatifs de l'invasion. Le gouvernement fermait les yeux et persistait à s'endormir dans la neutralité.

Si du moins les Vénitiens s'étaient mis en mesure de faire respecter cette neutralité, c'est-à-dire de repousser toute pression extérieure et de se comporter avec la plus grande impartialité envers tous les belligérants: mais ils s'imaginèrent, très à tort, qu'en ménageant tout le monde, ils seraient eux-mêmes respectés. Quelques patriciens mieux avisés étaient partisans de ce qu'on pourrait appeler la neutralité armée. Ils voulaient que Venise se mit en état de résister aux prétentions des belligérants et de repousser au besoin ces prétentions par la force. Dès le 14 juillet 1788, l'ambassadeur de Venise à Paris, Antonio Capello, prévoyant la Révolution prochaine, et redoutant pour sa patrie les conséquences du système politique de la paix à tout prix, écrivait134: «La crise imprévue de la France a fait naître un nouvel ordre de choses dans le système politique général. Aujourd'hui, il faut tenir pour certain que Venise peut être très troublée dans son système de neutralité qui ne lui procurera peut-être que des embarras. Peut-il convenir à notre sécurité de rester ainsi isolés de toutes les puissances? Se concenga alla nostra sicurezza starsene isolati da tutti gli altri?» Ces prophétiques avertissements ne furent pas négligés. Un parti se forma; il avait pour chefs Foscarini, Barbarigo, Giustiniani, Zeno et surtout les deux procurateurs Morozini et Pezaro, qui voulaient ne pas être surpris par les événements et demandaient avec instance que Venise se décidât à sortir de sa torpeur. Mais ces patriciens ne formaient qu'une imperceptible minorité. Tous les indifférents, c'est-à-dire la majorité, tous les indolents et les partisans encore rares des idées françaises, et à leur tête se trouvaient des patriciens, Georges Pisani, Valaresso, Ruzzini, Giuliani, Battaglia, Premieri, prétendaient au contraire que Venise n'avait qu'à gagner à conserver la neutralité, même désarmée, et à prouver ainsi son désir de ménager à titre égal Français et Autrichiens.

Lorsque la situation s'aggrava et que la France vit se former contre elle la première coalition, Venise conserva son attitude expectante. En 1793, le procurateur Pesaro demanda formellement la levée des milices et l'armement des lagunes. Il aurait même voulu l'alliance autrichienne. Valaresso l'emporta sur lui et rien ne fut modifié. L'année suivante, Pesaro renouvela sa demande et réunit dans le conseil 119 voix contre 67: mais Valaresso, Battaglia, Zeno et les autres patriciens, qui venaient d'être mis en minorité, firent en sorte que les armements décidés fussent conduits avec une lenteur désespérante. Sept mille hommes furent donc, à grand'peine, réunis en quelques mois, et encore, dès l'année suivante (1795), les partisans de la neutralité désarmée prenaient leur revanche en rejetant les conseils guerriers que leur donnait l'ambassadeur anglais, le chevalier Worsley135. En outre ils recevaient à Venise, comme représentant de la République française, Lallement, et envoyaient à Paris, comme ambassadeur extraordinaire, Alvise Querini. Ce dernier fut reçu avec de grandes démonstrations d'amitié. On l'admit aux honneurs de la séance à la Convention Nationale, et Larévellière-Lépeaux, qui présidait, lui adressa une de ces harangues déclamatoires dont il avait le secret: «Lorsque la guerre n'avait pas encore prononcé, la généreuse Venise a reçu avec éclat l'ambassadeur de la République française. La France rendra générosité pour générosité. Son alliée n'a pas hésité à saluer sa fortune incertaine; elle jouira en paix de sa fortune consolidée. La France républicaine sera plus reconnaissante que la France des rois. Venise aura pour son alliée la plus sincère la nation française.»

Les Vénitiens prirent-ils au sérieux ces déclarations emphatiques, ou s'aveuglèrent-ils de parti pris sur les dangers de l'indécision en matière politique, toujours est-il que, dans leur optimisme, non seulement ils persistèrent dans la neutralité désarmée, mais encore se firent les apôtres de cette doctrine. Ce furent eux qui, par exemple, engagèrent le grand-duc de Toscane à les imiter en reconnaissant la République Française et en signant avec elle un traité de neutralité. Ils ne devaient gagner à ces ménagements que le mépris de la France et les hostilités mal déguisées de l'Autriche, et, grâce à ce système déplorable dans lequel ils s'obstinèrent, ils ressentirent le contre-coup de tous les événements extérieurs. Ils étaient destinés à passer d'anxiétés en anxiétés, et cela dès que les belligérants se rapprochèrent de leur territoire.

En effet, tant que la guerre eut pour théâtre le Rhin, les Alpes ou les Pyrénées, c'est-à-dire de 1792 à 1796, Venise crut n'avoir qu'à se féliciter d'avoir jusqu'alors traité la Révolution française comme un objet de police et le voisinage des armées autrichiennes comme un épouvantail sans conséquences; mais ses illusions se dissipèrent dès que les Français descendirent en Italie pour y vider leur querelle comme en un champ clos. Elle ne tarda pas à comprendre non seulement que sa tranquillité était compromise, mais même que son existence était discutée. Lors des conférences de Bâle, elle avait déjà été singulièrement inquiétée par la théorie des compensations territoriales qui y avait été discutée et admise: non pas qu'elle redoutât encore une compensation donnée à ses dépens, mais elle ne pouvait se dissimuler tous les dangers de ce nouveau droit des gens, surtout pour les puissances secondaires, et peut-être se repentait-elle de ne pas s'être mise en mesure de résister aux exigences possibles de la France ou aux revendications hautaines de l'Autriche.

Bonaparte n'avait pas encore ouvert les hostilités que déjà le Directoire agissait contre Venise, comme si la République était à ses pieds. Le 1er mars 1796, Delacroix, ministre des relations extérieures, écrivait à l'ambassadeur de Venise à Paris, Querini, pour se plaindre du séjour à Vérone du comte de Lille136, celui qui s'intitulait Louis XVIII, et exiger son renvoi immédiat. Pour donner plus de poids à sa demande, il faisait remarquer que la neutralité de Venise n'était qu'un mot vide de sens, puisque les troupes autrichiennes avaient à plusieurs reprises traversé le territoire vénitien pour se rendre dans leurs cantonnements du Milanais et dans le Piémont. Le Grand Conseil fut convoqué. Pesaro, qui penchait toujours pour la résistance, aurait voulu que le comte de Lille fût entouré des mêmes égards que par le passé. Son discours entraîna quarante-sept de ses collègues, mais cent cinquante-six se prononcèrent contre lui. On fit donc savoir au Directoire que le comte de Lille serait prié de quitter Vérone; quant au passage des troupes autrichiennes sur le territoire de la République, il était autorisé par des conventions antérieures. Le Directoire se contenta de cette demi-satisfaction, mais il exigea le départ immédiat de Louis XVIII. Lallement reçut l'ordre d'insister. Le Grand Conseil dut s'exécuter. Il le fit même avec une certaine rudesse. Délégués par les inquisiteurs d'État, Gradenigo et Carletto avertirent le prince de l'arrêté d'expulsion. Le comte de Lille obéit à la brutale nécessité qui lui imposait un nouvel exil, et quitta Vérone (21 avril), mais en exigeant qu'on effaçât le nom de sa famille du livre d'or, et qu'on lui rendît l'armure dont Henri IV avait fait présent à la République137.

Ce n'était que la première des exigences qui allaient être imposées à Venise. Sa faiblesse et ses complaisances les autorisaient. Bonaparte venait d'entrer en Italie et d'inaugurer cette série d'éclatantes victoires qui le conduisirent bientôt aux portes de Vienne. On a prétendu qu'il avait dès lors l'intention bien arrêtée de signer la paix aux dépens de la République Vénitienne, et qu'il n'était que l'instrument des secrets desseins du Directoire contre Venise. Il suffit pourtant de parcourir la correspondance échangée entre le gouvernement français et le général victorieux pour être convaincu que, ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait d'entente préalable. Bonaparte n'avait pas reçu l'ordre d'agir contre Venise, et lui-même ne nourrissait aucune prévention particulière contre l'aristocratie vénitienne; seulement, dès qu'il se fut rendu compte de sa faiblesse et de sa décadence, il en abusa sans le moindre scrupule; et, du jour où il pressentit qu'en sacrifiant Venise à l'Autriche il obtiendrait plus aisément la paix, il adopta contre elle une politique sans pitié, et, suivant une expression célèbre, se montra plus inexorable à son égard qu'Attila lui-même. Quant au gouvernement français, qui répugnait d'abord à l'idée de ce triste arrangement, il se laissa forcer la main, mais sans trop protester.

II

Le Piémont et le Milanais étaient conquis. Beaulieu avait été rejeté par la bataille de Borghetto jusque sous les murs de Mantoue. Ce fut à ce moment critique que le Directoire demanda à Venise une somme de douze millions, qui serait reportée sur le passif de la République Batave qui devait pareille somme. Il réclama encore la mise sous séquestre des capitaux déposés dans les banques vénitiennes par les puissances ennemies de la France, et la confiscation de tous ceux de leurs navires qui stationnaient dans les eaux vénitiennes138. Sans même attendre sa réponse, qui ne pouvait être que négative, à moins que Venise ne fût décidée à se jeter dans les bras de la France, Bonaparte, poursuivant le cours de ses opérations militaires, viola le territoire vénitien.

Le général autrichien Kerpen, après la bataille de Lodi, avait traversé Brescia et entraîné une colonne française à sa poursuite. Il avait ainsi fourni à Bonaparte le prétexte dont il avait besoin pour occuper la province. En effet, dès le 20 mai, Bonaparte occupait Brescia. Il est vrai qu'il protestait de l'amitié qui unissait les deux Républiques, et annonçait139 que ses soldats agiraient toujours en amis dévoués. «C'est pour délivrer la plus belle contrée de l'Europe du joug de fer de l'orgueilleuse maison d'Autriche que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à surmonter. La victoire d'accord avec la justice, a couronné ses efforts. Les débris de l'armée autrichienne se sont retirés au delà du Mincio. L'armée passe, pour les poursuivre, sur le territoire de Venise, mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les deux Républiques. La religion, le gouvernement, les usages, les propriétés seront respectés. Que les peuples soient sans inquiétude; la plus sévère discipline sera maintenue; tout ce qui sera fourni à l'armée sera exactement payé en argent. Le général en chef engage les officiers de la République de Venise, les magistrats et les prêtres, à faire connaître ces sentiments au peuple afin que la confiance cimente l'amitié qui depuis longtemps unit les deux nations. Fidèle dans le chemin de l'honneur comme dans celui de la victoire, le soldat français n'est terrible que pour l'ennemi de sa liberté et de son gouvernement.»

Ce n'étaient là que de banales protestations. En réalité Bonaparte agissait comme en pays ennemi. Deux jours après l'occupation de Bergame, il entrait à Peschiera140, autre place vénitienne, que les Autrichiens avaient déjà à maintes reprises traversée et même qu'ils venaient d'occuper, et ordonnait à Masséna de pousser sur Vérone, et de s'emparer des ponts de cette ville, afin de dominer le cours de l'Adige. À Vérone se trouvait alors, en qualité de provéditeur général des provinces de terre ferme, Nicolo Foscarini, ancien ambassadeur de Venise à Constantinople. Sommé par Bonaparte de venir le trouver à son quartier général de Peschiera, il n'obéit qu'en tremblant. Il se considérait presque comme une victime expiatoire. «Je pars, écrivait-il141 au grand conseil, que Dieu daigne bénir mes efforts et me recevoir en holocauste!» et dans une autre lettre: «J'ai rempli mon devoir de citoyen. Je suis allé à Peschiera; je me suis trouvé entre les mains des Français; j'ai traversé les longues colonnes de ces farouches soldats. J'ai vu le général Bonaparte.» Ce dernier comprit tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de l'épouvante du provéditeur. Il affecta une grande colère142, et annonça qu'il avait reçu l'ordre de brûler Vérone, si on ne lui en ouvrait aussitôt les portes. Éperdu, Foscarini offrit de recevoir les Français. Il ne se crut en sûreté que lorsqu'il se fut retiré. Bonaparte se serait bien gardé de le retenir. Foscarini en effet communiqua aux Véronais la terreur qui le paralysait. À peine eut-il annoncé que les Français arrivaient que les patriciens et les riches bourgeois émigrèrent en toute hâte143. Les routes qui conduisaient à Venise furent en un instant encombrées. Les barques et les radeaux descendirent l'Adige chargés de passagers de toute condition qui se redisaient avec effroi que le général avait promis de brûler la ville144, pour la punir d'avoir donné asile à Louis XVIII. Pendant ce temps les troupes de Masséna prenaient possession de cette citadelle (1er juin), qui aurait pu si longtemps les retenir, et complétaient leur mouvement offensif en occupant quelques jours plus tard Legnano et la Chiusa.

Le gouvernement vénitien fut effrayé par la rapidité de cette prise de possession, mais il ne pardonna pas à Bonaparte de l'avoir réveillé de sa torpeur145, et, dès ce moment, le considéra comme le pire de ses ennemis. Aussi bien, on comprend que ces patriciens, fiers à l'excès et jaloux de leurs privilèges, n'avaient accepté qu'à contre-cœur les humiliations dont on les abreuvait. Ils détestaient déjà les principes français, mais quand une armée française, enorgueillie par vingt victoires, commandée par d'incomparables généraux, se fut établie à demeure sur leur territoire, vivant à leurs dépens, réquisitionnant effets de subsistance, approvisionnements et munitions, imposant ses volontés à tous les fonctionnaires; lorsque surtout la noblesse provinciale et la bourgeoisie, déjà mécontentes et aspirant à des réformes, furent ouvertement encouragées par la présence de nos troupes à renouveler ces demandes de réforme; les patriciens de Venise eurent alors peine à contenir l'expression de leur fureur. Ils auraient dû avoir la franchise de leurs opinions, se jeter dans les bras de l'Autriche et nous déclarer la guerre. C'est ce que voulaient quelques-uns d'entre eux, en qui semblait revivre l'ardeur de leurs ancêtres. Ainsi, le podestat de Bergame, Ottolini146, écrivait qu'on pouvait compter sur environ dix-huit mille montagnards, bien armés, mais à qui manquaient des officiers pour les conduire au feu. Les inquisiteurs d'État, de leur côté, transmettaient au gouvernement la communication suivante147: «Si Venise n'arme pas avec énergie, elle sera foulée aux pieds comme les autres. Il est vrai qu'il est tard; il serait possible que, s'ils remarquaient des préparatifs considérables, les Français voulussent en connaître l'objet, mais en les faisant dans l'intérieur du Dogado, ils seront moins facilement aperçus. D'ailleurs, on pourra dire qu'on prend des précautions pour contenir le peuple mécontent et pour repousser les Autrichiens. Cette réponse leur donnera à réfléchir. Aux armes donc! Aux armes! et qu'il n'y ait pas moins de quarante mille Esclavons et de quatre mille cavaliers, si l'on ne veut pas être mis sous le joug.» Ces exhortations produisirent leur effet. Les milices furent levées, de nombreux mercenaires enrôlés, tous les vaisseaux reçurent l'ordre de rentrer à Venise, l'arsenal redoubla d'activité, des impositions extraordinaires furent votées et les dons patriotiques acceptés. Tout annonçait la guerre, et le gouvernement paraissait décidé à la soutenir avec énergie.

Ces préparatifs hostiles n'avaient échappé ni à Bonaparte ni à ses lieutenants. L'un d'entre eux, brave soldat plutôt que bon observateur, Augereau, les avait pourtant signalés à son chef148: «Je m'aperçois, général, lui écrivait-il, et je suis même certain que les Vénitiens, bien loin de vouloir observer la neutralité à notre égard, préparent et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre nous. Je ne puis en douter, puisque les hostilités commencent déjà. Une de mes patrouilles ne saurait aller à une lieue de son camp sans être accueillie et fusillée par les paysans qui se rassemblent en armes au son du tocsin. Plusieurs volontaires ont déjà été assassinés sans que j'aie pu découvrir les coupables et avoir justice. Ce matin, à deux heures, mon avant-poste de cavalerie a été attaqué par une avant-garde de hussards ennemis. D'après des renseignements certains, cette troupe était guidée par des nobles du pays… Il en est un surtout dont j'ai le nom, qui promet de se défaire des généraux, en leur faisant tendre des embuscades… Il est donc temps de voir les intentions du gouvernement de Venise, qu'il nous dise si nous sommes en guerre ou en paix avec lui.»

C'était justement la réponse que Venise ne voulait donner à aucun prix. Il était dans les traditions de la République de dissimuler jusqu'au dernier moment. Cette politique fausse et tortueuse ne convenait plus aux circonstances. L'aristocratie vénitienne ne comprit pas que le temps était passé des réserves diplomatiques et des finesses d'autrefois. Elle affecta de garder la plus stricte neutralité; au moment même où elle annonçait au podestat149 de Bergame l'envoi d'un général, Noveller, pour commander ses bandes improvisées, elle lui ordonnait de ne rien précipiter, et surtout de garder le secret le plus absolu. À l'heure précise où de tous les côtés ses soldats couraient aux armes, elle envoyait deux députés150 à Bonaparte pour endormir ses défiances. Elle était, en un mot, décidée à la guerre, mais elle se réservait de choisir et son jour et son heure.

Malheureusement pour Venise, Bonaparte avait beaucoup trop de pénétration pour ne pas percer à jour cette politique sénile. Il savait que les Vénitiens tomberaient sur lui au premier échec, mais d'un autre côté il n'ignorait pas qu'ils attendraient jusqu'au dernier moment pour se jeter sur son flanc. Il accueillit donc les députés de Venise, et feignit même d'agréer leurs excuses: mais il accumula les griefs, et eut grand soin de tenir ce qu'il appelait une querelle ouverte. Il ne désirait pas, en effet, se brouiller du jour au lendemain avec Venise, et lui aussi voulait se réserver pour l'heure favorable. À trompeur trompeur et demi. Aussi bien la dépêche qu'il adressa à ce propos au Directoire ne laisse aucun doute sur ses intentions151: «Le Sénat de Venise vient de m'envoyer deux sages du Conseil pour s'assurer définitivement où en étaient les choses. Je leur ai renouvelé mes griefs, je leur ai aussi parlé de l'accueil fait à Monsieur, je leur ai dit que, du reste, je vous avais rendu compte de tout, et que j'ignorais la manière dont vous prendriez cela; que, lorsque je suis parti de Paris, vous croyiez trouver dans la République de Venise une alliée fidèle au principe, que ce n'était qu'avec regret que leur conduite à l'égard de Peschiera m'avait engagé à penser autrement; que du reste je croyais que ce serait un orage qu'il serait possible à l'envoyé du Sénat de conjurer. En attendant ils se prêtent de la meilleure façon à me fournir ce qui peut être nécessaire à l'armée. Si votre projet est de tirer cinq ou six millions de Venise, je vous ai ménagé exprès cette espèce de rupture… Si vous avez des intentions plus prononcées, je crois qu'il faudrait continuer ce sujet de brouillerie, m'instruire de ce que vous voulez faire, et attendre le moment favorable que je saisirai suivant les circonstances, car il ne faut pas avoir affaire à tout le monde à la fois.»

De cette dépêche ressort la preuve de la non préméditation des desseins de Bonaparte contre Venise. Ni lui ni le Directoire n'avaient encore résolu, comme on l'a écrit et répété à tort, de partager la République vénitienne.

Le jour même où l'armée française franchissait le Pô, le 7 mai 1796, voici en quels termes le Directoire traçait à Bonaparte le plan de la conduite à tenir avec Venise152. «Venise sera traitée comme une puissance neutre, mais elle ne doit pas s'attendre à l'être comme une puissance amie; elle n'a rien fait jour mériter nos égards.» Huit jours plus tard, le 18 mai153, les prétentions du Directoire augmentaient déjà: «La République de Venise pourra peut-être nous fournir de l'argent; vous pourrez même lever un emprunt à Venise.» Le 11 juin154, nouvelles exigences. Il s'agit cette fois de confisquer les vaisseaux et les propriétés appartenant aux ennemis de la France et qui sont dans les ports de la République: «On pourra en outre lui emprunter cinq millions.» Le 18 juin155, la somme a grossi. L'emprunt sera de douze millions. À vrai dire, le Directoire n'avait aucun plan suivi à l'égard de Venise. Il se réservait, suivant les circonstances, ou de l'imposer fortement, ou d'occuper son territoire, ou de la démembrer156. Dans tous les cas, il voulait exploiter la situation à son profit et contre les Vénitiens. Dès lors, sans se brouiller avec eux, il n'avait qu'à les tenir en haleine pour ainsi dire, les harceler par des plaintes ou des demandes continuelles, mais attendre pour se prononcer définitivement. Comme d'un autre côté les Vénitiens se sentaient trop faibles pour rompre avec la France, et qu'ils attendaient pour le faire une occasion favorable, leur politique était également, comme celle des Français, une politique d'expectative. C'est ainsi que s'expliquent les tiraillements, les hésitations, les demi-mesures et les tromperies réciproques, qu'il nous faudra enregistrer, jusqu'à l'heure de l'explosion.

131.Consulter Daru, Histoire de Venise, édition 1819, t. V, et surtout t. VII, avec les pièces justificatives; – Napoléon Ier, Correspondance, t. I, II, III; – Tintori, Raccolta chronologica raggionata di documenti inediti che formano la storia diplomatica della rivoluzione e caduta della Republica di Venezia; – Cantu, Histoire des Italiens, trad. Lacombe, t. XI; – Barral, Chute d'une république, Venise, 1885; – Sybel, l'Europe pendant la révolution, trad. Dosquet, t. IV; – Botta, Histoire d'Italie de 1789 à 1814, t. I, II, III.
132.Rapport des agents français au Directoire en 1796 et 1797. Cf. Sybel, Histoire de l'Europe pendant la révolution française, t. IV, p. 190.
133.Sybel, Europe pendant la révolution française, t. IV, p. 191.
134.Botta, ouv. cit., liv. IV, p. 248.
135.Le chevalier Worsley, résident d'Angleterre à Venise, n'avait pas cessé de prêcher l'intervention directe. Toutes les fois qu'un courrier ou qu'un ambassadeur français passait par Venise pour se rendre en Orient, il protestait. Il aurait voulu entraîner tout de suite la République dans la coalition contre la France.
136.Le comte de Lille pourtant n'avait pas fait acte de souverain. Il vivait très retiré dans une maison de campagne appartenant au comte Gazzola. Il avait même poussé le scrupule jusqu'à ne pas faire imprimer à Vérone, ni dater de cette ville, le manifeste qu'il adressa aux Français, lors de son avènement.
137.C'est à ce moment que la Russie, mécontente de cette expulsion, et dans l'espoir de susciter de nouvelles difficultés, attacha à son ambassade à Venise la principal agitateur de l'émigration française, le comte d'Antraigues.
138.D'après Botta (liv. VI, p. 445): «Le Directoire ne désirait-il pas à cet égard un refus plutôt qu'un consentement? Je le croirais volontiers, si je ne savais d'ailleurs que la docilité même de Venise n'eût pas assuré son salut.»
139.Proclamation de Brescia, 29 mai 1796. Correspondance, t. I, p. 332.
140.Correspondance, t. I, p. 311. Lettre à Masséna.
141.Lettres de Foscarini du 31 mai et du 1er juin 1796, citée? par Daru, t. V, p. 214.
142.Lettre de Bonaparte au Directoire, Peschiera, 1er juin 1796 (Correspondance, t. I, p. 346): «Je me suis fort brouillé avec M. le provéditeur général sur ce que la République a laissé occuper par les Impériaux Peschiera, qui est une place forte, mais, grâce à la victoire de Borghetto, nous nous en sommes emparés, et je vous écris aujourd'hui de cette ville.»
143.Botta, liv. VII, p. 19.
144.Id., Vérone, 3 juin (Correspondance, t. I, p. 359): «Je n'ai pas caché aux habitants que, si le roi de France n'eût évacué la ville avant mon passage du Pô, j'aurais mis le feu à une ville assez audacieuse pour se croire la capitale de l'Empire français.»
145.Dès le 2 juillet le doge écrivait à Querini à Paris pour se plaindre de la brutalité de nos soldats, de leurs réquisitions incessantes et surtout «della continua dilatazione di truppe in nuovi puncti delo stato nostro».
146.Rapport du podestat Ottolini (15 juin 1796).
147.Cité par Daru, V, 222.
148.Lettre d'Augereau à Bonaparte (Vérone, 31 août 1796), citée par Daru, VII, p. 260.
149.Dépêche citée par la Raccolta chronologica, etc, «Dans l'impossibilité de déterminer toutes les circonstances et de donner cours dès à présent à une chose si délicate, nous nous bornons à vous charger de manifester aux députés des divers cantons l'approbation du Sénat et la nôtre. Ils en verront un témoignage dans le soin qu'on a pris de leur envoyer le sergent général Noveller, homme de beaucoup d'expérience, qui, de vive voix, fera part à Votre Seigneurie de ses instructions… Il faut surtout éviter tout mouvement prématuré qui serait dangereux, et peut-être même fatal.»
150.Ils se nommaient Battaglia et Erizzo. Le rapport des deux envoyés, daté de Vérone le 5 juin 1796, a été inséré dans le Raccolta chronologica. Il est conforme à la dépêche adressée par Bonaparte au Directoire le 7 juin.
151.Milan, 7 juin 1796 (Correspondance, t. I, p. 372). Cf. dépêche de Roverbella (4 juin) adressée à Lallement (Correspondance, t. I, p. 362): «Il ne faut pas cependant nous brouiller avec une république, dont l'alliance nous est utile.»
152.Dépêche du Directoire à Bonaparte, Daru, VII, 253.
153.Correspondance, t I, p. 362.
154.Id., p. 255.
155.Id., p. 256.
156.Dépêche du 1er août (Daru, VII, 259). «Le Directoire vous autorise à prendre toutes les mesures que vous vous êtes proposées, en attendant que les événements militaires, dont nous attendons l'heureuse issue, déterminent, d'une manière positive, notre conduite à l'égard de cette puissance.»
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
410 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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