Bonaparte avait obtenu du Directoire la nomination de son frère Joseph comme ambassadeur de France auprès de Pie VI. Doux et conciliant, également éloigné de la rudesse jacobine et des servilités de l'ancien régime, Joseph convenait à la situation. Il avait été fort bien accueilli333 à Rome. Le Pape, qui gardait à son frère une profonde reconnaissance du traité de Tolentino, le traitait avec distinction. Les cardinaux le ménageaient à double titre, et comme représentant de la France, et comme frère du tout-puissant général qui résidait encore en Italie, à la tête de son armée victorieuse. Quant aux partisans de la France, ou du moins des idées françaises, et leur nombre avait singulièrement augmenté depuis que la terreur de nos armes les avaient délivrés de l'oppression sacerdotale, ils se groupaient autour de lui334. Le palais de l'ambassade était devenu comme leur lieu de réunion. Mme Joseph Bonaparte en faisait les honneurs avec la grâce séduisante et l'urbanité de bon goût qui valurent plus tard tant d'amies à la reine de Naples et d'Espagne. La sœur de son mari, la toute belle Pauline Bonaparte, fiancée au général Duphot, était auprès d'elle. Eugène Beauharnais, le futur vice-roi d'Italie, et Arrighi, servaient d'aides de camp à l'ambassadeur. Il était difficile de trouver alors à Rome une maison plus aimable et plus aimée.
Le parti antifrançais ne s'était pas résigné aux humiliations de Tolentino. Les cardinaux Busca et Albani ne rêvaient que revanche et vengeance. Ils affectaient à l'égard de l'ambassadeur une indifférence absolue, mais, profitant des privautés de leurs charges, ils ne cessaient de présenter au Pape, sous le jour le plus défavorable, tous les faits et gestes de l'ambassade. Ainsi, Bonaparte avait prié335 son frère de demander au Pape un bref pour recommander aux prélats l'obéissance à la République. La Papauté qui, de tout temps, fut à peu près indifférente aux formes de gouvernement, aurait volontiers accédé à ce désir: mais les cardinaux présentèrent à Pie VI cet acte de complaisance comme une honteuse compromission. Ils s'opposèrent également à ce qu'il accordât le chapeau rouge à l'archevêque de Milan, et à ce qu'il reconnût sur-le-champ la République Cisalpine336. Ils finirent même par présenter comme des émissaires de la République, encouragés par Joseph dans leurs sinistres desseins, les jeunes artistes de l'école française de Rome qui, dans l'exubérance de leurs opinions, avaient peut-être eu le tort de ne pas assez ménager leurs expressions, mais n'étaient certes pas des conspirateurs. Un troisième cardinal, le secrétaire d'État Doria Pamphili, celui qu'on surnommait, à cause de sa petitesse, le bref du pape, secrètement gagné par Albani et Busca, entassa les dénonciations contre l'ambassade et les libéraux romains qu'elle était censée soutenir. Il fallut même que Bonaparte intervînt directement, et rappelât le soupçonneux fonctionnaire à des sentiments plus modérés. Le coup n'en était pas moins porté. Pie VI obsédé, circonvenu, irrité par ces perfides insinuations, commença à prêter une oreille plus favorable aux ennemis de la France. Ces derniers essayèrent de profiter de ce premier succès pour renouer contre nous une vaste coalition. Ils persuadèrent au Pape que le roi de Naples n'attendait qu'un mot pour voler à son secours, que l'amiral Nelson, au premier signal, débarquerait dans les États romains, et que l'Autriche, qui n'avait pas encore signé le traité de Campo-Formio, se joindrait aux coalisés. Ils l'engagèrent donc à prendre les devants, et, malgré les lourdes charges de la contribution de guerre, à reformer l'armée pontificale. Ils le poussèrent même à une démarche plus significative encore, celle de donner le commandement en chef de l'armée pontificale au général autrichien Provera.
Joseph n'avait pas eu besoin de beaucoup de clairvoyance pour se rendre compte du changement survenu dans les dispositions du pontife à l'égard de la France. Il n'était pas difficile de démêler une sourde hostilité à travers les témoignages de respect dont on affectait de l'accabler. Aux empressements du début avaient succédé les protestations officielles. Peu à peu le vide se faisait autour de lui, et on pressentait quelque explosion soudaine. Fidèle à son rôle de conciliateur, Joseph avait feint d'être la dupe de ces mensonges intéressés, mais il avertissait son frère et le Directoire de ces intrigues malveillantes337. En apprenant la nomination de Provera, qui équivalait à une déclaration de guerre, vu les sentiments bien connus du général autrichien, et le rôle qu'il avait joué dans la dernière guerre, il se décida à sortir de la neutralité et exigea le retrait immédiat de cette maladroite nomination.
Bonaparte fut très irrité de ce qu'il considérait à juste titre comme une provocation. «Ne souffrez pas, écrivit-il338 à son frère, qu'un général aussi connu que M. Provera prenne le commandement des troupes de Rome. L'intention du Directoire exécutif n'est pas de laisser renouer les petites intrigues des princes d'Italie. Déployez un grand caractère… Dites publiquement dans Rome que si M. Provera a été deux fois339 prisonnier de guerre dans cette campagne, il ne tardera pas à l'être une troisième. S'il vient vous voir, refusez de le recevoir. Je connais bien la cour de Rome, et cela seul, si cela est bien joué, perd cette cour». Il revenait avec insistance sur la nécessité de ce renvoi dans une autre lettre340: «Vous pouvez déclarer positivement à la cour de Rome que, si elle reçoit à son service un officier connu pour être ou avoir été au service de l'Empereur, toute bonne intelligence entre la France et la cour de Rome cesserait à l'heure même, et la guerre se trouverait déclarée». Les conseillers de Pie VI en effet, comme l'avait conjecturé Bonaparte, furent effrayés par l'énergie de cette résolution, et conseillèrent la prudence à leur maître. Ils ne sentaient pas le terrain assez solide et ne voulaient ouvrir les hostilités qu'à coup sûr, Provera fut donc remercié presque aussitôt que nommé, et cet acte de fermeté raffermit à Rome l'influence de la France.
Encouragés par le succès diplomatique que venait de remporter Joseph, tous les ennemis de la Papauté à Rome voulurent profiter de l'occasion pour imposer au Pape les réformes qu'ils désiraient. Aussi bien les États de l'Église étaient alors le pays le plus mal administré de l'Europe. L'arbitraire le plus absolu, le despotisme illimité, tempéré seulement par la mansuétude du pontife, telle était la règle unique. Non pas que les lois fissent défaut, ni même les magistrats, mais ces derniers eux-mêmes se perdaient dans le dédale des règlements et des décisions ayant force de loi, et, peu à peu, au régime de la justice s'était substitué celui du bon plaisir. On pouvait réclamer jusqu'à six fois la révision du même procès, et, comme le Pape se réservait le droit de prononcer sur toutes les causes pendantes, on ne possédait aucune garantie contre un acte de caprice ou d'arbitraire. Les singularités de la procédure compliquaient encore la situation. Ainsi, dans un procès criminel, ne paraissaient ni l'accusateur ni les témoins à charge: on demandait simplement à l'accusé de faire la preuve de son innocence. Même règle pour une affaire civile. Étiez-vous accusé, par exemple, de ne pas avoir payé une dette: il fallait d'abord consigner le montant de la somme discutée, puis prouver sa non-culpabilité, le souverain pontife se réservant toujours d'intervenir comme le Deus ex machina de la tragédie antique, et avec des arguments irrésistibles. Ne s'était-il pas, en effet, attribué le droit de condamner aux galères «pour motifs à nous connus»?
Il est vrai que, dans l'application, les Papes gouvernaient avec une grande douceur, mais cette douceur même n'est-elle pas comme la condamnation de l'absolutisme, puisqu'elle démontre l'absence de toute garantie légale? Comme l'a si bien dit un des adversaires les plus déterminés du gouvernement des prêtres, Doellinger341, «le prêtre, lorsqu'il est investi de la toute-puissance juridique et administrative, résiste très difficilement à la tentation de soumettre ses actes officiels à l'influence de son opinion personnelle, de son appréciation des individus, de sa pitié, de ses penchants. Comme prêtre, il est avant tout le serviteur et le héraut de la miséricorde, du pardon de la rémission. Il oublie trop facilement que la loi humaine doit être sourde et inexorable, que toute faiblesse envers un individu est un tort fait à un ou à plusieurs autres. Il s'habitue peu à peu, sous l'inspiration des meilleures intentions, à mettre son caprice au-dessus de la loi».
Cet arbitraire dans l'exercice de la justice, on le retrouvait partout, dans l'agriculture, dans l'industrie, jusque dans l'instruction. Ainsi les paysans n'avaient pas le droit de vendre leurs blés avant que l'approvisionnement de la capitale n'eût été assuré. Un magistrat spécial, le préfet de l'annone, fixait les prix, et ne permettait la vente hors des États de l'Église qu'à quelques privilégiés, qui achetaient chèrement ses faveurs. Aussi les paysans ne cultivaient-ils que ce dont ils avaient besoin pour leur consommation immédiate. Malgré la fertilité du sol éclataient de fréquentes famines, et le préfet de l'annone était obligé de recourir aux services des corsaires barbaresques. Comme au temps de Tacite342, les grands domaines, les cillarum infinita spatia, s'étendaient démesurément, la population agricole se clairsemait, et on n'arrivait plus à Rome qu'après avoir traversé de véritables solitudes. Mêmes entraves pour le commerce des bestiaux, des viandes fumées ou salées, des œufs, de l'huile, etc. Dans les villes, les meuniers ne pouvaient travailler qu'après avoir obtenu une autorisation par écrit, et les boulangers de Rome étaient forcés d'acheter à la préfecture de l'annone leur farine et leur charbon. À Bologne, comme on avait imaginé une taxe sur le vin en tonneaux, il était interdit de le débiter en bouteilles. Peu ou point d'industrie. Écrasés par le grand nombre de jours fériés, par la routine, par les douanes, elle était réduite à l'impuissance. Tout arrivait du dehors, et, comme conséquence naturelle de cette dépréciation de l'industrie nationale, le commerce était entre les mains des étrangers.
Cette routine invétérée343, ce dédain absolu du progrès matériel, cette immixtion du gouvernement dans tous les actes de la vie, telles semblent avoir été les règles immuables dont s'inspiraient les Papes dans la conduite et le gouvernement de leurs sujets. Sous leur direction le citoyen romain était, pour ainsi dire, surveillé dès sa naissance. On s'attachait à étouffer en lui tout sentiment d'indépendance intellectuelle. Livres et journaux étaient suspects. La littérature étrangère était un véritable fruit défendu, par suite des prohibitions extraordinaires de la douane. Les maisons d'instruction étaient pourtant assez nombreuses, mais on y distribuait un enseignement bien singulier. Ainsi dans les Universités les professeurs étaient forcés de se conformer à de véritables manuels approuvés par les évêques; dans les gymnases, le grec et les mathématiques étaient proscrits, et l'histoire ne figurait point sur les programmes. La science était affaire de pure forme. On ne demandait que de l'ingéniosité, mais toute initiative était formellement interdite. Quant aux écoles populaires, dirigées par des moines, on se contentait d'y parler aux enfants de la Vierge, du diable et des superstitions locales. Pour les suspects ou les indépendants, l'Inquisition fonctionnait toujours. Elle avait, il est vrai, éteint ses bûchers, mais nullement fermé ses geôles. Le moindre curé de paroisse n'avait-il pas le droit de condamner à quelques semaines de séjour dans une maison de correction tous ceux des habitants de sa paroisse qui ne suivaient pas les prescriptions de l'Église!
En résumé, le gouvernement pontifical, animé peut-être de bonnes intentions, était mauvais. Les Romains ne l'ignoraient pas, non pas le peuple tout endormi dans une ignorance plusieurs fois séculaire et abêti par de ridicules superstitions, mais les bourgeois des villes qui avaient entendu siffler à leurs oreilles le vent de réformes qui agitait alors l'Europe entière, et surtout les membres de l'aristocratie qui voyageaient, qui lisaient, qui avaient des relations étendues à l'étranger, et à l'esprit desquels s'imposaient de désavantageuses comparaisons. Les jansénistes, encore assez nombreux à Rome malgré les persécutions dont ils avaient été l'objet, commençaient de leur côté à relever la tête. Le peuple était écrasé par les impôts que rendait nécessaire la contribution de guerre exigée par la France. Le clergé lui-même se voyait avec peine menacé dans ses propriétés et dans ses privilèges: en sorte que la fermentation était générale. Bien que le gouvernement pontifical, qui se sentait menacé, redoublât de précautions et de surveillance, on était comme dans l'attente d'événements nouveaux. On pressentait sinon des révolutions, au moins de prochains changements. L'intervention française allait donner un corps à ces vagues aspirations, et bon nombre de Romains, malgré la résistance de leur souverain, deviendront bientôt les meilleurs instruments de la propagande révolutionnaire344.
Au commencement de décembre 1797, le sculpteur Ceracchi, et un notaire de Pérouse, Agretti, tous deux connus par l'exaltation de leurs sentiments avaient cru le moment venu de provoquer l'explosion. Ils avaient eu l'audace de planter en plein jour un arbre de la liberté sur le Monte Pincio, mais la police avait dispersé le rassemblement, et cette tentative inopportune, tout de suite désavouée par l'ambassadeur de France, avait misérablement avorté. Quelques jours plus tard, le 26 décembre, on vint avertir Joseph qu'une révolution éclaterait pendant la nuit, et que la République serait proclamée. Joseph fit remarquer aux messagers que son caractère officiel lui interdisait d'accueillir une pareille communication, et il les engagea, dans leur intérêt, à renoncer à une entreprise qui ne pouvait aboutir. Les conjurés se retirèrent fort mécontents, mais sans renoncer à leur dessein.
Le lendemain 27, de grand matin, l'ambassadeur d'Espagne Azara, qui s'était lié d'amitié avec Joseph, courut le prévenir que la conspiration était découverte, et qu'un mouvement se préparait contre les Français, secrètement encouragé par le Pape. Joseph lui répondit, et c'était la vérité, qu'il avait toujours observé la plus stricte neutralité, et qu'il espérait que le secrétaire d'État, Doria Pamphili, saurait faire respecter l'hôtel de l'ambassade. Quelques heures après, un rassemblement se formait à la villa Médicis, c'est-à-dire à l'Académie de France. Des cris étaient poussés de vive la République! Tous les conjurés portaient au chapeau la cocarde tricolore; ils semblaient donc agir de connivence avec la France; mais leur voix ne rencontra nul écho, et, quand la troupe arriva, le rassemblement se dispersa, en abandonnant sur le terrain un sac rempli de cocardes françaises; ce qui semblait indiquer que les Français n'étaient pas étrangers à cette manifestation, et qu'ils comptaient en profiter. Joseph se transporta aussitôt chez le secrétaire d'État et protesta avec énergie. Il s'étonna de la facilité et de l'à-propos avec lequel on avait trouvé sur le terrain une pièce à conviction aussi importante que le sac de cocardes, et n'eut pas de peine à démontrer l'intervention officieuse de la police romaine. D'ailleurs, afin de prévenir jusqu'à l'ombre d'un soupçon, il demanda qu'on arrêtât tous les individus non compris dans la liste des Français ou des Romains attachés à l'ambassade, et qu'on trouverait dans les limites de la juridiction française. Il était difficile d'agir plus correctement, et Joseph mettait de son côté et la légalité et les apparences de la légalité.
Le 28 décembre, un nouveau rassemblement se forma sous les fenêtres de l'ambassade. Un artiste prit la parole, et déclama avec véhémence contre le gouvernement pontifical. Peu à peu l'attroupement grossissait. On y remarquait des individus notoirement connus pour appartenir à la police. C'était visiblement une provocation que l'on cherchait. Joseph donna l'ordre à ses gens de fermer les portes de l'hôtel et alla revêtir son costume officiel. À peine était-il monté dans sa chambre qu'une décharge retentit. Un piquet de cavalerie venait d'entourer les conjurés, au moment où on les repoussait de la cour, et les avait fusillés à bout portant.
Après un moment de stupeur, des cris éclatèrent, cris de fureur et de plainte. Les portes de l'hôtel furent enfoncées, et ces malheureuses victimes de la politique s'y précipitèrent dans l'espoir d'y trouver un refuge. Joseph, entouré de Duphot, Arrighi, Beauharnais, de quelques employés et serviteurs, s'élance à leur rencontre. Une compagnie d'infanterie suivait les cavaliers. Elle s'arrête un moment à la vue de l'ambassadeur, et rétrograde, mais pour tirer plus à l'aise dans cette foule compacte. Cette fois la décharge est meurtrière: les morts et les mourants jonchent le sol. Le général Duphot, indigné, et n'écoutant que la voix de l'honneur, court aux soldats pontificaux et les somme de cesser le feu. Les soldats le saisissent, et l'entraînent vers la porte Septiminiana. Bientôt un coup de feu l'atteint en pleine poitrine. Il tire son épée. Un second coup le jette par terre, et cinquante fusils sont déchargés sur son cadavre. Joseph, Arrighi, Beauharnais et les autres Français n'ont que le temps de s'enfuir à l'hôtel. Ils en fermaient les portes, quand ils essuyèrent le feu d'une seconde compagnie d'infanterie, qui accourait au pas de charge, et cribla de ses balles les fenêtres et les murs de l'ambassade. De toute évidence le guet-à-pens était prémédité. Ce rassemblement suspect, ce piquet de cavalerie et ces compagnies d'infanterie qui arrivent à point nommé, ces décharges répétées sans sommation préalable, les ennemis de la France avaient tout combiné pour que, dans le tumulte, l'ambassadeur fût assassiné. C'était une vengeance italienne, tramée avec art, exécutée de sang-froid, et qui n'avait échoué que par hasard.
Au premier moment, le personnel de l'ambassade fut épouvanté. Une vingtaine de cadavres jonchaient la cour; de nombreux blessés se traînaient en gémissant sur les pavés. Une foule de personnages à mine suspecte rôdaient dans les chambres, tous prêts à piller ou à tuer. Mme Bonaparte fondait en larmes, Pauline, qui venait d'apprendre la mort de son fiancé, éclatait en sanglots, et le feu ne discontinuait pas. Joseph, avec une admirable énergie, rassura tout le monde et organisa la résistance. Il commença par expulser de l'hôtel tous les sinistres rôdeurs qui le remplissaient, ramassa les blessés et envoya demander des secours au cardinal Doria Pamphili. Bientôt la petite colonie française se raffermit. Au désespoir succéda la fureur. Bravant la fusillade, quelques serviteurs poussèrent le courage jusqu'à aller chercher le cadavre de Duphot. Ce n'était plus qu'une masse informe. Les pontificaux l'avaient dépouillé de ses vêtements, et avaient criblé ce misérable cadavre de coups de baïonnette ou de pierres. On sut plus tard que le capitaine de la compagnie, il se nommait Amadeo, s'était approprié l'épée et le ceinturon du général, le curé de la paroisse avait pris sa montre, d'autres assassins s'étaient partagé ses dépouilles345.
Fidèle jusqu'au bout à son caractère officiel, Joseph avait une première fois écrit au cardinal Pamphili pour lui demander ses passeports. Il l'invitait en même temps à venir à l'hôtel de l'ambassade, pour se rendre compte de l'attentat. Le porteur de la lettre fut accueilli par des coups de fusil, mais il parvint à la transmettre à son adresse. À huit heures du soir la réponse n'était pas encore parvenue, et les troupes pontificales entouraient toujours l'hôtel dans une attitude hostile. Angiolini, envoyé de Toscane à Rome, réussit le premier à traverser les patrouilles, et vint porter à Joseph l'expression de son indignation. Azara, l'ambassadeur d'Espagne, le suivit de près. Sur leurs conseils, à onze heures du soir, Joseph se décida à écrire une seconde lettre au cardinal Pamphili, dont le silence prolongé semblait indiquer la complicité avec les assassins. Cette fois encore, il n'obtenait pas de réponse. Aussi le lendemain 29, à six heures du matin, il lui écrivit pour la troisième fois, mais en le menaçant de la vengeance de la France, et quitta Rome, après avoir recommandé au chevalier d'Azara et à Angiolini les Français, qu'il ne pouvait mener avec lui.
Les instigateurs de ces scènes odieuses avaient-ils compté sur la modération de Joseph, ou bien espéraient-ils que la force serait repoussée par la force? En ce cas une collision leur eût fourni le prétexte dont ils avaient besoin: mais Joseph avait interdit toute tentative de répression. La correction de son attitude avait été absolue, tandis que le sang de Duphot et l'insulte infligée à la France dans la personne de son ambassadeur criaient vengeance. Pie VI, il est vrai, devait être mis hors de cause dans cette déplorable affaire. Il était malade, cassé par l'âge, et ne sortait plus de son palais. Il ne fut informé que bien tard de l'attentat et en témoigna de sincères regrets. Toutes les responsabilités doivent donc retomber sur ses ministres, surtout sur le secrétaire d'État, Doria Pamphili, qui avait autorisé et peut-être tramé cette odieuse machination; mais il s'aperçut bientôt qu'il avait fait fausse route. À l'unanimité tous les ambassadeurs protestèrent contre l'indigne traitement dont leur collègue Joseph venait d'être la victime; et ils avertirent le cardinal qu'il ne devait pas compter sur eux pour essayer de détourner l'orage. Azara, d'ordinaire si bienveillant, témoigna même toute son horreur du forfait, et refusa positivement de servir de médiateur. Dans sa perplexité, Pamphili s'adressa directement à la France, et pria l'envoyé romain à Paris, Massimi, de présenter les excuses officielles du gouvernement pontifical, d'accorder toutes les satisfactions qu'on exigerait, et d'annoncer l'envoi d'un légat a latere.
Il était trop tard! La mesure était comble. Toutes les vieilles inimitiés, qu'on croyait éteintes, se rallumèrent soudain. Il y eut en France comme une explosion de fureur contre le gouvernement sénile qui ne prouvait sa vitalité que par des crimes. Le Directoire reprit avec empressement ses anciens projets, et comme alors Bonaparte n'était plus là pour les enrayer, on ne parla plus que de détruire à tout jamais la puissance temporelle des Papes. Seulement les agents du Directoire étaient divisés d'opinion. Les uns, tels que Faypoult, auraient voulu donner Rome à un prince allemand; les autres, tels que Cacault, Miot ou Belleville, parlaient de la livrer au duc de Parme, ou au roi de Piémont, ou à tout autre souverain; le plus grand nombre proposaient le rétablissement de la République Romaine: de la sorte on punirait un ennemi acharné et on étendrait l'influence française par la création d'une nouvelle république vassale. Les ouvertures de Massimi furent donc écartées, les excuses de Pamphili repoussées avec dédain, et la guerre votée par le conseil des Cinq-Cents et le conseil des Anciens à la presque unanimité.
Rome était dans la consternation, car la vengeance approchait et le châtiment était mérité. On crut remédier au mal en redoublant de ferveur. Ce n'étaient que processions346 extraordinaires, ostension de reliques fameuses et vœux solennels; mais la bourgeoisie ne cachait plus ses sentiments hostiles et dans toutes les classes de la société régnait une sourde irritation. De cruelles épigrammes circulaient: on a conservé la suivante:
Sextus Tarquinius, Sextus Nero, Sextus et iste:
Semper sub Sextis perdita Roma fuit.
Un instant la cour pontificale crut à l'intervention armée de Naples, mais il fallut bientôt renoncer à cette dernière illusion347. Décidément l'orage était déchaîné, et il se dirigeait avec impétuosité contre Rome. Ainsi que l'écrivait l'avocat Milizia, «il faut prendre le temps comme il vient, et, s'ils arrivent jusqu'ici, il faudra bien aller les complimenter et danser gaiement avec eux la carmagnole». Ce fut bientôt un sauve qui peut général. Les neveux du pape, les Braschi, donnèrent l'exemple, et s'enfuirent à Naples avec leurs trésors. Tous ceux qui craignaient les vengeances françaises les imitèrent. Il ne resta bientôt plus à Rome que le Pape, retenu à son poste par le sentiment de l'honneur, et deux partis en présence qui s'exaltaient par la contradiction, et passaient chaque jour par les angoisses du désespoir et les anxiétés de l'espérance.
Le 29 janvier 1798 l'armée française entra en campagne. Elle était commandée par Berthier, l'ancien chef d'état-major de Bonaparte. C'étaient les vétérans des guerres contre l'Autriche, d'incomparables soldats, fiers de leurs victoires, animés de sentiments ultra-républicains, et qui se réjouissaient à la pensée de renverser celui que, dans leurs clubs, ils nommaient, fort irrévérencieusement, la vieille idole. La résistance était impossible. Elle n'entrait même pas dans les prévisions du Directoire qui s'était contenté d'ordonner à Berthier d'occuper le territoire pontifical et d'entrer dans Rome où il vengerait l'assassinat de Duphot et l'insulte de Joseph. Il lui enjoignait en même temps de se servir de son influence pour engager les Romains à se constituer en république, et il était à l'avance tellement sûr du résultat de la campagne qu'il confia à Monge, Faypoult, Florent et Daunou le soin de donner une constitution à la nouvelle république.
En effet, dès le 10 février, Berthier paraissait aux portes de Rome sans avoir éprouvé de résistance. Il s'emparait du château Saint-Ange et envoyait un de ses aides de camp à Pie VI, pour le prévenir de l'arrivée des Français; mais fidèle à ses instructions, il refusa d'entrer en ville avant que les Romains n'eussent eux-mêmes décidé de leur sort. À l'exception de quelques cardinaux restés auprès de Pie VI, parce qu'ils conservaient le secret espoir de désarmer la France par de nouveaux sacrifices, il n'y avait plus à Rome que les partisans du système républicain et les dernières classes de la population, indifférentes aux révolutions qui n'améliorent pas leur sort, mais qui pourtant, par amour-propre national ou par respect héréditaire pour un gouvernement qui s'écroulait, voyaient avec regret l'intervention étrangère. On envoya donc une députation à Berthier, pour le prier d'entrer en ville. Il répondit qu'il ne le ferait qu'après la révolution. Pourtant, dès le 12 février, il désarmait les milices pontificales, ordonnait l'arrestation de Consalvi, prenait comme otages quatre cardinaux et quatre princes romains et mettait sous le séquestre les propriétés des Anglais, des Portugais et des Russes, avec lesquels nous étions encore en guerre. Enfin, les Romains, sous la pression de nos baïonnettes, se décidèrent à créer ou plutôt à restaurer la République Romaine. Le 15 février, ils se rassemblèrent en armes au Campo-Vaccino, dans l'ancien Forum, et firent enregistrer par plusieurs notaires l'arro del popolo sovrano constituant la république avec sept consuls, des édiles et d'autres magistrats dont les noms et les fonctions étaient renouvelés de la Rome antique. Aussitôt, ils envoyèrent une nouvelle députation à Berthier, qui se décida à entrer en ville, suivi de son état-major, monta au Capitole, salua au nom de la France la République Romaine, et prononça un discours emphatique où il était question des Gaulois arrivant avec le rameau d'olivier, pour relever les autels du premier Brutus348.
Le Pape, enfermé dans son palais, ne soupçonnait même pas la gravité des évènements. Les prévenances de Berthier avaient achevé de l'égarer. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il apprit par le général Cervoni, que ses sujets venaient de le trahir et qu'il n'avait plus qu'à quitter Rome! On aurait voulu qu'il abdiquât sa souveraineté temporelle, mais il répondit avec une fermeté que ne laissait pas prévoir sa vie passée, que sa conscience lui interdisait de renoncer à un pouvoir dont il n'était que le dépositaire. Il promettait d'ailleurs de ne pas essayer de reconquérir son autorité et demandait pour unique faveur la grâce de mourir à Rome. «Vous pouvez mourir partout», lui répondit brutalement le commissaire Haller qui, joignant le geste à l'insulte, le fouilla, enleva son bâton pastoral, lui arracha l'anneau qu'il portait au doigt et le jeta dans une chaise de poste qui l'emmena en Toscane, au couvent des Augustins de Sienne (25 février 1798). Le grand-duc de Toscane n'avait seulement pas été prévenu de l'arrivée de cet hôte illustre, mais il s'empressa de donner des ordres pour que la réception fût convenable. Le Directoire trouvait que Sienne était trop rapprochée de Rome, mais il ne voulait pas prendre sur lui l'odieux d'une nouvelle expulsion. Il aurait désiré que le grand-duc de Toscane se chargeât lui-même de cette iniquité, et, à diverses reprises, nos agents firent entendre au ministre Manfredini qu'on verrait avec plaisir le pape quitter Sienne. Manfredini répondit avec dignité qu'on n'obéirait qu'à une réquisition formelle du Directoire, mais «que l'intérêt du grand-duc répondait que le séjour du Pape dans ses États ne donnerait aucun sujet de plainte au gouvernement français». Or, le Directoire qui tenait à ménager les puissances catholiques, Espagne et Autriche, ne voulait pas donner cette réquisition, mais il ne ménagea au gouvernement toscan ni les insinuations ni même les menaces. Tantôt il lui faisait parvenir des plaintes venues de Rome, tantôt il lui demandait l'internement de Pie VI à Livourne ou à Cagliari, tantôt il se plaignait de prétendus complots ourdis à Sienne. Le grand-duc, fort embarrassé du rôle honteux qu'on voulait lui faire jouer, prit le parti de traîner en longueur les négociations. Il finit par proposer à la France de se charger directement de la surveillance du prisonnier. Le Directoire refusa, non point par délicatesse, mais uniquement parce qu'il ne voulait pas dégager le grand-duc d'une responsabilité qu'il se réservait d'exploiter contre lui. Telles furent ses exigences et ses incessantes réclamations, que le grand-duc ne tarda pas à comprendre que lui aussi était condamné. Pour éviter un détrônement brutal, il se retira de lui-même après avoir signé non pas une abdication, mais un engagement de rester en Autriche jusqu'à la paix générale.