Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Considérations inactuelles, deuxième série», страница 4

Шрифт:

5

Mais j'ai promis de montrer, d'après les expériences que j'ai faites, Schopenhauer éducateur, il ne suffit donc pas qu'avec des expressions imparfaites, je peigne cet homme idéal qui agit en Schopenhauer et autour de lui, en quelque sorte comme son idée platonicienne. Il me reste à dire ce qu'il y a de plus difficile, comment, en partant de cet idéal, on peut conquérir un nouveau cercle de devoirs, et comment on peut se mettre en communication avec un but aussi transcendant par une activité régulière, bref à démontrer encore que cet idéal est éducateur. Autrement on pourrait croire qu'il n'est pas autre chose qu'une conception du bonheur, une conception même enivrante, résultat de quelques rares moments, mais qui nous abandonne aussitôt pour nous livrer à un déplaisir d'autant plus profond. Ce qu'il y a de certain c'est que c'est ainsi que commencent nos rapports avec cet idéal, avec des contrastes soudains de lumière et d'obscurité, d'ivresse et de dégoût et qu'une expérience se renouvelle pour nous qui est vieille comme l'idéal lui-même. Mais nous ne devons pas longtemps rester à la porte, car bientôt nous en franchirons le seuil. Il importe donc de poser une question sérieuse et précise. Est-il possible de rapprocher ce but si infiniment élevé, de façon à ce qu'il nous éduque pendant qu'il nous élève? Il ne faut pas que la grande parole de Gœthe s'accomplisse à nos dépens. Gœthe a dit: «L'homme est né pour une condition limitée; il est capable de comprendre des desseins simples, proches et déterminés; mais, dès qu'il trouve de l'espace en face de lui, il ne sait plus ce qu'il veut et ce qu'il doit et il est tout à fait indifférent qu'il soit distrait par la quantité des objets ou qu'il soit mis hors de lui par l'élévation et la dignité de ceux-ci. C'est toujours un malheur pour lui d'être poussé à aspirer à quelque chose qui est incompatible avec une activité personnelle et régulière.»

On peut employer ces arguments avec une certaine apparence de justesse, précisément contre l'homme de Schopenhauer. Sa dignité et son élévation ne peuvent que nous mettre hors de nous-mêmes et par là nous éloignent de nouveau de toute communauté avec ceux qui agissent. Le lien qui unit les devoirs, le courant de la vie disparaissent. Peut-être l'un ou l'autre s'habituera-t-il à s'éloigner de mauvaise grâce et à vivre suivant une double direction, ce qui veut dire qu'il sera en contradiction avec lui-même, qu'il hésitera ça et là, ce qui le rendra tous les jours plus faible et plus stérile. Un autre renoncera peut-être par principe à agir encore et à peine voudra-t-il encore être spectateur, quand d'autres agissent. Il y a toujours danger, lorsque l'on rend la tâche trop difficile pour l'homme et lorsqu'il n'est pas capable de remplir des devoirs; les natures les plus fortes peuvent être ainsi détruites, les plus faibles, qui sont les plus nombreuses, tombent dans une paresse contemplative et leur paresse finit par leur faire perdre le goût de la contemplation.

En face de pareilles objections je ne veux concéder qu'une seule chose. Notre tâche ne fait que commencer ici et d'après ma propre expérience je ne vois et ne sais qu'une seule chose, qu'il est possible, en partant de cette image idéale, de nous charger d'une chaîne de devoirs qui sont à notre portée, et quelques uns d'entre nous sentent déjà le poids de cette chaîne. Mais, pour pouvoir exprimer délibérément la formule, par quoi je voudrais résumer ce nouvel ordre de devoirs, il faut que je présente tout d'abord les considérations préalables qui vont suivre.

Les hommes d'esprit plus profond ont, de tous temps, eu pitié des animaux, précisément parce qu'ils souffrent de la vie et parce qu'ils n'ont pas la force de tourner contre eux-mêmes l'aiguillon de la vie et de donner à leur existence une signification métaphysique; on est toujours profondément révolté de voir souffrir sans raison. C'est pourquoi, en un endroit de la terre, naquit la supposition que les âmes des hommes chargés de fautes seraient passées sur les corps de ces animaux et que la souffrance sans raison, révoltante à première vue, prendrait, devant la justice éternelle, le sens, la signification de punition et d'expiation. C'est, à vrai dire, une lourde punition de vivre ainsi sous une forme animale, avec la faim et les désirs, et de ne pouvoir se rendre compte de ce que signifie cette vie. L'on ne saurait imaginer sort plus douloureux que celui de la bête fauve, chassée à travers le désert par le supplice qui la ronge, rarement satisfaite, alors que l'assouvissement devient une souffrance dans la lutte meurtrière avec d'autres animaux, ou dans l'asservissement et les envies répugnantes. Tenir à la vie aveuglément et follement, sans attendre une récompense, sans savoir que l'on est puni et pourquoi l'on est ainsi puni, mais aspirer précisément à cette punition comme à un bonheur, avec toute la bêtise d'un épouvantable désir, – c'est là ce qui s'appelle être animal, et si toute la nature se presse autour de l'homme, elle donne par là à entendre qu'il lui est nécessaire pour qu'elle puisse se racheter de la malédiction qu'est la vie animale et qu'enfin, par l'homme, l'existence se met en face d'un miroir au fond duquel la vie n'apparaît plus sans signification, mais prend toute son importance métaphysique. Mais qu'on y réfléchisse bien: où cesse l'animal, où commence l'homme? Où commence cet homme qui seul importe à la nature? Aussi longtemps que quelqu'un aspire à la vie comme il aspire à un bonheur, il n'a pas encore élevé le regard au-dessus de l'horizon animal, si ce n'est qu'il veut avec plus de conscience ce que l'animal cherche aveuglément. Mais il en est ainsi de nous, durant la plus grande partie de la vie: nous ne sortons généralement pas de l'animalité, nous sommes nous-mêmes les animaux dont la souffrance semble être sans signification.

Il y a cependant des moments où nous comprenons tout cela. Alors les images se déchirent et nous nous apercevons qu'avec toute la nature nous nous pressons autour de l'homme comme autour de quelque chose qui s'élève bien au-dessus de nous. Dans cette clarté soudaine, nous regardons en frissonnant autour de nous et derrière nous et nous voyons courir les fauves raffinés et nous sommes au milieu d'eux. La prodigieuse mobilité des hommes sur le vaste désert de la terre; leur hâte à fonder des villes et des Etats, à faire la guerre, à se réunir sans cesse pour de nouveau se séparer; leur tendance à s'imiter les uns les autres, à se duper et à se fouler aux pieds; leurs cris dans la détresse et leurs hurlements de joie dans la victoire – tout cela n'est qu'une continuation de l'animalité. Il en est comme si l'homme était soumis intentionnellement à un phénomène de régression et frustré de ses dispositions métaphysiques, comme si la nature, après avoir longtemps aspiré à créer l'homme, s'était soudain reculée de lui avec effroi et qu'elle ait préféré retourner à l'inconscient de l'instinct. Elle avait besoin de suivre la vie de la connaissance et elle a peur de la connaissance qu'il lui eût fallu. C'est pourquoi la flamme vacille, inquiète, comme si elle était effrayée devant elle-même et elle saisit mille choses avant de saisir ce pour quoi la nature a précisément besoin de la connaissance. Nous nous en apercevons tous dans certains moments, où nous ne faisons les plus longs préparatifs de notre vie que pour finir nos tâches véritables; où nous voudrions cacher notre tête n'importe où, pourvu que notre conscience aux cent yeux ne puisse nous saisir; où nous abandonnons notre cœur en hâte à l'Etat, au gain lucratif, à la société, à la science, simplement pour que ce cœur ne soit plus en notre possession; où nous nous abandonnons nous-mêmes aveuglément à la dure tâche quotidienne plus qu'il ne serait nécessaire pour nous – et tout cela parce qu'il nous semble plus indispensable encore de ne pas reprendre conscience de nous-mêmes.

La hâte est générale, parce que chacun est en fuite devant lui-même, générale aussi la farouche pudeur que l'on met à cacher cette hâte, parce que l'on voudrait paraître satisfait et dérober sa misère au spectateur perspicace, et général enfin le besoin de nouveaux mots sonores dont il convient d'affubler la vie pour lui prêter un air de bruit et de fête. Chacun connaît l'état d'âme singulier qui s'empare de nous quand soudain des souvenirs désagréables s'imposent à nous et que nous nous efforçons, par des gestes violents et des paroles bruyantes à les agiter. Mais les gestes et les paroles de la vie quotidienne laissent deviner que nous nous trouvons tous et toujours dans une condition semblable, par crainte du souvenir et des pensées intimes. Qu'est-ce donc qui s'empare si souvent de nous, quelle mouche nous a piqués et nous empêche de dormir? Des fantômes s'agitent autour de nous, chaque instant de la vie veut nous dire quelque chose, mais nous ne voulons pas écouter cette voix surnaturelle. Quand nous sommes seuls et silencieux, nous craignons qu'on nous murmure quelque chose à l'oreille et c'est pourquoi nous détestons le silence, pourquoi nous nous étourdissons en société.

Tout cela, nous le comprenons seulement de-ci de-là et nous nous étonnons grandement de la peur et de la hâte vertigineuse, et de l'état de songe où se déroule notre vie et qui, semblant craindre de s'éveiller, rêve avec d'autant plus de vivacité et d'inquiétude que l'éveil est proche. Mais nous sentons en même temps que nous sommes trop faibles pour supporter longtemps ces moments de profond recueillement, et nous sentons que ce n'est pas nous qui sommes les êtres vers lesquels toute la nature se sent pressée pour obtenir sa délivrance. C'est beaucoup déjà que nous puissions nous hausser un peu et redresser la tête pour nous rendre compte que nous sommes profondément enfoncés dans le fleuve. Et, pour cela encore, notre propre force ne suffit pas. Si nous émergeons à la surface, si nous nous éveillons pour un court moment, c'est parce que nous avons été soutenus et élevés. Quels sont ceux qui nous élèvent?

Ce sont ces hommes véridiques, ces hommes qui se séparent du règne animal, les philosophes, les artistes, les saints. A leur apparition, et par leur apparition, la nature, qui ne saute jamais, fait son bond unique, et c'est un bond de joie, car elle sent que pour la première fois elle est arrivée au but, c'est-à-dire là où elle comprend qu'il lui faut désapprendre d'avoir des buts et qu'en jouant avec la vie et le devenir elle avait eu affaire à trop forte partie. Cette connaissance la fait s'illuminer et une douce lassitude du soir – ce que les hommes appellent «beauté» – repose sur son visage. Maintenant, par son air transfiguré, elle veut exprimer le grand éclaircissement sur le sens de l'univers; et ce que les hommes peuvent désirer de plus haut, c'est de participer sans cesse, en ayant l'oreille aux aguets, à cet éclaircissement. Si quelqu'un songe à ce que Schopenhauer, par exemple, a dû entendre au cours de sa vie, il se dira probablement après coup: «Mes oreilles qui n'entendent pas, mon cerveau vide, ma raison hésitante, mon cœur rétréci, tout ce qui est à moi, hélas, comme je méprise tout cela! Ne pas savoir voler, mais seulement voleter! Voir plus haut que soi-même et ne pas pouvoir monter jusque-là! Connaître le chemin qui mène à cet immense point de vue du philosophe, s'y être déjà engagé, et retourner en arrière après quelques pas! Et si le plus ardent de tous les vœux ne se réalisait qu'un seul jour, combien volontiers on donnerait en échange tout le reste de sa vie! Monter aussi haut que jamais personne n'est monté, dans l'air pur des Alpes et des glaces, là où il n'y a plus ni brouillards ni nuages, où l'essence même des choses s'exprime d'une façon dure et rigide, mais avec une précision inévitable! Il suffit de songer à tout cela pour que l'âme devienne solitaire et infinie! Si son désir s'accomplissait, si le regard tombait sur les choses, droit et lumineux, si la honte, la crainte et le désir s'évanouissaient, quels termes faudrait-il trouver pour dénommer un pareil état d'âme, pour qualifier cette émotion, nouvelle et énigmatique, sans agitation, cette émotion qui rendrait son âme pareille à celle de Schopenhauer, étendue sur les prodigieux hiéroglyphes de l'existence, sur la doctrine pétrifiée du devenir, non point comme la nuit est étendue, mais pareille à la lumière rouge et ardente qui rayonne sur la vie? Et quel serait, en outre, le sort de celui qui irait assez avant dans la divination de la destinée particulière et du bonheur singulier du philosophe, pour éprouver toute l'incertitude et tout le malheur, tout le désir sans espoir de celui qui n'est pas philosophe! Savoir que l'on est le fruit de l'arbre qui, parce qu'il reste dans l'ombre, ne mûrira jamais, et voir devant soi, tout proche, le rayon de soleil qui vous fait défaut!»

Ces réflexions pourraient être une telle source de souffrances que celui qui s'y livrerait deviendrait aussitôt envieux et méchant, s'il lui était possible de le devenir, mais il est fort probable qu'il finira par retourner son âme pour qu'elle ne se consume pas en vains désirs. Ce sera alors, pour lui, le moment de découvrir un nouveau cercle de devoirs.

J'en arrive ici à répondre à cette question: Est-il possible d'entrer en communication avec l'idéal supérieur de l'homme tel que l'a conçu Schopenhauer par une activité personnelle et régulière? Mais, avant tout, ceci est établi: les devoirs nouveaux ne sont pas les devoirs d'un solitaire; en les accomplissant on appartient, bien au contraire, à une puissante communauté dont les membres, bien qu'ils ne soient pas liés par des formes et des lois extérieures, se retrouvent cependant dans une même idée fondamentale. Cette idée fondamentale est la culture, en tant qu'elle place chacun de nous devant une seule tâche: accélérer la venue du philosophe, de l'artiste et du saint, en nous-mêmes et en dehors de nous, de façon à travailler de la sorte à l'accomplissement de la nature. Car, de même que la nature a besoin du philosophe, l'artiste lui est nécessaire, et ceci dans un but métaphysique, pour l'éclairer sur elle-même, pour que lui soit enfin opposé, sous une forme pure et définitive, ce que, dans le désordre de son devenir, elle ne voit jamais clairement – donc pour que la nature prenne conscience d'elle-même. C'est Gœthe qui, dans une parole orgueilleuse et profonde, fit entendre que toutes les tentations de la nature ne valent qu'en tant que l'artiste devine ses balbutiements, qu'il va au-devant de la nature et exprime le sens de ces tentatives. «Je l'ai souvent dit, s'écrie-t-il une fois, et le répéterai souvent encore, la cause finale des luttes du monde et des hommes, c'est l'œuvre dramatique. Car autrement ces choses ne pourraient absolument servir à rien.» – Et enfin la nature a besoin du saint, du saint dont le moi s'est entièrement fondu, dont la vie de souffrance a presque perdu, ou même tout à fait perdu son sens individuel, pour se confondre, dans un même sentiment, avec tout ce qui est vivant; du saint qui subit ce miracle de transformation, qui n'est jamais le jouet des hasards du devenir, cette dernière et définitive humanisation, où pousse sans cesse la nature pour se délivrer d'elle-même. Il est certain que nous tous nous avons des liens et des affinités qui nous attachent au saint, tout comme une parenté d'esprit nous unit à l'artiste et au philosophe. Il y a des moments et en quelque sorte des étincelles du feu le plus vif et le plus aimant à la clarté desquels nous ne comprenons plus le mot «moi»; il y a au delà de notre être quelque chose qui, en de pareils moments, passe de notre côté, et c'est pourquoi, du fond de notre cœur, nous désirons qu'il soit construit des ponts entre ici et là-bas.

Il est vrai que, dans notre état d'esprit habituel, nous ne pouvons contribuer en rien à la création de l'homme rédempteur, c'est pourquoi nous nous haïssons nous-mêmes lorsque nous sommes dans cet état d'une haine qui est la source de ce pessimisme que Schopenhauer dut enseigner de nouveau à notre époque, mais qui existe depuis qu'il existe un désir de culture. La source de ce pessimisme, mais non point son épanouissement; son assise inférieure en quelque sorte, non pas son faîte; son point de départ, non point son aboutissement, car, un jour, il nous faudra apprendre à détester quelque chose d'autre et de plus général, non point seulement notre individu et sa misérable limitation, ses vicissitudes et son âme inquiète, le jour où nous nous trouverons dans cette condition supérieure où nous aimerons aussi autre chose que ce que nous pouvons aimer maintenant.

C'est seulement quand, à l'âge actuel ou dans un âge futur, nous avons admis dans cette communauté supérieure des philosophes, des artistes et des saints, que notre amour et notre haine se verront également assigner un but nouveau. D'ici là nous avons notre tâche et notre cercle de devoirs, notre haine et notre amour. Car nous savons ce que c'est que la culture. Elle exige, pour appliquer le principe de l'homme conçu par Schopenhauer, que nous préparions, que nous accélérions la création d'hommes semblables, en apprenant à connaître et en faisant disparaître ce qui est une entrave à la venue de ces hommes, bref, que nous luttions infatigablement contre tout ce qui nous a empêchés de réaliser la forme supérieure de notre existence en ne nous permettant pas de devenir nous-mêmes ces hommes tels que les avait conçus Schopenhauer.

6

Il est parfois plus facile de convenir d'une chose que de la comprendre. La plupart de ceux qui réfléchiront à la parole suivante seront dans ce cas: «L'humanité doit travailler sans cesse à engendrer quelques grands hommes … cela et nulle autre chose doit être sa tâche.» Combien volontiers voudrait-on appliquer à la société et à son but un enseignement que l'on peut tirer de l'étude de toutes les espèces du monde animal et végétal. On constatera alors que seuls importent quelques exemplaires supérieurs, où seul ce qui est extraordinaire, puissant, compliqué et terrible joue un rôle; on le ferait volontiers, si les préjugés que l'on tient de l'éducation n'y opposaient la plus vive résistance. Il est en somme facile de comprendre que le but de l'évolution se trouve réalisé quand une espèce a atteint sa limite extrême et qu'elle a réalisé le type intermédiaire qui conduit à une espèce supérieure, et non point lorsque l'espèce présente un nombre considérable d'exemplaires pareils et que ces exemplaires jouissent du plus grand bien-être ou même qu'ils sont les derniers venus dans la même catégorie. Ce but semble être réalisé tout au contraire par les existences qui paraissent dispersées au hasard et qui rencontrent ça et là des conditions favorables à leur développement. On devrait comprendre tout aussi aisément que l'humanité, étant capable d'arriver à la conscience de son but, a le devoir de rechercher et d'établir ces conditions favorables, nécessaires à la création de grands hommes rédempteurs. Mais voilà que l'on soulève je ne sais trop quelles objections: on prétend que le but final doit être dans le bonheur de tous ou du plus grand nombre, qu'il faut le chercher dans l'épanouissement des grandes communautés, et si quelqu'un se décide en hâte à sacrifier sa vie au service d'un Etat, il y mettrait beaucoup plus de façons et il y réfléchirait à deux fois si ce sacrifice était réclamé non pas par un Etat, mais par un individu. Il paraît absurde qu'un homme puisse exister à cause d'un autre homme. Qu'il existe au contraire pour tous les autres, ou du moins pour le plus grand nombre possible! Voilà ce que l'on exige! Mais, brave homme que tu es, serait-il donc moins absurde de laisser décider le nombre quand il s'agit de mérite et de valeur? Car la question se pose ainsi: Comment ta vie, la vie de l'individu, atteint-elle sa valeur la plus haute, sa signification la plus profonde? Comment faire pour la gaspiller le moins possible? Cela ne peut être qu'en vivant au profit des exemplaires les plus rares et les plus précieux, non point au profit du plus grand nombre, c'est-à-dire, individuellement, des exemplaires les plus précieux. Il faut précisément implanter et cultiver dans l'âme du jeune homme ce sentiment qu'il est lui-même en quelque sorte une œuvre manquée de la nature, mais qu'il est en même temps le témoignage des intentions les plus hautes et les plus merveilleuses de cette artiste. Elle n'a pas atteint son but, devra-t-il se dire, mais je veux honorer sa haute intention en me mettant à son service, de façon à ce que, un jour, elle réussisse mieux.

Avec ce dessein il se place dans le domaine de la culture, car celle-ci est, pour chacun, l'enfant de la connaissance de soi et du sentiment de l'insuffisance individuelle. Chacun de ceux qui se déclarent son partisan déclare par là: «Je vois au-dessus de moi quelque chose de supérieur et de plus humain que moi-même; aidez-moi tous pour que je parvienne à l'atteindre, de même que je veux aider tous ceux qui témoignent comme moi et qui souffrent du même mal que moi, pour qu'enfin puisse naître de nouveau l'homme qui se sent complet et infini, dans la connaissance et dans l'amour, dans la contemplation et dans le pouvoir, l'homme qui, dans sa totalité, tient à la nature, juge et évaluateur des choses.» Il est difficile de placer quelqu'un dans cette condition d'intrépide connaissance de soi-même, parce qu'il est impossible d'enseigner l'amour. L'amour seul permet à l'âme de se juger elle-même avec un regard lucide, analyseur et méprisant et l'anime du désir de voir plus loin qu'elle-même, pour s'enquérir, de toutes ses forces, d'un moi supérieur, qui se tient encore caché quelque part. Donc, celui-là seul qui s'est attaché de tout cœur à un grand homme, quel qu'il soit, reçoit par là la première consécration de la culture. Les signes qui la font reconnaître sont l'humilité sans dépit, la haine que l'on a de sa propre étroitesse et de son manque d'élan, la compassion avec le génie qui sut s'arracher toujours à nouveau de notre atmosphère lourde et sèche, la divination de tous ceux qui se développent et qui luttent et, enfin, la conviction de rencontrer presque partout la nature dans sa détresse, la nature qui tente de s'approcher de l'homme, qui s'aperçoit avec douleur que l'œuvre est encore manquée, bien qu'elle puisse enregistrer des réussites partielles, des traits, des esquisses de l'œuvre parfaite. Il en est alors des hommes au milieu desquels nous vivons comme d'une accumulation d'ébauches artistiques et précieuses, où tout nous invite à mettre la main à la pâte, à terminer, à assembler ce qui doit être réuni, à compléter ce qui aspire à la perfection.

J' ai appelé «la première consécration de la culture» cette somme de conditions intérieures. Il me faut maintenant peindre l'effet de la seconde consécration et je sais fort bien qu'ici ma tâche est plus difficile, car il convient de faire le passage entre le fait intime et l'appréciation du fait extérieur; le regard doit se porter au loin pour retrouver, dans l'agitation du vaste monde, ce désir de culture tel qu'il le connaît d'après ces premières expériences. L'individu doit utiliser ses désirs et ses aspirations comme un chiffre qui lui permet de lire dès lors les aspirations des hommes. Mais, là encore, il ne faut pas qu'il s'arrête. De ce degré il devra s'élever au degré supérieur. La culture n'exige pas seulement de lui ces expériences personnelles, non seulement l'appréciation du monde extérieur qui l'entoure, mais encore et principalement un acte déterminé, à savoir, la lutte pour la culture et la guerre à toutes les influences, toutes les habitudes, toutes les lois, toutes les institutions dans les quelles il ne reconnaît pas son but, la production du génie.

Celui là donc qui est capable de se placer sur le second degré est frappé tout d'abord de voir combien ce but échappe généralement à la sphère de la connaissance, combien, par contre, la préoccupation de la culture est universelle et combien sont énormes les forces que l'on emploie à son service. On se demande avec étonnement si une pareille connaissance est indispensable. La nature n'atteindrait-elle pas son but, lors même que le plus grand nombre saurait mal déterminer la raison de ses propres préoccupations? Celui qui s'est habitué à croire beaucoup en la finalité inconsciente de la nature n'aura pas de peine à répondre: «Il en est ainsi! Laissez les hommes dire et penser ce qu'ils veulent de leur but final, ils ont conscience qu'une obscure poussée les mène sur le droit chemin.»

Pour pouvoir soulever ici des objections, il faut avoir vécu quelque peu; mais celui qui est véritablement convaincu que c'est le but de la culture d'accélérer la venue des grands hommes et que la culture ne saurait avoir d'autre but, et qui compare maintenant, celui-là s'apercevra que la formation d'un pareil homme, malgré tout l'étalage et la pompe de la culture, ne se distingue pas beaucoup d'une cruauté persistante, telle qu'on l'inflige aux animaux. Il jugera alors qu'il est nécessaire que «l'obscure poussée» soit enfin remplacée par une volonté constante. Un autre argument se présentera encore à son esprit: il ne faut plus qu'il soit possible que cet instinct, inconscient de son but, cette obscure poussée tant vantée, soient utilisés à des fins toutes différentes et conduits sur des chemins où ce but supérieur, la création du génie, ne pourra jamais être atteint. Il existe, hélas! une sorte de culture profanée et asservie! Pour s'en apercevoir, il suffit de regarder autour de soi. Ce sont précisément les forces qui prétendent aujourd'hui accélérer la culture de la façon la plus active qui sont animées d'arrière-pensées et dont l'activité en faveur de la culture n'est ni pure ni désintéressée.

Voici tout d'abord l'égoïsme des acquéreurs, qui a besoin de se servir de la culture et qui, par gratitude, lui vient en aide, mais qui voudrait également lui prescrire son but et ses limites. C'est de ce côté-là que vient le théorème et le sorite qui disent à peu près ceci: Autant de connaissance et de culture que possible, pour cela autant de besoins que possible, pour cela autant de production que possible, pour cela autant de gain et de bonheur que possible. Telle est la formule séductrice. Les adhérents de la culture définiraient celle-ci: l'intelligence que l'on mettrait à accommoder ses besoins et leur satisfaction à l'époque actuelle, en disposant, en même temps, des meilleurs moyens pour gagner de l'argent aussi facilement que possible. Former autant d'hommes que possible qui circuleraient à peu près comme une monnaie a cours, c'est à cela qu'ils viseraient, et, d'après cette conception, un peuple serait d'autant plus heureux qu'il posséderait beaucoup de ces hommes qui circuleraient comme argent courant. C'est pourquoi les établissements pédagogiques modernes se proposeraient de développer chacun de leurs élèves selon sa valeur, à devenir courant, à l'éduquer de telle sorte qu'il puisse bénéficier, selon la mesure de sa compétence et de son savoir, de la plus grande somme de bonheur et d'avantages. On exige ici que l'individu, appuyé sur une pareille culture générale, soit capable de se taxer exactement lui-même de façon à savoir ce qu'il doit exiger de la vie. Et, en fin de compte, on affirme qu'il existe une union naturelle et nécessaire «de l'intelligence et de la propriété», «de la richesse et de la culture», mieux encore, que cette union est une nécessité morale. Toute culture paraît répréhensible qui rend solitaire, qui impose des buts plus élevés que l'argent et le profit, qui use de beaucoup de temps. On a l'habitude de calomnier ces façons plus sérieuses de cultiver l'esprit en le traitant d'«égoïsme raffiné» ou d'«épicuréisme immoral». Il est vrai que pour se conformer ici à la mode courante, on prise précisément le contraire, à savoir une culture rapide qui mène à devenir bientôt un être qui gagne de l'argent et que cette culture soit juste assez profonde pour que cet être puisse gagner beaucoup d'argent. On ne permet à l'homme qu'autant de culture qu'il en est besoin dans l'intérêt du profit général et des usages du monde, mais on l'exige aussi de lui. On dit, en résumé, que l'homme a un droit indispensable au bonheur sur la terre, c'est pourquoi la culture lui est nécessaire, mais à cause de cela seulement!

Voici, en second lieu, l'égoïsme de l'Etat, car l'Etat exige également une généralisation et un développement aussi considérables que possible de la culture et il tient entre les mains les instruments les plus efficaces pour satisfaire ses désirs. En admettant qu'il se sache assez fort pour pouvoir non seulement enlever les entraves mais encore pour imposer son joug à temps, en admettant que son fondement soit assez large pour pouvoir supporter tout l'édifice de la culture, c'est lui qui, dans la lutte avec les autres Etats, bénéficiera toujours lui-même de la vulgarisation de la culture parmi ses citoyens. Partout où l'on parle maintenant «d'Etats civilisés» on impose la tâche de développer les facultés intellectuelles d'une génération, au point que ces facultés servent et soient utiles aux institutions établies, mais on n'admet pas que ce développement aille plus loin. Il en est comme d'un ruisseau de montagne, détourné partiellement de son cours par des digues et des barrages, pour que sa force motrice serve à faire tourner un moulin, tandis que si son courant impétueux était utilisé tout entier, il deviendrait plutôt dangereux qu'utile pour le moulin. Le déchaînement apparent des forces se présente ainsi plutôt comme une contrainte. Qu'on se rappelle plutôt ce qu'est devenu le christianisme au cours des temps et sous la domination égoïste de l'Etat. Le christianisme est certainement la révélation la plus pure de ce besoin de culture et de la création toujours renouvelée des saints. Mais, comme il a été utilisé de cent façons pour faire tourner les moulins des pouvoirs publics, il s'est peu à peu corrompu jusqu'à la moelle, il est devenu hypocrite et mensonger et il a dégénéré jusqu'à être en contradiction avec son but primitif. Sa dernière aventure, la Réforme allemande, n'aurait eu que la durée d'un feu de paille, si elle n'avait puisé une nouvelle force et de nouvelles ardeurs dans la lutte et les incendies des Etats.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
290 стр. 1 иллюстрация
Переводчик:
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают