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Читать книгу: «Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs», страница 25

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Je suis, dit-il, le fils d'Ulysse que vous avez connu, et qui ne vous fut pas inutile quand vous prîtes les chevaux fameux de Rhésus. Les dieux l'ont traité sans pitié comme vous. Si les oracles de l'Érèbe ne sont pas trompeurs, il vit encore: mais, hélas! il ne vit point pour moi. J'ai abandonné Ithaque pour le chercher; je ne puis revoir maintenant ni Ithaque, ni lui; jugez par mes malheurs de la compassion que j'ai pour les vôtres. C'est l'avantage qu'il y a à être malheureux, qu'on sait compatir aux peines d'autrui. Quoique je ne sois ici qu'étranger, je puis, grand Diomède (car, malgré les misères qui ont accablé ma patrie dans mon enfance, je n'ai pas été assez mal élevé pour ignorer quelle est votre gloire dans les combats), je puis, ô le plus invincible de tous les Grecs après Achille, vous procurer quelque secours. Ces princes que vous voyez sont humains; ils savent qu'il n'y a ni vertu, ni vrai courage, ni gloire solide, sans l'humanité. Le malheur ajoute un nouveau lustre à la gloire des hommes; il leur manque quelque chose quand ils n'ont jamais été malheureux; il manque dans leur vie des exemples de patience et de fermeté; la vertu souffrante attendrit tous les cœurs qui ont quelque goût pour la vertu. Laissez-nous donc le soin de vous consoler: puisque les dieux vous mènent à nous, c'est un présent qu'ils nous font, et nous devons nous croire heureux de pouvoir adoucir vos peines.

Pendant qu'il parlait, Diomède étonné le regardait fixement, et sentait son cœur tout ému. Ils s'embrassaient comme s'ils avaient été longtemps liés d'une amitié étroite. O digne fils du sage Ulysse! disait Diomède, je reconnais en vous la douceur de son visage, la grâce de ses discours, la force de son éloquence, la noblesse de ses sentiments, la sagesse de ses pensées.

Cependant Philoctète embrasse aussi le grand fils de Tydée; ils se racontent leurs tristes aventures. Ensuite Philoctète lui dit: Sans doute vous serez bien aise de revoir le sage Nestor; il vient de perdre Pisistrate, le dernier de ses enfants; il ne lui reste plus dans la vie qu'un chemin de larmes qui le mène vers le tombeau. Venez le consoler: un ami malheureux est plus propre qu'un autre à soulager son cœur. Ils allèrent aussitôt dans la tente de Nestor, qui reconnut à peine Diomède, tant la tristesse abattait son esprit et ses sens. D'abord Diomède pleura avec lui, et leur entrevue fut pour le vieillard un redoublement de douleur; mais peu à peu la présence de cet ami apaisa son cœur. On reconnut aisément que ses maux étaient un peu suspendus par le plaisir de raconter ce qu'il avait souffert, et d'entendre à son tour ce qui était arrivé à Diomède.

Pendant qu'ils s'entretenaient, les rois assemblés avec Télémaque examinaient ce qu'ils devaient faire. Télémaque leur conseillait de donner à Diomède le pays d'Arpine, et de choisir, pour roi des Dauniens, Polydamas, qui était de leur nation. Ce Polydamas était un fameux capitaine, qu'Adraste, par jalousie, n'avait jamais voulu employer, de peur qu'on n'attribuât à cet homme habile les succès dont il espérait d'avoir seul toute la gloire. Polydamas l'avait souvent averti, en particulier, qu'il exposait trop sa vie et le salut de son État dans cette guerre contre tant de nations conjurées; il l'avait voulu engager à tenir une conduite plus droite et plus modérée avec ses voisins. Mais les hommes qui haïssent la vérité, haïssent aussi les gens qui ont la hardiesse de la dire: ils ne sont touchés ni de leur sincérité, ni de leur zèle, ni de leur désintéressement. Une prospérité trompeuse endurcissait le cœur d'Adraste contre les plus salutaires conseils; en ne les suivant pas, il triomphait tous les jours de ses ennemis: la hauteur, la mauvaise foi, la violence, mettaient toujours la victoire dans son parti; tous les malheurs dont Polydamas l'avait si longtemps menacé n'arrivaient point. Adraste se moquait d'une sagesse timide qui prévoyait toujours des inconvénients; Polydamas lui était insupportable: il l'éloigna de toutes les charges; il le laissa languir dans la solitude et dans la pauvreté.

D'abord Polydamas fut accablé de cette disgrâce; mais elle lui donna ce qui lui manquait, en lui ouvrant les yeux sur la vanité des grandes fortunes: il devint sage à ses dépens; il se réjouit d'avoir été malheureux; il apprit peu à peu à se taire, à vivre de peu, à se nourrir tranquillement de la vérité, à cultiver en lui les vertus secrètes, qui sont encore plus estimables que les éclatantes; enfin à se passer des hommes. Il demeura au pied du mont Gargan, dans un désert, où un rocher en demi-voûte lui servait de toit. Un ruisseau qui tombait de la montagne apaisait sa soif; quelques arbres lui donnaient leurs fruits: il avait deux esclaves qui cultivaient un petit champ; il travaillait lui-même avec eux de ses propres mains: la terre le payait de ses peines avec usure, et ne le laissait manquer de rien. Il avait non-seulement des fruits et des légumes en abondance, mais encore toutes sortes de fleurs odoriférantes. Là, il déplorait le malheur des peuples que l'ambition insensée d'un roi entraîne à leur perte; là, il attendait chaque jour que les dieux justes, quoique patients, fissent tomber Adraste. Plus sa prospérité croissait, plus il croyait voir de près sa chute irrémédiable; car l'imprudence heureuse dans ses fautes, et la puissance montée jusqu'au dernier excès d'autorité absolue, sont les avant-coureurs du renversement des rois et des royaumes. Quand il apprit la défaite et la mort d'Adraste, il ne témoigna aucune joie ni de l'avoir prévue, ni d'être délivré de ce tyran; il gémit seulement, par la crainte de voir les Dauniens dans la servitude.

Voilà l'homme que Télémaque proposa pour le faire régner. Il y avait déjà quelque temps qu'il connaissait son courage et sa vertu; car Télémaque, selon les conseils de Mentor, ne cessait de s'informer partout des qualités bonnes et mauvaises de toutes les personnes qui étaient dans quelque emploi considérable, non-seulement parmi les nations alliées qu'il servait en cette guerre, mais encore chez les ennemis. Son principal soin était de découvrir et d'examiner partout les hommes qui avaient quelque talent, ou une vertu particulière.

Les princes alliés eurent d'abord quelque répugnance à mettre Polydamas dans la royauté. Nous avons éprouvé, disaient-ils, combien un roi des Dauniens, quand il aime la guerre, et qu'il la sait faire, est redoutable à ses voisins. Polydamas est un grand capitaine, et il peut nous jeter dans de grands périls. Mais Télémaque leur répondait: Polydamas, il est vrai, sait la guerre, mais il aime la paix; et voilà les deux choses qu'il faut souhaiter. Un homme qui connaît les malheurs, les dangers et les difficultés de la guerre, est bien plus capable de l'éviter, qu'un autre qui n'en a aucune expérience. Il a appris à goûter le bonheur d'une vie tranquille; il a condamné les entreprises d'Adraste; il en a prévu les suites funestes. Un prince faible, ignorant, et sans expérience, est plus à craindre pour vous, qu'un homme qui connaîtra et qui décidera tout par lui-même. Le prince faible et ignorant ne verra que par les yeux d'un favori passionné, ou d'un ministre flatteur, inquiet et ambitieux: ainsi ce prince aveugle s'engagera à la guerre sans la vouloir faire. Vous ne pourrez jamais vous assurer de lui, car il ne pourra être sûr de lui-même; il vous manquera de parole; il vous réduira bientôt à cette extrémité, qu'il faudra ou que vous le fassiez périr, ou qu'il vous accable. N'est-il pas plus utile, plus sûr, et en même temps plus juste et plus noble, de répondre plus fidèlement à la confiance des Dauniens, et de leur donner un roi digne de commander?

Toute l'assemblée fut persuadée par ce discours. On alla proposer Polydamas aux Dauniens, qui attendaient une réponse avec impatience. Quand ils entendirent le nom de Polydamas, ils répondirent: Nous reconnaissons bien maintenant que les princes alliés veulent agir de bonne foi avec nous, et faire une paix éternelle, puisqu'ils nous veulent donner pour roi un homme si vertueux, et si capable de nous gouverner. Si on nous eût proposé un homme lâche, efféminé et mal instruit, nous aurions cru qu'on ne cherchait qu'à nous abattre et qu'à corrompre la forme de notre gouvernement; nous aurions conservé en secret un vif ressentiment d'une conduite si dure et si artificieuse: mais le choix de Polydamas nous montre une véritable candeur. Les alliés, sans doute, n'attendent rien de nous que de juste et de noble, puisqu'ils nous accordent un roi qui est incapable de faire rien contre la liberté et contre la gloire de notre nation: aussi pouvons-nous protester, à la face des justes dieux, que les fleuves remonteront vers leur source, avant que nous cessions d'aimer des peuples si bienfaisants. Puissent nos derniers neveux se souvenir du bienfait que nous recevons aujourd'hui, et renouveler, de génération en génération, la paix de l'âge d'or dans toute la côte de l'Hespérie!

Télémaque leur proposa ensuite de donner à Diomède les campagnes d'Arpine, pour y fonder une colonie. Ce nouveau peuple, leur disait-il, vous devra son établissement dans un pays que vous n'occupez point. Souvenez-vous que tous les hommes doivent s'entr'aimer; que la terre est trop vaste pour eux; qu'il faut bien avoir des voisins, et qu'il vaut mieux en avoir qui vous soient obligés de leur établissement. Soyez touchés des malheurs d'un roi qui ne peut retourner dans son pays. Polydamas et lui, étant unis ensemble par les liens de la justice et de la vertu, qui sont les seuls durables, vous entretiendront dans une paix profonde, et vous rendront redoutables à tous les peuples voisins qui penseraient à s'agrandir. Vous voyez, ô Dauniens, que nous avons donné à votre terre et à votre nation un roi capable d'en élever la gloire jusqu'au ciel: donnez aussi, puisque nous vous le demandons, une terre qui vous est inutile, à un roi qui est digne de toute sorte de secours.

Les Dauniens répondirent qu'ils ne pouvaient rien refuser à Télémaque, puisque c'était lui qui leur avait procuré Polydamas pour roi. Aussitôt ils partirent pour l'aller chercher dans son désert, et pour le faire régner sur eux. Avant que de partir, ils donnèrent les fertiles plaines d'Arpine à Diomède, pour y fonder un nouveau royaume. Les alliés en furent ravis, parce que cette colonie des Grecs pourrait secourir puissamment le parti des alliés, si jamais les Dauniens voulaient renouveler les usurpations dont Adraste avait donné le mauvais exemple. Tous les princes ne songèrent plus qu'à se séparer. Télémaque, les larmes aux yeux, partit avec sa troupe, après avoir embrassé tendrement le vaillant Diomède, le sage et inconsolable Nestor, et le fameux Philoctète, digne héritier des flèches d'Hercule.

LIVRE DIX-SEPTIÈME

SOMMAIRE

Télémaque, de retour à Salente, est surpris de voir la campagne si bien cultivée et de trouver si peu de magnificence dans la ville qui était si brillante à son départ. – Mentor lui donne les raisons de ce changement. – Il lui montre en quoi consistent les véritables richesses d'un État, et lui propose pour modèle la conduite et l'administration d'Idoménée. – Télémaque ouvre son cœur à Mentor sur son inclination pour Antiope, fille d'Idoménée, et sur son désir de l'épouser. – Mentor approuve ce choix; il loue les rares qualités de cette princesse et l'assure que les dieux la lui destinent pour épouse; mais il ne veut pas que Télémaque s'occupe, en ce moment, d'autre chose que de son départ pour Ithaque. – Idoménée, voulant retenir ses hôtes, leur dît qu'il ne peut se passer encore de leur secours, et il expose à Mentor sa situation embarrassante. – Mentor lui trace la conduite qu'il doit suivre et persiste à vouloir partir. – Idoménée, que ce départ contrarie toujours, cherche à exciter la passion de Télémaque pour Antiope, afin de le garder plus longtemps. Il les engage dans une chasse. – Antiope y est sur le point d'être déchirée par un sanglier; l'adresse et le courage de Télémaque lui sauvent la vie. – Mentor et Télémaque obtiennent enfin d'Idoménée la permission de partir. – On se quitte avec les plus vives protestations d'estime et d'amitié.

Le jeune fils d'Ulysse brûlait d'impatience de retrouver Mentor à Salente, et de s'embarquer avec lui pour revoir Ithaque, où il espérait que son père serait arrivé. Quand il s'approcha de Salente, il fut bien étonné de voir toute la campagne des environs, qu'il avait laissée presque inculte et déserte, cultivée comme un jardin, et pleine d'ouvriers diligents: il reconnut l'ouvrage de la sagesse de Mentor. Ensuite, entrant dans la ville, il remarqua qu'il y avait beaucoup moins d'artisans pour les délices de la vie, et beaucoup moins de magnificence. Il en fut choqué; car il aimait naturellement toutes les choses qui ont de l'éclat et de la politesse. Mais d'autres pensées occupèrent aussitôt son cœur; il vit de loin venir à lui Idoménée avec Mentor: aussitôt son cœur fut ému de joie et de tendresse. Malgré tous les succès qu'il avait eus dans la guerre contre Adraste, il craignait que Mentor ne fût pas content de lui; et, à mesure qu'il s'avançait, il cherchait dans les yeux de Mentor pour voir s'il n'avait rien à se reprocher.

D'abord Idoménée embrassa Télémaque comme son propre fils; ensuite Télémaque se jeta au cou de Mentor, et l'arrosa de ses larmes. Mentor lui dit: Je suis content de vous: vous avez fait de grandes fautes; mais elles vous ont servi à vous connaître, et à vous défier de vous-même. Souvent on tire plus de fruit de ses fautes, que de ses belles actions. Les grandes actions enflent le cœur, et inspirent une présomption dangereuse; les fautes font rentrer l'homme en lui-même, et lui rendent la sagesse qu'il avait perdue dans les bons succès. Ce qui vous reste à faire, c'est de louer les dieux et de ne vouloir pas que les hommes vous louent. Vous avez fait de grandes choses; mais, avouez la vérité, ce n'est guère vous par qui elles ont été faites: n'est-il pas vrai qu'elles vous sont venues comme quelque chose d'étranger qui était mis en vous? n'étiez-vous pas capable de les gâter par votre promptitude et par votre imprudence? Ne sentez-vous pas que Minerve vous a comme transformé en un autre homme au-dessus de vous-même, pour faire par vous ce que vous avez fait? elle a tenu tous vos défauts en suspens, comme Neptune, quand il apaise les tempêtes, suspend les flots irrités.

Pendant qu'Idoménée interrogeait avec curiosité les Crétois qui étaient revenus de la guerre, Télémaque écoutait ainsi les sages conseils de Mentor. Ensuite il regardait de tous côtés avec étonnement, et disait à Mentor: Voici un changement dont je ne comprends pas bien la raison. Est-il arrivé quelque calamité à Salente pendant mon absence? d'où vient qu'on n'y remarque plus cette magnificence qui éclatait partout avant mon départ? Je ne vois plus ni or, ni argent, ni pierres précieuses; les habits sont simples; les bâtiments qu'on fait sont moins vastes et moins ornés; les arts languissent; la ville est devenue une solitude.

Mentor lui répondit en souriant: Avez-vous remarqué l'état de la campagne autour de la ville? Oui, reprit Télémaque; j'ai vu partout le labourage en honneur, et les champs défrichés. Lequel vaut mieux, ajouta Mentor, ou une ville superbe en marbre, en or et en argent, avec une campagne négligée et stérile; ou une campagne cultivée et fertile, avec une ville médiocre et modeste dans ses mœurs? Une grande ville fort peuplée d'artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d'un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est d'une grosseur énorme, et dont tout le corps, exténué et privé de nourriture, n'a aucune proportion avec cette tête. C'est le nombre du peuple et l'abondance des aliments qui font la vraie force et la vraie richesse d'un royaume. Idoménée a maintenant un peuple innombrable, et infatigable dans le travail; qui remplit toute l'étendue de son pays. Tout son pays n'est plus qu'une seule ville; Salente n'en est que le centre. Nous avons transporté de la ville dans la campagne les hommes qui manquaient à la campagne, et qui étaient superflus dans la ville. De plus, nous avons attiré dans ce pays beaucoup de peuples étrangers. Plus ces peuples se multiplient, plus ils multiplient les fruits de la terre par leur travail; cette multiplication si douce et si paisible augmente plus un royaume qu'une conquête. On n'a rejeté de cette ville que les arts superflus, qui détournent les pauvres de la culture de la terre pour les vrais besoins, et qui corrompent les riches en les jetant dans le faste et dans la mollesse: mais nous n'avons fait aucun tort aux beaux-arts, ni aux hommes qui ont un vrai génie pour les cultiver. Ainsi Idoménée est beaucoup plus puissant qu'il ne l'était quand vous admiriez sa magnificence. Cet éclat éblouissant cachait une faiblesse et une misère qui eussent bientôt renversé son empire: maintenant il a un plus grand nombre d'hommes, et il les nourrit plus facilement. Ces hommes, accoutumés au travail, à la peine et au mépris de la vie, par l'amour des bonnes lois, sont tous prêts à combattre pour défendre ces terres cultivées de leurs propres mains. Bientôt cet État, que vous croyez déchu sera la merveille de l'Hespérie.

Souvenez-vous, ô Télémaque, qu'il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n'apporte presque jamais aucun remède: la première est une autorité injuste et trop violente dans les rois; la seconde est le luxe, qui corrompt les mœurs.

Quand les rois s'accoutument à ne connaître plus d'autres lois que leurs volontés absolues, et qu'ils ne mettent plus de frein à leurs passions, ils peuvent tout: mais à force de tout pouvoir, ils sapent les fondements de leur puissance; ils n'ont plus de règles certaines, ni de maximes de gouvernement; chacun à l'envi les flatte; ils n'ont plus de peuple, il ne leur reste que des esclaves, dont le nombre diminue chaque jour. Qui leur dira la vérité? qui donnera des bornes à ce torrent? Tout cède; les sages s'enfuient, se cachent, et gémissent. Il n'y a qu'une révolution soudaine et violente qui puisse ramener dans son cours naturel cette puissance débordée: souvent même le coup qui pourrait la modérer l'abat sans ressource. Rien ne menace tant d'une chute funeste qu'une autorité qu'on pousse trop loin: elle est semblable à un arc trop tendu, qui se rompt enfin tout à coup, si on ne le relâche: mais qui est-ce qui osera le relâcher? Idoménée était gâté jusqu'au fond du cœur par cette autorité si flatteuse; il avait été renversé de son trône; mais il n'avait pas été détrompé. Il a fallu que les dieux nous aient envoyés ici pour le désabuser de cette puissance aveugle et outrée qui ne convient point à des hommes; encore a-t-il fallu des espèces de miracles pour lui ouvrir les yeux.

L'autre mal, presque incurable, est le luxe. Comme la trop grande autorité empoisonne les rois, le luxe empoisonne toute une nation. On dit que ce luxe sert à nourrir, les pauvres aux dépens des riches; comme si les pauvres ne pouvaient pas gagner leur vie plus utilement, en multipliant les fruits de la terre, sans amollir les riches par des raffinements de volupté. Toute une nation s'accoutume à regarder comme les nécessités de la vie les choses les plus superflues: ce sont tous les jours de nouvelles nécessités qu'on invente, et on ne peut plus se passer des choses qu'on ne connaissait point trente ans auparavant. Ce luxe s'appelle bon goût, perfection des arts, et politesse de la nation. Ce vice, qui en attire tant d'autres, est loué comme une vertu; il répand sa contagion depuis le roi jusqu'aux derniers de la lie du peuple. Les proches parents du roi veulent imiter sa magnificence; les grands, celle des parents du roi; les gens médiocres veulent égaler les grands; car qui est-ce qui se fait justice? les petits veulent passer pour médiocres: tout le monde fait plus qu'il ne peut; les uns par faste, et pour se prévaloir de leurs richesses; les autres par mauvaise honte, et pour cacher leur pauvreté. Ceux mêmes qui sont assez sages pour condamner un si grand désordre, ne le sont pas assez pour oser lever la tête les premiers, et pour donner des exemples contraires. Toute une nation se ruine, toutes les conditions se confondent. La passion d'acquérir du bien pour soutenir une vaine dépense corrompt les âmes les plus pures: il n'est plus question que d'être riche; la pauvreté est une infamie. Soyez savant, habile, vertueux; instruisez les hommes; gagnez des batailles; sauvez la patrie; sacrifiez tous vos intérêts; vous êtes méprisé, si vos talents ne sont relevés par le faste. Ceux mêmes qui n'ont pas de bien veulent paraître en avoir; ils en dépensent comme s'ils en avaient: on emprunte, on trompe, on use de mille artifices indignes pour parvenir. Mais qui remédiera à ces maux? Il faut changer le goût et les habitudes de toute une nation; il faut lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre, si ce n'est un roi philosophe, qui sache, par l'exemple de sa propre modération, faire honte à tous ceux qui aiment une dépense fastueuse, et encourager les sages, qui seront bien aises d'être autorisés dans une honnête frugalité?

Télémaque, écoutant ce discours, était comme un homme qui revient d'un profond sommeil: il sentait la vérité de ces paroles; et elles se gravaient dans son cœur, comme un savant sculpteur imprime les traits qu'il veut sur le marbre; en sorte qu'il lui donne de la tendresse, de la vie et du mouvement. Télémaque ne répondait rien; mais, repassant tout ce qu'il venait d'entendre, il parcourait des yeux les choses qu'on avait changées dans la ville. Ensuite il disait à Mentor:

Vous avez fait d'Idoménée le plus sage de tous les rois; je ne le connais plus, ni lui ni son peuple. J'avoue même que ce que vous avez fait ici est infiniment plus grand que les victoires que nous venons de remporter. Le hasard et la force ont beaucoup de part aux succès de la guerre; il faut que nous partagions la gloire des combats avec nos soldats; mais tout votre ouvrage vient d'une seule tête; il a fallu que vous ayez travaillé seul contre un roi, et contre tout son peuple, pour les corriger. Les succès de la guerre sont toujours funestes et odieux: ici, tout est l'ouvrage d'une sagesse céleste; tout est doux, tout est pur, tout est aimable; tout marque une autorité qui est au-dessus de l'homme. Quand les hommes veulent de la gloire, que ne la cherchent-ils dans cette application à faire du bien? Oh! qu'ils s'entendent mal en gloire, d'en espérer une solide en ravageant la terre, et en répandant le sang humain!

Mentor montra sur son visage une joie sensible de voir Télémaque si désabusé des victoires et des conquêtes, dans un âge où il était si naturel qu'il fût enivré de la gloire qu'il avait acquise.

Ensuite Mentor ajouta: Il est vrai que tout ce que vous voyez ici est bon et louable, mais sachez qu'on pourrait faire des choses encore meilleures. Idoménée modère ses passions, et s'applique à gouverner son peuple avec justice; mais il ne laisse pas de faire encore bien des fautes, qui sont des suites malheureuses de ses fautes anciennes. Quand les hommes veulent quitter le mal, le mal semble encore les poursuivre longtemps: il leur reste de mauvaises habitudes, un naturel affaibli, des erreurs invétérées, et des préventions presque incurables. Heureux ceux qui ne se sont jamais égarés! ils peuvent faire le bien plus parfaitement. Les dieux, ô Télémaque, vous demanderont plus qu'à Idoménée, parce que vous avez connu la vérité dès votre jeunesse, et que vous n'avez jamais été livré aux séductions d'une trop grande prospérité.

Idoménée, continuait Mentor, est sage et éclairé; mais il s'applique trop au détail, et ne médite pas assez le gros de ses affaires pour former des plans. L'habileté d'un roi, qui est au-dessus des autres hommes, ne consiste pas à faire tout par lui-même: c'est une vanité grossière que d'espérer d'en venir à bout, ou de vouloir persuader au monde qu'on en est capable. Un roi doit gouverner en choisissant et en conduisant ceux qui gouvernent sous lui; il ne faut pas qu'il fasse le détail, car c'est faire la fonction de ceux qui ont à travailler sous lui; il doit seulement s'en faire rendre compte, et en savoir assez pour entrer dans ce compte avec discernement. C'est merveilleusement gouverner que de choisir, et d'appliquer selon leurs talents les gens qui gouvernent. Le suprême et le parfait gouvernement consiste à gouverner ceux qui gouvernent: il faut les observer, les éprouver, les modérer les corriger, les animer, les élever, les rabaisser, les changer de places, et les tenir toujours dans sa main.

Vouloir examiner tout par soi-même, c'est défiance, c'est petitesse, c'est se livrer à une jalousie pour les détails qui consume le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour les grandes choses. Pour former de grands desseins, il faut avoir l'esprit libre et reposé; il faut penser à son aise, dans un entier dégagement de toutes les expéditions d'affaires épineuses. Un esprit épuisé par le détail est comme la lie du vin, qui n'a plus ni force ni délicatesse. Ceux qui gouvernent par le détail sont toujours déterminés par le présent, sans étendre leurs vues sur un avenir éloigné: ils sont toujours entraînés par l'affaire du jour où ils sont; et cette affaire étant seule à les occuper, elle les frappe trop, elle rétrécit leur esprit; car on ne juge sainement des affaires, que quand on les compare toutes ensemble, et qu'on les place toutes dans un certain ordre, afin qu'elles aient de la suite et de la proportion. Manquer à suivre cette règle dans le gouvernement, c'est ressembler à un musicien qui se contenterait de trouver des sons harmonieux, et qui ne se mettrait point en peine de les unir et de les accorder pour en composer une musique douce et touchante. C'est ressembler aussi à un architecte qui croit avoir tout fait, pourvu qu'il assemble de grandes colonnes, et beaucoup de pierres bien taillées, sans penser à l'ordre et à la proportion des ornements de son édifice. Dans le temps qu'il fait un salon, il ne prévoit pas qu'il faudra faire un escalier convenable: quand il travaille au corps du bâtiment, il ne songe ni à la cour, ni au portail. Son ouvrage n'est qu'un assemblage confus de parties magnifiques, qui ne sont point faites les unes pour les autres; cet ouvrage, loin de lui faire honneur, est un monument qui éternisera sa honte; car l'ouvrage fait voir que l'ouvrier n'a pas su penser avec assez d'étendue pour concevoir à la fois le dessein général de tout son ouvrage: c'est un caractère d'esprit court et subalterne. Quand on est né avec ce génie borné au détail, on n'est propre qu'à exécuter sous autrui. N'en doutez pas, ô mon cher Télémaque, le gouvernement d'un royaume demande une certaine harmonie comme la musique, et de justes proportions comme l'architecture.

Si vous voulez que je me serve encore de la comparaison de ces arts, je vous ferai entendre combien les hommes qui gouvernent par le détail sont médiocres. Celui qui, dans un concert, ne chante que certaines choses, quoiqu'il les chante parfaitement, n'est qu'un chanteur; celui qui conduit tout le concert, et qui en règle à la fois toutes les parties, est le seul maître de musique. Tout de même celui qui taille des colonnes, ou qui élève un côté d'un bâtiment, n'est qu'un maçon; mais celui qui a pensé tout l'édifice, et qui en a toutes les proportions dans sa tête, est le seul architecte. Ainsi ceux qui travaillent, qui expédient, qui font le plus d'affaires, sont ceux qui gouvernent le moins; ils ne sont que les ouvriers subalternes. Le vrai génie qui conduit l'État, est celui qui ne faisant rien fait tout faire, qui pense, qui invente, qui pénètre dans l'avenir, qui retourne dans le passé; qui arrange, qui proportionne, qui prépare de loin; qui se roidit sans cesse pour lutter contre la fortune, comme un nageur contre le torrent de l'eau; qui est attentif nuit et jour pour ne laisser rien au hasard. Croyez-vous, Télémaque, qu'un grand peintre travaille assidûment depuis le matin jusqu'au soir, pour expédier plus promptement ses ouvrages? Non; cette gêne et ce travail servile éteindraient tout le feu de son imagination: il ne travaillerait plus de génie: il faut que tout se fasse irrégulièrement et par saillies, suivant que son génie le mène, et que son esprit l'excite. Croyez-vous qu'il passe son temps à broyer des couleurs et à préparer des pinceaux? Non, c'est l'occupation de ses élèves. Il se réserve le soin de penser; il ne songe qu'à faire des traits hardis qui donnent de la noblesse, de la vie et de la passion à ses figures. Il a dans la tête les pensées et les sentiments des héros qu'il veut représenter; il se transporte dans leurs siècles, et dans toutes les circonstances où ils ont été. A cette espèce d'enthousiasme il faut qu'il joigne une sagesse qui le retienne, que tout soit vrai, correct, et proportionné l'un à l'autre. Croyez-vous, Télémaque, qu'il faille moins d'élévation de génie et d'effort de pensée pour faire un grand roi, que pour faire, un bon peintre? Concluez donc que l'occupation d'un roi doit être de penser, de former de grands projets, et de choisir les hommes propres à les exécuter sous lui.

Télémaque lui répondit: Il me semble que je comprends tout ce que vous dites; mais, si les choses allaient ainsi, un roi serait souvent trompé, n'entrant point par lui-même dans le détail. C'est vous-même qui vous trompez, repartit Mentor: ce qui empêche qu'on ne soit trompé, c'est la connaissance générale du gouvernement. Les gens qui n'ont point de principes dans les affaires, et qui n'ont point le vrai discernement des esprits, vont toujours comme à tâtons; c'est un hasard quand ils ne se trompent pas; ils ne savent pas même précisément ce qu'ils cherchent, ni à quoi ils doivent tendre; ils ne savent que se défier, et se défient plutôt des honnêtes gens qui les contredisent, que des trompeurs qui les flattent. Au contraire, ceux qui ont des principes pour le gouvernement, et qui se connaissent en hommes, savent ce qu'ils doivent chercher en eux, et les moyens d'y parvenir; ils reconnaissent assez, du moins en gros, si les gens dont ils se servent sont des instruments propres à leurs desseins, et s'ils entrent dans leurs vues pour tendre au but qu'ils se proposent. D'ailleurs, comme ils ne se jettent point dans des détails accablants, ils ont l'esprit plus libre pour envisager d'une seule vue le gros de l'ouvrage, et pour observer s'il s'avance vers la fin principale. S'ils sont trompés, du moins ils ne le sont guère dans l'essentiel. D'ailleurs, ils sont au-dessus des petites jalousies qui marquent un esprit borné et une âme basse: ils comprennent qu'on ne peut éviter d'être trompé dans les grandes affaires, puisqu'il faut s'y servir des hommes, qui sont si souvent trompeurs. On perd plus dans l'irrésolution où jette la défiance, qu'on ne perdrait à se laisser un peu tromper. On est trop heureux, quand on n'est trompé que dans des choses médiocres; les grandes ne laissent pas de s'acheminer, et c'est la seule chose dont un grand homme doit être en peine. Il faut réprimer sévèrement la tromperie, quand on la découvre; mais il faut compter sur quelque tromperie, si l'on ne veut point être véritablement trompé. Un artisan, dans sa boutique, voit tout de ses propres yeux, et fait tout de ses propres mains; mais un roi, dans un grand État, ne peut tout faire ni tout voir. Il ne doit faire que les choses que nul autre ne peut faire sous lui; il ne doit voir que ce qui entre dans la décision des choses importantes.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
530 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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