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Читать книгу: «Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs», страница 24

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Un disant ces paroles, il voulut se percer lui-même d'un dard qu'il tenait; mais on arrêta sa main: on lui arracha le corps de son fils; et comme cet infortuné vieillard tombait en défaillance, on le porta dans sa tente, où, ayant un peu repris ses forces, il voulut retourner au combat; mais on le retint malgré lui.

Cependant Adraste et Philoctète se cherchaient; leurs yeux étaient étincelants comme ceux d'un lion et d'un léopard qui cherchent à se déchirer l'un l'autre dans les campagnes qu'arrose le Caïstre. Les menaces, la fureur guerrière, et la cruelle vengeance, éclatent dans leurs yeux farouches; ils portent une mort certaine partout où ils lancent leurs traits; tous les combattants les regardent avec effroi. Déjà ils se voient l'un l'autre, et Philoctète tient en main une de ces flèches terribles qui n'ont jamais manqué leur coup dans ses mains, et dont les blessures sont irrémédiables: mais Mars, qui favorisait le cruel et intrépide Adraste, ne put souffrir qu'il pérît si tôt; il voulait, par lui, prolonger les horreurs de la guerre, et multiplier les carnages. Adraste était encore dû à la justice des dieux pour punir les hommes et pour verser leur sang.

Dans le moment où Philoctète veut l'attaquer, il est blessé lui-même par un coup de lance que lui donne Amphimaque, jeune Lucanien, plus beau que le fameux Nirée, dont la beauté ne cédait qu'à celle d'Achille, parmi tous les Grecs qui combattirent au siége de Troie*. A peine Philoctète eut reçu le coup, qu'il tira sa flèche contre Amphimaque; elle lui perça le cœur. Aussitôt ses beaux yeux noirs s'éteignirent, et furent couverts des ténèbres de la mort: sa bouche, plus vermeille que les roses dont l'Aurore naissante sème l'horizon, se flétrit; une pâleur affreuse ternit ses joues; ce visage si tendre et si gracieux se défigura tout à coup. Philoctète lui-même en eut pitié. Tous les combattants gémirent, en voyant ce jeune homme tomber dans son sang, où il se roulait, et ses cheveux, aussi beaux que ceux d'Apollon, traînés dans la poussière.

Philoctète, ayant vaincu Amphimaque, fut contraint de se retirer du combat; il perdait son sang et ses forces; son ancienne blessure même, dans l'effort du combat, semblait prête à se rouvrir, et à renouveler ses douleurs: car les enfants d'Esculape, avec leur science divine, n'avaient pu le guérir entièrement. Le voilà prêt à tomber dans un monceau de corps sanglants qui l'environnent. Archidame, le plus fier et le plus adroit de tous les Œbaliens qu'il avait menés avec lui pour fonder Pétilie, l'enlève du combat dans le moment où Adraste l'aurait abattu sans peine à ses pieds. Adraste ne trouve plus rien qui ose lui résister, ni retarder sa victoire. Tout tombe, tout s'enfuit; c'est un torrent, qui, ayant surmonté ses bords, entraîne, par ses vagues furieuses, les moissons, les troupeaux, les bergers et les villages*.

Télémaque entendit de loin les cris des vainqueurs, et il vit le désordre des siens, qui fuyaient devant Adraste, comme une troupe de cerfs timides traverse les vastes campagnes, les bois, les montagnes, les fleuves même les plus rapides, quand ils sont poursuivis par des chasseurs. Télémaque gémit; l'indignation paraît dans ses yeux: il quitte les lieux où il a combattu longtemps avec tant de danger et de gloire. Il court pour soutenir les siens; il s'avance tout couvert du sang d'une multitude d'ennemis qu'il a étendus sur la poussière. De loin, il pousse un cri qui se fait entendre aux deux armées.

Minerve avait mis je ne sais quoi de terrible dans sa voix, dont les montagnes voisines retentirent*. Jamais Mars, dans la Thrace, n'a fait entendre plus fortement sa cruelle voix, quand il appelle les Furies infernales, la Guerre, et la Mort. Ce cri de Télémaque porte le courage et l'audace dans le cœur des siens; il glace d'épouvante les ennemis: Adraste même a honte de se sentir troublé. Je ne sais combien de funestes présages le font frémir; et ce qui l'anime est plutôt un désespoir qu'une valeur tranquille. Trois fois ses genoux tremblants commencèrent à se dérober sous lui; trois fois il recula sans songer à ce qu'il faisait. Une pâleur de défaillance et une sueur froide se répandit dans tous ses membres; sa voix enrouée et hésitante ne pouvait achever aucune parole; ses yeux, pleins d'un feu sombre et étincelant, paraissaient sortir de sa tête; on le voyait, comme Oreste, agité par les Furies; tous ses mouvements étaient convulsifs. Alors il commença à croire qu'il y a des dieux; il s'imaginait les voir irrités, et entendre une voix sourde qui sortait du fond de l'abîme pour l'appeler dans le noir Tartare: tout lui faisait sentir une main céleste et invisible, suspendue sur sa tête, qui allait s'appesantir pour le frapper. L'espérance était éteinte au fond de son cœur; son audace se dissipait, comme la lumière du jour disparaît quand le soleil se couche dans le sein des ondes, et que la terre s'enveloppe des ombres de la nuit.

L'impie Adraste, trop longtemps souffert sur la terre, trop longtemps, si les hommes n'eussent eu besoin d'un tel châtiment; l'impie Adraste touchait enfin à sa dernière heure. Il court forcené au-devant de son inévitable destin; l'horreur, les cuisants remords, la consternation, la fureur, la rage, le désespoir, marchent avec lui. A peine voit-il Télémaque, qu'il croit voir l'Averne qui s'ouvre, et les tourbillons de flammes qui sortent du noir Phlégéton prêtes à le dévorer. Il s'écrie, et sa bouche demeure ouverte sans qu'il puisse prononcer aucune parole: tel qu'un homme dormant, qui, dans un songe affreux, ouvre la bouche, et fait des efforts pour parler; mais la parole lui manque toujours, et il la cherche en vain. D'une main tremblante et précipitée, Adraste lance son dard contre Télémaque. Celui-ci, intrépide comme l'ami des dieux, se couvre de son bouclier; il semble que la Victoire, le couvrant de ses ailes, tient déjà une couronne suspendue au-dessus de sa tête: le courage doux et paisible reluit dans ses yeux; on le prendrait pour Minerve même, tant il paraît sage et mesuré au milieu des plus grands périls. Le dard lancé par Adraste est repoussé par le bouclier*. Alors Adraste se hâte de tirer son épée, pour ôter au fils d'Ulysse l'avantage de lancer son dard à son tour. Télémaque, voyant Adraste l'épée à la main, se hâte de la mettre aussi, et laisse son dard inutile.

Quand on les vit ainsi tous deux combattre de près, tous les autres combattants, en silence, mirent bas les armes pour les regarder attentivement*, et on attendit de leur combat la décision de toute la guerre. Les deux glaives, brillants comme les éclairs d'où partent des foudres, se croisent plusieurs fois, et portent des coups inutiles sur les armes polies, qui en retentissent. Les deux combattants s'allongent, se replient, s'abaissent, se relèvent tout à coup, et enfin se saisissent. Le lierre, en naissant au pied d'un ormeau, n'enserre pas plus étroitement le tronc dur et noueux par ses rameaux entrelacés jusqu'aux plus hautes branches de l'arbre*, que ces deux combattants se serrent l'un l'autre. Adraste n'avait encore rien perdu de sa force: Télémaque n'avait pas encore toute la sienne. Adraste fait plusieurs efforts pour surprendre son ennemi et pour l'ébranler. Il tâche de saisir l'épée du jeune Grec, mais en vain: dans le moment où il la cherche, Télémaque l'enlève de terre, et le renverse sur le sable. Alors cet impie, qui avait toujours méprisé les dieux, montre une lâche crainte de la mort; il a honte de demander la vie, et il ne peut s'empêcher de témoigner qu'il la désire: il tâche d'émouvoir la compassion de Télémaque. Fils d'Ulysse, dit-il, enfin c'est maintenant que je connais les justes dieux; ils me punissent comme je l'ai mérité: il n'y a que le malheur qui ouvre les yeux des hommes pour voir la vérité; je la vois, elle me condamne. Mais qu'un roi malheureux vous fasse souvenir de votre père qui est loin d'Ithaque, et touche votre cœur*.

Télémaque, qui, le tenant sous ses genoux, avait le glaive déjà levé pour lui percer la gorge, répondit aussitôt: Je n'ai voulu que la victoire et la paix des nations que je suis venu secourir; je n'aime point à répandre le sang. Vivez donc, ô Adraste; mais vivez pour réparer vos fautes: rendez tout ce que vous avez usurpé; rétablissez le calme et la justice sur la côte de la grande Hespérie, que vous avez souillée par tant de massacres et de trahisons: vivez, et devenez un autre homme. Apprenez, par votre chute, que les dieux sont justes; que les méchants sont malheureux; qu'ils se trompent en cherchant la félicité dans la violence, dans l'inhumanité et dans le mensonge; et qu'enfin rien n'est si doux ni si heureux, que la simple et constante vertu. Donnez-nous pour otage votre fils Métrodore, avec douze des principaux de votre nation.

A ces paroles, Télémaque laisse relever Adraste, et lui tend la main, sans se défier de sa mauvaise foi; mais aussitôt Adraste lui lance un second dard fort court, qu'il tenait caché. Le dard était si aigu, et lancé avec tant d'adresse, qu'il eût percé les armes de Télémaque, si elles n'eussent été divines. En même temps Adraste se jette derrière un arbre pour éviter la poursuite du jeune Grec. Alors celui-ci s'écrie: Dauniens, vous le voyez, la victoire est à nous; l'impie ne se sauve que par la trahison. Celui qui ne craint point les dieux, craint la mort; au contraire, celui qui les craint, ne craint qu'eux.

En disant ces paroles, il s'avance vers les Dauniens, et fait signe aux siens, qui étaient de l'autre côté de l'arbre, de couper le chemin au perfide Adraste. Adraste craint d'être surpris, fait semblant de retourner sur ses pas, et veut renverser les Crétois qui se présentent à son passage; mais tout à coup Télémaque, prompt comme la foudre que la main du père des dieux lance du haut de l'Olympe sur les têtes coupables, vient fondre sur son ennemi; il le saisit d'une main victorieuse; il le renverse comme le cruel aquilon abat les tendres moissons qui dorent la campagne. Il ne l'écoute plus, quoique l'impie ose encore une fois essayer d'abuser de la bonté de son cœur: il enfonce son glaive, et le précipite dans les flammes du noir Tartare, digne châtiment de ses crimes.

A peine Adraste fut mort, que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance; ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et de réconciliation. Métrodore, fils d'Adraste, que son père avait nourri dans des maximes de dissimulation, d'injustice et d'inhumanité, s'enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu'il avait affranchi et comblé de biens, et auquel seul il se confia dans sa fuite, ne songea qu'à le trahir pour son propre intérêt: il le tua par derrière pendant qu'il fuyait, lui coupa la tête, et la porta dans le camp des alliés, espérant une grande récompense d'un crime qui finissait la guerre. Mais on eut horreur de ce scélérat, et on le fit mourir. Télémaque, ayant vu la tête de Métrodore, qui était un jeune homme d'une merveilleuse beauté et d'un naturel excellent, que les plaisirs et les mauvais exemples avaient corrompu, ne put retenir ses larmes. Hélas! s'écria-t-il, voilà ce que fait le poison de la prospérité d'un jeune prince: plus il a d'élévation et de vivacité, plus il s'égare et s'éloigne de tout sentiment de vertu. Et maintenant je serais peut-être de même, si les malheurs où je suis né, grâces aux dieux, et les instructions de Mentor, ne m'avaient appris à me modérer.

Les Dauniens assemblés demandèrent, comme l'unique condition de paix, qu'on leur permît de faire un roi de leur nation, qui pût effacer, par ses vertus, l'opprobre dont l'impie Adraste avait couvert le royaume. Ils remerciaient les dieux d'avoir frappé le tyran; ils venaient en foule baiser la main de Télémaque, qui avait été trempée dans le sang de ce monstre; et leur défaite était pour eux comme un triomphe. Ainsi tomba en un moment, sans aucune ressource, cette puissance qui menaçait toutes les autres dans l'Hespérie, et qui faisait trembler tant de peuples. Semblables à ces terrains qui paraissent fermes et immobiles, mais que l'on sape peu à peu par-dessous: longtemps on se moque du faible travail qui en attaque les fondements; rien ne paraît affaibli, tout est uni, rien ne s'ébranle; cependant tous les soutiens souterrains sont détruits peu à peu, jusqu'au moment où tout à coup le terrain s'affaisse, et ouvre un abîme. Ainsi une puissance injuste et trompeuse, quelque prospérité qu'elle se procure par ses violences, creuse elle-même un précipice sous ses pieds. La fraude et l'inhumanité sapent peu à peu tous les plus solides fondements de l'autorité illégitime: on l'admire, on la craint, on tremble devant elle, jusqu'au moment où elle n'est déjà plus; elle tombe de son propre poids, et rien ne peut la relever, parce qu'elle a détruit de ses propres mains les vrais soutiens de la bonne foi et de la justice, qui attirent l'amour et la confiance.

LIVRE SEIZIÈME

SOMMAIRE

Les chefs de l'armée s'assemblent pour délibérer sur la demande des Dauniens. – La plupart sont d'avis de partager entre eux le pays des Dauniens, et ils offrent à Télémaque pour sa part la fertile contrée d'Arpine. – Télémaque refuse cette offre et fait voir que l'intérêt commun des alliés est de laisser aux Dauniens leurs terres et de leur donner pour roi Polydamas, fameux capitaine de leur nation, et non moins estimé pour sa sagesse que pour sa valeur. – Cette proposition est acceptée par les chefs et elle comble de joie les Dauniens. – Télémaque persuade ensuite à ceux-ci de donner la contrée d'Arpine à Diomède, roi d'Étolie, qui, au siége de Troie, ayant blessé Vénus, était depuis ce temps poursuivi avec ses compagnons par la colère de cette déesse. – Les troubles étant ainsi terminés, tous les princes se séparent pour s'en retourner chacun dans son pays.

Les chefs de l'armée s'assemblèrent, dès le lendemain, pour accorder un roi aux Dauniens. On prenait plaisir à voir les deux camps confondus par une amitié si inespérés, et les deux armées qui n'en faisaient plus qu'une. Le sage Nestor ne put se trouver dans ce conseil, parce que la douleur, jointe à la vieillesse, avait flétri son cœur, comme la pluie abat et fait languir, le soir, une fleur qui était, le matin, pendant la naissance de l'aurore, la gloire et l'ornement des vertes campagnes*. Ses yeux étaient devenus deux fontaines de larmes qui ne pouvaient tarir: loin d'eux s'enfuyait le doux sommeil, qui charme les plus cuisantes peines. L'espérance, qui est la vie du cœur de l'homme, était éteinte en lui. Toute nourriture était amère à cet infortuné vieillard; la lumière même lui était odieuse: son âme ne demandait plus qu'à quitter son corps, et qu'à se plonger dans l'éternelle nuit de l'empire de Pluton. Tous ses amis lui parlaient en vain: son cœur, en défaillance, était dégoûté de toute amitié, comme un malade est dégoûté des meilleurs aliments. A tout ce qu'on pouvait lui dire de plus touchant, il ne répondait que par des gémissements et des sanglots. De temps en temps on l'entendait dire: O Pisistrate, Pisistrate! Pisistrate, mon fils, tu m'appelles! Je te suis: Pisistrate, tu me rendras la mort douce. O mon cher fils! je ne désire plus pour tout bien, que de te revoir sur les rives du Styx. Il passait des heures entières sans prononcer aucune parole, mais gémissant, et levant les mains et les yeux noyés de larmes vers le ciel.

Cependant les princes assemblés attendaient Télémaque, qui était auprès du corps de Pisistrate: il répandait sur son corps des fleurs à pleines mains; il y ajoutait des parfums exquis, et versait des larmes amères. O mon cher compagnon, disait-il, je n'oublierai jamais de t'avoir vu à Pylos, de t'avoir suivi à Sparte, de t'avoir retrouvé sur les bords de la grande Hespérie; je te dois mille soins: je t'aimais, tu m'aimais aussi. J'ai connu ta valeur; elle aurait surpassé celle de plusieurs Grecs fameux. Hélas! elle t'a fait périr avec gloire, mais elle a dérobé au monde une vertu naissante qui eût égalé celle de ton père: oui, ta sagesse et ton éloquence, dans un âge mûr, auraient été semblables à celles de ce vieillard, admiré de toute la Grèce. Tu avais déjà cette douce insinuation à laquelle on ne peut résister quand il parle, ces manières naïves de raconter, cette sage modération, qui est un charme pour apaiser les esprits irrités, cette autorité qui vient de la prudence et de la force des bons conseils. Quand tu parlais, tous prêtaient l'oreille, tous étaient prévenus, tous avaient envie de trouver que tu avais raison: ta parole, simple et sans faste, coulait doucement dans les cœurs, comme la rosée sur l'herbe naissante. Hélas! tant de biens que nous possédions, il y a quelques heures, nous sont enlevés à jamais. Pisistrate, que j'ai embrassé ce matin, n'est plus; il ne nous en reste qu'un douloureux souvenir. Au moins si tu avais fermé les yeux de Nestor avant que nous eussions fermé les tiens, il ne verrait pas ce qu'il voit, il ne serait pas le plus malheureux de tous les pères.

Après ces paroles, Télémaque fit laver la plaie sanglante qui était dans le côté de Pisistrate: il le fit étendre dans un lit de pourpre, où sa tête penchée, avec la pâleur de la mort, ressemblait à un jeune arbre, qui, ayant couvert la terre de son ombre, et poussé vers le ciel des rameaux fleuris, a été entamé par le tranchant de la cognée d'un bûcheron: il ne tient plus à sa racine ni à la terre, mère féconde qui nourrit les tiges dans son sein; il languit, sa verdure s'efface; il ne peut plus se soutenir, il tombe: ses rameaux, qui cachaient le ciel, traînent sur la poussière, flétris et desséchés; il n'est plus qu'un tronc abattu et dépouillé de toutes ses grâces*. Ainsi Pisistrate, en proie à la mort, était déjà emporté par ceux qui devaient le mettre dans le bûcher fatal. Déjà la flamme montait vers le ciel. Une troupe de Pyliens, les yeux baissés et pleins de larmes, leurs armes renversées, le conduisaient lentement. Le corps est bientôt brûlé: les cendres sont mises dans une urne d'or; et Télémaque, qui prend soin de tout, confie cette urne, comme un grand trésor, à Callimaque, qui avait été le gouverneur de Pisistrate. Gardez, lui dit-il, ces cendres, tristes mais précieux restes de celui que vous avez aimé; gardez-les pour son père; mais attendez à les lui donner, quand il aura assez de force pour les demander; ce qui irrite la douleur en un temps, l'adoucit en un autre.

Ensuite Télémaque entra dans l'assemblée des rois ligués, où chacun garda le silence pour l'écouter dès qu'on l'aperçut; il en rougit, et on ne pouvait le faire parler. Les louanges qu'on lui donna, par des acclamations publiques, sur tout ce qu'il venait de faire, augmentèrent sa honte; il aurait voulu se pouvoir cacher; ce fut le première fois qu'il parut embarrassé et incertain. Enfin, il demanda comme une grâce qu'on ne lui donnât plus aucune louange. Ce n'est pas, dit-il, que je ne les aime, surtout quand elles sont données par de si bons juges de la vertu; mais c'est que je crains de les aimer trop: elles corrompent les hommes; elles les remplissent d'eux-mêmes; elles les rendent vains et présomptueux. Il faut les mériter et les fuir: les meilleures louanges ressemblent aux fausses. Les plus méchants de tous les hommes, qui sont les tyrans, sont ceux qui se sont fait le plus louer par des flatteurs. Quel plaisir y a-t-il à être loué comme eux? Les bonnes louanges sont celles que vous me donnerez en mon absence, si je suis assez heureux pour en mériter. Si vous me croyez véritablement bon, vous devez croire aussi que je veux être modeste et craindre la vanité: épargnez-moi donc, si vous m'estimez, et ne me louez pas comme un homme amoureux des louanges.

Après avoir parlé ainsi, Télémaque ne répondit plus rien à ceux qui continuaient de l'élever jusques au ciel; et, par un air d'indifférence, il arrêta bientôt les éloges qu'on lui donnait. On commença à craindre de le fâcher en le louant: ainsi les louanges finirent; mais l'admiration augmenta. Tout le monde sut la tendresse qu'il avait témoignée à Pisistrate, et les soins qu'il avait pris de lui rendre les derniers devoirs. Toute l'armée fut plus touchée de ces marques de la bonté de son cœur, que de tous les prodiges de sagesse et de valeur qui venaient d'éclater en lui. Il est sage, il est vaillant, se disaient-ils en secret les uns aux autres; il est l'ami des dieux, et le vrai héros de notre âge; il est au-dessus de l'humanité: mais tout cela n'est que merveilleux, tout cela ne fait que nous étonner. Il est humain, il est bon, il est ami fidèle et tendre; il est compatissant, libéral, bienfaisant, et tout entier à ceux qu'il doit aimer: il est les délices de ceux qui vivent avec lui; il s'est défait de sa hauteur, de son indifférence et de sa fierté: voilà ce qui est d'usage, voilà ce qui touche les cœurs, voilà ce qui nous attendrit pour lui, et qui nous rend sensibles à toutes ses vertus; voilà ce qui fait que nous donnerions tous nos vies pour lui.

A peine ces discours furent-ils finis, qu'on se hâta de parler de la nécessité de donner un roi aux Dauniens. La plupart des princes qui étaient dans le conseil opinaient qu'il fallait partager entre eux ce pays, comme une terre conquise. On offrit à Télémaque, pour sa part, la fertile contrée d'Arpine57, qui porte deux fois l'an les riches dons de Cérès, les doux présents de Bacchus, et les fruits toujours verts de l'olivier consacré à Minerve. Cette terre, lui disait-on, doit vous faire oublier la pauvre Ithaque avec ses cabanes, et les rochers affreux de Dulichie58, et les bois sauvages de Zacinthe59. Ne cherchez plus ni votre père, qui doit être péri dans les flots au promontoire de Capharée, par la vengeance de Nauplius et par la colère de Neptune; ni votre mère, que ses amants possèdent depuis votre départ; ni votre patrie, dont la terre n'est point favorisée du ciel comme celle que nous vous offrons.

Il écoutait patiemment ces discours; mais les rochers de Thrace et de Thessalie ne sont pas plus sourds et plus insensibles aux plaintes des amants désespérés, que Télémaque l'était à ces offres. Pour moi, répondait-il, je ne suis touché ni des richesses, ni des délices: qu'importe de posséder une plus grande étendue de terre, et de commander à un plus grand nombre d'hommes? on n'en a que plus d'embarras, et moins de liberté: la vie est assez pleine de malheurs pour les hommes les plus sages et les plus modérés, sans y ajouter encore la peine de gouverner les autres hommes, indociles, inquiets, injustes, trompeurs et ingrats. Quand on veut être le maître des hommes pour l'amour de soi-même, n'y regardant que sa propre autorité, ses plaisirs et sa gloire, on est impie, on est tyran, on est le fléau du genre humain. Quand, au contraire, on ne peut gouverner les hommes que selon les vraies règles, pour leur propre bien, on est moins leur maître que leur tuteur; on n'en a que la peine, qui est infinie, et on est bien éloigné de vouloir étendre plus loin son autorité. Le berger qui ne mange point le troupeau, qui le défend des loups en exposant sa vie, qui veille nuit et jour pour le conduire dans les bons pâturages, n'a point d'envie d'augmenter le nombre de ses moutons, et d'enlever ceux du voisin: ce serait augmenter sa peine. Quoique je n'aie jamais gouverné, ajoutait Télémaque, j'ai appris par les lois, et par les hommes sages qui les ont faites, combien il est pénible de conduire les villes et les royaumes. Je suis donc content de ma pauvre Ithaque: quoiqu'elle soit petite et pauvre, j'aurai assez de gloire, pourvu que j'y règne avec justice, piété et courage; encore même n'y régnerai-je que trop tôt. Plaise aux dieux que mon père, échappé à la fureur des vagues, y puisse régner jusqu'à la plus extrême vieillesse, et que je puisse apprendre longtemps sous lui comment il faut vaincre ses passions pour savoir modérer celles de tout un peuple!

Ensuite Télémaque dit: Écoutez, princes assemblés ici, ce que je crois vous devoir dire pour votre intérêt. Si vous donnez aux Dauniens un roi juste, il les conduira avec justice, il leur apprendra combien il est utile de conserver la bonne foi, et de n'usurper jamais le bien de ses voisins: c'est ce qu'ils n'ont jamais pu comprendre sous l'impie Adraste. Tandis qu'ils seront conduits par un roi sage et modéré, vous n'aurez rien à craindre d'eux: ils vous devront ce bon roi que vous leur aurez donné; ils vous devront la paix et la prospérité dont ils jouiront: ces peuples, loin de vous attaquer, vous béniront sans cesse; et le roi et le peuple, tout sera l'ouvrage de vos mains. Si, au contraire, vous voulez partager leur pays entre vous, voici les malheurs que je vous prédis: ce peuple, poussé au désespoir, recommencera la guerre; il combattra justement pour sa liberté, et les dieux ennemis de la tyrannie combattront avec lui. Si les dieux s'en mêlent, tôt ou tard, vous serez confondus, et vos prospérités se dissiperont comme la fumée; le conseil et la sagesse seront ôtés à vos chefs, le courage à vos armées, l'abondance à vos terres. Vous vous flatterez; vous serez téméraires dans vos entreprises; vous ferez taire les gens de bien qui voudront dire la vérité: vous tomberez tout à coup, et on dira de vous: Est-ce donc là ces peuples florissants qui devaient faire la loi à toute la terre? et maintenant ils fuient devant leurs ennemis; ils sont le jouet des nations qui les foulent aux pieds: voilà ce que les dieux ont fait: voilà ce que méritent les peuples injustes, superbes et inhumains. De plus, considérez que, si vous entreprenez de partager entre vous cette conquête, vous réunissez contre vous tous les peuples voisins: votre ligue, formée pour défendre la liberté commune de l'Hespérie contre l'usurpateur Adraste, deviendra odieuse; et c'est vous-mêmes que tous les peuples accuseront, avec raison, de vouloir usurper la tyrannie universelle.

Mais je suppose que vous soyez victorieux et des Dauniens, et de tous les autres peuples, cette victoire vous détruira; voici comment. Considérez que cette entreprise vous désunira tous: comme elle n'est point fondée sur la justice, vous n'aurez point de règle pour borner entre vous les prétentions de chacun; chacun voudra que sa part de la conquête soit proportionnée à sa puissance: nul d'entre vous n'aura assez d'autorité parmi les autres pour faire paisiblement ce partage: voilà la source d'une guerre dont vos petits-enfants ne verront pas la fin. Ne vaut-il pas bien mieux être juste et modéré, que de suivre son ambition avec tant de périls, et au travers de tant de malheurs inévitables? La paix profonde, les plaisirs doux et innocents qui l'accompagnent, l'heureuse abondance, l'amitié de ses voisins, la gloire qui est inséparable de la justice, l'autorité qu'on acquiert en se rendant par sa bonne foi l'arbitre de tous les peuples étrangers, ne sont-ce pas des biens plus désirables que la folle vanité d'une conquête injuste? O princes! ô rois! vous voyez que je vous parle sans intérêt: écoutez donc celui qui vous aime assez pour vous contredire, et pour vous déplaire en vous représentant la vérité.

Pendant que Télémaque parlait ainsi, avec une autorité qu'on n'avait jamais vue en nul autre, et que tous les princes, étonnés et en suspens, admiraient la sagesse de ses conseils, on entendit un bruit confus qui se répandit dans tout le camp, et qui vint jusqu'au lieu où se tenait l'assemblée. Un étranger, dit-on, est venu aborder sur ces côtes avec une troupe d'hommes armés: cet inconnu est d'une haute mine; tout paraît héroïque en lui; on voit aisément qu'il a longtemps souffert, et que son grand courage l'a mis au-dessus de toutes ses souffrances. D'abord les peuples du pays, qui gardent la côte, ont voulu le repousser comme un ennemi qui vient faire une irruption; mais, après avoir tiré son épée avec un air intrépide, il a déclaré qu'il saurait se défendre, si on l'attaquait, mais qu'il ne demandait que la paix et l'hospitalité. Aussitôt il a présenté un rameau d'olivier, comme suppliant. On l'a écouté; il a demandé à être conduit vers ceux qui gouvernent dans cette côte de l'Hespérie, et on l'amène ici pour le faire parler aux rois assemblés.

A peine ce discours fut-il achevé, qu'on vit entrer cet inconnu avec une majesté qui surprit toute l'assemblée; On aurait cru facilement que c'était le dieu Mars, quand il assemble sur les montagnes de la Thrace ses troupes sanguinaires. Il commença à parler ainsi:

O vous, pasteurs des peuples, qui êtes sans doute assemblés ici pour défendre la patrie contre ses ennemis, ou pour faire fleurir les plus justes lois, écoutez un homme que la fortune a persécuté. Fassent les dieux que vous n'éprouviez jamais de semblables malheurs! Je suis Diomède, roi d'Étolie, qui blessai Vénus au siége de Troie*. La vengeance de cette déesse me poursuit dans tout l'univers. Neptune, qui ne peut rien refuser à la divine fille de la mer, m'a livré à la rage des vents et des flots, qui ont brisé plusieurs fois mes vaisseaux contre les écueils. L'inexorable Vénus m'a ôté toute espérance de revoir mon royaume, ma famille, et cette douce lumière d'un pays où je commençai à voir le jour en naissant. Non, je ne reverrai jamais tout ce qui m'a été le plus cher au monde. Je viens, après tant de naufrages, chercher sur ces rives inconnues un peu de repos, et une retraite assurée. Si vous craignez les dieux, et surtout Jupiter, qui a soin des étrangers; si vous êtes sensibles à la compassion, ne me refusez pas, dans ces vastes pays, quelque coin de terre infertile, quelques déserts, quelques sables, ou quelques rochers escarpés, pour y fonder, avec mes compagnons, une ville qui soit du moins une triste image de notre patrie perdue. Nous ne demandons qu'un peu d'espace qui vous soit inutile. Nous vivrons en paix avec vous dans une étroite alliance; vos ennemis seront les nôtres; nous entrerons dans tous vos intérêts; nous ne demandons que la liberté de vivre selon nos lois.

Pendant que Diomède parlait ainsi, Télémaque, ayant les yeux attachés sur lui, montra sur son visage toutes les différentes passions. Quand Diomède commença à parler de ses longs malheurs, il espéra que cet homme si majestueux serait son père. Aussitôt qu'il eut déclaré qu'il était Diomède, le visage de Télémaque se flétrit comme une belle fleur que les noirs aquilons viennent de ternir de leur souffle cruel. Ensuite les paroles de Diomède, qui se plaignait de la longue colère d'une divinité, l'attendrirent par le souvenir des mêmes disgrâces souffertes par son père et par lui; des larmes mêlées de douleur et de joie coulèrent sur ses joues, et il se jeta tout à coup sur Diomède pour l'embrasser.

57.Page 297. – 1. Le pays dont Arpi était la capitale. C'était une région de l'Iapygie daunienne (la Pouille). On voit encore entre Lucera et Manfredonia, dans la Capitanate, les ruines d'Arpi ou Argilippe (Argyripa ou Argos Hippium), fondée par Daunus, en souvenir d'Argos, sa patrie:
  Ille urbem Argyripam patriæ cognomine gentis Victor Gargani condebat Iapygis arvis. Virg., Æn., XI, 246.
58.Page 297. – 2. Dulichie (Dulichium), aujourd'hui Néochori ou Cazaba, formait une partie du royaume d'Ulysse. (Voyez la note 1, de la page 6.)
59.Page 297. – 3. Zacinthe, aujourd'hui Zante, dans le golfe de Fatras.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
27 сентября 2017
Объем:
530 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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