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Et Hervé se demanda tout à coup si ce voleur n’était pas justement l’auteur de la lettre qui, rencontrant l’autre au bal de l’Opéra, où il était venu, lui, affublé d’une fausse barbe, avait trouvé joli de fouiller dans la poche de ce monsieur où il comptait pêcher la traite de trois cent mille francs, ce qui l’aurait dispensé de rendre en échange la pièce qui mettait le capitaliste à sa merci. Mais le volé avait crié: Au voleur! et le voleur, serré de près, avait pris ses précautions pour que, si on l’arrêtait, on ne saisît sur lui aucune preuve du vol.

Et il s’ensuivait que, maintenant, Hervé possédait en partie un secret qui assurément l’intéressait moins que le sort mystérieux d’Héva Nesbitt, mais qui ne laissait pas de le préoccuper.

L’inconnu a toujours de l’attrait pour un jeune homme qui a l’imagination vive, et ce Breton se promettait bien de découvrir ce que signifiaient les hiéroglyphes de l’agenda: chiffres, plans et dessins. Il en était déjà à se figurer qu’ils indiquaient des places où on avait enfoui des trésors très probablement mal acquis, car tout cela sentait le crime et la lettre donnait un corps à ce soupçon.

Cette date du 24 octobre 1860, rappelée comme une menace, devait être celle d’un meurtre ou tout au moins d’un vol. Et l’allusion aux dix ans qui allaient expirer avant la fin de 1870 était assez claire. Aux termes du Code, l’action criminelle se prescrit par dix ans. L’heure de la prescription approchait et le chanteur n’avait plus que huit mois pour exploiter le coupable qui n’aurait plus rien à redouter quand le temps fixé par la loi serait écoulé.

Le premier mouvement est toujours le bon et c’est pour cela qu’il n’y faut pas céder, disait Talleyrand. Hervé finit par suivre le conseil de ce diplomate célèbre. Il se dit d’abord qu’il devait laisser à la justice le soin d’éclaircir cette affaire, qui avait changé de face. Il ne s’agissait plus d’un vulgaire vol à la tire, et maintenant Hervé pouvait bien prendre la peine de déposer au parquet ou à la préfecture de police le carnet suspect et la lettre accusatrice.

Mais il ne tarda guère à envisager les désagréments que lui attirerait cette démarche. Il arriverait de deux choses l’une: ou on ne prendrait pas au sérieux les suppositions qu’il échafaudait, et dans ce cas il se serait donné une peine inutile; ou, au contraire, on ouvrirait une instruction, et alors on commencerait par lui demander des explications. Il serait obligé de parler d’Alain Kernoul et de dire pourquoi il l’avait mené à la buvette. On le confronterait avec le gars aux biques. On s’informerait de ses antécédents; on surveillerait sa conduite présente. Les magistrats ne se gênent pas pour appeler un témoin. Et une fois pris dans l’engrenage judiciaire, Hervé n’aurait plus de loisirs. Déplaisante perspective pour un fiancé, et plus déplaisante encore pour un homme hanté par le souvenir d’une ancienne passion.

Tandis que s’il gardait pour lui seul l’espèce de secret que le hasard lui avait livré, il resterait le maître d’en user comme il voudrait, sans déranger son existence.

Toutes réflexions faites, il prit le parti de ne parler de sa trouvaille à personne, pas même à Alain qui n’aurait pu lui être d’aucune utilité, car le gars n’était pas assez Parisien pour l’aider à découvrir les rues auxquelles se rapportaient les indications écrites sur le carnet, et il ne savait probablement pas ce que c’était que le chantage.

Une fois résolu à se taire et à faire son enquête tout seul, Hervé se sentit soulagé. Il avait en horreur l’indécision et pour qu’il eût délibéré si longtemps, il fallait que le cas fût particulièrement épineux. Maintenant que son dessein était arrêté dans sa tête, il n’avait plus qu’à l’exécuter et il n’était pas homme à en changer. La persévérance est une vertu bretonne.

Il ne lui restait plus qu’à prendre un repos bien gagné, car il était à l’âge où le sommeil ne perd jamais ses droits et il avait bonne envie de dormir.

Il serra précieusement dans son secrétaire l’agenda mystérieux et l’épître du domino blanc, – ses armes pour entrer en campagne. Puis, cela fait, il acheva de se déshabiller, non sans inspecter les poches de ses autres vêtements, à seule fin de s’assurer qu’on n’y avait rien fourré à son insu.

Il en était venu à se prendre pour une boîte aux lettres et il y avait bien de quoi, après ce qui lui était arrivé au bal de l’Opéra.

Mais il ne trouva que les louis qu’il avait emportés et il se mit au lit en songeant à l’emploi de sa journée du lendemain: une réponse à écrire et à adresser, poste restante, aux initiales indiquées par la blonde inconnue, et une visite à faire boulevard Malesherbes, à M. de Bernage et à sa fille. Il y allait régulièrement prendre le thé à cinq heures et assez souvent on le retenait à dîner. Le matin, il déjeunait au restaurant, presque toujours avec Ernest Pibrac, après quoi il s’établissait au cercle, à moins que le temps ne permît la promenade au bois de Boulogne.

C’était, dans toute la force du terme, la vie désœuvrée, et cette vie-là laisse beaucoup de place à l’imprévu.

Le dernier des Scaër n’en avait pas fini avec les incidents inattendus.

Il s’endormit pourtant comme si rien n’eût menacé sa tranquillité et il ne fit pas de mauvais rêves.

Il revit en songe la fée du dolmen et même Héva Nesbitt, mais il revit aussi Solange de Bernage, radieuse de beauté, qui souriait en lui montrant du doigt le vieux manoir de Trégunc, et les fantômes du passé s’évanouirent.

II. On peut, sans être très vieux, se rappeler les promenades du bœuf gras…

On peut, sans être très vieux, se rappeler les promenades du bœuf gras.

Celle du carnaval de 1870 fut la dernière et, favorisée par un temps superbe, elle charma les Parisiens, les mêmes qui, quatre mois plus tard, criaient: à Berlin! et qui, au commencement de l’année suivante, mangeaient du cheval sous le feu des canons prussiens.

L’après-midi du Dimanche gras, vers quatre heures, la foule inondait les boulevards.

On attendait le cortège.

Il y avait des curieux à toutes les fenêtres et des sonneurs de trompe à toutes les encoignures occupées par des cabarets. Aux fanfares des cuivres répondaient les mugissements des cornets à bouquin. C’était à se boucher les oreilles et les gens paisibles avaient beaucoup de peine à se tirer de cette cohue.

Vu d’en haut, le tableau était amusant.

Hervé, qui était venu très tard déjeuner chez Tortoni, dans le salon du premier étage, s’était accoudé, pour fumer son cigare, à une fenêtre où se pressaient d’autres habitués du célèbre café qui fait l’angle de la rue Taitbout.

Pibrac y avait déjeuné aussi, quoi qu’il se fût abominablement grisé au Grand-Quinze, mais il ne paraissait pas encore très bien remis des excès de ce souper auquel son ami Scaër avait refusé de prendre part, et il parlait fort peu, contre son habitude.

Avant de sortir, Hervé avait écrit à son inconnue, mais il s’était dispensé de lui donner son adresse, parce qu’il ne se fiait qu’à demi à la promesse de ne pas venir le relancer à l’hôtel du Rhin. Il lui avait seulement annoncé qu’il passerait, lui, tous les jours, à quatre heures, au marché aux fleurs de la Madeleine et qu’il ne tiendrait qu’à elle de l’y rencontrer.

La lettre était partie et, pour peu que la dame se hâtât d’aller la réclamer à la poste, elle pourrait, dès le lendemain, se trouver au rendez-vous quotidien qu’il lui assignait.

Quant au fameux carnet, Hervé n’avait pas pu se décider à s’en séparer. Il le portait sur lui, dans une poche de sûreté, bien cachée et bien fermée.

Le sommeil avait modifié ses idées. Il tenait moins à éclaircir un mystère qui, en somme, je ne l’intéressait pas personnellement. Il tenait toujours à revoir la femme au domino blanc qui devait lui donner des nouvelles d’Héva Nesbitt. Mais il n’avait pas oublié sa fiancée et il lui tardait qu’il fût l’heure de se présenter chez elle.

Il pensait même à lui dire qu’il était allé au bal de l’Opéra. M. de Bernage pouvait l’y avoir aperçu, et mieux valait confesser cette innocente fredaine que d’attendre que le père en parlât à sa fille. Ce père ne devait pas être disposé à se vanter de s’être affublé d’un faux nez; mais tout arrive, et Hervé n’avait peut-être pas tort de vouloir prendre les devants.

Le cortège était en vue. De ce pas majestueux et lent qui convient à un triomphateur, le bœuf descendait la pente du boulevard Montmartre.

Il s’avançait, précédé d’un escadron de mousquetaires Louis XIII, montés sur des chevaux de troupe, et suivi par un char monumental qui portait tous les dieux de l’Olympe, y compris le Temps, armé de la faux classique.

Un si beau spectacle avait mis sur pied un bon tiers de la population de la ville-lumière et, à l’approche de la cavalcade, les badauds qui encombraient la chaussée refluaient sur les trottoirs.

Hervé attendait que le torrent se fût écoulé pour s’acheminer vers l’hôtel de Bernage et il allait se retirer de la fenêtre, lorsque Pibrac lui dit en lui poussant le coude:

– Regarde donc, là… au-dessous de nous, ton futur beau-père qui essaie de grimper sur le perron de l’établissement; il nous a vus et il voudrait nous rejoindre… Il aura de la peine à arriver jusqu’ici, à travers cette foule, mais il est capable d’y réussir… et je ne te cacherai pas que ce financier m’ennuie. Tu es obligé de le supporter, mais moi, qui n’épouserai pas sa fille, je vais me réfugier dans le salon du fond. J’y ai aperçu des amis qui ne demandent qu’à me régaler d’un punch au kirsch et j’ai soif.

Il le fit comme il le disait et Scaër ne chercha point à le retenir, car il redoutait les intempérances de langage de ce viveur qui, du reste, n’était pas dans les bonnes grâces de M. de Bernage. Scaër descendit au rez-de-chaussée pour épargner au père de sa promise la peine de monter et il le rencontra au bas de l’escalier.

Ce millionnaire – qui ne l’avait pas toujours été – payait de mine et personne ne l’aurait pris pour un parvenu. Grand, large d’épaules et possédant ce qu’on appelle une belle prestance, il pouvait aussi prétendre en belle tête, comme on disait jadis. Sa physionomie, sans être sympathique, n’était pas déplaisante. Il avait l’air et les façons d’un gentleman d’outre-Manche, quoiqu’il ressemblât beaucoup moins à un Anglais qu’à un Arabe, avec son teint basané, ses dents blanches et ses grands yeux noirs pleins de feu.

Il venait d’atteindre la cinquantaine et ses cheveux commençaient à peine à s’argenter.

Un beau-père doué d’un extérieur si avantageux ne pouvait que faire honneur à Hervé qui, jusqu’alors, n’avait eu qu’à se louer de lui, car cet homme, enrichi par les affaires, n’avait ni marchandé, ni finassé pour traiter celle du mariage de sa fille.

Dès les premiers pourparlers, il s’était montré plus franc et plus désintéressé que bien des pères de noble race. Il lui suffisait, disait-il, que M. de Scaër plût à Solange et la rendît heureuse. Il avait fixé lui-même le chiffre de la dot, sans hésiter et sans autre condition que celle de passer chaque année quelques mois en Bretagne chez ses enfants.

Ce n’était vraiment pas trop exiger, et Hervé ne répugnait pas du tout à habiter pendant l’été avec un homme sérieux qui était resté gai et indulgent.

La fortune de Bernage, contrôlée par le notaire du futur, était solidement assise, en immeubles et en capitaux bien placés, et si elle était de date récente, il ne paraissait pas qu’elle eût été mal acquise. Elle avait un point de départ assez modeste et elle s’était rapidement accrue par d’heureuses spéculations commerciales et industrielles.

Celui qui l’avait faite en était à ce moment psychologique où l’homme qui a su s’enrichir sans se déconsidérer essaie de prendre pied dans le monde aristocratique, et le mariage de sa fille avec l’héritier d’un des plus anciens noms de la vieille Armorique allait aider M. Laideguive, dit de Bernage, à s’y introduire.

D’un autre côté, cette mésalliance apportait au dernier des Scaër la seule chose qui lui manquât: l’argent.

Tout était donc pour le mieux, à une époque où, plus que jamais, les nobles cherchent à redorer leur blason et les roturiers à s’anoblir.

– Et puis, pas de belle-mère! s’était écrié Pibrac, en apprenant que son ami Hervé allait épouser Mlle Solange.

Bernage était veuf depuis de longues années.

Il vivait comme vivent bien des Parisiens qui ont perdu leur femme étant jeunes, c’est-à-dire qu’il ne se privait pas de s’offrir des consolations, mais il avait toujours sauvegardé les apparences. On ne lui connaissait pas de liaison et s’il en avait de passagères, il ne les affichait pas.

Bernage était donc le modèle des beaux-pères et Hervé, qui l’appréciait à toute sa valeur, l’accueillit avec empressement.

– Je ne vous dérange pas, j’espère, dit l’aimable capitaliste, après avoir cordialement serré la main de son futur gendre. Je m’étais fourvoyé sur les boulevards, sans songer que le bœuf allait y passer, et à l’approche du cortège je me suis réfugié ici pour éviter d’être écrasé… mais vous étiez là-haut avec un ami et je ne veux pas que vous le plantiez là pour m’être agréable.

Hervé protesta qu’il ne tenait pas du tout à la compagnie d’Ernest Pibrac et saisit cette occasion de déclarer qu’il avait cessé de le fréquenter habituellement.

– C’était un assez bon camarade au temps où je menais la même existence que lui, mais nous avons bifurqué, dit-il gaiement. Je n’ai pas rompu, mais je ne le recherche plus. Il a le diable au corps et il finirait par me compromettre. Ainsi, tenez!… hier, vers minuit, j’allais tranquillement me coucher, quand j’ai eu la mauvaise chance de le rencontrer. Il s’est accroché à moi et il a tant fait qu’il m’a entraîné au bal de l’Opéra. Je m’en accuse devant vous, cher monsieur… c’est un commencement d’expiation.

– Vous n’avez rien à expier, mon cher baron, dit en souriant le plus accommodant des beaux-pères. Aller au bal de l’Opéra n’est pas un crime. J’y vais bien encore quelquefois, moi qui n’ai plus votre âge. Si la fantaisie m’était venue d’y entrer cette nuit, je ne m’en serais pas caché, et si je vous y avais vu, je ne vous aurais pas reproché d’y être.

– Donc, il n’y était pas, pensa Hervé. Pibrac a rêvé cette histoire du faux nez… à moins qu’il ne l’ait inventée pour se moquer de moi.

Et il répliqua vivement:

– Je ne me serais pas caché non plus, je vous prie de le croire… et je ne suis pas resté à ce bal… je m’y ennuyais à périr. Pibrac et sa bande ont soupé sans moi.

– Bravo!… ma fille sera charmée d’apprendre que vous êtes à l’épreuve des tentations.

– Me conseillez-vous donc de lui raconter?…

– Pourquoi pas?… Solange, Dieu merci! n’est ni une prude, ni une sotte, et elle vous saura gré de votre franchise. Elle est d’ailleurs convaincue que vous l’aimez trop pour vous galvauder comme ce M. Pibrac qui n’est pas de votre monde.

– Elle ne se trompe pas, je vous le jure, et…

– Vous lui direz cela tout à l’heure, si vous voulez m’accompagner jusqu’à la maison. Je rentrais quand je vous ai aperçu à la fenêtre, et maintenant que le cortège a défilé, nous ne risquerons plus d’être étouffés, en nous dirigeant vers le boulevard Malesherbes. Le thé doit être servi. Ma fille aura peut-être quelques amies, mais vous trouverez bien le moyen de lui faire votre cour, quand même.

Hervé ne demandait qu’à revoir Mlle de Bernage, quand ce n’eût été que pour chasser le souvenir de ses aventures nocturnes qui lui revenaient à l’esprit plus souvent qu’il n’aurait souhaité. Et il se promettait, tout en flirtant avec sa fiancée, d’insister pour que la date de leur mariage fût fixée à une époque plus rapprochée.

Il se défiait encore, par moments, de la solidité de ses résolutions, et il lui tardait de brûler, comme on dit, ses vaisseaux, afin de se mettre dans l’impossibilité de reculer.

La nuit vient de bonne heure au mois de février, et quand le futur beau-père et le futur gendre, qui étaient sortis ensemble du café, arrivèrent à la Madeleine, on allumait déjà les becs de gaz.

Ils n’avaient pas pu échanger beaucoup de paroles au milieu de la foule bruyante qui suivait le même chemin qu’eux, mais elle s’était éclaircie et Scaër, finit par remarquer le manège d’un monsieur qui leur emboîtait le pas depuis la rue Caumartin.

Ce monsieur les avait déjà dépassés plusieurs fois; puis, dès qu’il avait pris dix pas d’avance, il ralentissait son allure, se laissait dépasser à son tour et se remettait à marcher derrière eux.

Ainsi manœuvrent les lovelaces du pavé qui, avant d’aborder une femme rencontrée dans la rue, tiennent à l’examiner sous tous ses aspects.

Ce n’était pas le cas, et le suiveur pouvait bien être un espion, quoiqu’il n’en eût pas l’air.

Peut-être aussi ne s’occupait-il pas de les surveiller, car ils n’étaient pas seuls sur le large trottoir.

Hervé ne se rappelait pas l’avoir jamais vu et il jugea inutile de le signaler à l’attention de M. de Bernage.

Du reste, l’homme ne tarda point à hâter le pas et à se perdre dans la foule des passants qui le précédaient. Hervé crut s’être trompé et n’y pensa plus.

Ces messieurs passèrent devant la façade de la Madeleine, en causant, à bâtons rompus, comme on peut causer sur une voie publique, encombrée de promeneurs. Ce n’était pas le moment ni le lieu d’engager une conversation intéressante et ils n’y étaient pas disposés.

Décidé à suivre le conseil de son futur beau-père, Hervé se préparait à raconter gaiement à sa fiancée comme quoi il s’était montré au bal dans une loge pleines de belles de nuit qui n’avaient pas réussi à le séduire et de mauvais sujets avec lesquels il n’avait pas voulu souper.

M. de Bernage, lui, pensait sans doute à ses affaires. Il en avait beaucoup et quoiqu’il en prît à son aise, il ne les oubliait jamais complètement.

Ils cheminaient donc en silence et ils allaient traverser la chaussée pour remonter le côté gauche du boulevard Malesherbes, lorsque le financier s’arrêta.

– Mon cher, dit-il en se frappant le front, ma mémoire s’en va… c’est signe que je vieillis… J’oubliais que j’ai promis de passer à cinq heures chez un monsieur qui doit me donner une réponse au sujet d’une négociation très importante dont je l’ai chargé. Le dimanche gras!… c’est ridicule, mais c’est ainsi. Voilà ce que c’est que d’avoir de gros capitaux engagés! On n’a pas un jour de répit; et si je remettais l’entrevue à demain, il pourrait m’en coûter cher. Souffrez donc, mon ami, que je vous quitte. Allez sans moi demander une tasse de thé à ma fille et dites-lui que je ne tarderai pas à vous rejoindre. Mon homme demeure rue Tronchet, c’est tout près d’ici, et avec lui je n’en ai pas pour plus de dix minutes.

Ayant dit, M. de Bernage tourna les talons et se lança sur la longue esplanade plantée d’arbres qui borde la colonnade latérale de l’église.

Hervé ne fut ni trop surpris ni trop fâché de ce brusque départ.

Il savait que son futur beau-père était avant tout l’homme du devoir, esclave de tous ses engagements et incapable de manquer à un rendez-vous d’affaires.

Et d’ailleurs, Hervé aimait autant arriver seul chez sa future.

M. de Bernage lui laissait pleine liberté dans le salon de sa fille, mais les pères gênent toujours un peu les amoureux, et il suffit qu’ils soient là pour que la causerie prenne un tour plus cérémonieux.

Et précisément, Hervé avait à dire beaucoup de choses qu’on ne dit bien qu’en tête à tête.

Ainsi, il préméditait de lui parler longuement de leur prochaine installation à Trégunc et de l’existence qu’ils y mèneraient. Elle lui avait juré plus d’une fois qu’elle adorait la campagne et particulièrement le pays de Cornouailles, mais il se défiait un peu du goût qu’elle affichait pour la contrée sauvage où il était né et qu’il comptait habiter six mois de l’année.

Il voulait la prier en même temps de fixer une date à leur mariage.

Elle ne pouvait pas lui savoir mauvais gré de se montrer impatient, et ce serait une excellente occasion d’exprimer, plus chaleureusement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, ses sentiments amoureux.

Il traversa le boulevard et en prenant pied sur le trottoir opposé, il se retourna instinctivement pour suivre un instant des yeux M. de Bernage qui était encore en vue et très reconnaissable de loin, à cause de sa haute taille.

Ce financier aurait fait un magnifique tambour-major.

Il était parti au pas accéléré, mais il s’était mis bientôt au pas ordinaire et il ne tarda pas à être accosté sur la promenade par un monsieur qui venait en sens inverse.

– Son homme de la rue Tronchet, sans doute, se dit Hervé. Maintenant qu’ils se sont rencontrés, ils vont conférer en plein air, et la conférence ne durera pas longtemps. Pour arriver le premier, je ferai bien de me dépêcher.

Et il se hâta vers l’hôtel de Bernage qui s’élevait en façade sur le boulevard Malesherbes, un peu plus haut que la rue de la Bienfaisance.

Il était superbe cet hôtel, acheté d’un richissime étranger, et il valait plus d’argent que toutes les terres et tous les châteaux du dernier des Scaër.

Le père de Solange ne l’avait pourtant pas payé trop cher.

Ruiné par la guerre de sécession, l’Américain du Sud qui l’avait fait construire à grands frais s’était trouvé dans la nécessité de le vendre à bref délai, et M. de Bernage avait profité de l’occasion.

Tout réussissait à ce spéculateur bien avisé et tout annonçait que sa fortune n’en resterait pas là.

Hervé, qui avait défait la sienne, se figurait volontiers que le bonheur est contagieux et que son beau-père lui apporterait la veine.

Du reste, en attendant qu’elle lui vînt, il n’avait pas à se plaindre, puisque, menacé du naufrage, il allait entrer au port, et l’avenir s’ouvrait devant lui assez brillant pour lui faire oublier ses désastres et même ses fautes.

Il ne se souvenait déjà plus que d’une romanesque aventure de sa jeunesse, et assurément il ne s’en souviendrait pas toujours, car il avait fallu pour la lui rappeler le hasard d’une rencontre et il était très possible que cette rencontre n’eût pas de suites.

Cinq heures sonnaient à l’église Saint-Augustin, lorsque le gentilhomme breton arriva devant la grille monumentale de l’hôtel de Bernage. Elle était ouverte, en prévision de visites attendues, et un valet de pied en livrée se tenait sur le perron.

Hervé le connaissait bien cet hôtel où depuis quelques mois il venait à peu près tous les jours, et cependant, chaque fois qu’il y entrait, il l’admirait comme s’il ne l’avait jamais vu.

C’était un véritable palais et un palais mieux distribué que bien des résidences souveraines et plus artistiquement meublé.

Rien n’y choquait l’œil, quoique tout y fût d’une richesse inouïe.

Pas d’ornements criards, pas de luxe banal. Et un cachet d’originalité jusque dans les plus petits détails.

Le vestibule avait grand air avec son pavé de marbre blanc, traversé par une large bande de tapis de Perse qui recouvrait entièrement les marches de l’escalier éclairé par de grandes torchères en onyx et lambrissé d’immenses glaces.

En suivant dans ce royal escalier le valet de pied qui le conduisait, Hervé pensait aux vieilles dalles de granit qu’il fallait franchir pour monter au premier étage de son manoir de Trégunc, et il savait gré à Mlle de Bernage de ne pas répugner à habiter, après la noce, ce logis breton, aussi incommode que vénérable.

La salle à manger qu’il entrevit en passant ne ressemblait guère à l’immense réfectoire seigneurial où le vieux baron de Scaër ne lui permettait de se mettre à table qu’après avoir entendu, debout, le bénédicité récité par son chapelain.

Elle n’avait que deux fenêtres, cette salle à manger originale, mais deux fenêtres profondes, tout enfeuillées de verdure et de fleurs. Le plafond était à poutrelles de hêtre relevées par des nervures dorées. Les murs étaient tendus de cuir de Cordoue avec des arabesques de couleur. Sur les crédences en style de la Renaissance se dressaient des figures de sirènes, et les chaises en bois sculpté avaient des dossiers surmontés de têtes de femmes dans le goût Henri II.

Et quand Hervé traversa le grand salon, où des panneaux en glaces alternaient avec des tentures de lampas blanc, où des statues de marbre posées sur des socles d’ébène coudoyaient des tableaux de maîtres placés sur des chevalets dorés, où de vastes fauteuils-duchesse entouraient majestueusement la cheminée, Hervé revit par la pensée les sévères boiseries de chêne, les meubles vermoulus et les portraits d’ancêtres de la grande galerie où son père recevait les châtelains des environs.

Il est vrai qu’à Trégunc les ancêtres étaient authentiques, et que M. de Bernage, fils de ses œuvres, n’avait pas d’ancêtres.

Ses petits-enfants en auraient, puisqu’ils descendraient des Scaër, et il n’en demandait pas plus, en attendant mieux.

Pour ses réceptions de cinq heures, Mlle de Bernage s’établissait dans un petit salon qui faisait suite au grand: une merveille d’élégance confortable, ce boudoir, en forme de rotonde, avec des rideaux en satin de Chine et une cheminée habillée et décorée comme une pagode.

Solange s’y tenait, assise sur un canapé-divan, fermé à chaque bout par un accoudoir et chargé de coussins de toutes couleurs.

Assez loin d’elle, debout devant une table en véritable laque, une personne grassouillette surveillait le samovar de cuivre où chauffait l’eau qui allait servir à la confection du thé.

Cette personne, un peu mûre, était de son état dame de compagnie – une profession assez mal définie qu’on peut exercer de plus d’une façon.

Mlle de Bernage, qui, tout enfant, avait perdu sa mère, ne pouvait pas se passer de chaperon depuis qu’elle était entrée dans le monde, et dès sa sortie du pensionnat, où elle était restée jusqu’à dix-sept ans, son père avait placé près d’elle Mme de Cornuel, veuve, disait-il, d’un officier supérieur et suffisamment distinguée de manières et de ton.

M. de Bernage, qui la connaissait de longue date, appréciait fort ses mérites et avait en elle une confiance absolue.

Solange la goûtait moins, mais elle vivait en bonne intelligence avec cette espèce de gouvernante qui ne la gouvernait guère, car elle ne la contredisait jamais et elle parlait fort peu, quoiqu’elle parlât fort bien, quand il lui plaisait de parler.

Solange lisait et elle ne leva pas les yeux lorsque son prétendu écarta la portière du petit salon.

Le valet de pied s’était retiré sans l’annoncer et l’épaisseur des tapis amortissait si bien le bruit des pas que ni la jeune fille ni la veuve ne s’étaient aperçues que M. de Scaër était là, retenant son haleine, afin de ne pas éveiller l’attention de sa fiancée qu’il prenait plaisir à contempler, sans qu’elle s’en doutât.

On juge mieux de la beauté d’une femme quand elle ne sait pas qu’on la regarde, et jamais Solange ne lui avait paru si belle.

Elle était pâle et brune comme la nuit; elle avait de grands yeux noirs et des sourcils arqués, le profil sévère d’une statue grecque, la taille élancée et les formes juvéniles d’une nymphe sculptée par Jean Goujon.

Et sa pose alanguie ajoutait à sa beauté ce charme délicat que les italiens appellent la morbidezza.

Elle tenait un livre, mais ce livre ne paraissait pas l’intéresser beaucoup, car elle venait de le poser sur ses genoux. Évidemment, sa pensée était ailleurs. À quoi songeait-elle? Hervé jugea qu’il était temps de s’annoncer.

Au léger bruit qu’il fit en s’approchant, elle tourna la tête et s’écria en rougissant un peu:

– Ah! vous m’avez fait peur! Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là?

– Je viens d’arriver, mademoiselle, et je vous admirais…

– Sans m’avertir que vous me regardiez. Ce n’est pas de jeu, cela. Si j’avais su, j’aurais pris des attitudes. Je suis sûre que vous m’avez trouvée laide.

Et sans laisser à Hervé le temps de protester, Solange reprit gaiement:

– Pour vous punir, je devrais vous cacher que vous m’avez surprise rêvant manoirs à tourelles, landes fleuries, pierres druidiques et autres curiosités bretonnes.

– Quoi! mademoiselle, dit Hervé, vous pensiez à mon pauvre pays!

– Oui, monsieur, et il me semblait le voir tel que je l’ai vu, l’an dernier, par un ciel pâle qui lui allait à merveille… comme les nuances grises vont aux femmes sentimentales. Et dans le paysage que j’évoquais, vous figuriez en costume de chasse, comme vous étiez le jour où mon père et moi nous vous avons rencontré au bas de l’avenue du château. Vous en souvenez-vous?

– Si je m’en souviens!… Vous aviez une robe bleue à pois blancs.

– Et vous une peau de bique… mais vous la portiez si bien!… j’espère que vous la mettrez pour courir les landes avec moi… Je me ferai faire un costume breton… celui des femmes de Pont-Labbé… c’est le plus joli… et nous nous ferons photographier tous les deux, la main dans la main, au pied de cet énorme dolmen que vous nous avez montré de loin. Vous n’avez pas voulu nous y mener, mais je prétends y aller en pèlerinage dès que nous serons installés à Trégunc. Nous y conduirons Mme de Cornuel, ajouta malicieusement Solange en regardant la dame de compagnie. Je suis sûre qu’elle raffole des monuments druidiques.

– À mon âge, ma chère enfant, répondit en souriant la gouvernante, on ne raffole plus de rien. Quand vous serez mariée, vous irez fort bien sans moi visiter les curiosités bretonnes. Je crois même que je vous gênerais pour les admirer, et votre père sait bien que je n’ai pas le projet de quitter Paris.

– Bon! mais vous viendrez nous voir et je vous promets que vous ne vous ennuierez pas. Je compte faire de Trégunc le plus gai des châteaux. Nous recevrons beaucoup… Nous chasserons à courre dans la forêt de Clohars… Il y a une garnison de cavalerie à Pontivy… Nous inviterons les officiers… il s’en trouvera peut-être qui ont connu M. de Cornuel… n’a-t-il pas commandé un régiment de dragons?

– Oh! il y a si longtemps de cela qu’on ne se souvient plus de lui dans l’armée, répondit la veuve.

Puis à Hervé:

– Vous offrirai-je une tasse de thé, monsieur le baron?

Elle ne manquait jamais de l’appeler par son titre, à l’imitation de Bernage qui baronisait volontiers son futur gendre, et cette fois, elle appuya sur le mot, comme si elle eût voulu rappeler à Solange que la châtelaine de Scaër ne devait pas mener en province la vie d’une cocotte parisienne.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
420 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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