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Читать книгу: «Double-Blanc», страница 21

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– Je vais vous l’apprendre, répondit Scaër sans hésiter. Vous m’avez prouvé que vous étiez mon ami et vous êtes le seul homme à qui je puisse raconter cette lugubre histoire, car je n’ai confiance qu’en vous et suis sûr qu’après m’avoir entendu, vous ne me refuserez ni vos conseils, ni votre assistance.

Les deux nouveaux amis s’attablèrent en face l’un de l’autre, et Hervé entama le récit très compliqué de ses aventures, depuis la nuit du samedi gras au bal de l’Opéra, jusqu’au jour de son brusque départ pour la Bretagne.

Il n’omit rien et ne déguisa rien, pas même ses sentiments intimes, ses perplexités, ses doutes, ses hésitations, ses faiblesses.

C’était la première fois qu’il lui arrivait d’ouvrir ainsi son cœur.

Il s’était bien gardé de prendre pour confident Pibrac; et Alain, qui connaissait les faits, n’était pas en état de comprendre les causes.

Delle écouta, sans l’interrompre, le dernier des Scaër et, quand ce fut fini, il ne se pressa point de donner son avis.

Évidemment, il éprouvait quelque embarras à exprimer sa pensée.

– Est-il vrai, demanda-t-il timidement, que cette dame a droit à la succession de la jeune fille qu’on a tuée?

– C’est possible, répondit Hervé; elles étaient cousines germaines… filles de deux sœurs… mais Héva Nesbitt et sa mère étaient pauvres…

– Elles ont pu hériter de Georges Nesbitt, si on l’a tué avant elles… et Georges Nesbitt devait être très riche…

– Probablement, mais… qu’en concluez-vous?

– Je ne conclus pas… je réfléchis. Certes, je ne soupçonne pas la marquise de Mazatlan, mais je suis obligé de le reconnaître, l’intérêt que ce M. de Bernage aurait eu à se défaire de M. Nesbitt et de ses parentes n’apparaît pas très clairement. Comment s’y serait-il pris pour s’emparer d’un héritage qui ne lui revenait pas, aux termes de la loi sur les successions?

– C’est ce que je ne me charge pas de vous expliquer. Tout est obscur dans cette histoire. Peut-être l’héritage consistait-il en espèces métalliques ou en valeurs mobilières sur lesquelles Bernage a fait main basse. La lettre que son complice lui a écrite pour réclamer sa part suffit à prouver que le crime lui a profité.

– La lettre que vous avez trouvée dans le carnet volé au bal de l’Opéra?

– Oui. Je l’ai gardé, ce carnet… et c’est grâce à une des indications qu’il contenait que j’ai découvert la place où ils avaient muré le cadavre de Nesbitt.

– Voulez-vous me le montrer?

Hervé le portait toujours sur lui.

Si le commissaire de police qui l’avait surpris avec Alain dans la maison de la rue de la Huchette s’était avisé de le fouiller, il aurait sans doute confisqué cette pièce à conviction, et les choses auraient pu prendre une autre tournure. Mais ce commissaire n’y avait pas songé.

– Le voici, dit Hervé en tirant de sa poche l’agenda et en le remettant à l’interne, qui se mit aussitôt à le feuilleter.

Il arriva bientôt aux pages où figuraient les dessins et les plans, qu’il examina longuement.

– Je retrouve bien la maison de la rue de la Huchette, murmura-t-il; mais je ne vois rien qui ressemble à une plate-forme de la tour de Rustéphan.

– Quand Bernage a pris ces notes, il ignorait peut-être ce qui s’était passé en Bretagne, répondit Scaër. Son complice a opéré seul. Ils s’étaient sans doute partagé la besogne. L’un a assassiné la mère et la fille, l’autre a assassiné Nesbitt. Plus tard, ils se sont entendus pour faire disparaître les cadavres.

– C’est possible… mais à quoi se rapportent les autres signes… le dessin qui représente un jardin planté d’arbres et les mots tronqués: «Bagn. – pl. – Égl.?»

– Je n’ai jamais pu le deviner.

– Je ne le devine pas non plus, mais je m’imagine que Bernage a pu cacher là l’argent de Nesbitt.

– S’il l’y a caché, il ne l’y a pas laissé depuis dix ans. Nous pouvons nous dispenser de chercher.

– D’autant que nous ne trouverions pas. Les indications sont trop vagues. C’est un hasard qui vous a conduit rue de la Huchette…

– Et ces hasards-là n’arrivent pas deux fois.

– Aussi, suis-je d’avis de ne rien faire. Vous êtes sans nouvelles de Mme de Mazatlan?

Ainsi posée, sans transition, la question donnait à penser que l’interne n’était pas absolument convaincu de l’innocence de la marquise.

– Depuis un mois, répondit Hervé sans relever cette allusion très détournée aux calomnies lancées par M. de Bernage. Elle m’a écrit le 15 juin pour m’annoncer qu’elle allait s’absenter et qu’elle me priait d’attendre son retour, jusqu’au 15 juillet.

– Le délai est expiré, murmura M. Delle.

– Je le sais, et je me préparais à aller m’embarquer à Saint-Malo, sur le paquebot de Southampton. Je crois maintenant que je ne partirai pas. Je m’engagerai comme simple soldat.

– Ce sera mieux. Alors, vous renoncerez à vous occuper de tous ces coquins?

– J’y suis à peu près décidé.

– Je vous en félicite. Rien n’empêche que nous rentrions ensemble à Paris… dès demain, si le cœur vous en dit, car je ne tiens pas du tout à continuer le voyage avec Pibrac… et je n’ai pas de temps à perdre pour tâcher de me faire attacher à une ambulance…

– Demain, oui… si, demain, j’ai la certitude que le yacht est parti. Je ne voudrais pas laisser ici Bernage et sa bande.

– Votre garde vous renseignera ce soir.

– Et, en attendant, nous pouvons savoir à quoi nous en tenir. De la chambre que j’habite, on voit la mer. Voulez-vous y monter avec moi?… je vous préviens que c’est un peu haut.

– Moins haut, je suppose que la plate-forme du donjon de Rustéphan.

– Pas beaucoup moins, mais l’escalier est en meilleur état.

– Allons! dit l’interne, qui n’était pas fâché d’être dispensé de se prononcer catégoriquement sur le cas du seigneur de Trégunc.

Elle était en effet très haute, la tour du vieux castel qui jadis en avait eu quatre.

Les trois autres avaient tellement souffert par l’injure du temps, que le grand-père d’Hervé avait dû les faire démolir.

Dans celle qui subsistait, la pièce où campait le dernier des Scaër était immédiatement au-dessous des créneaux.

Une vraie chambre de chasseur campagnard, où il y avait plus d’armes que de meubles.

Il couchait sur un lit de camp et il se passait très bien de rideaux et de tapis, comme il se passait de voitures et de chevaux, lui qui naguère appréciait fort le confort dans les appartements et le luxe des équipages.

La fenêtre, enguirlandée de lierre, s’ouvrait du côté de la mer et les deux amis n’eurent rien de plus pressé que de l’ouvrir et de s’y accouder pour examiner la côte.

La pointe de Trévic n’est qu’à douze cent mètres du château et le yacht était encore à l’ancre, tout près de cette pointe, à l’entrée d’un chenal formé par le confluent de deux petites rivières.

– Il ne me paraît pas se disposer à partir, dit l’interne, je ne vois pas de fumée.

– Il chauffe cependant, reprit Hervé qui avait d’excellents yeux. Ce petit nuage blanc qui s’échappe de la cheminée, c’est un jet de vapeur. D’ici à une heure ou deux, il sera prêt à faire route.

Ayant dit, Hervé décrocha une lunette marine et la braqua sur le navire, immobile au mouillage.

– Bernage est rentré à bord, car les embarcations sont hissées sur leurs palans, reprit-il; mais l’équipage ne s’empresse pas à la manœuvre. Il n’y a personne sur le pont. Il leur faudra du temps pour démarrer et je ne serais pas surpris qu’ils attendissent la nuit.

– Elle vient, la nuit, et il me semble que le temps va changer.

– Très certainement. C’est un grain qui se forme au sud-ouest, et s’ils s’attardent, ils pourront bien être jetés à la côte.

– Ce ne serait pas un grand malheur… et je ne serais pas fâché de voir la mer en furie. Il me semble qu’elle gronde déjà. D’ici, le tableau est admirable.

L’horizon s’empourprait de rouge et au loin couraient de longues vagues blanches, premiers frissons de l’Océan fouetté par le coup de vent qui arrivait du large.

C’était la saison où les gens de Concarneau pêchent la sardine et des centaines de barques forçaient de voiles pour rentrer au port avant que la tempête éclatât.

On eût dit des mouettes fuyant à tire-d’ailes.

– Je me trompais, reprit Hervé qui avait encore l’œil à la lunette, il y a une femme assise à l’arrière du bateau.

– Une femme?… celle que votre garde-chasse se propose d’étrangler? demanda Delle en riant.

– Non… je la reconnais… c’est Mlle de Bernage… son père nous a dit qu’elle était du voyage. Il n’a pas menti.

– Par extraordinaire. Mais je la plains, elle passera mal son temps sur cette coquille de noix, si la mer se fâche.

– Plus mal que vous ne le pensez. Ces gens sont fous de rester là, au lieu d’essayer de s’élever au large… il est peut-être déjà trop tard.

– Bernage n’est pas marin et il tenait probablement à ne pas s’éloigner ce soir de la côte. Je me figure que son complice lui avait proposé de faire sauter nuitamment le donjon de Rustéphan… avec du picrate de potasse… vous vous rappelez l’explosion de la place de la Sorbonne, l’année dernière… c’eût été un joli pendant à l’incendie de la maison de la rue de la Huchette… mais ils ont dû renoncer à ce beau projet, depuis que Bernage sait que nous avons retrouvé les ossements de leurs victimes.

– Je vois Alain en faction au pied du dolmen de Trévic… et des paysans qui arrivent en courant. Ils ne se dérangeraient pas pour contempler les effets d’une bourrasque, mais ils savent qu’une tempête effroyable va tomber sur la côte… ils comptent que le yacht ne tiendra pas sur ses ancres et qu’il viendra se briser sur les rochers de la pointe… ils veulent être là pour piller l’épave.

– Quoi! vos Bretons en sont encore là? Je croyais qu’il n’y avait plus de naufrageurs…

– Beaucoup moins qu’autrefois, mais quand il se présente une occasion, ils en profitent… et c’en est une, car le yacht est perdu… mais je ne les laisserai pas faire… décrochez un fusil, mon cher Delle… moi, je vais prendre le mien, et à nous deux, nous les tiendrons en respect… Alain nous aiderait s’il le fallait… et je l’enverrai chercher du renfort… il y a un poste de douaniers à cinq cent mètres de la pointe.

– J’en suis! dit joyeusement l’interne. À la veille d’entrer en guerre contre les Prussiens, cette petite expédition nous fera la main.

Les deux amis s’armèrent, descendirent précipitamment de leur observatoire et se lancèrent à travers la lande.

Le ciel était noir et le vent leur coupait le visage, en leur apportant le bruit des vagues qui se ruaient à l’assaut de la falaise de Trévic.

C’était plus qu’un grain; c’était un cyclone ou un raz de marée, un de ces cataclysmes imprévus que rien n’annonce et que rien n’arrête.

Toujours dure et sauvage, la mer de Bretagne a quelquefois des colères subites. Elle se soulevait ainsi tout à coup au déclin d’une splendide journée de juillet. Trois mois plus tard, le 10 octobre 1870, pas loin de Trévic, et tout près de Penmarc’h, par un temps calme, elle se souleva encore et elle enleva la femme et la fille du préfet du Finistère qui déjeunaient gaiement sur un rocher, à dix mètres au-dessus de la grève.

Elle aurait broyé un vaisseau cuirassé. Que pouvait contre sa force irrésistible un yacht de petit tonnage, pourvu d’une machine insuffisante et monté peut-être par des marins inexpérimentés?

Hervé, en arrivant à la pointe, vit tout de suite que le malheureux bateau était irrémédiablement perdu.

Brisant les chaînes d’ancre, une énorme lame de fond venait de l’enlever comme une plume et de le jeter sur un rocher pointu où il était resté, couché sur le côté et crevé par l’arrière.

Et d’autres lames s’abattaient sans cesse sur l’épave. La mer achevait son œuvre. Encore quelques chocs, et la coque effondrée allait disparaître dans le gouffre tourbillonnant du chenal.

Les riverains, accourus pour profiter du naufrage, n’osaient pas approcher de la côte qui n’était pas à l’abri des vagues.

Hervé, sans s’occuper d’eux, alla droit au dolmen où il trouva le gars aux biques, cramponné à un bloc de pierres, le cou tendu, les cheveux au vent, les yeux étincelants, la bouche crispée.

– Il y a une justice, là-haut, cria-t-il à son maître en lui montrant le yacht qui coulait bas.

À ce moment, un rayon du soleil couchant perça les nuages chassés par le vent et illumina la scène.

Hervé et l’interne, qui l’avait suivi de près, virent distinctement sur le pont du navire en perdition des hommes grimpant dans la mâture et une femme levant les bras au ciel.

Une montagne d’eau qui s’écroula sur eux les balaya tous.

Avant que Delle et Alain songeassent à le retenir, Hervé se précipita comme un fou vers un sentier qui descendait à la plage, au flanc de la falaise toute blanche d’écume.

C’était courir à la mort, car la mer battait à coups redoublés la base de cette pointe avancée et la grève n’était pas tenable.

Il y arriva, par miracle, sans accident, et il y resta, défiant les vagues qui déferlaient à ses pieds.

Pourquoi y était-il venu? Il n’aurait pas pu le dire. Il avait cédé à un mouvement irréfléchi, un mouvement généreux, qui le poussait à courir au secours des naufragés, comme si le sauvetage eût été possible.

Alain et Delle ne tardèrent pas à le rejoindre; ils essayèrent de l’entraîner, et comme il se débattait en criant qu’il voulait rester là pour empêcher les pilleurs d’épaves de dépouiller les cadavres que la mer allait rejeter, Alain lui dit:

– Il n’y a pas de danger, notre maître. Les brasse-carrés viennent d’arriver.

Les brasse-carrés, dans la langue des marins et des Bretons de la côte, ce sont les gendarmes qui portent leur chapeau comme un navire filant vent arrière porte ses voiles.

Alain disait vrai. On voyait briller en haut de la falaise les bicornes galonnés.

Hervé se laissa emmener. C’en était fait des assassins et de la pauvre Solange.

Alain et Delle l’escortèrent jusqu’au château.

Delle n’était pas trop fâché de ce dénouement qui simplifiait la situation de son nouvel ami. Alain s’en réjouissait et ne prenait guère la peine de cacher sa joie qui n’était pourtant pas complète, car, s’il fallait en croire Bernage, la Cornuel, n’étant pas à bord du yacht, avait survécu à la catastrophe.

Hervé, sombre et silencieux, marchait la tête basse.

Ils arrivèrent au manoir en même temps que le facteur rural qui apportait une lettre adressée à M. le baron de Scaër.

C’était la première depuis un mois, et la suscription n’était pas de l’écriture de la marquise.

Hervé la reçut sur le perron et la lut aux dernières clartés du jour qui baissait.

Elle était datée de Paris, quatre jours auparavant, et il y avait:

«Je suis séquestrée et gardée à vue. J’espère pourtant que cette lettre vous parviendra et que vous ne m’avez pas tout à fait oubliée. Mon père m’emmène malgré moi en Angleterre, où nous nous embarquerons pour l’Amérique. Il veut me contraindre à épouser un homme que je méprise et que j’exècre. Et cet homme est du voyage. Ils ont loué à Nantes un bateau à vapeur qui, en nous conduisant à Liverpool, relâchera sur la côte Bretonne, tout près de votre château.

«Si vous y êtes et si vous avez pitié de moi, qui vous aime encore et que vous avez aimée, aidez-moi à m’échapper. Envoyez, la nuit, une barque près du yacht. Je nage très bien. Je me jetterai à la mer. Cette barque me recueillera. Ils croiront que je me suis noyée et ils ne me chercheront pas. Tout ce que je veux, c’est leur échapper. Vous me cacherez à Trégunc pendant quelques jours, et après, vous me chasserez, si vous voulez. Du moins, je ne mourrai pas sans vous avoir revu et sans vous avoir averti que vos ennemis ont juré votre mort. J’ai surpris leurs secrets et je vous dirai tout.

«Si vous repoussez ma prière, si je ne parviens pas à vous rejoindre, j’en finirai avec la vie et ma dernière pensée sera pour vous.»

C’était signé: Solange.

Elle arrivait trop tard, cette lettre désespérée. La malheureuse jeune fille avait péri avec ses odieux persécuteurs.

– Lisez! dit Hervé à son ami d’un jour.

Delle lut et comprit. Hervé l’avait assez renseigné.

– Qu’allez-vous faire? demanda l’interne, sans trop s’émouvoir.

– Je vais m’engager et tâcher de me faire tuer.

– Moi, je tâcherai de vous guérir, si vous êtes blessé. Oubliez le passé, et ne désespérez pas de l’avenir.

– C’est le jugement de Dieu qui vient de s’accomplir. Vous n’avez rien à vous reprocher.

Scaër, au lieu de répondre, interpella Alain.

– Je vais me battre, lui dit-il; tu as vingt ans, la conscription va te prendre. Veux-tu faire la guerre à côté de moi?

– Où vous irez, j’irai, dit le gars aux biques.

– C’est bien, nous partirons demain pour Paris.

– Oh! oui… pour Paris… elle y est restée, la gueuse!… et si je pouvais la rencontrer…

– Tais-toi! Zina est assez vengée. Pense à défendre ton pays. Et ne compte pas que nous resterons à Paris. C’est à la frontière que je te mènerai.

– Au bout du monde, si vous voulez.

Alain était prêt à y suivre son maître, mais il n’avait pas renoncé à étrangler la Cornuel.

V. Octobre est venu. Tout s’est écroulé…

Octobre est venu. Tout s’est écroulé. Il n’y a plus d’Empire. Pour les Parisiens, bloqués par cent mille Allemands, il n’y a plus de France. Au-delà des forts détachés qui protègent l’enceinte fortifiée, on est en Prusse.

Et le dernier des Scaër, qui s’est engagé au mois de juillet, n’a pas encore vu le feu. On l’a d’abord envoyé dans un dépôt, pour y apprendre à faire l’exercice. On l’a dirigé de là sur le camp de Châlons et on l’y a laissé jusqu’au jour impatiemment attendu par lui, où on l’a enfin incorporé dans un des régiments du corps de Vinoy, le 35e de ligne, en marche vers Sedan.

La bataille s’est livrée avant qu’il y arrivât. Il a échappé au désastre et il s’est replié sur Paris, où il est rentré, trois jours avant que l’investissement fût complet.

Alain a partagé la fortune de son maître. Le baron de Scaër a utilisé d’anciennes relations mondaines pour obtenir que son compatriote servît avec lui, au dépôt d’abord, puis au 35e. En trois mois, ils sont devenus d’excellents soldats, et, comme on manque de sous-officiers, Hervé a été nommé sergent, à la fin de la retraite du 13e corps.

Alain est caporal dans la même compagnie que lui.

Ils n’ont qu’un désir: se battre, et campés en dehors des fortifications, c’est à peine s’ils ont pu entrer deux ou trois fois dans Paris où ils se sont informés des choses qui les intéressaient.

Ils n’ont plus trouvé le moindre vestige de la maison de la rue de la Huchette.

L’hôtel de Bernage est toujours à sa place, mais il a été abandonné par ceux qui l’habitaient. Ils n’y ont pas laissé un seul domestique pour le garder.

On y a installé des gens de la banlieue dont les villages ont été occupés par l’ennemi.

L’hôtel de la rue Guyot est fermé. La marquise partie, un mois avant la déclaration de guerre, n’est pas revenue et ne rentrera pas tant que Paris sera cerné.

Elle n’a pas donné de ses nouvelles à Hervé.

L’affreuse Cornuel a disparu.

Alain pense toujours à elle. Hervé pense toujours à Mme de Mazatlan.

Mais la vie qu’ils mènent ne leur laisse guère le loisir de méditer sur le passé ni de songer à l’avenir.

Hervé n’espère plus rien, et le souvenir des derniers événements commence à s’effacer. Il a quitté brusquement Trégunc, sans prendre le moindre arrangement d’affaires. C’est tout au plus s’il a prévenu ses domestiques et ses fermiers qu’il partait pour la guerre et qu’il emmenait le gars aux biques.

L’interne est parti avec eux sans s’inquiéter de Pibrac, qui n’a pas dû se presser de se rapprocher du théâtre de la guerre.

Mais le brave Delle, pour servir son pays, n’avait pas besoin de s’engager. Il s’est fait attacher à une ambulance et Scaër ne l’a plus revu. Peut-être a-t-il été tué; peut-être a-t-il suivi en captivité les prisonniers de Sedan; peut-être est-il enfermé dans Metz qui tient encore.

Avant de se séparer de Scaër, Delle, toujours sage, lui a conseillé de faire, comme on dit, une croix sur le passé et de laisser la Providence dénouer ce long drame. Elle a déjà puni les assassins d’Héva; elle châtiera aussi l’incendiaire, l’odieuse créature qui a fait périr Zina dans les flammes.

Si elle n’intervenait pas, ce n’est pas la justice des hommes qui se chargerait d’éclaircir les lugubres mystères d’une histoire vieille de dix ans.

Il n’y a plus de justice dans une ville assiégée; il n’y a même plus de police.

Les sergents de ville combattent aux avant-postes et les conseils de guerre ont remplacé la Cour d’assises.

Le parent haut placé, le secrétaire général qui avait pris cette affaire à cœur, a été emporté par la trombe révolutionnaire qui a tout bouleversé à la Préfecture.

Bernage et son complice ont eu grand tort de se permettre cette excursion qui leur a coûté la vie sur la côte de Bretagne. S’ils s’étaient tout bonnement réfugiés en Angleterre, ils auraient pu compter sur l’impunité.

Et le sergent Scaër se demande encore parfois quel vertige les a poussé à remettre le pied sur cette terre où ils avaient commis leurs premiers crimes.

Il lui revient à l’esprit un vers latin qu’on applique souvent à ces cas-là: Quos vult perdere, Jupiter dementat. Mais cette réminiscence classique n’explique rien.

Hervé a renoncé à comprendre. Et pourtant il sent qu’il y a, au fond de tout cela, un secret qui lui échappe.

Alain, plus silencieux que jamais, n’en pense pas moins, mais il ne dit pas ce qu’il pense.

Depuis qu’ils sont sous Paris, leur régiment a été engagé une fois, le 30 septembre, à la sanglante affaire de l’Hay, mais le 2e bataillon n’a pas donné et ils sont du 2 e bataillon.

Placés en réserve, ils ont assisté de loin à l’attaque et à la retraite; ils ont vu rapporter sur un brancard, couvert de fleurs cueillies par les Prussiens, le corps du brave général Guilhem qui commandait la brigade. Ils n’ont pas tiré un coup de fusil.

Et, depuis ce combat glorieux, mais malheureux, il n’y a pas eu d’opération militaire importante.

Ils savent qu’on ne les laissera pas longtemps inactifs et qu’ils seront les premiers à aborder l’ennemi, car leur brigade est la seule de l’armée de Paris qui soit composée de deux régiments d’ancienne formation. Le reste est fait de fractions de troupes, tirées des dépôts, et de mobiles à peine équipés, pas exercés du tout et commandé par des officiers qui n’en savent guère plus que leurs soldats.

Le reste de l’armée française a été pris à Sedan et si le 35e et le 42e n’ont pas eu le même sort, c’est que, au moment de la déclaration de guerre, ils occupaient Rome et qu’ils n’ont rejoint le 13e corps qu’à la fin du mois d’août.

Ceux-là sont destinés à tenir tête à l’ennemi jusqu’à la fin du siège, pendant que les gardes nationaux jouent au bouchon sur les remparts, en attendant la proclamation de la Commune qu’ils serviront, pour trente sous par jour, mieux qu’ils n’ont servi la patrie.

Scaër ne devait rien à l’Empire déchu, il n’avait jamais été un royaliste militant et il n’aimait pas la République. Il se battait pour la France.

Alain aussi, mais sans le savoir, car il ne s’était jamais occupé de politique, et c’est tout au plus s’il s’était aperçu que son pays avait changé de gouvernement.

Le 12 octobre au soir, leur bataillon avait bivouaqué à la Grange-Ory, tout près du chemin de fer de Sceaux, et un peu en avant du fort de Montrouge, et le lendemain matin, au petit jour, il avait pris les armes.

Chacun comprenait qu’il s’agissait d’enlever des villages occupés par des Prussiens et on attendait l’ordre d’attaquer. On savait que les mobiles de la Côte-d’Or et les mobiles de l’Aube, massés à l’avant-garde, devaient marcher les premiers et être soutenus par le 35e de ligne.

Mais l’ordre n’arrivait pas.

À la guerre, c’est pendant les instants qui précèdent un combat prévu qu’on connaît les vieux soldats. Ils restent calmes, tandis que les conscrits s’impatientent et s’agitent.

De toutes les épreuves auxquelles peut les exposer le hasard des dispositions militaires, l’immobilité devant l’ennemi est la plus difficile, et ceux qui la supportent sans broncher sont de vrais braves.

Hervé ne sourcillait pas et Alain fumait sa pipe aussi tranquillement que s’il eût été assis sur la lande de Trégunc, gardant ses chèvres.

Tout près d’eux, un sergent chevronné de leur compagnie les observait du coin de l’œil, un vétéran des campagnes de Crimée et d’Italie qui se connaissait en bravoure et qui avait pris Scaër en amitié. Il fut si satisfait de leur attitude qu’il en fit compliment à son jeune camarade.

– Bravo! lui dit-il gaiement, je vois que l’approche de la danse ne vous donne pas d’inquiétude dans les jambes. Il se tient très bien aussi, votre caporal.

– C’est dans le sang, répondit en riant Hervé. Les Bretons n’ont jamais froid aux yeux.

– Tant mieux, car ça va chauffer. Les casques à pointe se sont barricadés dans les rues… non, pas les casques à pointe… les casques à chenille… Le lieutenant Leblanc disait tout à l’heure qu’il n’y a là-dedans que des Bavarois… ça sera dur tout de même… un kilomètre sous la fusillade, avant d’arriver aux premières maisons… Mais voilà nos canons qui prennent position là, sur notre droite… ils vont nous déblayer ça… et puis, nous aurons avec nous un détachement de sapeurs du génie… cette fois, ils n’ont pas oublié leurs outils, comme le 30 septembre, à Chevilly, où les deux autres bataillons du régiment ont perdu cinq officiers… sans compter que le fort qui est derrière nous va nous appuyer avec ses grosses pièces.

Vous allez entendre un joli concert!

Ce qui intéressait le plus Hervé dans le programme que le vieux sergent se plaisait à lui exposer, c’était les indications topographiques, car Hervé ne connaissait pas du tout le terrain sur lequel il allait se battre. Ce côté de la banlieue parisienne n’est guère fréquenté par les viveurs du monde où on jette l’argent par les fenêtres, et si le seigneur de Scaër avait maintes fois dîné à Saint-Germain, au pavillon Henri IV, il n’avait jamais cueilli la fraise dans les bois de la rive gauche ni fait de parties à Robinson.

C’est tout au plus s’il savait les noms des forts qui allaient soutenir l’attaque et des points qu’il s’agissait d’enlever à l’ennemi.

Son camarade à trois chevrons se chargea de les lui apprendre.

– Nous sommes sous le fort de Montrouge, dit-il; là-bas, c’est le fort de Vanves, et là-bas, tout là-bas sur une hauteur, c’est le fort d’Issy… juste devant Clamart.

– Ah! ce village, c’est Clamart! dit Scaër, frappé par un souvenir.

La soi-disant Mme Chauvry se faisait adresser ses lettres à Clamart. Alain, qui s’en souvenait, dressa l’oreille aussi.

– L’autre, plus près, c’est Châtillon, continua le sergent, et celui que voilà devant nous, c’est Bagneux. C’est le plus fortifié des trois et c’est nous qui aurons la plus grosse besogne. Aujourd’hui, le 2e bataillon du 35e ne sera pas aux places à quatre sous, comme la dernière fois qu’on s’est cogné. Chacun son tour… et du reste, il y en aura pour tout le monde.

Scaër n’écoutait plus les commentaires du vieux troupier. Le nom de Bagneux était un trait de lumière. Elle figurait sur une des pages du carnet, la première syllabe de ce nom qu’il n’avait pas su compléter, faute d’être renseigné sur les environs de Paris.

Il avait songé jadis à Bagnolet, peut-être parce qu’il se souvenait d’une chanson de Béranger intitulée l’Aveugle de Bagnolet. Il n’avait jamais songé à Bagneux, quoiqu’on l’ait chanté aussi dans un opéra comique d’Adam: Ah! qu’il fait donc bon! qu’il fait donc bon, cueillir la fraise au bois de Bagneux, etc.

Et il allait le prendre d’assaut, ce village, indiqué par abréviation dans l’agenda volé à Bernage, en marge d’un dessin représentant un jardin planté d’arbres, à côté d’une autre mention écourtée: pl. Égl., qui signifiait évidemment: place de l’Église.

Bagneux en était plein de jardins plantés et, de la Grange-Ory, où il attendait dans le rang le signal du combat, Scaër voyait très distinctement le clocher de l’église.

Entre lui et la place marquée par une croix rouge, il n’y avait plus que des coups de fusil.

Et le secret, le dernier secret était là, dans quelque maison occupée par l’ennemi et abandonnée par Bernage qui avait peut-être chargé la Cornuel de la surveiller, à moins qu’il n’eût enlevé ce qu’il y avait caché.

Il ne s’agissait que de chasser de Bagneux les Bavarois et, quand Bagneux serait pris, de chercher près de la place de l’Église un jardin planté, de le chercher à travers la fusillade, – entreprise peu commode.

Scaër n’eut pas le temps d’y réfléchir longuement. Deux coups de canon partirent du fort de Vanves et le chevronné s’écria:

– C’est le signal. V’là le bastringue qui va commencer!

Le fort de Montrouge ouvrit aussitôt le feu sur le village et, dès que ses boulets eurent renversé en partie les premières maisons et les barricades qui fermaient l’entrée des rues, les mobiles de la Côte-d’Or et de l’Aube se lancèrent.

C’était merveille de les voir courir à l’assaut, sous une fusillade qui les prenait de front et de flanc, profitant, pour se couvrir, de tous les accidents de terrain et de tous les abris: haies, carrières et fossés.

De vieux soldats n’auraient pas mieux fait. Ils enlevèrent au pas de course une barricade et deux maisons où ils se retranchèrent.

Ce n’était là qu’un prologue et Scaër, qui n’avait pas perdu un détail de l’action, ne pensait déjà plus à la croix rouge tracée sur le carnet qu’il portait encore sous son uniforme de lignard, comme il l’avait porté sous son habit noir à Paris, et sous sa veste de chasse à Trégunc. Il ne pensait qu’à charger et il piaffait comme un cheval d’escadron qui entend la trompette.

Le sang batailleur que lui avaient transmis ses aïeux lui montait à la tête et il s’indignait presque de rester l’arme au bras, pendant que les mobiles se fusillaient à bout portant avec les Allemands qui se défendaient vigoureusement. Il regardait son capitaine qui commandait le bataillon, depuis la mort de son chef, tué à l’ennemi, et qui se tenait debout, en avant de sa troupe, l’œil fixé sur le colonel, attendant l’ordre d’attaquer.

Il vint enfin, cet ordre, et la troupe se lança, ses officiers en tête.

Elle eut moins à souffrir que les mobiles qui avaient essuyé tout le feu des maisons avant de les prendre, et, habilement dirigée, elle tourna le village par la droite.

Il n’y a guère de ce côté que des enclos dont les sapeurs eurent tôt fait d’enfoncer les portes et où le bataillon se trouva complètement abrité des feux de flanc par un long mur qui bordait le chemin de Fontenay-aux-Roses.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
420 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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