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Читать книгу: «Double-Blanc», страница 12

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Il n’en pouvait croire ses yeux et il maudissait cette rencontre, mais il n’eut pas la cruauté de fuir celle qu’il s’était juré de ne jamais revoir. Il alla même au-devant d’elle et il arriva tout juste à temps pour l’empêcher de tomber, car elle se soutenait à peine.

– Je le savais bien, que c’était vous qui étiez chez cette femme, murmura-t-elle d’une voix éteinte.

Hervé ne voulait ni la laisser là, ni sonner pour demander assistance à l’intendant de la marquise. Il l’enleva par la taille et il la porta jusqu’au fiacre providentiel. Le cocher avait déjà ouvert la portière. Hervé déposa la jeune femme sur les coussins. Il allait commander à ce cocher de la voiturer jusqu’à l’hôtel de Bernage; mais il fut pris d’un remords et, après avoir jeté l’adresse: «boulevard Malesherbes, au coin de la rue de la Bienfaisance», il prit place à côté de la pauvre Solange.

Elle n’avait pas complètement perdu connaissance, mais elle était hors d’état de parler. Elle grelottait, et ses dents claquaient. Elle laissa aller sa tête sur l’épaule d’Hervé. Il fallut bien qu’il l’entourât d’un bras et qu’il lui tînt les mains pour les réchauffer entre les siennes. Leurs visages se touchaient presque.

Le fiacre roulait sans secousses et sans bruit sur la neige molle. Ceux qui les auraient vus les auraient pris pour deux amoureux, et, de toutes les aventures par lesquelles passait le dernier des Scaër, celle-là n’était pas la moins bizarre.

Lui qui, tout à l’heure, chez la marquise, se félicitait de la rupture de son mariage, il sentait maintenant battre contre sa poitrine le cœur de la fille de l’odieux Bernage, et il était ému, attendri. Il aurait voulu la consoler et il lui venait aux lèvres de douces paroles qu’il n’osait pas prononcer.

Il devinait que Solange, congédiée par Mme de Mazatlan, avait compris que son infidèle fiancé venait d’arriver et que, pour s’assurer que c’était bien lui, elle avait eu le courage de l’attendre sous la neige, par un froid glacial.

Elle avait joué sa vie pour le revoir; elle méritait mieux que de la pitié.

Du reste, il ne semblait pas qu’elle eût conscience de sa situation, car elle restait immobile et muette.

Hervé se demandait déjà ce qu’il allait faire quand ils arriveraient à l’hôtel de Bernage, qui n’était pas loin.

Il voulait bien y conduire Solange, mais il ne voulait pas y entrer; aussi se promettait-il de descendre seul, de sonner à la grille pour avertir le portier et de le laisser secourir la fille de son maître, si, pendant le trajet, elle ne sortait pas de la torpeur où elle était tombée.

Au moment où le fiacre traversait le boulevard de Courcelles, qui était alors très mal pavé, un cahot la réveilla. Elle se redressa tout à coup et, se dégageant de l’étreinte d’Hervé, elle lui dit:

– Ne me touchez pas. Vous me faites horreur.

Il ne répondit pas un mot. Qu’aurait-il pu dire? Il savait bien pourquoi elle le traitait ainsi et il n’avait aucune envie de se justifier.

– Vous m’avez trahie, reprit-elle avec une violence qu’elle ne cherchait pas à contenir. Que faisiez-vous chez cette femme? Je pourrais vous pardonner d’y être allé après la scène que mon père vous a faite… je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir trompée en me disant que vous ne la connaissiez pas avant de la rencontrer chez moi.

Vous mentiez!… elle aussi a menti tout à l’heure en me disant que vous vous étiez associés pour venger je ne sais quels morts… elle a parlé d’un crime… et quand je l’ai sommée de s’expliquer, elle a refusé de me répondre. Soyez franc!… avouez que vous l’aimez et que vous ne m’avez jamais aimée… Pourquoi donc vouliez vous m’épouser? pour ma fortune, sans doute.

– Il vous manquait de m’injurier, répliqua sèchement Hervé.

– Je vous aimais, moi, et vous m’avez brisé le cœur, sanglota la jeune fille.

Hervé n’était pas cuirassé contre la pitié. Les reproches l’avaient blessé; les larmes le touchèrent et il n’eut pas le courage de désespérer celle qui avait été sa fiancée.

– Vous oubliez, mademoiselle, que votre père m’a brutalement signifié mon congé… Je ne songeais pas à rompre.

– Vrai?… bien vrai?…

– Interrogez-le… il vous dira que c’est lui qui…

– Mais je n’ai pas rompu, moi… il n’a pas le droit de m’imposer sa volonté, et il ne tient qu’à vous de me prouver que vos sentiments n’ont pas changé. Nous allons arriver à l’hôtel… mon père y est… entrez avec moi… nous lui déclarerons que nous nous marierons malgré lui… et si cela ne suffit pas, je lui dirai que je viens de me compromettre, en allant vous chercher chez vous…

Et comme Hervé se taisait:

– Tenez! reprit l’amoureuse exaltée, la grille est ouverte… nos gens vont nous voir… Mon père saura qu’ils nous ont vus… il faudra bien qu’il cède.

Hervé avait faibli un instant, mais il se souvint à temps que ce père était l’assassin d’Héva. Pour couper court à cette scène pénible, il mit la tête à la portière et il cria au cocher d’arrêter, un peu avant la majestueuse entrée de l’hôtel de Bernage. Le cocher obéit et Hervé sauta sur le trottoir.

En ramenant la jeune fille chez elle, il croyait en avoir assez fait et il tenait à en rester là.

Au moment où il descendit, un coupé de maître qui venait en sens inverse s’arrêta devant la grille à dix pas de lui, et il en vit sortir un homme qu’il reconnut du premier coup d’œil.

Cet homme, c’était celui qui l’avait suivi trois jours auparavant, sur le boulevard de la Madeleine, et qu’il avait encore entrevu au Châtelet. C’était ce Berry, signalé par la marquise, l’ancien complice de M. de Bernage.

Si Hervé avait eu quelques velléités de renouer, cette rencontre les aurait dissipées.

La mesure était comble. Il fut brutal.

Laissant là Solange, qui se flattait de l’avoir reconquis, il fila au pas accéléré, sans regarder derrière lui.

Deuxième partie

I. Hervé de Scaër venait de brûler ses vaisseaux…

Hervé de Scaër venait de brûler ses vaisseaux. Son mariage était irrévocablement rompu et la guerre allait commencer. Mlle de Bernage ne pouvait pas manquer de passer à l’ennemi, et Hervé ne pouvait pas mieux faire que de suivre le conseil donné par la marquise: chercher des preuves avant d’agir, et d’abord savoir ce qu’était devenu Alain.

Hervé n’espérait pas le revoir vivant, mais on retrouverait sans doute les corps des deux victimes et il ne voulait pas qu’on les jetât à la fosse commune.

Il ne perdit pas un instant pour se transporter rue de la Huchette. C’était là seulement qu’il pouvait avoir des nouvelles, et s’il n’y avait couru dès le matin, c’est qu’il pensait que la maison brûlait encore et qu’on ne le laisserait pas approcher.

Il y serait arrivé trop tôt. Il y arriva trop tard. La nuit tombait et la police avait barré les rues.

L’incendie était éteint, mais les ruines fumaient encore, on redoutait des écroulements, et, par mesure de prudence, on tenait les curieux à distance.

Force fut à Hervé de remettre l’enquête au lendemain.

Il revint chez lui et, pour se préparer à entrer en campagne, il se mit à étudier de plus belle les indications du carnet qui l’avait mis sur la voie.

Elles lui semblaient un peu moins énigmatiques depuis les derniers événements. Ainsi il ne doutait plus que la lettre qu’il y avait trouvée eût été écrite à M. de Bernage par son ancien complice, lequel devait être ce Berry, signalé par Mme de Mazatlan, et tout indiquait qu’après avoir essayé du chantage, le coquin avait fait sa paix avec le père de Solange. Il était reçu maintenant à l’hôtel du boulevard Malesherbes. Donc, ces deux hommes s’étaient mis d’accord.

Mais à quoi se rapportaient les signes qui couvraient deux pages de l’agenda? Sur la première de ces pages, figurait évidemment le plan de la maison où Alain et sa femme avaient logé. Seulement cette maison se composait de quatre corps de logis. Dans lequel des quatre se trouvait la chambre dont on avait, sur un des feuillets, dessiné le croquis, marqué à un certain endroit d’une croix tracée au crayon rouge? Et à quel étage? Impossible de le deviner.

Et l’autre dessin, qui représentait un jardin planté d’arbres où l’on voyait aussi une croix rouge, à quoi se rapportait-il? Le quadrilatère de la rue de la Huchette n’avait pas et n’avait jamais eu de jardin.

La légende qui accompagnait le dessin n’éclaircissait pas la question.

Il fallait en revenir à chercher cette mystérieuse gérante qui se faisait adresser ses lettres à Clamart, et il était douteux qu’on la trouvât si Alain et Zina n’étaient plus de ce monde, car eux seuls l’avaient vue; eux seuls auraient pu la reconnaître.

Hervé pâlit, deux heures durant, sur ces problèmes et, n’en trouvant point la solution, il s’en alla dîner à son cercle où il tomba sur l’inévitable Pibrac qui ne manqua pas de l’accaparer.

À table, Pibrac prit place à côté de lui et ne lui fit grâce ni d’une question, ni d’un récit: questions indiscrètes sur la blonde de l’avant-scène; récits interminables des incidents d’une partie de baccarat où il avait gagné de quoi se consoler des infidélités de Margot.

Le tout agrémenté de lardons à l’adresse de Bernage et de l’étranger que Bernage avait introduit dans les coulisses du Châtelet et qu’il allait prochainement présenter au Cercle.

Pibrac s’était déjà renseigné sur son rival. Il savait que cet étranger arrivait du Canada et s’appelait M. Ricœur de Montréal. Pibrac se proposait de le blackbouler et de jouer de mauvais tours à Bernage, toutes les fois qu’il en trouverait l’occasion.

Il risqua bien aussi quelques allusions au mariage rompu, mais Hervé y coupa court en lui déclarant que ce sujet de conversation lui était souverainement désagréable. Pibrac se le tint pour dit et, après le dîner, comme il venait de passer trois ou quatre nuits blanches, il s’assoupit dans un fauteuil.

Hervé, délivré de son agaçante compagnie, put lire tranquillement les journaux qui racontaient le grand incendie de la rue de la Huchette.

Il n’y trouva rien qu’il ne sût déjà.

Tous disaient que la maison était inhabitée. Quelques-uns ajoutaient que cependant il y avait eu des victimes. Ils ne les désignaient pas. Pas un ne parlait du propriétaire de l’immeuble, lequel, affirmaient-ils, n’était pas assuré.

Ce dernier renseignement était à noter, s’il était exact, et Hervé en conclut que ce propriétaire négligeant pourrait bien être Georges Nesbitt, qui n’habitait plus Paris depuis dix ans.

L’ensemble de ces nouvelles laissait quelque espérance. On ne citait pas de morts. On doutait même qu’il y en eût.

Malheureusement, Alain n’avait pas reparu, et il était fort difficile de croire qu’il eût attendu vingt-quatre heures pour se montrer, s’il était vivant.

Las de se casser la tête sur des énigmes, Hervé remit les éclaircissements au lendemain et regagna l’hôtel du Rhin.

Personne n’était venu l’y demander et aucune lettre n’y était arrivée à son adresse. Les chances de revoir Alain diminuaient de plus en plus.

Hervé se mit au lit. À l’âge qu’il avait, le sommeil ne perd jamais ses droits, et, en dépit de ses préoccupations et des inquiétudes du lendemain, il dormit aussi bien que dormit le grand Condé, la veille de la bataille de Rocroy.

Il dormit même si tard qu’il ne se leva qu’à dix heures passées pour entreprendre le voyage de la rue de la Huchette.

Cette fois, il y alla à pied, en fumant son cigare. Rien ne le pressait et il n’était pas fâché de se donner le temps de réfléchir à la meilleure façon de procéder pour recueillir des informations utiles.

Il ne comptait pas beaucoup sur l’obligeance des représentants de l’autorité. La veille, pendant l’incendie, il s’était adressé à un officier de paix qui l’avait à peine écouté et qui s’était refusé à donner des ordres pour qu’on tentât de sauver Alain. Il ne s’agissait plus de le tirer des flammes, puisque, qu’il fût mort ou vivant, son sort était décidé. Restait à savoir ce qu’il était devenu et, pour le savoir, il fallait explorer les ruines de l’édifice incendié, ce qui ne pouvait se faire qu’avec la permission des chefs chargés de diriger les travaux de déblaiement.

L’accorderaient-ils? C’était douteux, mais il n’en coûtait rien d’essayer de l’obtenir. S’ils la refusaient, Hervé aurait encore la ressource de se renseigner auprès des locataires des maisons voisines qui s’étaient trouvés aux premières loges pour assister au désastre.

Arrivé au pont Saint-Michel, Hervé vit que tout était rentré dans l’ordre. On avait mis le temps à profit. La circulation était rétablie et le quartier avait presque repris son aspect accoutumé.

Il y avait encore de nombreux flâneurs, attirés par la curiosité, mais l’encombrement avait cessé et il était facile de faire le tour du quadrilatère dont il ne restait plus que des ruines.

Hervé prit par le quai. Les fiacres et les omnibus y passaient sur une voie laissée libre entre le parapet et une palissade qu’on finissait de planter à quelques pas du bâtiment brûlé.

Cette palissade barrait l’entrée des deux ruelles des Zacharie et du Chat-qui-Pêche, mais elle n’empêchait pas de voir les trois corps de logis, placés en équerre.

Ils étaient restés debout ou, s’ils étaient écroulés en partie, c’était du côté de la cour intérieure. Seulement, les rares fenêtres percées dans les trois façades n’étaient plus que des ouvertures béantes au travers desquelles on apercevait le jour.

Le toit et les planchers avaient dû s’effondrer les uns sur les autres et former des amoncellements de débris.

Probablement, le bâtiment qui bordait la rue de la Huchette n’avait pas eu meilleure fortune, et il y avait bien peu de chance pour que ceux qui l’habitaient eussent survécu à la catastrophe.

Encore fallait-il visiter ce côté de l’édifice pour savoir à quoi s’en tenir.

Hervé poussa jusqu’au quai Montebello et descendit par la rue du Petit-Pont qui sépare la rue de la Huchette de la rue de la Bûcherie.

Partout, le feu était complètement éteint. On ne voyait pas plus de fumée que de pompiers, et il ne paraissait pas qu’on travaillât à déblayer. Il n’y avait que des sergents de ville montant la garde le long des murs calcinés.

En traversant les groupes, Hervé n’entendit aucun propos qui pût l’intéresser. Les badauds se demandaient entre eux comment le feu avait pris et pas un ne pouvait le dire. D’autres accusaient, comme toujours, l’incurie de l’administration et la négligence de la police qui aurait dû imposer des réparations au propriétaire. On ne parlait pas d’accidents de personnes.

C’était presque rassurant, car rien ne se répand si vite que la nouvelle d’un malheur. Mais on n’avait pas encore fouillé les décombres et il faut beaucoup de jours pour découvrir tous les cadavres des victimes d’un grand incendie.

On l’a bien vu, l’année dernière, quand l’Opéra-Comique a brûlé.

Hervé cherchait des renseignements plus positifs et, pour s’en procurer, il s’engagea dans la rue de la Huchette.

Elle n’est pas large cette vieille rue du vieux Paris, et la clôture en planches qu’on venait d’y élever la rétrécissait encore.

Hervé fut obligé de raser de près les maisons du côté gauche et il ne tarda pas à s’apercevoir qu’on empêchait les passants de s’arrêter, tandis qu’on le leur permettait sur le quai où il y avait de la place.

Cette interdiction dérangeait ses projets, car il ne pouvait pas s’informer en marchant. Il pouvait du moins regarder et il n’y manqua pas.

La façade de ce côté avait plus souffert que les trois autres.

Le feu avait dévoré les boutiques du rez-de-chaussée et il ne restait plus de vestiges de la porte bâtarde que l’infortuné gars aux biques avait enfoncée pour courir à la mort.

En levant les yeux, Hervé vit que la fenêtre du cinquième étage où Zina s’était montrée un instant avait disparu.

Il n’était plus possible d’espérer que la pauvre malade eût survécu à la catastrophe, et si Alain était arrivé jusqu’à elle, il avait dû périr aussi, brûlé ou écrasé.

Hervé n’était pas à même de chercher immédiatement une certitude. On ne lui aurait pas permis de pénétrer, ce jour-là, dans l’enceinte palissadée et encore moins de chercher des morts parmi les ruines. Mais il s’arrêta pour examiner l’extérieur de la maison.

Il y avait là, juste en face, une boutique de modeste apparence qui pouvait bien être celle d’une crémerie. La porte vitrée était ouverte et une femme en tablier blanc se tenait sur le seuil, attendant la pratique.

Cette femme, qui n’était plus jeune, avait une figure avenante.

Hervé eut l’idée d’engager avec elle une conversation dont il pourrait peut-être tirer profit et elle ne se fit pas prier pour lui répondre. Elle se mit même à lui raconter sa propre histoire qu’il ne lui demandait pas.

Elle tenait cette boutique depuis douze ans et elle n’y faisait pas de brillantes affaires. Le quartier était si pauvre et le pain si cher. Il ne manquait plus que cet incendie pour lui faire du tort. Maintenant, les passants éviteraient la rue de la Huchette, tant que dureraient les travaux de déblaiement, et les habitués de son établissement finiraient par en oublier le chemin.

«Circulez, messieurs, circulez!» Cet avertissement donné par un sergent de ville ne décida point Hervé à cesser d’interroger une personne qui habitait là depuis si longtemps, mais comme on ne l’aurait pas laissé stationner sur le trottoir, il prit le parti d’entrer.

– Monsieur désire déjeuner? demanda la crémière.

C’était décidément une crémerie.

La proposition souriait peu à Hervé de Scaër, qui n’aimait pas la mauvaise cuisine, mais c’était le meilleur moyen de tirer quelque chose de cette ancienne habitante du quartier.

L’établissement d’ailleurs n’était pas une gargote à prix fixe. On n’y vendait ni viande de rebut, ni légumes moisis, ni poisson avarié.

– Je prendrai une tasse de café au lait, dit modestement Hervé.

– J’en ai d’excellent et des œufs tout frais.

Les œufs, c’était une invite, et Hervé y répondit en les demandant à la coque.

La salle était toute petite et le fourneau était au fond. On pouvait causer pendant que les œufs cuisaient et que le café chauffait. Hervé y comptait et il tenait à profiter du moment où personne ne pouvait entendre la conversation.

– Monsieur n’est pas accoutumé à manger à la crémerie, ça se voit, commença la femme. Mais je réponds que Monsieur sera content. J’ai servi dans de bonnes maisons avant de tenir boutique et je me flatte de ne donner que des consommations de premier choix. C’est même pour ça que je n’ai pas fait fortune. Si j’avais voulu empoisonner mes clients avec du mauvais lait et du mauvais beurre, j’aurais mis de l’argent de côté, depuis douze ans que je travaille.

Mon pauvre mari, qui était cocher chez un sénateur, est mort à la fin de 51. Avec les petites rentes qu’il m’a laissées, je me suis établie ici, au commencement de 58. Nous sommes en 70. Comptez! ça fait bien douze ans sonnés. Mais j’ai encore bon pied, bon œil, et je ne pense pas à me retirer.

– Vous avez dû en voir passer, des pratiques!

– Plus de mauvaises que de bonnes, mais j’ai gagné ma vie tout de même.

– Et vous avez dû connaître bien des gens dans le quartier.

– Ah! je vous crois!… je pourrais vous raconter l’histoire de toutes les maisons, en commençant par celle qui vient de brûler.

– J’ai entendu tout à l’heure des gens qui disaient qu’il n’y demeurait personne.

– Quand j’ai pris ma crémerie, elle était habitée du haut en bas. Mais, en 60, on l’a vendue, et le nouveau propriétaire a donné congé à tout le monde.

– Quelle drôle d’idée!… Comment s’appelait-il? demanda Hervé, en tâchant de prendre un air indifférent.

– Ah! ma foi! je n’ai jamais su son nom… ou si je l’ai su, je l’ai oublié. Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’était un fier original. Figurez-vous qu’il a acheté du même coup trois autres maisons qui touchaient celle-là… une sur le quai, une sur la rue Zacharie et une sur la rue du Chat-qui-Pêche. Tout le pâté, quoi! Et ça lui a coûté bon… pas les bâtisses… elles ne valaient pas grand-chose… mais il a indemnisé les locataires qui avaient des baux, pour qu’ils déguerpissent tout de suite.

– Il était donc bien riche?

– Faut croire… paraît qu’il était dans le commerce et qu’il gagnait de l’argent gros comme lui.

– Et que voulait-il faire de ces vieilles maisons?

– On disait qu’il voulait y établir un grand bazar, dans le genre de la Belle Jardinière. Ce n’est pas sûr, car on a commencé par démolir en dedans les murs de séparation des quatre cours.

– Pour en faire un jardin.

– Peut-être bien. Il est venu des architectes qui ont tiré des plans. Le bruit courait dans le quartier qu’on allait jeter bas les quatre baraques et bâtir un château à la place… Un château dans la rue de la Huchette, je vous demande un peu!…

– Et, en définitive, on n’a rien bâti?

– Rien du tout. Probablement, le richard a changé d’idée tout d’un coup. On n’a plus vu personne et c’est resté comme ça.

– Pendant dix ans!

– À peu près. Toutes les portes et toutes les fenêtres fermées. Il n’y avait plus que des rats. Des fois, les gamins y entraient par un soupirail, du côté de la rue du Chat-qui-Pêche, mais pas souvent, parce qu’ils avaient peur d’y voir des revenants. Il ne manquait pas de gens qui disaient qu’on avait assassiné quelqu’un là-dedans… et d’autres qui prétendaient qu’on y faisait de la fausse monnaie. Tout ça, c’est des bêtises, vu que si c’était vrai, la police y aurait fourré son nez. Moi, j’ai toujours cru que le propriétaire était en voyage. Ça ne l’empêchait pas de payer tous les ans ses impositions. C’est un des employés du percepteur qui me l’a dit… un employé qui venait manger ici dans le temps.

Hervé nota ce renseignement et se promit de demander au bureau de perception le nom de ce contribuable si exact à s’acquitter, quoique absent.

– Voici les œufs, dit la crémière en les servant; pondus de ce matin… goûtez-moi ça, monsieur.

Le seigneur de Scaër avait pris place à une petite table, dans un coin où les passants de la rue ne pouvaient pas le voir. Il n’était certes pas entré pour apprécier la fraîcheur des œufs de l’établissement, mais il n’eut aucune peine à jouer son rôle de déjeuneur, car la marche matinale qu’il venait de faire lui avait donné de l’appétit.

Il se trouva du reste que les œufs étaient excellents et il s’empressa d’en faire compliment à la patronne.

Elle venait de lui fournir, par-dessus le marché, des indications précieuses, et il espérait en obtenir bien d’autres; mais il comprenait qu’il ne fallait pas aller trop vite. Les petites gens, à Paris, voient des policiers partout, et il ne voulait pas que cette brave femme le prît pour un agent déguisé.

Pour le moment, elle n’y songeait pas, car elle avait l’air d’être flattée de servir un monsieur mieux habillé et plus poli que ses pratiques ordinaires.

Hervé fit ce qu’il put pour confirmer la bonne opinion qu’elle avait conçue de lui. Il la pria de s’asseoir en vis-à-vis et, laissant là l’histoire de la maison brûlée, il lui demanda aimablement des détails sur sa vie d’autrefois et sur l’état présent de ses affaires.

C’était assurément le meilleur moyen de s’ancrer dans les bonnes grâces de la dame, et comme elle était bavarde, elle ne se fit pas prier pour lui en raconter plus qu’il ne l’aurait voulu.

Elle avait nom Clarisse. Son défunt mari s’appelait Martin. Elle n’avait pas d’enfants et elle aurait trouvé à se marier, puisqu’elle possédait de petites rentes, mais elle tenait à son indépendance et elle aimait son état.

Bref, c’était une brave femme, et Hervé vit tout de suite qu’elle pourrait lui être très utile, plus tard. Mais tout en l’écoutant, il se disait qu’il n’avait pas de temps à perdre pour revenir au sujet qui l’intéressait. Un consommateur pouvait se présenter d’un instant à l’autre, et alors adieu les renseignements!

Or, ceux que la mère Clarisse venait de lui donner si libéralement se rapportaient tous au propriétaire anonyme de la maison mystérieuse, et Hervé tenait à savoir ce qu’il était advenu des locataires de passage qui l’habitaient encore quand le feu y avait pris.

Sur ce propriétaire, son opinion était faite. Il pensait que la marquise ne s’était pas trompée en supposant que Georges Nesbitt avait acheté la maison pour y loger sa belle-sœur et sa nièce. Peu de temps après, il s’était embarqué pour Shang-Haï et il ne paraissait qu’il en fût revenu. Par qui les contributions avaient-elles été payées depuis son départ? La crémière n’en savait rien, mais on pourrait le savoir.

Il était plus intéressant et plus urgent d’être fixé sur le sort d’Alain, et Hervé cherchait une transition pour s’en informer sans effaroucher la mère Clarisse. Elle la lui fournit en disant tout à coup:

– Je ne crois pas aux cancans du quartier, mais tout de même, c’est louche ce qui s’est passé là-dedans. Depuis six mois, il y avait du monde au cinquième… des drôles de locataires!… une femme qui se mettait quelquefois à la fenêtre, mais qui ne sortait jamais, et un homme qui ne sortait que le soir… Je ne pourrais pas vous dire de quoi ils vivaient… il ne m’ont jamais acheté seulement pour un sou de lait… Ils étaient venus là on ne sait pas comment et ils sont partis comme ils étaient venus…

– Partis! s’écria Scaër, très ému. Vous dites qu’ils sont partis?… Est-ce qu’ils n’étaient plus là quand le feu a pris?

– Mais si!… mais si!… et j’ai dans l’idée que c’est eux qui l’ont mis…

– Eux!… et pourquoi?

– Vous m’en demandez trop long… une manière de payer leur terme peut-être bien. D’abord, l’homme marquait très mal. Je n’ai jamais connu la femme, mais je suis sûre qu’elle ne valait pas mieux que lui.

– Ce n’est pas une raison pour qu’ils aient incendié la maison, au risque d’y être rôtis.

– Pas si bêtes!… ils avaient pris leurs précautions et ils ont sauvé leur peau. Moi qui vous parle, j’ai vu l’homme décamper, hier matin, au petit jour… ça brûlait encore, et les pompiers n’ont pas fait attention à lui.

– Et la femme?

– Elle avait probablement filé d’un autre côté… mais lui, il a dû écoper… Il avait de la peine à se traîner et il devait avoir quelque chose de cassé, car il n’est pas allé bien loin. Au coin de la rue du Petit-Pont, il est tombé; on l’a ramassé et on l’a emporté sur une civière.

– On l’a emporté… où?

– À l’hôpital, parbleu!… l’Hôtel-Dieu n’est pas loin.

– Et vous ne vous êtes pas informée de lui?

– Ma foi! non. J’avais autre chose à faire… et d’abord, je ne pouvais pas sortir. Toute la journée d’hier, j’ai été bloquée dans ma boutique. La rue était pleine de sergents de ville et de mouchards en bourgeois. Ils ne laissaient passer personne. Ce n’est que depuis ce matin qu’on circule et ça ne m’a pas encore beaucoup profité, car c’est vous qui m’étrennez aujourd’hui.

– Incendiaire!… murmura Hervé en hochant la tête! diable! c’est grave… et si vous aviez des preuves…

– J’en aurais que je n’irais pas les montrer au commissaire de police, vu que ça ne me regarde pas. C’est son affaire à lui de trouver les criminels… et il va les chercher, pour sûr, car c’est bien clair que le feu n’a pas pris tout seul. J’étais là quand il a commencé, et un quart d’heure après les quatre maisons flambaient comme un paquet d’allumettes. Ça n’est pas naturel.

– Certainement, non… mais l’homme que vous soupçonnez n’y est peut-être pour rien… À quoi ressemble-t-il?

– Vous voudriez avoir son signalement? demanda la crémière d’un air méfiant.

– Oh! je n’y tiens pas autrement, s’empressa de répondre Hervé, qui devinait ce qu’elle pensait de lui.

– Eh bien! tant mieux, car je serais bien embarrassée de vous le donner… Dame! vous comprenez… je n’ai jamais vu ce bonhomme-là en plein jour… ça fait que ce n’est pas ici qu’il faut vous adresser… Je n’en suis pas, moi.

– De quoi n’êtes-vous pas?

– Bon! Vous m’entendez bien, dit la mère Clarisse en se levant brusquement. C’est dix-sept sous pour les œufs et le café au lait.

Ce que craignait Hervé arrivait. La brave femme prenait le dernier des Scaër pour un agent de la sûreté.

Cette erreur le contrariait très fort, car il sentait qu’il n’obtiendrait plus le moindre renseignement.

Peut-être aurait-il essayé de la détromper sur son compte, mais deux messieurs entrèrent pour déjeuner.

Il fallut payer et partir.

Il eût été maladroit d’insister, surtout en présence des deux consommateurs nouveaux venus qui ne paraissaient pas appartenir à ce qu’on appelait déjà les classes dirigeantes.

Ces gens n’auraient pas manqué de le prendre, eux aussi, pour un policier, et la crémière qui devait avoir, comme on dit, la tête près du bonnet, était très capable de faire un esclandre.

Hervé, intéressé à ne pas se brouiller avec elle, se réservait de revenir la voir et il espérait la trouver mieux disposée.

Il s’en alla donc après l’avoir payée et complimentée sur l’excellence du déjeuner qu’elle venait de lui servir.

La conversation avait tourné court et l’entretien avait mal fini, mais Hervé n’avait pas tout à fait perdu son temps.

Il ne doutait plus maintenant que la maison eût appartenu à l’oncle d’Héva et il était presque sûr que, depuis la disparition de Georges Nesbitt, M. de Bernage usait et abusait de la propriété de son ancien associé. Mais ce n’était là qu’une probabilité.

Les preuves positives restaient à trouver.

En ce qui concernait le sort d’Alain, les informations que Scaër venait de recueillir n’avaient fait qu’augmenter, sinon ses inquiétudes, du moins ses perplexités.

Évidemment, la bonne Clarisse déraisonnait en accusant les derniers locataires d’avoir mis le feu. Mentait-elle, quand elle affirmait avoir vu Alain sortir, le matin, de la maison incendiée? S’était-elle trompée? Avait-elle rêvé ce qu’elle racontait d’un homme tombé au bout de la rue de la Huchette et emporté sur une civière? Très probablement non, mais elle avait bien pu prendre un blessé quelconque pour ce locataire qu’elle disait n’avoir jamais vu en plein jour.

Comment s’assurer que tous les propos qu’elle avait tenus n’étaient pas des propos en l’air? Le seigneur de Scaër n’en avait pas la moindre idée.

Pibrac, à sa place, eût été beaucoup moins embarrassé. Les vieux Parisiens sont débrouillards, et, dans des cas analogues, ils savent toujours à quelle porte frapper.

Scaër n’avait vécu à Paris que de la vie mondaine qui n’a rien de commun avec la vie sociale, c’est-à-dire la vie d’affaires. Les siennes étaient au fond de la Bretagne. À l’hôtel du Rhin, il campait, et depuis qu’il avait quitté Trégunc, il n’avait jamais rien eu à démêler avec un fonctionnaire public, commissaire, receveur ou autre. C’est tout au plus s’il lui était arrivé d’acheter du papier timbré dans un bureau de tabac, au temps où il achevait de se ruiner en signant des billets à des usuriers.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
420 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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