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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 3

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CHAPITRE IV.
LA MAISON CURIALE

La Licorne était mouillée à la Martinique depuis trois jours.

Le père Griffon, ayant quelques affaires à terminer avant que de retourner dans sa paroisse du Macouba, n’avait pas encore quitté le Fort-Saint-Pierre.

Le chevalier de Croustillac se trouvait transplanté aux colonies avec trois écus dans sa poche. Le capitaine et les passagers avaient regardé comme une fanfaronnade l’engagement pris par l’aventurier d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.

Loin d’avoir abandonné ce projet, le chevalier y persistait de plus en plus depuis son arrivée à la Martinique; il avait pu s’informer des richesses de la Barbe-Bleue, et se convaincre que si l’existence de cette femme bizarre était entourée du plus profond mystère et le sujet des plus folles exagérations, il était du moins avéré qu’elle était colossalement riche.

Quant à sa figure, à son âge, à son origine, comme personne n’était à cet égard aussi instruit que le père Griffon, on n’en pouvait rien dire. Elle était étrangère à la colonie. Son intendant l’avait précédée dans l’île pour acheter une plantation magnifique et faire bâtir l’habitation du Morne-au-Diable, située au nord et dans la partie la plus inaccessible et la plus déserte de la Martinique.

Au bout de quelques mois, on apprit que le nouvel habitant et sa femme étaient arrivés; un ou deux colons, poussés par la curiosité, s’aventurèrent dans les solitudes du Morne-au-Diable; ils furent reçus avec une hospitalité royale, mais ils ne purent voir les maîtres de la maison.

Six mois après cette visite, on apprit la mort de ce premier mari, mort qui eut lieu pendant un petit voyage que les deux époux avaient fait à la Terre-Ferme.

Au bout d’une année d’absence et de veuvage, la Barbe-Bleue revint à la Martinique avec un second époux.

Ce dernier mari fut, dit-on, tué par accident, au milieu d’une promenade qu’il faisait tête-à-tête avec sa femme; le pied lui avait manqué, et il était tombé dans un de ces abîmes sans fond qu’on rencontre fréquemment au milieu du sol volcanisé des Antilles.

Telle était du moins l’explication que sa femme avait donnée de cette mort mystérieuse.

L’on ne savait rien de très positif sur le troisième mari de la Barbe-Bleue et sur sa mort.

Ces trois morts si rapprochées, si fatales, les bruits étranges qui commençaient à courir sur cette femme, éveillèrent l’attention du gouverneur de la Martinique, qui était alors M. le chevalier de Crussol: il partit avec une escorte pour le Morne-au-Diable; arrivé au pied de la montagne boisée, au sommet de laquelle s’élevait la maison d’habitation, il trouva un mulâtre qui lui remit une lettre.

Après l’avoir lue, M. de Crussol parut saisi d’étonnement; puis, ordonnant à son escorte de l’attendre, il suivit seul l’esclave.

Au bout de quatre heures, le gouverneur revint avec son guide, et reprit immédiatement le chemin de Saint-Pierre. Quelques personnes de son escorte remarquèrent qu’il était très pâle, très agité. Depuis ce moment jusqu’à sa mort, qui arriva treize mois, jour pour jour, après sa visite au Morne-au-Diable, on ne lui entendit pas prononcer une fois le nom de la Barbe-Bleue.

M. de Crussol se confessa très longuement au père Griffon, qu’il avait fait venir du Macouba…

On observa qu’en quittant le pénitent, le père Griffon avait la figure bouleversée.

Depuis ce temps, l’espèce de fatale et mystérieuse renommée de la Barbe-Bleue augmenta de jour en jour. La superstition vint se joindre à la terreur qu’elle inspirait, et l’on ne prononça plus son nom qu’avec épouvante; on croyait fermement qu’elle avait assassiné ses trois maris, et qu’elle n’échappait à la vindicte des lois qu’à force d’or, en achetant par de riches présents l’appui des différents gouverneurs qui se succédèrent.

Personne n’était donc tenté d’aller troubler la Barbe-Bleue au milieu des sites sauvages et solitaires qu’elle habitait, surtout depuis que le Caraïbe, le boucanier et le flibustier étaient devenus, disaient-on, les commensaux, ou même les consolateurs de la veuve.

Quoique ces hommes n’eussent légalement commis aucun crime, on faisait des récits fabuleux sur leur férocité; ils avaient, dit-on, déclaré qu’ils poursuivraient d’une haine et d’une vengeance implacables tous ceux qui tenteraient de parvenir auprès de la Barbe-Bleue.

A force d’être répétées et exagérées, ces menaces portèrent leur fruit. Les habitants se soucièrent peu d’aller, peut-être au péril de leur vie, pénétrer les mystères du Morne-au-Diable. Il fallait avoir l’audace désespérée d’un Gascon aux abois pour essayer de surprendre le secret de la Barbe-Bleue, et de prétendre l’épouser.

Tel était pourtant l’irrévocable dessein du chevalier de Croustillac; il n’était pas homme à renoncer si facilement à l’espoir, si insulté qu’il fût, de se marier à une femme riche à millions; belle ou laide, jeune ou vieille, peu lui importait.

Pour réussir, il comptait sur sa bonne mine, sur son esprit, sur son amabilité, sur son air à la fois galant et fier, car le chevalier continuait d’avoir de lui-même une excellente opinion; il comptait encore sur son adresse, sur sa ruse, et son courage.

En effet, un homme alerte et déterminé, qui n’a rien et qui ne craint rien, qui croit en lui et son étoile, qui se dit comme disait Croustillac: – «En risquant de mourir pendant une minute, car la mort ne dure que cela, je puis vivre dans le luxe et l’opulence;» un tel homme peut opérer des miracles, surtout lorsqu’il se propose un but aussi magnifique, aussi stimulant que celui que se proposait Croustillac.

Selon ce qu’il s’était proposé, le père Griffon après avoir terminé quelques affaires qui le retenaient à Saint-Pierre, offrit au chevalier de l’accompagner au Macouba et d’y rester jusqu’au moment où la Licorne ferait voile pour la France. Le Macouba n’étant éloigné que de quatre ou cinq lieues du Morne-au-Diable, le chevalier, qui avait dépensé ses trois écus et qui se trouvait sans ressources, accepta l’offre du révérend, sans toutefois l’informer encore de sa résolution à l’égard de la Barbe-Bleue; il ne voulait la lui révéler qu’au moment de l’exécuter.

Après avoir pris congé du capitaine Daniel, le chevalier et le prêtre s’embarquèrent dans une pirogue. Favorisés par une bonne brise du sud, ils firent voile pour le Macouba.

Croustillac paraissait indifférent aux sites magnifiques et nouveaux pour lui qu’offraient les côtes de la Martinique, vues de la mer; cette végétation tropicale, dont la verdure, d’une crudité de ton presque métallique, se détachait sur un ciel enflammé, le touchait peu.

L’aventurier, les yeux machinalement fixés sur le sillage scintillant que la pirogue laissait après elle, croyait y voir pétiller les vives étincelles des diamants de la Barbe-Bleue; les petites herbes vertes et brillantes, détachées des prairies sous-marines que paissent les grandes tortues et les lamentins, rappelaient au Gascon les émeraudes de la veuve; tandis que quelques gouttes d’eau qui s’irisaient au soleil en tombant des rames, lui faisaient songer aux sacs de perles fines que possédait la terrible habitante du Morne-au-Diable.

Le père Griffon était aussi profondément absorbé: après avoir songé à ses amis du Morne-au-Diable, il pensait, avec un mélange d’inquiétude et de joie, à son petit troupeau de fidèles, à son jardin, à sa simple et pauvre église, à sa maison, à sa vieille haquenée favorite, à son chien, à ses deux nègres, auxquels il rendait la servitude presque douce. Et puis, faut-il le dire? il pensait aussi à certaines conserves de ramiers qu’il avait faites quelques jours avant son départ, et dont il ignorait le sort.

En trois heures le canot arriva au Macouba.

Le père Griffon n’était pas attendu; la pirogue mouilla dans une petite anse, non loin de la rivière qui arrose ce quartier, l’un des plus fertiles de la Martinique.

Le père Griffon s’appuya sur le bras du chevalier.

Après avoir quelque temps suivi la grève où venaient se rouler les hautes et pesantes lames de la mer des Antilles, ils arrivèrent au bourg du Macouba, à peine composé d’une centaine de maisons construites en bois, et couvertes de roseaux ou de planchettes de palmier.

Le bourg s’élevait sur un plan demi-circulaire qui suivait la courbure de l’anse du Macouba, petit port où venaient mouiller plusieurs pirogues et bateaux de pêche.

L’église, long bâtiment en bois, du milieu duquel s’élevaient quatre poutres surmontées d’un petit auvent où pendait la cloche; l’église, disons-nous, dominait le bourg et était elle-même dominée par des mornes immenses, recouverts d’une puissante végétation, qui s’élevaient en amphithéâtre de verdure.

Le soleil commençait à décliner rapidement.

Le prêtre gravit la seule rue qui coupât le bourg de Macouba dans sa largeur et qui conduisit à l’église. Quelques petits nègres absolument nus se roulaient dans la poussière, ils s’enfuirent à l’aspect du père Griffon en poussant de grands cris; plusieurs femmes créoles, blanches ou métisses, vêtues de longues robes d’indienne et de madras de couleurs tranchantes, accoururent aux portes; en reconnaissant le père Griffon, elles témoignèrent leur surprise et leur joie; jeunes et vieilles vinrent lui baiser respectueusement les mains en lui disant en créole:

– Bien béni soit votre retour, bon père, vous manquiez au Macouba.

Quelques hommes sortirent ensuite et entourèrent le père Griffon des mêmes témoignages d’attachement et de respect.

Pendant que le curé causait avec les habitants des événements qui avaient pu arriver au Macouba depuis son départ, et qu’il donnait des nouvelles de France à ses paroissiens, les ménagères, craignant que le père ne trouvât pas de provision au presbytère, étaient rentrées choisir, l’une, un beau poisson; l’autre, une belle volaille; celle-là, un quartier de chevreau bien gras; celle-ci, des fruits ou des légumes, et plusieurs négrillons avaient été chargés de porter à la maison curiale cette dîme volontaire.

Le prêtre regagna son logis, situé à mi-côte, à quelque distance du bourg dominant la mer.

Rien de plus simple que sa modeste case de bois, recouverte en roseaux et élevée seulement d’un rez-de-chaussée. Des stores de toile très claire garnissaient les fenêtres et remplaçaient les vitres, qui étaient d’un grand luxe aux colonies.

Une vaste pièce, formant à la fois salon et salle a manger, communiquait avec la cuisine, bâtie en retour; à gauche de cette pièce principale, était la chambre à coucher du père Griffon, ainsi que deux autres petits réduits s’ouvrant sur le jardin, et destinés aux étrangers ou aux autres curés de la Martinique, qui venaient quelquefois demander l’hospitalité à leur confrère.

Un poulailler, une écurie pour la haquenée, le logement des deux nègres, et quelques autres hangars, complétaient cette habitation, meublée avec une simplicité rustique.

Le jardin avait été soigneusement entretenu. Quatre grandes allées le partageaient en autant de carrés, dont les bordures se composaient de thym, de lavande, de serpolet, d’hysope et autres herbes odoriférantes.

Ces quatre carrés principaux étaient subdivisés en plusieurs planches destinées aux légumes et aux fruits, mais entourées de larges plates-bandes de fleurs d’agrément.

Enfin, de deux petits cabinets de verdure couverts de jasmin d’Arabie et de lianes odorantes, on découvrait à l’horizon la mer et les terres élevées des autres Antilles.

On ne pouvait rien voir de plus frais, de plus charmant que ce jardin, dans lequel les plus belles fleurs se mêlaient à des fruits et à des légumes magnifiques.

Ici une couche de melons côtelés, couleur d’ambre, était entourée d’une bordure de grenadiers nains, taillés comme du buis à un pied de terre, et couverts à la fois de fleurs pourpres et de fruits si lourds et si abondants qu’ils touchaient à terre.

Plus loin, une planche de bois d’Angole aux longues gousses vertes, aux fleurs bleues, était entourée d’un rang de frangipaniers blancs et roses d’une odeur suave; des plants de carottes, d’oseille de Guinée, de guingambo, de pourpier, étaient encadrés d’un quadruple rang de tubéreuses des plus riches couleurs; enfin, un carré d’ananas qui parfumaient l’air, avait pour bordure une haie de magnifiques cactus à calices orange à longs pistils d’argent.

Derrière la maison s’étendait un verger composé de cocotiers, de bananiers, de goyaviers, d’avocatiers, de tamariniers et d’orangers, dont les branches courbaient sous le poids des fleurs et des fruits.

Le père Griffon parcourait les allées de son jardin avec un bonheur indicible, interrogeant du regard chaque fleur, chaque plante, chaque arbre.

Ses deux nègres le suivaient: l’un s’appelait Monsieur, l’autre Jean. Ces deux bonnes créatures pleuraient de joie en revoyant leur maître, ne répondaient à aucune de ses questions, tant ils étaient émus, et ne pouvaient que se dire l’un à l’autre en levant les mains au ciel:

– Bon Dieu! li ici, li ici!

Le chevalier, insensible à ces joies naïves, suivait machinalement le curé; il brûlait du désir de demander à son hôte si, à travers les bois qui s’élevaient au loin en amphithéâtre, on pouvait apercevoir le chemin du Morne-au-Diable.

Après avoir examiné son jardin, le bon prêtre alla voir sa haquenée, qu’il appelait Grenadille, et son gros dogue anglais, qu’il appelait Snog; lorsqu’il ouvrit la porte de l’écurie, Snog manqua de renverser son maître en sautant autour de lui. Ce n’étaient pas des aboiements, c’étaient des hurlements de joie, des emportements de tendresse si violents, que le nègre Monsieur fut obligé de prendre le chien par son collier et de le retenir à grand’peine pendant que le prêtre caressait Grenadille, dont la robe luisante, dont le ferme embonpoint témoignaient des bons soins de Monsieur, particulièrement chargé de l’écurie.

Après cette visite minutieuse de son petit domaine, le père Griffon conduisit le chevalier dans la chambre qui lui était destinée; un lit entouré d’une moustiquaire de gaze, un canapé de paille, un grand coffre de bois d’acajou, une table, tel était l’ameublement de cette chambre, qui s’ouvrait sur le jardin.

Pour tout ornement, on voyait un Christ suspendu au milieu de la boiserie à peine dégrossie.

– Vous trouverez ici une pauvre et modeste hospitalité, dit le père Griffon au chevalier; mais elle vous est offerte de grand cœur.

– Et je l’accepte avec reconnaissance, mon père, dit Croustillac.

A ce moment, Monsieur vint avertir le curé qu’il était servi, et le père Griffon précéda le chevalier dans la salle à manger.

CHAPITRE V.
LA SURPRISE

Une grande verrine, où brillait une bougie de cire jaune, éclairait la table; le couvert était mis sur une nappe de grosse toile bien blanche: il n’y avait pas d’argenterie. Les fourchettes d’acier et les cuillers de bois d’érable étaient d’une merveilleuse propreté; une botterine de verre bleuâtre contenait environ une pinte de vin des Canaries; dans un grand pot d’étain moussait l’oagou, boisson fermentée faite avec le marc des cannes à sucre; enfin, une amphore de terre sigillée tenait l’eau aussi fraîche que si elle eût été à la glace.

Une belle dorade grillée dans ses écailles, à la mode caraïbe, un perroquet rôti de la grosseur d’un faisan, deux plats de crabes de mer cuits dans leur carapace et arrosés de jus de citron, une salade et des pois verts avaient été symétriquement arrangés par le nègre Jean, autour d’un surtout composé d’une grande corbeille de jonc caraïbe, où s’élevait une pyramide de fruits, qui avait pour base un melon d’Europe, un pastèque et un melon d’eau, et pour sommet un ananas; enfin, pour hors-d’œuvre des tranches de choux-palmistes confits dans du vinaigre et de très petits poissons blancs conservés dans une saumure pimentée pouvaient ranimer l’appétit des convives ou exciter leur soif.

– Mais, mon père, vous me traitez avec une magnificence royale, dit le chevalier au père Griffon; c’est la terre promise que votre île!

– Excepté le vin des Canaries dont on m’a fait présent, tout ceci, mon fils, vient du jardin que je cultive, ou de la pêche et de la chasse de mes deux noirs, car les provisions de mes paroissiens m’ont été inutiles, grâce à la prévoyance de Monsieur et de Jean, qui savaient mon arrivée par un patron de barque du Fort-Saint-Pierre. Vous servirai-je de ce perroquet, mon fils? dit le père Griffon au chevalier qui avait paru trouver le poisson fort à son goût.

Croustillac hésita quelque peu et regarda le curé d’un air indécis.

– Je ne sais pourquoi il me semble bizarre de manger du perroquet, dit le chevalier.

– Essayez, essayez, dit le père Griffon en lui mettant une aile d’arras sur son assiette; voyez: un faisan a-t-il une chair plus grasse, plus rebondie, plus dorée? Il est cuit à merveille; et puis sentez-vous quel parfum?

– On dirait des quatre épices, dit le chevalier en ouvrant ses larges narines.

– Cela vient tout bonnement de ce que ces oiseaux sont très friands des baies du bois d’Inde qu’ils trouvent dans les forêts; ces baies ont à la fois le goût de la cannelle, du girofle et du poivre, et la chair du gibier participe de la senteur de ces aromates; et ce jus, comme il est moiré! Ajoutez-y un peu de suc d’orange, et vous me direz si le Seigneur ne comble pas ses créatures en leur faisant de tels dons.

– De ma vie je n’ai rien mangé de plus tendre, de plus délicat, de plus gras, de plus savoureux, répondit le chevalier, la bouche pleine et en fermant à demi les yeux avec sensualité, s’écoutant, pour ainsi dire, manger.

– N’est-ce pas? dit le bon père qui, son couteau et sa fourchette à la main, regardait son hôte avec une orgueilleuse satisfaction.

Le repas terminé, Monsieur plaça un pot de tabac et des pipes à côté de la botterine de vin des Canaries; le père Griffon et Croustillac restèrent seuls.

Après avoir versé un verre de vin au chevalier, le curé lui dit: – A votre santé, mon fils.

– Merci, mon père, dit le chevalier en approchant son verre. Portez aussi la santé de ma future; cela sera pour moi de bon augure.

– Comment, de votre future? reprit le curé, que voulez-vous dire?

– Je parle de la Barbe-Bleue, mon père.

– Ah! toujours cette joyeuseté! Franchement, je croyais les gens de votre pays plus inventifs, mon fils, dit le père Griffon en souriant avec malice, et il vida son verre à petits coups.

– Je n’ai de ma vie parlé plus sérieusement, mon père. Vous avez entendu le serment que j’ai fait à bord de la Licorne.

– L’impossibilité relève de tout serment, mon fils; parce que vous auriez juré de combler l’Océan, seriez-vous engagé par cette promesse?

– Comment, mon père? le cœur de la Barbe-Bleue serait-il un abîme sans fond comme l’Océan? s’écria gaiement Croustillac.

– Un poëte anglais a dit de la femme: «Perfide comme l’onde», mon fils.

– Quant aux perfidies des femmes, mon digne hôte, dit le chevalier avec suffisance, nous savons les conjurer… et nous essaierons de nouveau notre puissance conjuratrice sur la Barbe-Bleue.

– Vous ne le tenterez même pas, mon fils; je suis bien tranquille.

– Permettez-moi de vous dire, mon père, que vous vous trompez. Demain, au point du jour, je vous demanderai un guide pour me conduire au Morne-au-Diable, et j’abandonnerai le reste de l’aventure à mon étoile.

Le chevalier parlait avec un accent de conviction si sérieuse, que le père Griffon posa brusquement sur la table le verre qu’il allait porter à ses lèvres, et regarda le chevalier avec autant d’étonnement que de défiance.

Jusqu’alors il avait réellement cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie ou d’une fanfaronnade.

– Comment, mon fils, vous avez sincèrement cette résolution! Mais c’est une folie, mais…

– Pardonnez-moi, mon bon père, de vous interrompre, dit le chevalier; mais vous voyez devant vous un cadet de famille qui a tenté toutes les fortunes, épuisé toutes les ressources, et à qui rien n’a réussi. La Barbe-Bleue est riche, très riche, j’ai tout à gagner, rien à perdre.

– Rien à perdre!

– La vie? peut-être, direz-vous. D’abord j’en fais bon marché; et puis, si barbare que soit ce pays, si impuissante qu’y soit la justice, je ne puis croire que la Barbe-Bleue oserait me traiter, tout d’abord, comme un de ses trois maris; vous sauriez que j’ai été victime… et vous lui demanderiez compte de ma mort. Je ne risque donc rien que de voir mes hommages repoussés. Eh bien! s’il en est ainsi, si elle me repousse, je continuerai de faire les délices du capitaine Daniel dans ses traversées, en avalant des bougies allumées et en mettant des bouteilles en équilibre sur le bout de mon nez; certes, cette condition est honorable et récréative, mais je préférerais une autre existence. Ainsi donc, quoi que vous me disiez, mon père, je suis résolu à tenter l’aventure et à aller au Morne-au-Diable. Je ne sais quel pressentiment secret me dit que je réussirai, que je suis à la veille de voir ma destinée se résoudre de la manière la plus éblouissante… L’avenir me semble couleur de rose et or; je ne rêve que palais et magnificence, richesse et beauté: il me semble (pardonnez-moi cette comparaison païenne) que l’Amour et la Fortune viennent me prendre par les mains en me disant: – Polyphème Croustillac, le bonheur t’attend. Vous me direz peut-être, mon père, ajouta la chevalier en jetant un regard railleur sur son justaucorps fané, que je suis assez piètrement vêtu pour me produire en cette belle et galante compagnie de la fortune et du bonheur; mais la Barbe-Bleue, qui doit être connaisseuse, devinera tout de suite, sous cette enveloppe, le cœur d’un Amadis, l’esprit d’un Gascon et le courage d’un César.

Après être resté un moment silencieux, le curé, au lieu de sourire des plaisanteries du chevalier, lui répondit d’un ton presque solennel:

– Votre résolution est bien prise?

– Invariablement et absolument prise, mon père.

– Écoutez-moi donc; j’ai reçu la confession du chevalier de Crussol, le dernier gouverneur de cette île; celui qui, lors de la disparition du troisième mari de cette femme, s’était rendu seul au Morne-au-Diable.

– Eh bien! mon père?

– Tout en respectant le secret de sa confession, je puis, je dois vous dire que si vous persistez dans votre projet insensé, vous vous exposerez à de grands et d’inévitables périls. Sans doute, si vous perdiez la vie, votre mort ne demeurerait pas impunie; mais il n’y aurait aucun moyen de prévenir le sort fatal au-devant duquel vous voulez courir. Qui vous oblige à aller au Morne-au-Diable? L’habitante de ce séjour veut y vivre solitaire; les abords de cette demeure sont tels que vous ne pourriez les franchir sans violence; or, en tous pays, et surtout dans celui-ci, ceux qui violent la propriété d’autrui s’exposent à de grands dangers, dangers d’autant plus vains que toute tentative d’union avec cette veuve est impossible, lors même que vous seriez aussi riche que vous êtes pauvre, lors même que vous seriez d’une maison princière.

Ces paroles révoltèrent l’incommensurable amour-propre du Gascon, et il s’écria:

– Mon père, cette femme est femme… et je suis Croustillac!

– Qu’est-ce que cela veut dire, mon fils?

– Que cette femme est libre, qu’elle ne m’a pas vu… et qu’un regard… un seul regard peut changer complétement ses résolutions.

– Je ne le pense pas.

– Mon révérend, j’ai la plus grande, la plus aveugle confiance dans votre parole; je sais toute son autorité… mais il s’agit du beau sexe… et vous ne pouvez connaître le cœur des femmes comme je le connais; vous ne savez pas de quels inexplicables caprices elles sont capables; vous ne savez pas que ce qui leur plaît aujourd’hui leur déplaît demain, et qu’elles veulent aujourd’hui ce qu’elles ne voulaient pas hier… Les femmes, mon révérend, les femmes… avec elles il faut oser pour réussir… Si ce n’était votre robe, je vous raconterais de curieuses témérités, d’audacieuses entreprises dont j’ai été bien amoureusement récompensé.

– Mon fils!

– Je comprends votre susceptibilité, mon père, et, pour en revenir à la Barbe-Bleue, une fois en présence, je la traiterai non seulement avec effronterie, avec hauteur… je la traiterai en conquérant… je n’ose dire en lion qui vient fièrement enlever sa proie.

Ces réflexions du chevalier furent interrompues par un accident imprévu.

Il faisait très chaud, la porte de la salle à manger qui donnait sur le jardin était restée entr’ouverte.

Le chevalier, tournant le dos à cette porte, était assis dans un fauteuil dont le dossier de bois n’était pas très élevé.

On entendit un sifflement assez aigu, et un coup sec vibra dans la partie pleine du siège du chevalier.

A ce bruit le père Griffon bondit sur sa chaise, courut prendre son fusil à un râtelier placé dans sa chambre, et se précipita dehors en s’écriant:

– Jean! Monsieur! prenez vos fusils! A moi, mes enfants, à moi! voici les Caraïbes!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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