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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 2

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– Pour un bâtiment d’une telle valeur (les passagers avaient évalué son chargement à 400,000 francs environ), il n’est guère bien armé, dit le chevalier, ce serait une bonne capture pour les Anglais.

– Ah! bah! reprit un passager d’un air d’envie, la Barbe-Bleue peut bien perdre ce bâtiment-là.

– Pardieu! oui; il lui resterait assez d’argent pour en acheter et en armer d’autres.

– Une vingtaine même si elle le voulait, dit le capitaine Daniel.

– Oh! vingt… c’est beaucoup, reprit un passager.

– Ma foi, sans compter sa magnifique plantation de l’Anse-aux-Sables, et sa mystérieuse maison du Morne-au-Diable, reprit un autre; ne dit-on pas qu’elle a pour cinq ou six millions d’or et de pierreries… enfouis dans quelque cachette.

– Ah! voilà… enfouis on ne sait où, reprit le capitaine Daniel, mais pour sûr elle les a, car, moi, je tiens du vieux père l’Ouvre-l’œil, qui avait été une fois voir le premier mari de la Barbe-Bleue, au Morne-au-Diable, lequel mari était, disait-on, jeune et beau comme un ange, je tiens de l’Ouvre-l’œil que la Barbe-Bleue, ce jour-là, s’amusait à mesurer dans un couï1 des diamants, des perles fines et des émeraudes; or, toutes ces richesses sont encore en sa possession, sans compter qu’on dit que son troisième et dernier mari était puissamment riche, et que toute sa fortune était en poudre d’or.

– Les uns la disent si avare qu’elle ne dépense pas pour elle et les siens 10,000 fr. par année… reprit un passager.

– Quant à cela, ça n’est pas sûr, reprit maître Daniel, personne ne peut savoir comment elle vit, puisqu’elle est étrangère à la colonie, et qu’il n’y a pas quatre personnes qui aient mis le pied au Morne-au-Diable.

– Certes, et l’on fait bien: ce n’est pas moi qui aurais la curiosité d’y aller, dit un autre; le Morne-au-Diable ne jouit pas pour cela d’une assez bonne renommée… On dit qu’il s’y passe des choses… des choses…

– Ce qui est certain, c’est que le tonnerre y est tombé trois fois…

– Cela ne m’étonnerait pas; l’on entend, dit-on, des bruits étranges autour de cette habitation.

– On dit qu’elle est bâtie en manière de forteresse inaccessible au milieu des rochers de la Cabesterre…

– Cela se conçoit, si la Barbe-Bleue a tant de trésors à garder…

Croustillac écoutait cette conversation avec une excessive curiosité. Ces trésors, ces diamants miroitaient singulièrement à son imagination.

– Mais de qui donc parlez-vous ainsi, mes gentilshommes? demanda-t-il enfin.

– Nous parlons de la Barbe-Bleue!

– Qu’est-ce que la Barbe-Bleue?

– La Barbe-Bleue? Eh bien! c’est la Barbe-Bleue…

– Mais, enfin, est-ce un homme ou une femme? dit le chevalier.

– La Barbe-Bleue?

– Oui, oui, dit impatiemment Croustillac.

– Eh! mon Dieu! c’est une femme!

– Comment! une femme? Et pourquoi l’appelle-ton la Barbe-Bleue?

– Pourquoi? Parce qu’elle se débarrasse de ses maris, comme l’homme à la barbe bleue du nouveau conte se débarrassait de ses femmes.

– Et elle est veuve!.. c’est une veuve!.. ce serait une veuve! comment!.. s’écria le chevalier avec un battement de cœur inexprimable; une veuve… répéta-t-il en joignant les mains, une veuve! riche à éblouir! à donner le vertige par le seul calcul de ses richesses… une veuve!!

– Une veuve, si veuve qu’elle l’est pour la troisième fois depuis trois ans, dit le capitaine.

– Et elle est aussi riche qu’on le dit?

– Mais, oui, c’est connu, tout le monde le sait, dit le capitaine.

– Riche à millions!! riche à armer des bâtiments de 400,000 livres… riche à avoir des sacs de diamants et d’émeraudes et de perles fines… s’écria le Gascon, dont les yeux étincelaient, dont les narines se gonflaient, dont les mains se crispaient.

– Mais on vous répète qu’elle est riche à acheter la Martinique et la Guadeloupe, si cela lui faisait plaisir, reprit le capitaine.

– Et vieille… très vieille?.. demanda le chevalier avec inquiétude.

Son interlocuteur regarda les autres passagers d’un air interrogatif, et dit: – Quel âge peut bien avoir la Barbe-Bleue?

– Ma foi, je n’en sais rien, dit l’un.

– Tout ce que je sais, reprit un autre, c’est que lorsque je suis arrivé dans la colonie, il y a deux ans, elle en était déjà à son second mari, et qu’elle entamait le troisième… qui ne lui a pas seulement duré un an.

– Pour ce qui est du troisième mari, on ne dit pas qu’il soit mort, mais il a disparu, reprit un autre.

– Il est si bien mort, au contraire, qu’on dit avoir vu la Barbe-Bleue en grand deuil de veuve, dit un passager.

– Sans doute, sans doute, ajouta un troisième interlocuteur; la preuve qu’il est mort, c’est que le desservant de la paroisse de Macouba, en l’absence du révérend père Griffon, a dit une messe des morts pour lui.

– Au reste, il ne serait pas étonnant qu’il eût été assassiné, dit un autre.

– Assassiné… par sa femme, sans doute, reprit-on avec une unanimité qui prouvait peu en faveur de la Barbe-Bleue.

– Non pas par sa femme!

– Ah! ah! voilà du nouveau.

– Pas par sa femme? et par qui donc alors?

– Par des ennemis qu’il avait à la Barbade.

– Par des colons anglais?

– Oui, par des Anglais, puisqu’il était, dit-on, Anglais lui-même…

– Toujours est-il, mon gentilhomme, que le troisième mari est mort… et bien mort?.. demanda le chevalier avec anxiété.

– Oh! pour mort… oui, oui, répéta-t-on en chœur.

Croustillac respira; un moment comprimées, ses espérances reprirent leur vol audacieux.

– Mais l’âge de la Barbe-Bleue le sait-on? reprit-il.

– Pour son âge, je puis vous satisfaire: elle doit avoir environ… de vingt… oui, c’est à peu près cela, de vingt… à soixante ans, dit le capitaine Daniel.

– Mais vous ne l’avez donc pas vue? dit le chevalier impatienté de cette plaisanterie.

– Vue!! moi? et pourquoi diable voulez-vous que j’aie vue la Barbe-Bleue? demanda le capitaine. Est-ce que vous êtes fou?

– Comment?

– Entendez-vous… mes compères… dit le capitaine à ses passagers; il me demande si j’ai vu la Barbe-Bleue.

Les passagers haussèrent les épaules.

– Mais, reprit Croustillac, qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ma question?

– Ce qu’il y a d’étonnant? dit maître Daniel.

– Oui.

– Tenez… vous venez de Paris, vous, n’est-ce pas? et c’est bien moins grand que la Martinique.

– Sans doute!

– Eh bien! avez-vous vu le bourreau à Paris?

– Le bourreau? non… mais quel rapport?

– Eh bien! une fois pour toutes, sachez qu’on est aussi peu curieux de voir la Barbe-Bleue, qu’on est curieux de voir le bourreau… mon gentilhomme. D’abord, parce que la maison qu’elle habite est située au milieu des solitudes du Morne-au-Diable, où l’on ne se soucie pas de s’aventurer… Puis, parce qu’une assassine n’est pas d’une agréable société, et puis parce que la Barbe-Bleue a de trop mauvaises connaissances.

– De mauvaises connaissances? fit le chevalier.

– Oui, des amis… des amis de cœur… pour ne pas dire plus, qu’il ne fait pas bon rencontrer le soir sur la grève, la nuit dans les bois ou au coucher du soleil sous le vent de l’île, dit le capitaine.

– L’Ouragan… le capitaine flibustier, d’abord… dit un des passagers d’un air d’effroi.

– Puis Arrache-l’Ame… le boucanier de Marie-Galande, dit un autre.

– Puis Youmaalë… le Caraïbe anthropophage de l’anse aux Caïmans, reprit un troisième.

– Comment! s’écria le chevalier, est-ce que la Barbe-Bleue serait à la fois en coquetterie réglée avec un flibustier, un boucanier et un cannibale… Peste… Quelle matrone!

– Comme vous dites, mon gentilhomme… elle passe pour une matrone, une buonaroba, comme disent les Espagnols.

CHAPITRE III.
L’ARRIVÉE

Ces singulières révélations sur le moral de la Barbe-Bleue parurent impressionner assez le chevalier.

Après quelques moments de silence il demanda au capitaine: – Quel est cet homme, ce flibustier qu’on appelle l’Ouragan?

– Un mulâtre de Saint-Domingue, dit-on, reprit maître Daniel, l’un des plus déterminés flibustiers des Antilles; il est venu habiter la Martinique depuis deux ans, dans une maison isolée, où il vit maintenant en bourgeois; on dit qu’il se servait, lorsqu’il faisait sa course, de pirogues à soupape.

– Qu’est-ce qu’une pirogue à soupape? demanda le chevalier.

– C’est une grande embarcation, noire, longue et mince comme un serpent; au fond de son arrière, près du gouvernail, il y a une large soupape qui s’ouvre à volonté. Dès qu’un navire était en vue, on dit que l’Ouragan s’embarquait dans une pareille pirogue avec une cinquantaine de flibustiers armés de coutelas et de pistolets, voilà tout; la pirogue marchait à rames, parce qu’en se privant de voiles elle pouvait s’approcher plus près de l’ennemi sans être aperçue; la pirogue piquait donc droit au navire: si ledit navire se défiait et se défendait, son artillerie n’avait guère de prise sur l’avant de la pirogue, avant étroit et tranchant comme le coupant d’une hache: quant à la mousqueterie de l’ennemi, l’Ouragan n’y croyait pas, dit-on. Lorsqu’il abordait le navire qu’il voulait enlever, l’Ouragan, qui gouvernait toujours, ouvrait sa soupape; l’embarcation commençait à couler à fond par l’arrière, ce qui obligeait nécessairement les plus engourdis à s’élancer sur le pont du bâtiment ennemi afin d’échapper à la noyade; une fois à l’abordage, les flibustiers poignardaient tout ce qui résistait et jetaient à la mer tout ce qui ne résistait pas; l’Ouragan conduisait sa prise à Saint-Thomas, où il vendait l’huître et sa coquille (c’est ainsi que les pirates appellent le bâtiment et ses marchandises), et il partageait l’argent avec ses compagnons. Quand il n’avait plus le sou, l’Ouragan faisait construire une nouvelle pirogue à soupape, la faisait bénir par un prêtre et recommençait sa course; on dit que quand il est en bonne humeur, il calcule avec la Barbe-Bleue le nombre des Espagnols et des Anglais qu’il a tués ou noyés, lui et ses flibustiers; il dit que cela ne va pas loin de trois à quatre mille. Voilà ce que c’est que l’Ouragan, mon gentilhomme.

– Et vous croyez que ce matamore n’est pas indifférent à la Barbe-Bleue? demanda négligemment le chevalier.

– On dit que tout le temps que l’Ouragan ne passe pas chez lui, il le passe au Morne-au-Diable.

– Cela prouve au moins que la Barbe-Bleue n’aime guère les Céladons de Bergerades, dit le chevalier. Ah çà! mais le boucanier?

– Ma foi, s’écria un passager, je ne sais si je n’aimerais pas mieux encore avoir pour ennemi l’Ouragan que le boucanier Arrache-l’Ame!

– Peste! voilà du moins un nom qui promet, dit Croustillac.

– Et qui tient, dit le passager, car le boucanier, je l’ai vu…

– Et il est… terrible?

– Il est au moins aussi farouche que les sangliers ou les taureaux qu’il chasse. Je puis vous en parler. Il y a un an environ, je suis allé à son boucan de la grande Tari, au nord de la Martinique, lui acheter des peaux de bœufs sauvages; il était tout seul avec sa meute de vingt chiens courants, qui avaient l’air aussi méchants et aussi sauvages que lui; quand je suis arrivé il se frottait le visage avec de l’huile de palmes, car il n’y avait pas un seul endroit de sa figure qui ne fût bleu, jaune, violet et pourpre.

– J’y suis, dit le chevalier, les nuances irisées d’un coup de poing sur l’œil, mais… en grand.

– Juste, mon gentilhomme. Je lui demandai ce qu’il avait; voici ce qu’il me raconta: «Mes chiens, menés par mon engagé2, me dit-il, avaient lancé un taureau de deux ans; il me passe, je lui envoie une balle à l’épaule; il bondit dans un hallier; mes chiens arrivent, il fait tête et m’en découd deux. Pendant que je rechargeais en double, mon engagé arrive, tire et manque le taureau. Mon garçon se voyant désarmé, veut couper le jarret du taureau, mais le taureau l’éventre et le foule aux pieds. Placé comme j’étais, je ne pouvais tirer l’animal, de peur d’achever mon engagé; je prends mon grand couteau de boucan et je me jette entre eux deux; je reçois un coup de corne qui m’ouvre la cuisse; un second me casse ce bras-là (il me montre son bras gauche qui, en effet, était serré contre son corps avec une liane); le taureau continue de me charger; comme il ne me restait que la main droite de bonne, je prends mon temps, et au moment où l’animal baisse la tête pour me découdre, je le saisis aux cornes, je l’abaisse à ma portée, je lui saute aux lèvres avec mes dents, et je ne démords pas plus qu’un boule-dogue anglais, pendant que mes chiens lui travaillaient les côtes.»

– Mais c’est une vraie mâchoire que cet homme-là? dit dédaigneusement Croustillac. S’il n’a pas d’autres moyens de plaire, mordioux! je plains sa maîtresse…

– Je vous disais bien que c’était une espèce d’animal sauvage, reprit le narrateur; mais je continue mon récit: «Une fois mordu aux lèvres, ajouta le boucanier, un taureau est bien bas. Au bout de cinq minutes, épuisé par la perte du sang, car mes balles avaient porté, le taureau tombe à genoux et se renverse; mes chiens montent sur lui, le prennent à la gorge et l’achèvent. La lutte m’avait affaibli, je perdais beaucoup de sang: pour la première fois de ma vie, je m’évanouis ni plus ni moins qu’une petite femme… Vous allez voir que mal m’en a pris! Ne voilà-t-il pas mes chiens qui, pendant mon évanouissement, s’amusent à dévorer mon engagé!!! tant ils sont mordants et bien dressés! Comment, dis-je tout effrayé à Arrache-l’Ame, parce que vos chiens ont dévoré votre engagé, cela prouve qu’ils sont bien dressés? Et je vous avoue, monsieur, ajouta le passager qui racontait au Gascon la prouesse du boucanier, je vous avoue que je regardais avec un certain effroi ces féroces animaux qui tournaient et rôdaient autour de moi en me flairant d’une façon très peu rassurante…

– Le fait est que ce sont là des mœurs tant soit peu brutales, dit Croustillac, et l’on serait mal venu à parler à cet homme des bois le beau langage de la belle galanterie… Mais quelle diable de conversation peut-il avoir avec la Barbe-Bleue?

– Dieu me préserve d’aller les écouter! dit le narrateur.

– Une fois qu’Arrache-l’Ame à la Barbe-Bleue a dit: – J’ai mordu un taureau au nez, et mes chiens ont dévoré mon engagé, reprit le Gascon, la conversation doit devenir languissante, et, mordioux! on ne fait pas tous les jours manger un homme aux chiens pour avoir un sujet d’entretien.

– Ma foi, monsieur, on ne sait pas, dit un auditeur, ces gens-là sont capables de tout!

– Mais, dit impatiemment Croustillac, un pareil animal ne doit pas savoir ce que c’est que les petits soins, le parler fleuri qui subjugue les belles…

– Non certainement, reprit le narrateur (que nous soupçonnons fort d’exagérer les faits), car il sacre, il jure à faire abîmer l’île, et il a une voix… une voix… qui ressemble au beuglement d’un taureau.

– C’est tout simple, à force de les fréquenter il aura pris leur accent, dit le chevalier, mais la fin de votre histoire, je vous prie.

– M’y voici. Je demandai donc au boucanier, comment il osait soutenir que des chiens qui dévoraient un homme étaient bien dressés. – «Sans doute, reprit-il; mes chiens sont dressés à ne jamais donner un coup de dent à un taureau lorsqu’il est mis bas, car je vends les peaux, et il faut qu’elles soient intactes; une fois l’animal mort, ces pauvres bêtes, si affamées qu’elles soient, ont le courage de le respecter et d’attendre la curée; or, ce matin ils avaient une faim d’enfer: mon engagé était à moitié tué et couvert de sang. Il était très dur avec eux: ils ont sans doute commencé par lécher ses blessures: puis, comme on dit, l’appétit leur sera venu en mangeant; ça leur a mis l’eau à la bouche, à ces pauvres bêtes; finalement ils ne m’ont laissé que les os de mon engagé. Sans la morsure d’un serpent à tête d’agouti qui pince fort, mais qui n’est pas venimeux, je serais peut-être encore évanoui. Je reviens à moi, j’arrache le serpent de ma jambe droite où il s’était enroulé, je le prends par la queue, je le fais tourner comme qui dirait une fronde et je lui écrase la tête sur un tronc de goyavier; je me tâte, je n’avait presque rien… la cuisse fendue et le bras cassé; je bande la plaie de ma cuisse avec une feuille de balisier bien fraîche, attachée avec une liane. Quant à mon aileron gauche, il était brisé entre le coude et le poignet; je coupe trois petits bâtons et une longue liane, et je ficelle mon bras cassé comme une carotte de tabac; une fois pansé, je cherche mon engagé, car je ne m’étais pas encore aperçu du tour… je l’appelle, il ne répond pas; mes chiens étaient couchés à mes pieds, ils faisaient les innocents, les sournois! et me regardaient en remuant la queue, comme si de rien n’était; enfin je me lève et qu’est-ce que je vois à vingt pas: la carcasse de mon engagé! je le connais à sa corne à poudre et à sa gaine à couteaux. Voilà tout ce qu’il en restait. C’était pour en revenir à ce que je vous disais, ajouta Arrache-l’Ame en terminant son horrible histoire, et pour vous prouver que mes chiens étaient bien mordants et bien dressés; car il ne manque pas un poil à la peau du taureau.»

– Allons, allons, le boucanier vaut le flibustier, dit Croustillac. Tout ce que je vois là-dedans, c’est que la Barbe-Bleue est furieusement à plaindre de n’avoir eu jusqu’ici que le choix entre de pareilles brutes… Et le Gascon ajouta avec compassion: C’est tout simple: cette pauvre femme-là n’a pas d’idée de ce que c’est qu’un aimable et galant gentilhomme. Quand on a toute sa vie mangé du lard et des fèves, on ne se figure pas qu’il peut exister quelque chose d’aussi parfait, d’aussi délicat qu’un faisan ou un ortolan… Allons, mordioux! je vois qu’il m’était destiné d’éclairer la Barbe-Bleue sur une infinité de choses, et de lui dévoiler un monde tout nouveau… Quant au Caraïbe, il doit être digne de figurer à côté de ses farouches rivaux?

– Oh? pour le Caraïbe, dit un des passagers, je puis en parler à bon escient. J’ai fait cet hiver, dans son balaou, la traversée de l’Anse-au-Sable à Marie-Galande; j’avais hâte d’arriver dans ce dernier endroit, la rivière des Saintes était débordée, il m’aurait fallu faire un détour énorme pour trouver un endroit guéable. Au moment de m’embarquer, je vis à l’avant du balaou d’Youmaalë une espèce de figue brune; je m’approche, qu’est-ce que je vois? Jésus, mon Dieu! une tête et deux bras desséchés en manière de momie, qui formaient la figure d’ornement de sa pirogue. Nous partons; le Caraïbe, silencieux comme un sauvage qu’il était, pagayait sans mot dire. Arrivé à la hauteur de l’îlot des Crabes où avait échoué quelques mois auparavant, un brigantin espagnol, je lui demande: – N’est-ce pas là où a péri le bâtiment espagnol? Le Caraïbe me fait signe que c’est là… Il est bon de vous dire qu’à bord de ce navire se trouvait le révérend père Simon, des Missions étrangères. Sa réputation de sainteté était telle qu’elle était parvenue jusque chez les Caraïbes; le brigantin avait péri corps et biens, du moins on le croyait. Je dis dont au Caraïbe: – C’est là qu’est mort le père Simon, tu en as entendu parler? Il me fit un nouveau signe de tête affirmatif… car ces gens-là regardent à prononcer une parole de trop. – C’était un excellent homme? ajoutai-je.

– J’en ai mangé, me répondit ce malheureux idolâtre, avec une sorte de satisfaction orgueilleuse et farouche.

– C’est une manière comme une autre de goûter quelqu’un, dit Croustillac, et de partager ses principes.

– D’abord, reprit le passager, je ne compris pas ce que voulait dire cet horrible anthropophage; mais, lorsque je l’eus fait s’expliquer, j’appris qu’ensuite de je ne sais quelle cérémonie sauvage, le missionnaire et deux matelots qui s’étaient sauvés sur un îlot désert avaient été surpris par les Caraïbes et ensuite dévorés… Comme je reprochais à Youmaalë cette atroce barbarie, en lui disant qu’il était affreux d’avoir sacrifié ces trois malheureux Français à leur rage sanguinaire, il me répondit sentencieusement et d’un ton approbatif, comme s’il eût voulu me prouver qu’il comprenait la force de mes arguments, en classant sinon la valeur, du moins la saveur de trois différents peuples: —Tu as raison: Espagnol, jamais; Français, souvent; Anglais, toujours.

– Ce qui prouve que l’Anglais est incomparablement plus délicat que le Français, et que l’Espagnol est coriace en diable, dit Croustillac; mais avec ces gourmandises-là, il finira un jour par manger la Barbe-Bleue de caresses… si tout ceci est vrai…

– Tout est vrai, mon gentilhomme…

– Il en résulte alors positivement que cette jeune ou vieille veuve n’est pas insensible aux agréments féroces de l’Ouragan, d’Arrache-l’Ame et de l’anthropophage.

– C’est la voix publique qui l’en accuse.

– Ils la fréquentent donc souvent?

– Tout le temps que l’Ouragan ne passe pas en flibuste, tout le temps qu’Arrache-l’Ame ne passe pas à son boucan, tout le temps qu’Youmaalë ne passe pas dans les bois, ils le passent auprès de la Barbe-Bleue.

– Sans jalousie les uns des autres?

– On dit que la Barbe-Bleue est une manière de femme aussi despotique et aussi impérieuse que le sultan des Turcs… et qu’elle leur défend d’être jaloux…

– Mordioux! quel sérail elle s’est choisi là… Mais, allons, allons, messieurs, vous me savez Gascon, vous savez qu’on nous accuse d’exagérer, et vous voulez railler…

Le capitaine Daniel répondit d’un air sérieux qui ne pouvait pas être feint:

– A notre arrivée à la Martinique, demandez au premier créole venu ce que c’est que la Barbe-Bleue, et que saint Jean, mon patron, me maudisse si on ne vous dit pas ce qu’on vient de vous dire à propos de cette femme et de ses trois amis, le flibustier, le boucanier et le Caraïbe!

– Et de ses immenses richesses… m’en parlerait-on aussi? demanda le chevalier.

– On vous dira que l’habitation qui dépend du Morne-au-Diable est une des plus belles du pays, et que la Barbe-Bleue possède un comptoir au Fort-Saint-Pierre, et que ce comptoir, tenu par un homme à elle, en expédie chaque année cinq ou six bâtiments comme celui que nous avons rencontré tout à l’heure.

– Je vois ce que c’est alors, dit le chevalier d’un air railleur. La Barbe-Bleue est une femme blasée sur les richesses et sur les plaisirs de ce monde; pour se distraire elle est capable de boucaner, de flibuster, voire même de cannibaler, si le cœur lui en dit.

– Si cela lui plaît, il y a toute apparence qu’elle ne se gêne guère, dit le capitaine.

A ce moment le père Griffon monta sur le pont, Croustillac lui dit:

– Mon père, je disais tout à l’heure à ces messieurs qu’on nous accuse, nous autres Gascons, de faire des bourdes, mais ce qu’on dit de la Barbe-Bleue est-il vrai?

La figure du père Griffon, ordinairement placide ou joyeuse, se rembrunit tout d’un coup; et il répondit gravement à l’aventurier:

– Mon fils, ne prononcez jamais le nom de cette femme.

– Comment! mon père, il serait vrai? Elle remplacerait ses défunts maris par un flibustier… un boucanier… et un anthropophage…

– Assez, assez, mon fils… je vous prie, ne parlons pas du Morne-au-Diable et de ce qui s’y passe.

– Mais, mon père… cette femme est-elle aussi riche qu’on le dit? reprit le Gascon, dont les yeux brillaient de convoitise, a-t-elle d’immenses trésors? est-elle belle? est-elle jeune?

– Que le ciel me préserve de m’en informer!

– Est-il vrai que ses trois maris aient été tués par elle, mon père? Si cela est vrai… comment la justice a-t-elle laissé de pareils crimes impunis?

– Il est des crimes qui peuvent échapper à la justice des hommes, mon fils, mais ils n’échappent jamais à la justice de Dieu. Je ne sais d’ailleurs si cette femme est aussi coupable qu’on le dit; mais encore une fois, mon fils, n’en parlons plus… je vous en conjure, dit le père Griffon que cet entretien affectait péniblement.

Tout à coup le chevalier se campa fièrement sur sa hanche, enfonça son vieux feutre sur sa tête, caressa sa moustache, se dressa sur ses orteils comme un coq qui se prépare au combat, et s’écria avec une audace dont un Gascon était seul capable:

– Messieurs, dites-moi le quantième de ce mois?

– Le 13 juillet, lui répondit le capitaine.

– Eh bien! messieurs, reprit l’aventurier, que je perde mon nom de Croustillac, que mon blason soit à jamais entaché de félonie, si dans un mois d’ici, jour pour jour, malgré tous les boucaniers, tous les flibustiers et tous les anthropophages de la Martinique et de l’univers, la Barbe-Bleue n’est pas la femme de Polyphème de Croustillac!

Le soir, au moment où il allait se retirer dans l’entre-pont, l’aventurier fut pris en particulier par le père Griffon; celui-ci tâcha, par tous les moyens possibles, de pénétrer si le Gascon en savait plus qu’il ne paraissait savoir à l’endroit de la Barbe-Bleue. L’insistance extraordinaire avec laquelle Croustillac s’était occupé d’elle et des gens qui l’entouraient avait éveillé les soupçons du bon père.

Après s’être entretenu longtemps à ce sujet avec le chevalier, le religieux fut à peu près certain que Croustillac n’avait parlé ainsi que par outrecuidance et par vanité.

– Il n’importe, dit le père Griffon d’un air pensif en voyant le chevalier s’éloigner, je ne perdrai pas cet aventurier de vue… il a l’air fou et évaporé, mais les traîtres savent prendre tous les masques… Hélas! ajouta-t-il tristement, ce dernier voyage m’impose de grands devoirs envers ceux qui habitent le Morne-au-Diable. Maintenant leur secret est pour ainsi dire le mien… mais j’ai dû faire ce que j’ai fait, ma conscience le voulait… puissent-ils jouir longtemps encore du bonheur qu’ils méritent en échappant aux piéges qu’on leur tend… Ah! ce sont de dangereux ennemis que les rois… et on paye souvent bien cher le triste honneur d’être né sur les marches d’un trône… Hélas! reprit le bon père avec un profond soupir, pauvre et angélique femme… cela me navre d’entendre ainsi parler d’elle… mais il serait impolitique de la défendre… ces bruits font la sûreté des nobles créatures auxquelles je m’intéresse si vivement.

Après de nouvelles réflexions, le père Griffon se dit:

– J’avais un instant pris cet aventurier pour un secret émissaire de l’Angleterre, mais je me suis sans doute trompé… Malgré cela, je surveillerai cet homme… mais au fait, j’y songe, je lui offrirai l’hospitalité… de cette manière aucune de ses démarches ne m’échappera; en tout cas, je préviendrai mes amis du Morne-au-Diable de redoubler de prudence, car je ne sais pourquoi l’arrivée de ce Gascon m’inquiète.

Nous devons nous hâter d’avertir le lecteur que les soupçons du père Griffon à l’égard de Croustillac n’étaient pas fondés, le chevalier n’était rien autre qu’un pauvre diable de chevalier d’industrie, tel que nous l’avons dépeint. L’excellente opinion qu’il avait de lui-même était la seule cause de son impertinente gageure: – d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.

1.Espèce de calebasse assez profonde.
2.Apprenti boucanier.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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