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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 16

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– Comment, monsieur, s’écria Angèle, telle était votre généreuse intention? vous vouliez…

– Oh! attendez, madame… attendez… ne me croyez ni plus sot ni plus généreux que je ne le suis, dit amèrement le Gascon. Je priai donc le père Griffon de venir vous avertir, madame, que je désirais vous emmener. M. de Chemeraut m’écoutait; je ne pouvais en dire davantage au religieux, mais cela suffisait. De deux choses l’une… ou vous me comprendriez… ou vous me croiriez capable de cette infamie. Dans tous les cas, vous étiez sur vos gardes… et le prince était sauvé… car c’était mon idée fixe…

– Ainsi, monsieur, s’écria Angèle en regardant Croustillac avec autant d’étonnement que de reconnaissance, votre intention n’était véritablement pas… d’abuser de…

Le Gascon l’interrompit brusquement. Non… madame, non; je n’avais alors aucune méchante intention quoique certaines particularités de votre existence me parussent très inexplicables… Je vous croyais sincèrement attachée à un prince malheureux, et à tout prix j’aurais sauvé le duc.

– Ah! monsieur, combien je vous ai mal jugé! Vous êtes le plus généreux des hommes, s’écria Angèle.

L’aventurier poussa un éclat de rire sardonique qui stupéfia la jeune femme; puis il continua d’un air sombre:

– Dieu merci… mes yeux se sont ouverts. Je vois maintenant que généreux veut dire stupide; que dévoué veut dire niais. Je profiterai de la leçon. Polyphème de Croustillac se venge rarement… mais quand il se venge, il se venge bien… surtout lorsque la vengeance est aussi charmante que celle qui l’attend.

– Vous… venger, monsieur! dit Angèle, et de quoi?

– De quoi, madame? Vous avez l’audace de me le demander, vous?

– Mais, sans doute; que vous ai-je fait? pourquoi cette haine?

L’aventurier frappa du pied avec tant de violence, que le mulâtre fit un pas vers lui; mais Croustillac concentra sa colère, et dit à Angèle d’une voix brève, avec une amère ironie:

– Écoutez, madame, il me semble que, sans être possédé d’un orgueil infernal, je pouvais espérer un souvenir de votre part, lorsque pour vous je me jetais, de gaieté de cœur, au milieu des positions les plus dangereuses. Il me semble, madame, ajouta le Gascon en ne pouvant contenir son indignation, qui augmentait à mesure qu’il parlait, il me semble, madame, que ce n’était pas au moment même où, au risque de ma vie, je faisais tout au monde pour sauver ce mari que vous aimez si passionnément, dit-on, que ce n’était pas alors que vous deviez oublier toute pudeur…

– Monsieur…

– Oui, madame… oublier toute pudeur, toute honte, pour vous jeter dans les bras d’un misérable mulâtre… et pousser l’abjection jusqu’à lui allumer sa pipe… En vérité, j’étais bien brute! ajouta le Gascon avec une recrudescence de fureur… Par dévoûment pour madame, je risquais ma peau pour le mari de madame… pendant que madame, qui se moque outrageusement de son époux et de moi, fait ici d’abominables orgies avec un tas de bandits… Allons donc, mordioux… le fils de ma mère ne mériterait pas d’être né dans mon pays et d’avoir rôti le balai, comme on dit… dans la capitale de l’univers, s’il ne trouvait pas à son tour de quoi rire dans cette aventure… En un mot, madame, reprit-il durement, vous pouvez me supposer les plus méchantes intentions du monde… et vous ne serez jamais au dessous de la vérité… car je vous suis aussi hostile que je vous étais dévoué… Du reste, j’aime mieux cela… rien n’est plus gênant que les beaux sentiments… J’aurais à recommencer mes bergerades et mes sonnets de ce matin… que je m’en garderais bien… Je préfère, mordioux! la façon dont je vous aime maintenant à celle de tantôt, ajouta Croustillac en jetant un regard étincelant sur Angèle.

CHAPITRE XXV.
RÉVÉLATION

Le pauvre Gascon, emporté par la colère et par la jalousie, se faisait beaucoup plus méchant qu’il ne l’était réellement; malheureusement la duchesse de Monmouth ne le connaissait pas assez pour deviner l’exagération de ces féroces apparences.

Angèle crut l’aventurier capable de regretter sérieusement de s’être montré généreux; dans ce doute, elle hésita naturellement à calmer la jalousie du Gascon en lui dévoilant le secret du déguisement de Monmouth, cet aveu pouvait tout perdre si le chevalier n’était pas de bonne foi. Il était donc prudent de se tenir encore sur la réserve.

– Monsieur, dit Angèle, vous vous trompez… il y a dans ma conduite des mystères que je ne puis vous expliquer encore.

Ces mots redoublèrent l’irritation de Croustillac; depuis trois jours il ne se trouvait que trop mêlé à de mystérieux événements: aussi s’écria-t-il:

– J’ai assez de mystères comme cela! j’en ai trop, de ceux qui vous regardent surtout; je ne veux pas être plus longtemps votre dupe, madame! Je ne sais pas quel sort m’attend, je ne sais comment tout ceci finira, mais, par l’enfer, vous me suivrez!

– Monsieur…

– Oui, madame, j’ai les inconvénients du rôle de votre époux bien-aimé, j’en aurai du moins les agréments; quant à cet indigne scélérat de mulâtre… qui ne dit mot, fait le sournois, et n’en pense pas moins, je le livrerai à M. de Chemeraut, et il m’en rendra bon compte… Si ce n’était souiller l’épée d’un gentilhomme que de la tremper dans le sang esclave, je me serais chargé moi-même de cette vengeance!

Angèle échangea un coup d’œil avec Monmouth, dont l’imperturbable sang-froid exaspérait le Gascon. Tous deux sentirent la nécessité de calmer le chevalier, sa colère pouvait devenir dangereuse; il fallait le calmer toutefois sans lui découvrir le secret du déguisement du prince.

La jeune femme dit donc à l’aventurier:

– Tout va s’expliquer, monsieur. Mon plus grand, mon seul tort envers vous, a été de douter de la générosité de votre caractère, de la loyauté de votre dévouement. Le père Griffon (quoiqu’il eût répondu de vous, monsieur) a été, comme moi, trompé sur le véritable motif de vos intentions; nous avons cru… et nous avons eu tort de croire… que vous étiez capable d’abuser du nom que vous aviez pris… Pour échapper au nouveau danger dont vous sembliez nous menacer, il fallait tenter un moyen, bien certain, sans doute, mais qui pouvait réussir. Je ne pouvais fuir, c’était aller à votre rencontre; je donnai donc les ordres nécessaires pour que vous fussiez introduit ici avec M. de Chemeraut, espérant que vous me surprendriez à l’improviste, et qu’ainsi témoin de la tendre intimité qui m’attachait au capitaine…

– Comment! c’est exprès que vous m’aviez ménagé cette agréable perspective? s’écria le Gascon furieux… et vous osez me dire cela en face… Mais c’est le dernier terme de la dégradation et du dévergondage, madame… Et dans quel but, s’il vous plaît, teniez vous à me prouver l’abominable intimité qui vous lie à ce bandit?

– Afin, monsieur, qu’il vous fût impossible de m’emmener avec vous. M. de Chemeraut étant témoin de ma coupable liaison avec le capitaine l’Ouragan, vous ne pouviez pas… vous qui passez pour le duc de Monmouth, reprendre aux yeux de l’envoyé français, une femme aussi coupable que je le paraissais… aussi coupable que je le suis…

– Vous l’avouez donc, madame?

– Oui!.. eh bien, oui, monsieur!.. ne soyez pas généreux à demi… Que vous importe que j’aime… un esclave, comme vous dites…

– Comment, madame, que m’importe… mais vous avez donc juré de me mettre hors de moi… Que m’importe? Et à quoi sert-il alors que je joue le rôle de votre mari? existe-t-il seulement? est-il ici? ne vous servez-vous pas de l’erreur dont je suis victime pour vous débarrasser de moi? n’est-il pas déjà bien loin, en sûreté, ce mari? Mais c’est à devenir fou, s’écria la Gascon d’un air égaré, à chaque instant je crois que ma tête est sens dessus dessous; je suis ou non depuis deux jours le jouet d’un abominable cauchemar… Qui êtes-vous? où suis-je? que suis-je? suis-je Croustillac? suis-je milord? suis-je le prince? suis-je vice-roi… ou même roi? ai-je eu le cou coupé, oui ou non?.. qu’on s’explique; il faut que cela finisse! s’il y a un duc de Monmouth, où est-il? montrez-le moi… s’écria le malheureux aventurier dans un état d’exaltation impossible à décrire, mais facile à concevoir.

Angèle, effrayée et moins disposée que jamais à tout avouer au Gascon, dit en hésitant:

– Monsieur, certaines circonstances mystérieuses…

Croustillac ne la laissa pas continuer, et s’écria:

– Encore des mystères!.. je vous le répète, j’ai assez de mystères comme ça… Je ne crois pas avoir la cervelle plus faible qu’un autre, mais que cela dure une heure encore, et je deviens fou.

– Monsieur, veuillez donc comprendre…

– Madame, je ne veux pas comprendre, s’écria le chevalier en frappant du pied avec fureur, c’est justement parce que j’ai voulu comprendre que ma tête se dérange…

– Monsieur, reprit Angèle, je vous en prie, calmez-vous, réfléchissez.

– Je ne veux ni comprendre ni réfléchir, s’écria Croustillac avec une nouvelle exaspération, à tort ou à raison j’ai mis dans ma tête que vous m’accompagneriez, et vous m’accompagnerez… Je ne sais pas où est votre mari, je ne veux pas le savoir… ce que je sais, c’est que vous n’êtes cruelle ni pour les Caraïbes, ni pour les boucaniers, ni pour les mulâtres… Eh bien! vous ne le serez pas davantage pour moi… Vous voyez bien cette pendule, si dans cinq minutes vous ne consentez pas à m’accompagner, je dis tout à M. de Chemeraut, et il en arrivera ce qu’il pourra… Décidez-vous, je ne parle plus jusque-là, je me fais sourd, car ma tête crèverait comme une grenade au moindre propos.

Et Croustillac se jeta dans un fauteuil, mit ses mains sur ses oreilles pour ne rien entendre, et attacha ses yeux sur la pendule.

Monmouth n’avait pas cessé de se promener dans la chambre avec agitation; il était, ainsi qu’Angèle, dans une affreuse perplexité.

– Jacques, peut-être est-ce un honnête homme lui dit tout bas Angèle; mais son exaltation m’épouvante, regarde comme il a l’air égaré.

– Il faut risquer de nous confier à sa loyauté, il parlera sans cela.

– Mais s’il nous trompe? Mais s’il parle?

– Angèle, entre deux dangers il faut choisir le moindre.

– Oui, s’il consent à passer pour toi… tu es sauvé… cette fois du moins.

– Mais dans ce cas, je ne puis le laisser au pouvoir de M. de Chemeraut.

– Oh! c’est un abîme… un abîme!

– Jamais je ne consentirai maintenant à rallumer la guerre civile en Angleterre… j’aimerais mille fois mieux la prison… la mort… mais te quitter… mon Dieu…

– Que faire, Jacques? Quel danger court cet homme?

– D’immenses… possesseur d’un pareil secret d’état!

– Mais alors… il faut te perdre… ou le suivre. Ah! que faire? Jacques, l’heure s’avance.

Après un moment de réflexion, Monmouth dit:

– Il n’y a pas à balancer, disons-lui tout; s’il consent à jouer encore mon rôle pendant quelques heures, je suis sauvé, et j’ai le moyen de le mettre à l’abri du ressentiment de l’envoyé de France.

– Jacques, si cet homme était un traître? Mon Dieu, prends garde…

A ce moment, l’aventurier, voyant l’aiguille marquer la cinquième minute, se leva et dit à Angèle:

– Eh bien! madame, à quoi vous décidez-vous? Un oui ou un non, car je suis incapable d’entendre ou de comprendre autre chose; voulez-vous me suivre ou ne le voulez-vous pas? répondez.

Monmouth s’approcha de lui d’un air grave et imposant:

– Je vais, monsieur, vous donner une preuve de haute estime et de…

– Ton estime, scélérat! s’écria Croustillac indigné en interrompant le duc, est-ce bien à moi que tu oses parler ainsi? Ton estime…

– Mais, monsieur…

– Pas un mot de plus, s’écria Croustillac indigné en se retournant vers Angèle, madame, voulez-vous me suivre? Est-ce oui, est-ce non?

– Mais, écoutez…

– Est-ce oui, est-ce non? s’écria-t-il en se dirigeant vers la porte, répondez, ou j’appelle M. de Chemeraut.

– Mais, par saint Georges! s’écria Monmouth.

Le chevalier allait ouvrir la porte, lorsque la jeune femme lui saisit les deux mains d’un air si suppliant, qu’il s’arrêta malgré lui.

– Eh bien oui… oui, je vous suivrai, dit-elle avec épouvante.

– Enfin! dit le Gascon, à la bonne heure… Donnez-moi votre bras, et partons; M. de Chemeraut doit trouver le temps long.

– Mais un instant… il faut que vous sachiez tout, dit la pauvre femme en toute hâte. Le Caraïbe n’était autre chose que le flibustier… ou plutôt le boucanier et le Caraïbe ne sont que…

– Ah çà! vous recommencez; vous voulez donc que ma raison y reste? s’écria le Gascon en faisant un effort désespéré et en courant vers la porte pour appeler M. de Chemeraut.

Le prince se précipita sur Croustillac, lui saisit les deux poignets dans une de ses mains, et lui mit l’autre sur la bouche au moment où le chevalier criait: – A moi, M. de Chemeraut! puis il lui dit à voix basse:

– C’est moi, monsieur, qui suis le duc de Monmouth.

Le prince croyait mettre le chevalier au fait de tout en prononçant ces paroles; mais, au point d’exaspération où était Croustillac, il ne vit dans la révélation du prince qu’une nouvelle ruse ou une nouvelle injure, et il redoubla d’efforts pour se dégager.

Quoique beaucoup moins vigoureux que le duc, le chevalier ne manquait pas d’énergie; il commençait à se débattre d’une manière inquiétante, lorsque Angèle, épouvantée, courut prendre un flacon, mit sur son mouchoir une goutte de liqueur, et frottant la main du prince, enleva la couleur de bitume qui s’y trouvait, et la peau redevint blanche.

– Comprenez-vous enfin, monsieur, que les trois personnages n’en font qu’un? dit le prince en cessant de bâillonner Croustillac, et en lui montrant sa main blanchie.

Ces mots furent un trait de lumière pour l’aventurier: il comprit tout.

Malheureusement, au moment où le prince ôta sa main de la bouche du Gascon, celui-ci n’avait pu retenir, ce cri: A moi, monsieur de Chemeraut!

Le bruit de la lutte avait déjà éveillé l’attention de l’envoyé de France; en entendant le cri du Gascon, il se précipita dans la chambre l’épée à la main.

Il est impossible de peindre la stupéfaction, l’effroi de ces trois personnages, lorsque M. de Chemeraut parut.

Le duc mit la main sur son poignard;

Angèle tomba assise dans un fauteuil en cachant son visage dans ses mains;

Croustillac regarda autour de lui d’un air désolé, regrettant, mais trop tard, sa maladresse.

Néanmoins, la présence d’esprit de l’aventurier lui revint peu à peu; de même qu’il suffit d’un vif rayon de soleil pour dissiper un épais brouillard, du moment où le bon chevalier eut la clef des trois déguisements du prince, tout s’éclaircit à ses yeux; son esprit, jusqu’alors si douloureusement agité, se calma, ses doutes offensants sur la Barbe-Bleue cessèrent, il ne lui resta que le chagrin de l’avoir accusée, et la volonté de se dévouer pour elle et pour le prince.

Avec une merveilleuse spontanéité d’invention (nous nous intéressons trop maintenant au Gascon pour dire: avec une merveilleuse faculté de mensonge), Croustillac basa son plan de campagne contre M. de Chemeraut, qui, toujours l’épée à la main, se tenait sur le seuil de la porte, et répétait pour la seconde fois:

– Qu’y a-t-il, monseigneur?.. qu’y a-t-il donc? Je croyais avoir entendu le bruit d’une lutte, et votre voix qui criait à l’aide…

– Vous ne vous étiez pas trompé, monsieur… dit Croustillac d’un air sombre.

Monmouth et sa femme étaient dans une horrible anxiété. Ils ignoraient les projets du Gascon; connaissant le secret de Monmouth, il était alors complétement maître de leur sort.

Pourtant, si Angèle et son mari avaient eu assez de sang-froid pour bien examiner la physionomie de Croustillac, ils y auraient remarqué une sorte de joie maligne et triomphante, qui se trahissait malgré lui à travers les rides menaçantes dont il assombrissait son front.

M. de Chemeraut lui demanda pour la troisième fois pourquoi il l’avait appelé.

– Je vous ai appelé, monsieur, lui dit le chevalier d’une voix lugubre, en ayant l’air du sortir d’une profonde rêverie, je vous ai appelé pour me venir en aide…

– Monseigneur… serait-ce ce misérable? dit l’envoyé en montrant Monmouth, qui, debout, les bras croisés, se tenait près du fauteuil où était Angèle, prêt à la défendre et à vendre chèrement sa vie; car, nous l’avons dit, il ignorait encore les projets de l’aventurier.

– Dites un mot, monseigneur, reprit M. de Chemeraut, et je le mets entre les mains de mon escorte.

Le Gascon secoua la tête, et répondit:

– Je me charge de cet homme, son sort me regarde… Ce n’est pas contre un pareil bandit que je vous ai appelé à mon aide, monsieur, c’est contre moi-même.

– Que voulez-vous dire, monseigneur?

– Je veux dire que j’ai peur de me laisser fléchir par les larmes de cette femme, aussi… dangereusement hypocrite… qu’audacieusement coupable.

– Monseigneur, il faut souvent du courage… beaucoup de courage… pour être juste.

– Vous avez raison, monsieur… c’est pour cela que je redoute tant ma faiblesse. Je vous ai appelé afin que votre vue rallume mon indignation, renflamme ma colère; car vous avez été témoin de mon déshonneur, monsieur… Aussi… venez… venez me dire que si je pardonnais, je serais un lâche… que je mériterais mon sort… N’est-ce pas, monsieur?

– Monseigneur…

– Je vous comprends… vous avez raison… oui, par saint Georges! Croustillac se souvenait d’avoir entendu le prince faire ce serment, par saint Georges… je saurai me venger…

Angèle et le duc respirèrent; ils comprirent que le chevalier voulait les sauver.

– Monseigneur, dit sévèrement M. de Chemeraut, je ne crains pas de répéter à Votre Altesse, devant madame, ce que j’avais l’honneur de vous dire il y a quelques instants… Une barrière insurmontable vous sépare maintenant… d’une épouse coupable, ajouta l’envoyé avec effort, pendant qu’Angèle cachait sa confusion en se mettant le visage dans son mouchoir.

Croustillac releva la tête, et s’écria d’une voix déchirante:

– Trompé par un mulâtre… encore!.. monsieur, par un misérable mulâtre… un sang mêlé… un teint cuivré!

– Monseigneur!

– Enfin, monsieur, ajouta Croustillac, en s’adressant à l’envoyé d’un air d’indignation douloureuse, vous saviez pourquoi je revenais… quels étaient mes projets… ce que je voulais mettre sur la tête de madame; eh bien, n’est-ce pas une affreuse raillerie de la destinée… qu’à ce moment-là justement… une épouse… criminelle…

– Monseigneur, s’écria M. de Chemeraut en interrompant le Gascon, maintenant ces projets doivent être un secret pour madame.

– Je le sais, je le sais… mais enfin… quelle horrible surprise! Je rentre, le cœur battant de joie, dans le foyer domestique, dans mes paisibles lares… Eh bien! qu’est-ce que j’entends!

– Monseigneur!..

– Vous l’avez entendu comme moi… Ce n’est pas tout… qu’est-ce que je vois?..

– Monseigneur, monseigneur, calmez-vous…

– Vous l’avez vu comme moi… un bandit mulâtre!!! Mais cela ne se passera pas ainsi… non… non… par saint Georges! Oui, j’ai bien fait de vous appeler, monsieur… maintenant ma colère bouillonne, les projets les plus cruels s’offrent en foule à mon imagination… Oui… oui… c’est cela, dit Croustillac d’un air méditatif, j’y suis enfin!.. j’ai trouvé une vengeance digne de l’offense.

– Monseigneur… le mépris…

– Le mépris? cela vous est bien facile à dire, monsieur… le mépris!.. Non, monsieur, il me faut autre chose… j’ai trouvé mieux… et vous m’aiderez.

– Monseigneur, tout ce qui dépendra de mon zèle, sans nuire aux ordres que j’ai reçus et au succès de ma mission.

– Je renonce à emmener cette indigne femme! De ce jour, de ce moment, tout est à jamais fini entre elle et moi!

– Vive Dieu! monseigneur, s’écria M. de Chemeraut, ravi de cette détermination, vous ne pouviez plus sagement agir.

– Demain, au point du jour, dit le Gascon d’une voix brève, elle et son odieux complice s’embarqueront à bord d’un de mes bâtiments.

CHAPITRE XXVI.
LE DÉVOUEMENT

– Oui, monsieur… répéta le Gascon, demain ma femme et ce misérable s’embarqueront sur un de mes bâtiments, voilà toute ma vengeance, ajouta-t-il en appuyant sur ces mots avec une sauvage ironie. Oh! je sais ce que je fais. Mon Dieu oui, monsieur, elle et son complice… tous les deux… comme s’ils étaient véritablement mari et femme… les misérables… ils seront embarqués ensemble… Quant à la destination du bâtiment, ajouta le chevalier avec un regard d’une si épouvantable férocité que M. de Chemeraut en fut frappé, quant au sort qui attend les coupables… je ne puis vous le dire, monsieur… cela ne regarde que moi.

Puis, prenant rudement Angèle par le bras, Croustillac s’écria:

– Ah! vous voulez pour amant des mulâtres, madame la duchesse! eh bien! vous en aurez! Et toi, scélérat! il te faut des femmes blanches! des duchesses! eh bien! tu en auras, vous ne vous quitterez plus… tendres amants… non… plus jamais… mais vous ne savez pas à quel prix terrible vous serez réunis.

– Monseigneur, que prétendez-vous faire?

– Cela me regarde, monsieur, votre responsabilité sera à couvert; le reste se passera sur un terrain neutre, ajouta le Gascon avec un sourire mystérieux et farouche, oui… dans une île déserte… et puisque ce tendre couple s’aime… s’aime à la mort, il aura du temps de reste pour se le prouver… jusqu’à la mort…

– Ah! monseigneur, je crois comprendre, ce serait terrible en effet, dit M. de Chemeraut, qui pensa que Croustillac voulait faire mourir de faim sa femme et le mulâtre.

– Terrible! vous l’avez dit, monsieur… Tout ce que je vous demande, et comme témoin de mon outrage vous ne pouvez me refuser… c’est de me prêter main-forte pour conduire ces deux coupables à bord d’un de mes navires. Je tiens à les remettre moi-même au capitaine, et à lui donner des ordres… des ordres auxquels il n’oserait peut-être pas obéir si je ne les lui donnais personnellement.

M. de Chemeraut, malgré sa finesse, fut dupe de la feinte colère de Croustillac; il lui dit avec une fermeté respectueuse:

– Monseigneur, la justice est sévère… mais elle ne dois pas être cruelle.

– Qu’est-ce à dire, monsieur? reprit fièrement Croustillac, ne suis-je pas seul juge… de la peine que méritent ces coupables? me refusez-vous votre concours lorsqu’il s’agit seulement de conduire cet homme et sa complice à bord d’un bâtiment qui m’appartient?

– Non, monseigneur, mais je fais observer à Votre Altesse qu’il serait peut-être plus généreux de…

Angèle, voyant qu’elle ne devait pas rester inactive, se jeta aux pieds de Croustillac en criant grâce! pendant que Monmouth semblait se renfermer dans un morne et sombre silence; puis, s’adressant à M. de Chemeraut, la jeune femme ajouta:

– Ah! monsieur, vous qui paraissez sensible et bon, intercédez pour moi auprès de mon cher lord… qu’il me condamne aux peines les plus cruelles, j’ai tout mérité, je souffrirai tout… mais que mon cher lord…

– Je vous défends de m’appeler votre cher lord… madame, dit amèrement Croustillac, je ne suis plus votre cher lord.

– Eh bien! monseigneur, ne me faites pas conduire à bord de ce bâtiment dont vous parlez.

– Et pourquoi cela, madame?

– Mon Dieu, parce que c’est le brigantin le Caméléon, commandé par le capitaine Ralph, monseigneur; cet homme est cruel; il a remplacé le flibustier l’Ouragan dans ce commandement.

– Et c’est justement pour cela que j’ai choisi le Caméléon, madame; c’est justement parce que le capitaine Ralph est le plus cruel ennemi de votre indigne amant, dit Croustillac, qui comprenait à merveille l’intention d’Angèle.

– Mais, monseigneur, vous savez bien que ce bâtiment sera mouillé demain matin, ici tout près, presque au pied du Morne… à l’anse aux Caïmans.

– Oui, madame, je le sais.

– Eh bien, monseigneur, vous voulez me forcer à m’embarquer là, lorsque, pour rien au monde, je n’aurais seulement osé approcher de ce rivage… Oubliez-vous donc, grand Dieu, les affreux souvenirs qui, pour moi, se rattachent à cet endroit?

– Oh! la fine mouche! pensa Croustillac, cela veut dire ce que je ne savais pas, qu’il y a justement un bâtiment à elle appelé Caméléon, dont le capitaine lui est dévoué, et qui sera demain matin mouillé près d’ici… J’y suis… Il s’agit probablement de ce navire qu’elle avait fait préparer en toute hâte pour assurer sa fuite et celle du duc lorsqu’elle m’avait vu emmené par le colonel Rutler; un des nègres pêcheurs était sans doute parti en avant pour donner des ordres en conséquence.

Le Gascon reprit tout haut après un moment de réflexion:

– Oui, ces souvenirs sont affreux pour vous… je le sais… madame.

– Eh bien! monseigneur… aurez-vous donc le courage?..

– Oui, oui! s’écria le chevalier avec une explosion de fureur, oui… point de pitié pour l’infâme qui m’a indignement outragé… Tant mieux… ma vengeance commencera plus tôt… je vais vous prouver que vous n’avez aucune pitié à attendre; vous allez voir.

Il frappa sur un gong.

– Qu’allez-vous faire, monseigneur?

– Votre fidèle Mirette va venir, vous-même lui donnerez l’ordre d’envoyer dire au capitaine Ralph de tout préparer à bord du Caméléon pour mettre à la voile au point du jour.

– Ah! monseigneur, donner moi-même un tel ordre!.. C’est de la barbarie…

– Obéissez, madame, obéissez!

Mirette parut.

Angèle donna l’ordre d’un air abattu.

– Je vous ai obéi, monseigneur. Eh bien! maintenant par pitié accordez-moi une dernière grâce, au nom de notre amour passé…

– Oh! oui… par saint Georges! s’écria Croustillac, passé… Oh! bien passé…

– Accordez-moi, monseigneur, la faveur d’un moment d’entretien.

– Non, non, jamais.

– Monseigneur, ne me refusez pas… ne soyez pas impitoyable!

– Arrière, femme infidèle!

– Monseigneur, dit Angèle en joignant les mains.

– Monseigneur, dit M. de Chemeraut, au moment de quitter madame pour jamais… ne lui refusez pas cette dernière consolation.

– Vous aussi, M. de Chemeraut! vous aussi… et pourtant vous avez été témoin… Eh bien! j’y consens, madame, mais à une condition…

– Ordonnez, monseigneur.

– C’est que votre complice restera là pendant notre conversation.

– Peste! ceci n’est pas maladroit, je pense, se dit Croustillac, j’espère bien que la duchesse va me comprendre et d’abord refuser.

– Mais, mon cher lord, dit en effet Angèle, le dernier entretien que je vous supplie de m’accorder ne doit être entendu que de vous.

– A merveille! oh! elle comprend à demi-mot, se dit Croustillac; et il reprit tout haut:

– Et pourquoi donc, madame, notre entretien serait-il secret? auriez-vous quelque chose de caché pour votre bien-aimé… pour l’amant de votre choix?..

– Mais si j’ai à implorer votre pardon, monseigneur?..

– Eh bien! madame, vous l’implorerez devant votre complice… plus vous vous accuserez, plus vous reconnaîtrez votre conduite comme déloyale, infâme, indigne; plus vous constaterez l’abjection de votre choix. Ce sera la punition de ce scélérat et la vôtre.

– Mais, monseigneur…

– C’est mon dernier mot, répondit Croustillac.

– Ne craignez-vous pas le désespoir de cet homme? dit tout bas M. de Chemeraut.

– Non, non, les traîtres sont lâches! voyez celui-ci, quel air morne, attéré! il n’ose pas seulement lever les yeux sur moi… En tout cas, monsieur, envoyez, je vous prie, quelques hommes de votre escorte au dehors de cette galerie, et qu’à mon premier signal ils entrent.

Puis, ayant l’air de le raviser, et croyant faire un coup de maître, Croustillac dit: – Au fait, si vous assistiez aussi à cet entretien, monsieur de Chemeraut? la punition des coupables serait plus cruelle encore.

– Oh! monseigneur, par pitié, ne me condamnez pas à cet excès de honte et d’humiliation, s’écria Angèle avec un accent désespéré. Et vous, monsieur, ayez la générosité de ne pas accepter, dit-elle à M. de Chemeraut.

Celui-ci eut la délicatesse de s’excuser auprès du Gascon; il sortit et laissa ensemble Monmouth, sa femme et l’aventurier.

A peine l’envoyé de France fut-il sorti, que Monmouth, après s’être assuré qu’il ne pouvait pas être entendu, tendit cordialement la main à Croustillac, et lui dit avec effusion:

– Monsieur, vous êtes un homme d’esprit, de courage et de résolution; merci à vous, et pardonnez-nous de vous avoir un moment soupçonné.

– Oh! oui, pardonnez-nous notre injuste défiance, dit Angèle en prenant de son côté la main du Gascon dans les siennes. Nous étions si inquiets… et puis vous aviez l’air si furieux, si égaré!

– Nous avions tous raison, madame la duchesse, dit l’aventurier; vous aviez raison d’être inquiète, car mon retour n’annonçait rien de bien rassurant; j’avais raison d’être furieux, car je prenais monseigneur pour un bandit; quant à mon air égaré, mordioux! soit dit sans reproches… vous avouerez qu’il s’est passé ici assez de choses étranges depuis deux jours, pour qu’à la fin j’aie bien pu m’ahurir un peu. Heureusement que mon aplomb est revenu… quand j’ai vu que je n’étais qu’un sot… et que je risquais de tout perdre.

– Brave et excellent homme! dit Monmouth.

– Brave, c’est dans le sang des Croustillac, monseigneur; excellent, ma foi, je n’en sais rien… si cela est… ce n’est pas ma faute… c’est l’ouvrage de madame votre femme… qui m’a donné l’envie d’être meilleur que je ne l’étais. Ah ça! prince, les moments sont précieux, tout est prêt pour soulever une province d’Angleterre en votre faveur; Louis XIV appuiera cette insurrection… On vous offre en perspective la vice-royauté d’Écosse et d’Irlande, et toutes sortes d’autres faveurs.

– Jamais je ne consentirai à profiter de ces offres… Les guerres civiles m’ont coûté trop cher, s’écria Monmouth. Puis regardant Angèle, il ajouta: – Et je n’ai plus d’ambition.

– Monseigneur, réfléchissez-bien… Si le cœur vous en dit, vous ôtez de votre visage cet enduit couleur de bronze, vous dites au Chemeraut que des raisons à vous connues vous ont obligé de garder l’incognito jusqu’ici; vous lui prouvez qui vous êtes, je vous rends votre duché, et je vous demande la grâce d’aller me battre à vos côtés en Cornouailles, ou ailleurs, afin de vous servir, comme on dit, de cuirasse humaine… Je suis sûr que ça fera plaisir à madame la duchesse…

– Et nous le soupçonnions, dit Angèle en regardant son mari.

– Il faut qu’il nous pardonne, dit le duc, les hommes comme lui sont si rares… qu’il est permis de douter qu’on les rencontre…

– Ah! tenez, mordioux! monseigneur… vous allez m’embarrasser… Parlons affaires… Acceptez-vous, oui ou non, les vice-royautés?.. Après ça, n’allez pas croire que je vous presse de dire… oui… monseigneur, pour me débarrasser de votre rôle: il me plaît, il m’amuse… j’y suis fort habitué… Maintenant, ça me ferait même un effet désagréable de ne plus m’entendre dire monseigneur, sans compter que je ris dans ma moustache en pensant à toutes les bourdes que je fais avaler au bonhomme Chemeraut avec son air important. Si j’insiste, monseigneur, pour vous prier de reprendre votre rang, c’est qu’il paraît qu’on a furieusement besoin de vous en Angleterre pour faire le bonheur du peuple en général, et celui des Cornouaillais en particulier… vous devez savoir ça mieux que moi…

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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