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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 14

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– Jacques… je t’en supplie… ne t’expose pas…

– Comment! j’abandonnerais lâchement cet homme qui s’est dévoué pour moi, je le livrerais aux ressentiments de l’envoyé de Guillaume!.. Jamais… Ah! tu ne sais pas, malheureuse enfant, que certains sacrifices imposent une reconnaissance aussi douloureuse qu’un remords!.. Va, je t’en prie, dire à Mirette d’ordonner à quelques esclaves de se tenir prêts à me suivre à l’instant… Grâce à la marée, le chevalier ne pourra pas mettre en mer avant le point du jour, je pourrai encore l’atteindre.

– Mais cet envoyé est capable de tout! s’il te voit venir délivrer le chevalier, il devinera peut-être… et alors…

– Ce n’est pas Jacques de Monmouth, mais le flibustier mulâtre qui va courir sur leurs traces… D’ailleurs, j’ai bravé, je crois, d’autres dangers que ceux-là.

Ce disant, le duc rentra dans un cabinet attenant à son appartement; là se trouvait tout ce qui lui était nécessaire pour son déguisement.

Restée seule, Angèle se livra aux regrets les plus cruels. Elle n’avait pas cru que les suites de l’erreur où le Gascon avait jeté Rutler pussent être si fatales. Elle craignait aussi que, malgré son déguisement, Monmouth ne fût reconnu. Au milieu de ses angoisses, elle entendit tout à coup frapper violemment à la porte extérieure de l’appartement où elle se trouvait, appartement rigoureusement fermé à tous les gens de la maison.

Angèle courut à cette porte, et y vit Mirette.

La mulâtresse, d’un air effrayé, dit à Angèle que le père Griffon demandait absolument à entrer, ayant les choses les plus importantes à lui apprendre.

L’ordre fut donné d’introduire à l’instant le religieux dans le salon du rez-de-chaussée.

Presque au même instant, Monmouth méconnaissable sortait de sa chambre sous les traits du flibustier mulâtre.

– Mon ami! s’écria Angèle dès que la jeune mulâtresse fut partie, le père Griffon arrive, il a les choses les plus importantes à nous révéler. Au nom du ciel! attendez-le, parlez-lui…

– Le père Griffon! s’écria le duc.

– Vous savez qu’il ne vient jamais ici que dans les circonstances les plus impérieuses; je vous en supplie… voyez-le.

– Il le faut bien… et pourtant chaque minute de retard peut compromettre la vie de ce malheureux chevalier! s’écria le duc.

Il descendit avec Angèle; le père Griffon, pâle, agité, épuisé de fatigue, était dans le salon.

– Dans un quart d’heure ils seront ici! s’écria le religieux.

– Qui cela, mon père? demanda Monmouth.

– Ce misérable Gascon! dit le père.

– Ah! Jacques, tout est découvert, tu es perdu! dit Angèle en poussant un cri déchirant; et elle se jeta dans les bras de Monmouth. Fuyons… il en est encore temps.

– Fuir! et par où? il n’y a qu’un chemin pour venir au Morne-au-Diable et pour en sortir. Je vous dis qu’ils me suivent, répondit le père, mais du calme, rien n’est encore désespéré.

– Expliquez-vous, mon père, qu’y a-t-il? de grâce, parlez, parlez! dit Angèle.

– Mon père, vous seul aviez mon secret, dit gravement le duc, j’aime mieux croire à l’impossible que de douter un moment de votre sainte probité.

– Et vous avez raison de ne pas en douter, mon fils… il y a là un mystère inexplicable… qui s’éclaircira un jour, croyez-moi; mais les moments sont trop précieux pour rechercher quelle est la cause du malheur qui vous menace. J’accours près de vous, donc je ne vous ai pas trahi! songeons au plus pressé. Sous ce déguisement, il est impossible que l’on vous reconnaisse, dit le curé. Mais ce n’est pas tout, votre position est devenue presque inextricable.

– Que dites-vous?

– Ce Gascon est un traître! un infâme… que Dieu me pardonne de m’être ainsi trompé sur lui, et de vous avoir fait partager mon erreur… Maudit soit ce misérable hypocrite…

– Mais, au contraire, s’écria Angèle, c’est le plus généreux des hommes… il s’est volontairement dévoué pour mon mari.

– Oui, il a pris votre nom, dit le père Griffon au prince; mais savez-vous dans quel but odieux?

– Oh! dites… dites, je meurs d’effroi, s’écria Angèle.

– Écoutez-moi donc, dit le religieux, car les minutes s’écoulent et le danger approche: ce matin, j’ai reçu au Macouba une lettre de maître Morin, du Fort-Royal, selon l’ordre qu’il a reçu de vous de me prévenir de tous les arrivages de navires et de ce qui pourrait lui sembler extraordinaire; il m’a dépêché un exprès pour m’apprendre qu’une frégate française était restée en panne et en vue de la rade, après avoir envoyé à terre un personnage inconnu. Ce personnage, ensuite d’une longue conférence avec le gouverneur, s’est mis en route, à la tête d’une escorte, dans la direction du Morne-au-Diable; en un mot, il vient ici.

– Un envoyé de France! s’écria Monmouth, qu’aurais-je à craindre maintenant, même si mon secret était connu à Versailles? La France n’est-elle pas en guerre avec l’Angleterre?

– Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de nous! s’écria Angèle.

– Écoutez… écoutez… Je me suis mis en route en toute hâte, reprit le père, pour vous avertir, espérant arriver avant cet homme et son escorte, dans le cas où il se serait réellement rendu ici. Malheureusement… ou heureusement peut-être, je le joignis au pied du morne. Me reconnaissant à ma robe, il me dit qu’il était envoyé du roi de France, qu’il venait remplir une mission d’état, et il me pria de vouloir bien lui servir de guide et d’introducteur, puisque je connaissais les habitants de cette maison. Je ne pouvais le refuser sans éveiller ses soupçons; je restai près de lui; il me dit alors qu’il se nommait M. de Chemeraut; il commençait à me faire quelques questions très embarrassantes sur vous et sur votre femme, monseigneur, lorsque tout à coup, à quelque distance de nous, nous entendîmes une voix forte crier: – Qui vive? – Envoyé du roi de France, répondit M. de Chemeraut. – Trahison!.. reprit la voix, et un sourd gémissement vint jusqu’à nous avec ces mots: – Je suis mort…

– Aux armes! cria M. de Chemeraut en mettant l’épée à la main, et en courant sur les traces de deux de nos matelots qui nous servaient d’éclaireurs. Je le suivis… Nous trouvâmes le Gascon étendu sur un côté du chemin, quatre nègres agenouillés, éperdus d’épouvante, tandis que nos deux matelots d’avant-garde terrassaient et contenaient à peine un homme robuste vêtu en marin.

– Et le chevalier, s’écria Monmouth, était donc blessé?

– Non, monseigneur; et quoique ça soit un bien méchant homme, il faut rendre grâce au ciel du miraculeux hasard qui l’a sauvé. L’homme au costume de marin, en entendant le bruit de notre troupe et les paroles de M. de Chemeraut… qui lui avait répondu: Envoyé du roi de France… s’était cru trahi… et conduit dans une embuscade; il avait alors donné au Gascon un si furieux coup de poignard, que ce misérable aventurier eût été tué si la lame ne se fût brisée sur son baudrier. Néanmoins, renversé par la violence du choc, il tomba en s’écriant: – Je suis mort, et il resta sans mouvement. C’est à cet instant que nous arrivâmes près de ce groupe. En nous voyant, l’assassin du Gascon s’écria avec un rire féroce, en poussant du pied le corps de celui qu’il croyait sa victime:

– «Monsieur l’envoyé de France, vos desseins avaient été pénétrés, ils sont déjoués… vous veniez chercher Jacques, duc de Monmouth, pour en faire un drapeau de sédition; le drapeau est brisé… relevez ce cadavre, monsieur; c’est moi, Rutler, colonel au service du roi Guillaume, que Dieu garde, qui ai commis ce meurtre» – «Malheureux!» s’écria M. de Chemeraut. «Je m’en fais gloire de ce meurtre, reprit le colonel. Ainsi j’ai renversé les odieux projets des ennemis du roi mon maître! Grâce à moi, l’épée de Charles II, que Jacques de Monmouth portait à son côté, ne sera plus tirée contre l’Angleterre.» – «Colonel, vous serez fusillé dans vingt-quatre heures,» dit M. de Chemeraut…

– «Je connais mon sort, répondit le colonel, un traître est mort. Vive le roi Guillaume et la vieille Angleterre!»

– Mais le chevalier? s’écria le duc.

– Lorsqu’il entendit ces paroles du colonel Rutler, il fit un léger mouvement, poussa un soupir; et pendant qu’une partie de l’escorte garrottait le colonel, qui hurlait de rage en s’apercevant que sa victime n’était pas morte, M. de Chemeraut s’empressa de secourir le Gascon, et lui dit: – «Monseigneur, êtes-vous grièvement blessé?» Je compris à l’instant, sans deviner le but de ce déguisement, que le chevalier jouait votre rôle et avait pris votre nom; cette erreur pouvait vous servir, je me tus. – «Le coup a glissé sur le baudrier de l’épée de mon père,» dit le drôle d’une voix faible pendant qu’on le relevait. – «Milord-duc, appuyez-vous sur moi, répondit M. de Chemeraut; je viens vers vous au nom du roi de France, mon maître. Le mystère est maintenant inutile. En deux mots, je vous dirai, monseigneur, le sujet de ma mission, et vous jugerez ensuite que nous devons retourner le plus tôt possible au Fort-Royal pour nous y embarquer.» – «Je vous écoute, monsieur,» dit le chevalier en feignant un léger accent anglais, sans doute pour mieux jouer son personnage. – Puis, au bout de quelques moments d’entretien secret, le Gascon dit à voix haute: – «Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je ne puis maintenant me séparer de madame ma femme, et je désire formellement aller la chercher au Morne-au-Diable. Elle m’accompagnera… puisque telle est la destination qui m’est réservée.»

– Le misérable! s’écria Angèle.

Puis il ajouta, reprit le père Griffon: – «Je me sens étourdi de ma chute, je me reposerai un moment chez moi.» – «Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez, monseigneur,» a dit M. de Chemeraut. Puis, s’adressant à moi: – «Voulez-vous, mon père, être assez bon pour aller prévenir madame la duchesse de Monmouth que monseigneur va venir la chercher pour l’emmener; qu’elle veuille donc se préparer en hâte, car nous devons être au point du jour au Fort-Royal et mettre à la voile ce matin même…» Maintenant, dit le père à Monmouth, comprenez-vous le projet de ce traître? il veut abuser du nom qu’il a pris pour vous ravir votre femme. Et vous serez obligé ou de déclarer qui vous êtes… ou de consentir au départ de madame la duchesse.

– Plutôt mourir mille fois! s’écria Angèle.

– Maudit soit le Gascon! reprit le père Griffon, moi qui ne le croyais que sot et aventureux, et c’est un monstre d’hypocrisie.

– Ne nous désespérons pas, dit tout à coup Angèle. Mon père, veuillez retourner dans les bâtiments extérieurs, et ordonner à Mirette d’ouvrir au Gascon et à l’envoyé quand ils se présenteront. Je me charge du reste.

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XXII.
LE VICE-ROI D’IRLANDE ET D’ÉCOSSE

Pendant que le duc de Monmouth et sa femme, instruits par le père Griffon de l’infâme trahison de Croustillac, cherchent à échapper à ce nouveau danger, nous rejoindrons l’aventurier qui, négligemment appuyé sur le bras de M. de Chemeraut, gravissait les pentes escarpées du Morne-au-Diable.

Le colonel Rutler, furieux d’avoir échoué dans son entreprise, était conduit et gardé par deux soldats de l’escorte.

M. de Chemeraut ne connaissait pas Croustillac; ne pouvant élever le moindre doute sur l’identité du Gascon avec le personnage de Monmouth, l’action, les paroles de Rutler, confirmaient son erreur. On trouva sur le colonel un ordre de la main de Guillaume d’Orange, au sujet de l’enlèvement de Jacques, duc de Monmouth. Quelle défiance M. de Chemeraut pouvait-il donc concevoir, dès qu’un envoyé du roi Guillaume reconnaissait si formellement Croustillac comme duc, qu’il allait payer de sa vie sa tentative d’assassinat contre ce prétendu prince?

En voyant la nouvelle face que prenait cette aventure, Croustillac sentit la nécessité de s’observer davantage, pour compléter l’illusion qu’il voulait produire et pour arriver à ses fins.

Il savait du moins le nom du personnage qu’il représentait, et à quelle nation il appartenait. Ces renseignements ne furent cependant pas d’une excessive utilité pour l’aventurier, car il ignorait absolument l’histoire contemporaine; mais du moins en apprenant que l’homme dont il jouait le rôle était Anglais, il tâcha de modifier sa prononciation gasconne et il lui donna une manière d’accent britannique qui rendait son parler si étrange, que M. de Chemeraut était à mille lieues de soupçonner qu’il causait avec un Français.

Croustillac, pour ne pas compromettre son rôle, jugea prudent de se renfermer dans un laconisme extrême. M. de Chemeraut n’en fut guère étonné, il connaissait le peu d’expansion du caractère anglais.

Quelques mots de l’entretien de ces deux personnages qui cheminaient en tête de l’escorte donneront une idée de la nouvelle et assez embarrassante situation du chevalier.

– Dès que nous serons arrivés chez vous, monseigneur, disait M. de Chemeraut, je mettrai les pleins pouvoirs dont Sa Majesté m’a chargé sous les yeux de Votre Altesse.

– Altesse? diable! pensa Croustillac, cet homme me plaît beaucoup plus que l’autre… outre l’inconvénient de son éternel poignard, il m’appelait seulement Monseigneur ou ma Grâce, tandis que celui-ci m’appelle Altesse… Il y a progrès… j’avance… je frise le trône…

M. de Chemeraut continua:

– J’aurai aussi l’honneur de vous communiquer, monseigneur, bon nombre de lettres d’Angleterre qui vous prouveront que jamais le moment n’a été plus favorable pour une insurrection.

– Je le savais, dit effrontément le Gascon en se souvenant de ce que lui avait dit Rutler, je le savais, monsieur… mes partisans s’agitent… s’agitent même énormément…

– Monseigneur est mieux informé que je ne le pensais des affaires d’Europe.

– Je ne les ai jamais perdues de vue… monsieur, jamais…

– Votre Altesse me remplit de joie en parlant ainsi… il dépend de vous, monseigneur, de vous assurer de l’éclatante position qui vous est due, et qui vous serait acquise si vous remportez un avantage décisif.

– Et comment cela, monsieur?

– En vous mettant à la tête des partisans de votre royal oncle, Jacques Stuart; en oubliant les dissentiments qui vous avaient jadis séparés, monseigneur, car le roi ne veut plus voir maintenant en vous que son digne neveu.

– Et entre nous il a raison, il faut toujours en revenir à sa famille. Mon Dieu, que chacun y mette un peu du sien… et tout finira par s’arranger…

– Aussi, monseigneur, le roi Jacques vous donne-t-il une haute marque de confiance en vous chargeant de la défense de ses droits et de ceux de son jeune fils3.

– Mon oncle est détrôné, il est malheureux, cela fait oublier bien des choses! dit philosophiquement Croustillac, aussi… je ne trahirai pas ses espérances; je me dévouerai à la défense de ses droits et de ceux de son jeune fils… si toutefois les circonstances le permettent…

– Votre Altesse ne conservera pas le plus léger doute sur l’opportunité de cette tentative, lorsqu’elle aura entendu à cet égard bon nombre de ses anciens compagnons d’armes, de ses partisans les plus exaltés.

– Le fait est qu’ils seront à même mieux que personne de me donner… des renseignements certains… Mais, hélas!.. avant que je puisse les revoir… ces braves, ces fidèles, ces loyaux serviteurs… il se passera malheureusement beaucoup de temps…

– Je vais causer à Votre Altesse une bien douce surprise…

– Une surprise?

– Oui, monseigneur… plusieurs de vos partisans ayant appris par quelle admirable occurrence les jours de Votre Altesse avaient été préservés, ont demandé au roi la faveur de m’accompagner.

– De vous accompagner? s’écria le chevalier. – Et où sont-ils donc, monsieur?

– Ils sont ici… à bord de ma frégate qui m’a amené, monseigneur.

– A bord de votre frégate! reprit Croustillac avec une expression de surprise que M. de Chemeraut interpréta dans un sens très favorable aux souvenirs affectueux du chevalier.

– Oui, monseigneur… je conçois votre étonnement, votre bonheur, votre joie, de retrouver bientôt vos anciens compagnons d’armes.

– En effet… vous n’avez pas idée de l’impatience avec laquelle j’attends le moment où je les reverrai, monsieur, dit Croustillac.

– Et leur conduite justifia bien votre empressement, monseigneur; ils vous apportent le vœu de tous vos amis d’Angleterre. Et ils vont vous mettre bien vite au courant des affaires de ce pays. Qui pourrait mieux vous renseigner à ce sujet que les Dudley… les Rothsay?..

– Ah!.. ah!.. ce cher Rothsay… est aussi venu? dit le Gascon d’un air dégagé.

– Oui, monseigneur; et pourtant il est si souffrant de ses anciennes blessures, qu’il peut à peine marcher; mais il a dit: «Il n’importe que je meure… si je meurs aux pieds de notre duc…» car c’est ainsi qu’ils vous appellent dans la familiarité de leur dévouement, monseigneur.

– Ce pauvre Rothsay… toujours le même, dit Croustillac en passant la main sur ses yeux d’un air attendri. Ces chers amis…

– Et lord Mortimer donc, monseigneur! était comme un fou… Sans les ordres du roi, qui étaient de la dernière sévérité, il m’eût été impossible de l’empêcher de descendre à terre avec moi.

– Mortimer… aussi… ce brave Mortimer…

– Et lord Dudley, monseigneur.

– Lord Dudley est aussi enragé que les autres… je le parie…

– Il parlait de venir à la nage, monseigneur; le capitaine s’était vu obligé de lui refuser une embarcation…

– C’est un vrai caniche pour la fidélité et pour l’amour de l’eau qu’un ami pareil, pensa Croustillac très désappointé.

– Ah! monseigneur, et demain?..

– Eh bien! quoi… demain?

– Quel beau jour ce sera pour vous, monseigneur!

– Oui, superbe… superbe…

– Ah! monseigneur, quelle touchante entrevue… quel moment pour vous et pour ceux qui vous sont si dévoués! Heureux! heureux les princes qui retrouvent de pareils amis dans l’adversité!

– Oui, ce sera en effet une entrevue très touchante, dit tout haut Croustillac. Puis il ajouta tout bas:

– Au diable cet animal de Mortimer et ses compagnons! Mordioux, voilà des amis bien stupides! quelle mouche les a piqués? Ils vont me reconnaître, et je serai perdu… maintenant que je connais le secret d’état de M. de Chemeraut.

– La présence de ces vaillants seigneurs, reprit M. de Chemeraut, a encore un autre but… Votre Altesse ne doit pas l’ignorer.

– Parlez, monsieur, ils me paraissent en veine d’excellentes idées, ces chers amis…

– Connaissant votre courage, votre résolution, monseigneur, le roi mon maître et le roi votre oncle m’ont commandé de vous faire une ouverture que vous ne pouvez manquer d’accueillir.

– Faites, monsieur… faites… tout ceci s’annonce à ravir.

– Non seulement vos partisans les plus intrépides sont à bord de la frégate qui est en rade, monseigneur, mais ce bâtiment est rempli d’armes et de munitions de guerre; des intelligences sont ménagées sur les côtes de Cornouailles; tout ce comté n’attend qu’un signal pour s’insurger en votre faveur… Que Votre Altesse débarque à la tête de ses partisans et donne aux populations de quoi s’armer… Le mouvement se répand jusqu’à Londres, l’usurpateur est chassé du trône, et vous rendez la couronne au roi votre oncle.

– J’en suis, pardieu! bien capable… Certes, voilà un projet magnifique, mais… il peut y avoir des chances contraires, et avant tout je dois être avare… très avare de la vie de mes partisans et du salut des peuples de mon oncle…

– Je reconnais la générosité habituelle du caractère de Votre Altesse; mais il n’y a pour ainsi dire pas de chances contraires à redouter, tout est préparé… les esprits agités… vous serez accueilli avec enthousiasme. Votre souvenir est resté, dit-on, si présent au peuple de Londres, que jamais il n’a voulu croire à votre exécution, monseigneur, quoiqu’il y eût assisté. Vivez donc pour cette noble nation qui vous chérit, qui vous a si profondément regretté, et qui attend votre venue comme le jour de sa délivrance!

– Allons, lui aussi, pensa Croustillac, il veut que j’aie été exécuté; mais il est plus raisonnable que l’autre, qui voulait me tuer au nom des regrets que ma mort avait laissés; au moins celui-ci me demande de vivre au nom de ces mêmes regrets. J’aime mieux cela.

– En un mot, monseigneur, faisons voile de la Martinique pour la côte de Cornouailles; et si, comme tout le fait croire, la population anglaise se soulève à votre nom, le roi, mon maître, appuiera cette insurrection avec des forces imposantes, et rendra ce mouvement décisif.

– Ah! ah! je te vois venir, mon drôle, je te vois venir… Quoique je ne sois pas un fin politique, se dit le Gascon, dans mon petit jugement je devine que le roi, ton maître et le mien, veut me lancer en manière de brûlot, d’enfant perdu… Si je réussis, il m’appuiera; si je ne réussis pas, il me laissera parfaitement bien pendre… c’est égal, ça me tente; mon ambition s’éveille… Au diable les Mortimer, les Rothsay et autres amis forcenés… Sans ces bélîtres, j’aurais été curieux de voir Polyphème de Croustillac révolutionnant la Cornouailles, chassant Guillaume d’Orange du trône d’Angleterre… et rendant généreusement ce même trône au roi Jacques. Sans être tenté de m’y asseoir… hum… peut-être m’y serais-je assis… un peu… pour voir… Allons, allons, Polyphème… pas de ces idées-là, rendez son trône à ce vieillard… Polyphème, rendez-lui son trône… Soit, je le lui rendrai, mais décidément, depuis quelque temps, il m’arrive de singulières aventures, et la Licorne, qui m’a amené ici, pourrait bien être un bâtiment enchanté.

Le chevalier reprit tout haut d’un air méditatif:

– Ceci est une détermination très grave, au moins, monsieur; il y a certainement beaucoup à dire pour… il y a certainement aussi beaucoup à dire contre… Je suis loin de vouloir temporiser outre mesure; mais il serait, je crois, d’une bonne politique de réfléchir… plus mûrement, avant de donner le signal de cette insurrection.

– Monseigneur, permettez-moi de vous le dire, les circonstances sont pressantes, il faut se hâter d’agir; les vues secrètes du roi, mon maître, ont été trahies; Guillaume d’Orange avait donné au colonel Rutler la mission de vous enlever mort ou vif, tant il craignait de vous voir le chef d’une insurrection; monseigneur, il nous faut donc frapper un coup rapide, décisif, tel qu’un brusque débarquement sur les côtes de Cornouailles. Monseigneur, je vous le répète, cette tentative faite au nom du roi Jacques sera accueillie avec enthousiasme, et la toute puissante influence de Louis XIV consolidera la révolution que vous aurez si glorieusement commencée; et grâce à vous, le roi légitime de la Grande-Bretagne remonte sur son trône.

– Ceci me paraît immanquable… si mon parti a le dessus…

– Et il l’aura, monseigneur, il l’aura…

– Oui, à moins qu’il n’ait le dessous… et alors, si je suis tué cette fois, ce sera sans rémission… Ce n’est pas par un vil égoïsme que je fais cette réflexion, monsieur; vous comprenez que, d’après les antécédents qu’on me prête, je dois être furieusement habitué à la mort, mais… je ne voudrais pas laisser mon parti… orphelin… Et puis songez-y donc, monsieur, replonger encore ce malheureux pays dans les horreurs de la guerre civile! Ah! Croustillac poussa un soupir douloureux.

– Sans doute, monseigneur, cette pensée est triste; mais à ces troubles passagers succédera le calme le plus profond; sans doute la guerre a des chances fatales, mais elle en a d’heureuses… Et puis quel avenir vous attend, monseigneur! Les lettres que je dois vous remettre vous prouveront que la vice-royauté d’Irlande et d’Écosse vous est destinée, sans nombrer d’autres faveurs que vous réservent et mon maître et Jacques Stuart, votre oncle, lorsqu’il sera remonté sur le trône qu’il vous devra.

– Peste! vice-roi d’Écosse et d’Irlande, se dit Croustillac, avec cela mari de la Barbe-Bleue, et par-dessus le marché fils et neveu de roi… Ah! Croustillac, Croustillac, je te l’avais bien dit… ton étoile se lève… il est dommage que ce soit pour un autre. Allons toujours… tant que cela pourra durer.

M. de Chemeraut, voyant l’hésitation du chevalier, employa un moyen décisif pour le forcer d’agir conformément aux vues des deux rois, et lui dit:

– Il me reste, monseigneur, à vous faire une dernière communication… et, si pénible qu’elle soit… je dois obéir aux ordres du roi mon maître.

– Parlez, monsieur…

– Il vous est presque impossible de refuser de vous mettre à la tête de l’insurrection, monseigneur… on a brûlé vos vaisseaux!

– On a brûlé mes vaisseaux!

– Oui, monseigneur; c’est une métaphore…

– Très bien, monsieur, je comprends; le roi votre maître m’a mis dans la nécessité d’agir selon ses vues?

– Votre perspicacité habituelle ne pouvait pas vous tromper, monseigneur. Dans le cas où vous ne croiriez pas devoir suivre les conseils pressants du roi mon maître, dans le cas où vous prouveriez ainsi à S. M. le roi Jacques que vous ne voulez pas lui faire oublier de fâcheux et tristes souvenirs, en vous dévouant à sa cause comme il l’espérait..

– Eh bien! monsieur, dit l’aventurier, devenu très soucieux en pensant qu’il allait connaître, comme on dit, le revers de la médaille.

– Eh bien! monseigneur, le roi, mon maître, par d’imminentes raisons d’état, se verrait, quoique bien à regret, obligé de s’assurer de votre personne… Voilà pourquoi je m’étais fait suivre d’une escorte…

– Monsieur… de la violence!!!..

– Malheureusement, monseigneur, mes ordres sont précis… Mais je suis sûr d’avance que Votre Altesse ne me mettra pas dans la dure nécessité de les exécuter…

Cette menace fit réfléchir Croustillac. M. de Chemeraut continua:

– Je dois ajouter, monseigneur, que la prudence voulant (vu votre exécution à mort) que vos traits restassent désormais invisibles, on vous couvrirait le visage d’un masque que vous ne quitteriez jamais. Enfin, d’après l’ordre de Sa Majesté, j’aurais l’honneur de conduire directement monseigneur aux îles Sainte-Marguerite, où vous resteriez éternellement prisonnier… Je vous laisse à penser les regrets de vos partisans qui étaient venus ici dans l’espoir de vous revoir bientôt à leur tête.

Après être resté longtemps dans l’attitude d’un homme qui médite profondément et qui lutte intérieurement contre plusieurs pensées contraires, Croustillac releva fièrement la tête, et dit à M. de Chemeraut d’un air majestueux:

– Toute réflexion faite, monsieur, j’accepterai la vice-royauté d’Irlande et d’Écosse, vous avez ma parole. Ne croyez pas surtout que ce soit la crainte d’une prison perpétuelle qui me force d’agir ainsi. Non, monsieur, non. Mais après de mûres réflexions, je viens de ne convaincre que je serais coupable de ne pas me rendre aux vœux des peuples opprimés qui me tendent les bras… et de ne plus tirer l’épée pour leur défense, ajouta l’aventurier d’un ton héroïque.

– Puisqu’il en est ainsi, monseigneur, s’écria M. de Chemeraut, vive le roi Jacques et S.A.R. monseigneur le duc de Monmouth! vive le roi d’Écosse et d’Irlande!

– J’en accepte l’augure, répondit gravement le chevalier.

Et il ajouta tout bas: – Diable d’homme! avec son air doucereux! je ne sais si je n’aimais pas mieux l’autre, malgré son éternel poignard… Ça se gâte singulièrement… Aller avec le Flamand prisonnier à la tour de Londres, ça n’était pas difficile… tandis que mon rôle se complique et devient diabolique, grâce à mes enragés de partisans qui sont là comme des grues à m’attendre à bord de la frégate; demain peut-être tout sera découvert… Et la Barbe-Bleue? moi qui croyais avoir fait un coup de maître en venant la chercher au Morne-au-Diable!.. Mordioux! que va-t-il arriver de tout ceci? Bah! après tout, que peut-il m’arriver? d’être prisonnier… ou pendu… Prisonnier, ça me fait un avenir… Pendu… c’est un zeste… un clin d’œil… un bâillement… Allons, allons… Croustillac, pas de lâcheté; dédommage-toi, mon garçon, en te moquant, à part toi, de ces gens-là, et en t’amusant des étranges aventures que le diable t’envoie… C’est égal… maudits soient mes partisans! Sans eux, cela allait tout seul… Voyons s’il n’y aurait pas moyen de les envoyer… m’aimer ailleurs.

– Dites-moi, monsieur, reprit-il tout haut, à bord, mes partisans sont-ils nombreux?

– Monseigneur, ils sont onze.

– Cela doit bien vous gêner; eux-mêmes doivent être très mal à leur aise…

– Ce sont des soldats, monseigneur, ils sont habitués à la rude vie des camps; d’ailleurs le but qu’ils se proposent est si important, si glorieux, qu’ils ne songent pas aux privations que la vue de Votre Altesse leur fera bientôt oublier…

– C’est égal, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de les caser ailleurs… de leur destiner un autre navire où ils seraient infiniment mieux, tandis que moi et ma femme nous nous accommoderions de la frégate?.. Et puis, pour des raisons à moi connues, je ne me révélerai à ces chers et bons amis qu’au moment de débarquer en Angleterre.

– C’est impossible, monseigneur! Pour être sur le bâtiment où vous serez, vos amis coucheraient sur le pont dans leurs manteaux.

– Il est désespérant d’inspirer de pareils dévouements, se dit Croustillac. – Alors, n’y pensons plus, dit-il tout haut, je serais désolé de contrarier de si fidèles partisans. Mais quel logement nous destinez-vous, à moi et à ma femme?

– Ce logement sera bien modeste, monseigneur, mais Votre Altesse daignera être indulgente en songeant à l’impérieuse nécessité des circonstances. D’ailleurs, l’attachement bien connu de Votre Altesse pour madame la duchesse de Monmouth, ajouta M. de Chemeraut en souriant, vous fera, j’en suis sûr, monseigneur, excuser l’exiguïté de l’appartement, qui ne se compose que de la chambre du capitaine.

L’aventurier ne put s’empêcher de sourire à son tour, et il reprit:

– Cette chambre, en effet, nous suffira, monsieur.

– Ainsi Votre Altesse est toujours décidée à emmener madame la duchesse?

– Plus que jamais, monsieur; quand j’étais prisonnier du colonel Rutler, quand j’étais destiné à périr peut-être, j’avais dû laisser ignorer mes périls à ma femme, et l’abandonner sans la prévenir du sort qui m’attendait.

– Ainsi madame la duchesse ignorait?..

– Tout, monsieur… la pauvre femme ignorait tout… Surpris par le colonel Rutler pendant qu’elle reposait, je lui avais fait dire en quittant le Morne-au-Diable que mon absence ne durerait qu’un jour ou deux… Mais les circonstances ont tout à coup changé. Ce ne sont plus des dangers stériles que je vais courir. Je connais ma femme, monsieur: gloire et périls, elle voudra tout partager; en venant la chercher pour l’emmener avec moi, je devance son plus cher désir.

3.Le Prétendant, né en 1688.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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