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Читать книгу: «Le morne au diable», страница 13

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– Mais alors, milord, comment faire?

– Il y a un moyen infaillible, monsieur; quelque dangereux que soit le chemin par lequel vous vous êtes introduit ici, prenons-le; nous sortirons de l’île à l’aide du moyen dont vous vous êtes servi pour y entrer… Une fois à la Barbade, j’instruirai ma femme de l’événement… du cruel événement qui me sépare d’elle à jamais, et vous me jurerez à votre tour qu’elle ne sera pas inquiétée après mon départ.

– Malheureusement, milord, ce que vous me proposez est impossible.

– Comment cela?

– Je suis venu par la caverne du pêcheur de perles, milord.

– Eh bien, allons-nous-en par la caverne du pêcheur de perles.

– Il est donc vrai… milord… vous ignoriez la communication secrète qui existait entre cette caverne et l’abîme qui cerne votre parc?

– Je l’ignorais complétement… mais puisque cette communication existe, servons-nous-en pour partir.

– Mais c’est impossible, milord; on ne peut parvenir dans l’intérieur de cette caverne qu’en s’abandonnant aux vagues qui vous précipitent au fond d’un lac souterrain, après vous avoir fait franchir une cataracte…

– Et pour sortir de cette caverne?

– Il faudrait, milord, remonter une chute d’eau de vingt pieds de haut…

– C’est trop fort pour moi… Ainsi, le bâtiment qui vous a amené en dehors de cette caverne…

– Est parti pour la Barbade, milord… Il n’avait pu approcher de cette partie de l’île, malgré les croiseurs français, que parce que cette côte est inabordable…

– Je conçois que ce chemin ne soit guère praticable, dit le chevalier accablé.

– Si vous m’en croyez, milord, vous vous bornerez à annoncer à madame la duchesse que vous vous absentez pour quelques jours seulement… J’ai foi dans votre parole de gentilhomme que vous ne ferez aucune tentative pour vous échapper de mes mains.

– Je vous ai donné cette parole, monsieur.

– J’y crois, milord… et mon poignard me répond de son exécution.

– J’aurais été en effet bien étonné si le poignard n’avait pas reparu, pensa Croustillac. Il croit parfaitement à ma parole… ce qui ne l’empêche pas de croire autant à son poignard… Mordioux! cette défiance… Mais il ne s’agit pas de cela… Que faire… que faire… La duchesse n’est pas prévenue; les esclaves ne m’obéiront pas si je les commande… C’est fini… me voici au bout de mon rouleau de mensonges…

Force fut à Croustillac de se résigner à toutes les suites de son quiproquo. Il regretta sincèrement de n’avoir pu se dévouer plus efficacement pour la Barbe-Bleue, car il ne doutait pas que sa ruse ne fût découverte au moment où il mettrait le pied dans la maison.

Il eut bientôt une autre crainte.

Le Caraïbe, voyant Croustillac revenir accompagné d’un étranger armé jusqu’aux dents, pouvait attaquer le colonel. Or, ce dernier avait nettement expliqué à l’aventurier comment, à la première agression, il serait obligé de le tuer sans miséricorde.

Le chevalier commença à trouver son rôle moins divertissant et à maudire la sotte curiosité, l’imprudente étourderie qui l’avaient ainsi jeté au milieu d’une position aussi compliquée que dangereuse.

CHAPITRE XX.
LE DÉPART

L’esprit de Croustillac était trop mobile et trop aventureux pour s’appesantir longtemps sur de craintives et tristes pensées; il fit le raisonnement suivant: «Cejourd’hui, comme toujours, j’ai peu ou prou à perdre; si je parviens à sortir de la maison, je continue de passer pour le mystérieux milord-duc et je suis traité en prince jusqu’à ce qu’on s’aperçoive de ma supercherie; alors je redeviens Gros-Jean comme devant, et j’ai rendu un grand service à cette jolie petite Barbe-Bleue qui s’est moquée de moi, mais qui m’a ensorcelé, car elle m’intéresse plus que je ne voudrais, plus qu’elle ne le mérite peut-être; car, malgré son amour pour ce mari invisible, elle m’a paru furieusement tendre avec le boucanier et cet autre animal d’anthropophage. Enfin, il n’importe… si c’est mon caprice de me dévouer pour cette petite femme? j’en suis bien le maître; oui… mais si au contraire je ne puis sortir de céans? mais si le Caraïbe s’en mêle? ça se gâte… il est clair que je suis tué comme un chien par cet épais Flamand. Comment donc faire pour échapper à cet inconvénient? Dire maintenant à l’homme au poignard que je ne suis pas son milord-duc?.. cela me sauverait peut-être… Mais non, non, ce serait une lâcheté, et de plus une lâcheté inutile, car, pour m’empêcher de jeter l’alarme dans la maison, ce buveur de bière m’expédierait immédiatement… oui, oui… malgré ma parole de gentilhomme de ne pas chercher à m’échapper, il me serre toujours de près. Mordioux! que cet homme-là est donc ridicule avec son poignard… Bah!.. son poignard… il ne me tuera qu’une fois, après tout… Allons, courage… courage, Croustillac… et surtout ne réfléchis pas, cela te porte malheur; tu ne fais jamais de plus lourdes sottises, de plus énormes bévues que lorsque tu raisonnes… Abandonne-toi à ton étoile, comme toujours ferme les yeux, et va de l’avant.»

Raffermi par cette belle logique, le chevalier reprit tout haut:

– Eh bien, monsieur, puisqu’il faut absolument passer par la maison pour sortir d’ici… marchons.

– Monseigneur, dit le colonel après un moment d’hésitation, vous m’avez donné votre parole de gentilhomme de ne pas vous échapper.

– Oui, monsieur!

– Mais vos gens peuvent vouloir vous délivrer.

– Ma vie est entre vos mains, monsieur, vous avez ma parole. Je ne puis rien de plus.

– C’est juste, monseigneur… mais alors dans votre intérêt prévenez vos esclaves que leur moindre tentative contre moi vous coûterait la vie, car j’ai juré aussi, moi, de vous emmener mort ou vif.

– Ce ne sera pas de ma faute, monsieur, si vous ne tenez pas votre serment… Marchons…

Et le chevalier et le colonel s’avancèrent vers la maison.

Rutler tenait le bras de Croustillac sous son bras gauche, et avait toujours la main sur son poignard; non qu’il doutât de la parole de son prisonnier, mais les esclaves du Morne-au-Diable pourraient vouloir délivrer leur maître.

Croustillac et Rutler n’étaient plus qu’à quelques pas de la maison, lorsqu’au détour d’une allée obscure ils virent s’avancer une femme vêtue de blanc.

Le colonel s’arrêta, serra fortement le bras de son prisonnier, et lui dit tout bas:

– Qui est là? Monseigneur, avertissez cette femme… prenez garde qu’elle crie.

– C’est la Barbe-Bleue, je suis perdu, elle va pousser des cris de paon et tout découvrir, pensa Croustillac.

A son grand étonnement, la femme s’arrêta et ne dit mot.

Le Gascon s’écria:

– Qui donc est là?

– Fait-il donc si noir que monseigneur ne reconnaisse pas Mirette? dit la voix bien connue de la Barbe-Bleue.

Croustillac resta muet, confondu.

La Barbe-Bleue l’appelait aussi monseigneur, et elle prenait le nom de Mirette.

– Mordioux! se dit-il, je n’y comprends plus rien, mais plus rien du tout… du tout… cela devient de plus en plus obscur. C’est égal, tenons-nous ferme et jouons serré.

– Quelle est cette femme? lui dit tout bas le colonel.

– C’est… c’est la femme de confiance de ma femme, répondit le chevalier.

Angèle reprit:

– Monseigneur, je venais dire à votre Grâce que madame s’est couchée un peu souffrante… mais qu’elle dort à cette heure.

– Tout nous sert, monseigneur, dit le colonel à voix basse à Croustillac, madame la duchesse dort, vous pouvez partir sans qu’elle s’aperçoive de rien.

Angèle, qui s’était approchée, reprit d’un air effrayé en reculant vivement:

– Ah! mon Dieu! mais votre Grâce n’est donc pas seule?

– Monseigneur, dit le colonel, si elle pousse un cri, c’est fait de vous!!

– N’aie pas peur, Mirette, dit le chevalier, n’aie pas peur… pendant que tu étais auprès de ma femme, monsieur est entré; il arrive du Fort-Royal pour… des affaires très pressées, il faut que je sorte à l’instant pour l’accompagner.

– Si tard, monseigneur! mais vous n’y songez pas… Je vais prévenir madame.

– Non… non… je te le défends; mais, dis-moi, j’aurais tout de suite besoin des nègres pêcheurs et de leur chaloupe… fais-les prévenir.

– Mais, monseigneur…

– Obéis.

– Ce n’est pas difficile… c’est demain matin jour de pêche en haute mer, les noirs doivent être maintenant prêts à partir… pour être avant le jour à l’anse aux Caïmans, où est mouillé leur bateau.

– Monseigneur, tout nous seconde, vous le voyez, partons, dit le colonel à voix basse.

– C’est étonnant comme la Barbe-Bleue va au-devant de mes demandes, et comme elle facilite mon départ, se dit Croustillac; il y a là-dessous quelque chose de bien étrange… Je n’avais peut-être pas tout à fait tort de l’accuser de magie ou de nécromancie… Puis il reprit tout haut:

– Tu vas nous faire ouvrir les portes du dehors, Mirette, et ordonner aux noirs de se préparer à l’instant même.

– Eh bien! ajouta Croustillac en voyant la jeune femme rester immobile, ne m’as-tu pas entendu?

– Certainement, monseigneur, mais comment, votre Grâce… veut absolument…

– Monseigneur! ma Grâce!.. Voilà une heure que tu m’appelles ainsi, devant un étranger, dit le Gascon d’un air courroucé, pensant faire un coup de maître: que serait-il arrivé… si monsieur n’était pas dans le secret?

– Oh! je sais bien que si cet étranger est ici à cette heure, c’est qu’on peut parler devant lui comme devant votre Grâce et devant madame… Mais est-ce bien possible, monseigneur, vous voulez absolument partir…

– La fine mouche veut avoir l’air de me retenir pour mieux jouer son rôle, pensa Croustillac. Mais, qui l’a instruite? qui lui a si bien tracé ce rôle?.. Décidément il doit y avoir de la nécromancie là-dedans…

– Mais, monseigneur, reprit Mirette, que dirai-je à madame?

– Tu lui diras, reprit le pauvre Croustillac avec un attendrissement que le colonel attribua à des regrets bien naturels, tu lui diras, à cette chère et bonne femme, de n’avoir pas d’inquiétude… entends-tu bien, Mirette… pas d’inquiétude… assure-la bien que le petit voyage que je vais faire est absolument dans son intérêt… dis-lui enfin… de penser quelquefois à moi.

– Quelquefois, monseigneur? mais madame y pense… y pensera toujours, répondit Mirette d’une voix émue, car elle comprenait le sens caché des paroles de Croustillac. Soyez tranquille, monseigneur… madame sait combien vous l’aimez… et elle n’oublie rien… mais vous serez ici demain avant son réveil, n’est-ce pas?

– Oui, dit Croustillac, certainement, demain matin… Allons, Mirette, dépêche-toi de prévenir les nègres pêcheurs et de faire ouvrir la porte de la voûte; il faut que nous partions sans délai.

– Oui, monseigneur; en même temps je vous apporterai votre épée et votre manteau dans le salon, car la nuit est froide dans la montagne… Ah! J’oubliais, voici votre bonbonnière que vous portez toujours avec vous et que vous aviez laissée chez madame.

En disant ces mots, Angèle donna au Gascon une petite boîte, lui serra vivement la main et disparut.

– Vive Dieu! milord-duc, les choses ont mieux tourné que je ne l’espérais, dit le colonel; la maison est-elle encore éloignée?

– Non, après avoir monté cette dernière rampe, nous y arrivons.

En effet, au bout de quelques minutes, Rutler et son captif entrèrent dans le salon; le chevalier y trouva Angèle coiffée d’un madras et vêtue d’une longue simarre qui cachait sa taille; la jeune femme montra au chevalier un manteau qu’elle avait déposé sur un fauteuil.

– Voici votre cape et votre épée, monseigneur, dit-elle à Croustillac en lui remettant une rapière magnifique. Maintenant, je vais voir si les esclaves sont prêts.

Ce disant, Angèle sortit.

L’épée dont on vient de parler était aussi riche par sa matière que curieuse par sa forme; la garde était d’or massif; sur la coquille, on voyait émaillées les armes royales d’Angleterre; la poignée représentait un lion debout, et sa tête, surmontée d’une couronne royale, servait de pommeau; le baudrier d’une grande richesse, quoique terni par un fréquent usage, était de velours rouge brodé de perles fines, au milieu desquelles les lettres C. S. étaient plusieurs fois reproduites.

Avant que de passer le baudrier, Croustillac dit au colonel:

– Je suis votre prisonnier, monsieur, puis-je garder mon épée? Je vous réitère ma parole de n’en faire aucun usage contre vous.

Sans doute cette arme historique était connue du colonel, car il répondit:

– Je savais que cette royale épée était entre les mains de votre Grâce; j’avais ordre de la respecter dans le cas où vous me suivriez de bon gré, monseigneur.

– Je comprends, se dit Croustillac, la Barbe-Bleue continue à agir en fine mouche… Elle me décore ainsi d’une partie de la défroque du milord-duc mystérieux pour augmenter encore l’erreur de cet ours flamand; tout mon regret est de ne pas connaître mon nom. Je sais, il est vrai, que j’ai eu le cou coupé; c’est déjà quelque chose, mais ça ne suffit pas pour constater mon identité, comme disent les gens de loi… Enfin, ceci durera ce qu’il plaira à Dieu; une fois que j’aurai tourné les talons, la Barbe-Bleue mettra sans doute son mari en sûreté; c’est le principal. Maintenant, affublons-nous du manteau, et mon déguisement sera sans doute complet.

Ce vêtement d’une coupe particulière était bleu, avec une sorte de camail en drap rouge galonné d’or; on voyait qu’il avait dû longtemps servir.

Le colonel dit au chevalier:

– Vous êtes fidèle au souvenir de la journée de Bridge-Water, monseigneur!

– Hum… hum… fidèle… comme ci… comme ça… cela dépend de la disposition dans laquelle je me trouve…

– Pourtant, monseigneur, reprit le colonel, je reconnais là le manteau des cavaliers rouges qui combattirent si valeureusement sous vos ordres à cette fatale journée.

– C’est ce que je vous disais… selon que j’ai froid ou chaud, je porte ce manteau; mais c’est toujours pour moi une manière de commémoration… de cette bataille… où les cavaliers rouges ont, comme vous le dites, si vaillamment combattu sous mes ordres.

Le chevalier avait posé sur une table la bonbonnière que la Barbe-Bleue lui avait donnée. Il prit cette boîte et la regarda machinalement; sur la couverture, il reconnut une figure bien caractérisée qu’il avait plusieurs fois vue reproduite en gravure ou en portrait. Après avoir un peu cherché, il se ressouvint que ces traits étaient ceux de Charles II d’Angleterre.

Rutler lui dit:

– Monseigneur, que votre Grâce me pardonne de l’arracher à des pensées qu’il est facile de deviner en voyant le portrait qui est sur cette boîte; mais les moments sont précieux.

Angèle rentra au même moment et dit à Croustillac:

– Monseigneur, les nègres sont là avec un fanal pour vous éclairer.

– Partons, monsieur, dit le chevalier en prenant son chapeau des mains de la jeune femme, qui lui dit tout bas:

– Après mon mari, c’est vous que j’aime le plus au monde; car vous l’avez sauvé…

Bientôt les portes massives du Morne-au-Diable se refermèrent sur le chevalier et sur le colonel, qui se mirent en route, précédés de quatre noirs dont l’un portait un fanal pour éclairer la route.

Pendant que l’aventurier, prisonnier du colonel Rutler, quitte le Morne-au-Diable, nous introduisons le lecteur dans l’appartement le plus secret de la maison de la Barbe-Bleue.

C’était une vaste pièce très simplement meublée; çà et là, pendues aux boiseries, on voyait des armes de prix. Au-dessus d’un lit de repos, était un très beau portrait du roi Charles II d’Angleterre; plus loin, une miniature représentant une femme d’une beauté ravissante.

Dans un cadre d’ébène, plusieurs esquisses au crayon, assez habilement dessinées, avaient reproduit toujours le même profil; il était facile de deviner qu’on avait ainsi tâché de faire un portrait de souvenir. Le cadre était supporté sur une sorte de cartouche d’argent ciselé représentant de funèbres allégories, au milieu desquelles on lisait cette date: 15 JUILLET 1685.

Cet appartement était occupé par un homme dans la force de l’âge, grand, svelte, robuste. Ses nobles proportions rappelaient singulièrement la stature et la taille du capitaine l’Ouragan, du boucanier Arrache-l’Ame ou du Caraïbe Youmaalë.

En colorant les beaux traits de l’homme dont nous parlons de la teinte cuivrée du mulâtre, du roucouage du Caraïbe, ou en les cachant à demi sous l’épaisse barbe noire du boucanier, on aurait cru revoir ces trois individus dans ce même personnage.

Nous dirons donc au lecteur, qui déjà, sans doute, a pénétré ce mystère, que les déguisements du boucanier, du flibustier et du Caraïbe avaient été successivement portés par le même homme, qui n’était autre que le fils naturel de Charles II, Jacques, duc de Monmouth, exécuté à Londres, le 15 juillet 1685, comme coupable de haute trahison.

Tous les historiens s’accordent à dire que ce prince était très brave, très affable, d’un caractère très généreux, et d’une figure noble et belle. «Telle fut la fin d’un seigneur (dit Hume en parlant de Monmouth) que ses grandes qualités auraient pu rendre l’ornement de la cour, et qui eût été capable de bien servir sa patrie.

«La tendresse que le roi son père avait eue pour lui, les caresses d’une nombreuse faction et les amorces de l’affection populaire l’avaient engagé dans une entreprise supérieure à ses forces. L’amour du peuple le suivit dans toutes les variétés de sa fortune; après son exécution même, ses partisans conservèrent l’espérance de le revoir un jour à leur tête

Nous expliquerons plus tard les causes de la singulière espérance des partisans de ce prince, et comment Monmouth avait en effet survécu à son exécution.

Ayant dépouillé son déguisement de Caraïbe et le roucouage qui cachait ses traits, Monmouth portait une ample simarre de tabis bleu à fleurs orange, et lisait attentivement plusieurs papiers étalés devant lui.

Pour expliquer le quiproquo dont le chevalier était la victime volontaire, nous dirons que Croustillac, sans ressembler beaucoup à Monmouth, était du même âge, de la même taille, brun comme lui, mince comme lui, et que le duc avait, comme le Gascon, le nez hardiment accusé et le menton saillant.

Tout autre que le colonel Rutler, officier hollandais arrivé des Provinces-Unies à la suite de Guillaume d’Orange, aurait donc pu tomber dans la même erreur, surtout en voyant entre les mains de Croustillac certains objets précieux connus que l’on savait avoir appartenu au fils de Charles II.

Quant au choix de Rutler, on conçoit que, pour remplir une pareille mission dans toutes ses conséquences, il fallait un homme sûr, intrépide, aveuglément dévoué, et capable de pousser le dévouement presque jusqu’à l’assassinat; le choix de Guillaume d’Orange se trouvant très circonscrit par de telles exigences, il lui avait été probablement impossible de trouver un homme qui connût personnellement Monmouth, et qui ne reculât devant aucune des terribles extrémités que pouvait amener cette périlleuse et cruelle entreprise.

Monmouth était profondément absorbé dans la lecture de quelques journaux anglais.

Tout à coup, la porte de sa chambre s’ouvrit, et Angèle se précipita à son cou en s’écriant:

– Sauvé! sauvé!

Puis, fondant en larmes, riant et sanglotant tour à tour, baisant les mains, le front, les yeux de son mari, elle répétait d’une voix entrecoupée:

– Sauvé… mon Jacques bien aimé… sauvé… Il n’y a plus de danger pour toi… mon amant, mon époux, mon frère. Dieu soit loué, le péril est passé… Mais quelle terreur a été la mienne! Hélas! j’en tremble encore…

Effrayé de l’exaltation d’Angèle, Monmouth lui dit avec une tendresse inquiète:

– Qu’as-tu, mon enfant… que veux-tu dire? Mais, sans lui répondre, Angèle s’écria:

– Maintenant, ce n’est pas tout, il faut fuir, entends-tu?.. Le roi Guillaume d’Angleterre est sur tes traces… demain il nous faut quitter cette île. Tout sera préparé; je viens de donner l’ordre à un de nos nègres pêcheurs d’aller dire au capitaine Ralph de tenir le Caméléon tout prêt à mettre à la voile, il est mouillé à l’anse aux Caïmans… en deux heures nous pouvons avoir quitté la Martinique.

CHAPITRE XXI.
LA TRAHISON

Le duc de Monmouth pouvait à peine croire ce qu’il entendait, il regardait sa femme avec angoisse.

– Que dis-tu? s’écria-t-il enfin, le roi Guillaume sait que j’habite cette île?

– Il le sait… Un de ses émissaires s’était introduit ici… cette nuit… Mais calme-toi… il est parti, il n’y a plus aucun danger, s’écria Angèle en voyant Monmouth courir à ses armes.

– Mais, cet homme? cet homme?..

– Il est parti, te dis-je… le péril est passé… Serais-je ici sans cela?.. Non… tu n’as plus rien à redouter… quant à présent du moins. Mais sais-tu qui m’a aidé à conjurer ce menaçant orage?

– Non… de grâce explique-moi…

– C’est ce pauvre aventurier dont nous avions fait notre jouet.

– Croustillac?

– Oui, sa présence d’esprit nous a sauvés. Dieu soit loué… le péril est éloigné.

– En vérité, Angèle, je crois rêver.

– Écoute-moi donc: il y a une heure, lorsque tu m’as eu quittée pour lire ces papiers venus d’Europe, je suis descendue avec le chevalier dans le jardin… J’avais un pressentiment de notre danger, j’étais triste et rêveuse… je voulais me débarrasser de notre hôte le plus tôt possible… n’étant plus disposée à le railler; je lui dis que je ne pouvais lui expliquer le mystère de mes veuvages, que ma main n’appartiendrait à personne, et qu’il devait quitter cette maison demain au point du jour; notre but était ainsi rempli; le Gascon, par ses récits naturellement exagérés sur ce qu’il avait vu ici, donnerait plus de créance encore aux bruits qui circulent depuis trois ans dans l’île, bruits absurdes, mais précieux, qui, jusqu’à présent, hélas! nous avaient sauvegardés en jetant une telle confusion dans les événements qu’il avait été impossible de démêler le vrai du faux.

– Sans doute, mais par quelle fatalité ce mystère?.. Achève… achève.

– Après avoir annoncé au chevalier qu’il ne pouvait plus rester ici, je lui dis que nous voulions néanmoins lui laisser un riche souvenir de son séjour au Morne-au-Diable. A mon grand étonnement, il refusa d’un air si péniblement humilié qu’il me fit pitié. Sachant combien il était pauvre, et voulant, par cela même qu’il témoignait quelque délicatesse, l’obliger à accepter un présent, j’étais revenue chercher ici un médaillon entouré de diamants où se trouve mon chiffre, espérant que le chevalier ne me refuserait pas. J’allais lui porter ce cadeau, lorsqu’en approchant de l’endroit où je l’avais laissé, au bout du parc, près du bassin… Ah! mon ami, j’en frémis encore.

Et la jeune femme jeta ses deux bras autour du cou de Jacques comme si elle eût voulu le protéger encore contre ce danger passé.

– Angèle, je t’en supplie, calme-toi, dit tendrement Monmouth, termine ce récit.

– Eh bien! reprit-elle, lorsque je m’approchai du bassin, j’entendis parler; effrayée, j’écoutai.

– C’était cet émissaire, sans doute?

– Oui, mon ami.

– Mais comment s’est-il introduit ici? Comment en est-il sorti? Comment a-t-il confié ses desseins au Gascon?

– Il a pris le chevalier pour toi.

– Il a pris le chevalier pour moi? s’écria Monmouth.

– Oui… Jacques, sans doute, il aura été trompé par la ressemblance de taille, et par cet habit que le Gascon avait endossé et que tu avait fait faire pour satisfaire un de mes caprices en t’habillant comme le portrait dont tu m’avais parlé.

– Oh! dit Monmouth en passant sa main sur son front avec accablement, oh! tu ne sais pas les souvenirs terribles que tout ceci éveille en moi.

Puis, après avoir jeté un long soupir et regardé tristement le cadre d’ébène incrusté d’argent qui renfermait l’esquisse d’un portrait, le duc reprit:

– Mais quelle a été l’issue de cette étrange rencontre? le chevalier qu’a-t-il dit? toi-même qu’as-tu fait? En vérité, sans ta présence, sans tes paroles qui me rassurent… j’irais moi-même…

Angèle interrompit le duc:

– Encore une fois, mon Jacques bien aimé, serais-je là si calme, s’il y avait quelque chose à craindre à cette heure?

– Eh bien! je t’écoute… mais tu conçois mon impatience…

– Je ne la ferai pas durer longtemps… je continue… A quelques mots que je surpris, je devinai que le chevalier, en laissant notre ennemi dans l’erreur, ne savait comment le faire sortir de cette maison, craignant de ne pas être obéi par nos gens… Comptant avec raison sur l’intelligence du Gascon, je me suis présentée à lui au moment où il s’approchait de la maison, ayant soin de le prévenir indirectement qu’il devait me prendre pour Mirette. Ayant remarqué que l’émissaire de Guillaume, croyant s’adresser à toi, appelait le chevalier milord-duc ou monseigneur, je l’ai appelé ainsi; j’ai fait ouvrir les portes, et, pour compléter l’illusion, j’ai prêté au Gascon ton épée, ta boîte à portraits, et ce vieux manteau auquel tu tiens tant.

– Ah! qu’as-tu fait, Angèle! s’écria le duc, l’épée de mon père, une boîte qui m’a été donnée par ma mère… et le manteau qui a appartenu au plus saint, au plus admirable martyr qui se soit jamais sacrifié à l’amitié!

– Jacques, mon ami, pardon… pardon… je croyais bien agir, s’écria Angèle, désolée de l’expression d’amertume et de chagrin qu’elle lisait sur les traits de Jacques.

– Pauvre ange bien-aimée, reprit Monmouth en lui serrant les mains avec tendresse, je ne t’accuse pas; mais j’ai un tel respect pour ces saintes reliques, qu’il m’est cruel de les voir profaner par un mensonge, même pendant quelques moments. Ah! je le répète, tu ne sais pas les souvenirs terribles qui se rattachent surtout à ce manteau… hélas! je ne t’ai pas tout dit.

– Tu ne m’as pas tout dit? s’écria Angèle surprise. Quand tu es venu me chercher en France au nom de mon second père, de mon bienfaiteur… mort sur un champ de bataille, et Angèle soupira tristement, ne m’as-tu pas offert de partager ta vie avec moi, pauvre orpheline… ne m’as-tu pas dit que tu m’aimais? que m’importe le reste. S’il ne s’était pas agi de ton salut, de ta vie, aurais-je jamais songé à te parler de ta condition, de ta naissance? Je t’ai épousé proscrit, fuyant la haine acharnée de tes ennemis… Nous avons échappé à bien des périls, dérouté les soupçons, grâce à mes prétendus mariages, à tes déguisements divers. Maintenant… que peux-tu m’avoir caché? Si c’est quelque nouveau danger! Jacques, mon ami… mon amant… je ne te le pardonnerais pas, car je dois tout partager avec toi… bonne et mauvaise fortune… Ta vie est ma vie; tes ennemis, mes ennemis. Quoique cette fatale tentative soit heureusement déjouée, maintenant ils connaissent ta retraite, ils vont recommencer à te poursuivre avec acharnement. Il faut fuir… Dans deux heures, le Caméléon sera prêt à mettre à la voile…

Profondément préoccupé, Monmouth n’entendait pas Angèle; il marchait à grands pas, se disant:

– Il n’y a pas à en douter… on sait que j’existe… Mais comment Guillaume d’Orange a-t-il pu pénétrer ce mystère, qui n’était plus connu que de moi… et du père Griffon… puisque le saint martyr avait emporté ce secret dans sa tombe, et que de Crussol, dernier gouverneur de cette île, est mort?.. Quand je songe que pour plus de sûreté… j’ai même caché mon nom à cette femme adorablement dévouée… qui a donc pu me trahir? le père Griffon est incapable d’un tel sacrilége… car c’est sous le sceau de la confession que le gouverneur lui a fait cette révélation…

Après quelques moments de silence et de méditation, le duc reprit: – Et de quel moyen s’est servi le chevalier pour découvrir les desseins de l’émissaire de Guillaume d’Orange?

– Ses desseins? ô mon ami, cet homme ne s’en est pas caché; je l’ai entendu, il voulait t’enlever mort on vif et te conduire à la tour de Londres.

– Plus de doute… depuis la révolution de 1688, l’on craint que je ne me rapproche du roi détrôné, les papiers publics annoncent même que mes anciens partisans s’agitent… dit Monmouth en se parlant à lui-même. – Je reconnais là la politique de mon ancien ami Guillaume d’Orange… Mais de quel droit me soupçonne-t-il capable de visées ambitieuses?.. Encore une fois, qui a pu éveiller dans l’esprit de Guillaume ces défiances si injustes… ces craintes si mal fondées?.. Après un nouveau moment de silence, il dit à Angèle: – Dieu soit loué… mon enfant, l’orage est passé, grâce à toi, grâce à ce brave aventurier. Néanmoins… je ne sais si, malgré le dévouement qu’il vient de montrer dans cette occasion, je puis lui confier une partie de la vérité; peut-être serait-il plus prudent de la lui laisser toujours ignorer et de le persuader que l’émissaire lui-même avait été abusé par de faux renseignements. Qu’en penses-tu, Angèle? dois-je paraître aux yeux du chevalier sous d’autres traits que ceux d’Youmaalë, ou bien te chargeras-tu du soin de voir et de remercier encore ce brave homme? Quant à sa récompense, nous trouverons moyen d’y pourvoir sans blesser sa délicatesse.

Angèle regardait son mari avec un étonnement croissant.

Monmouth ne l’avait pas comprise, il croyait que le Gascon était parvenu à éloigner du Morne-au-Diable l’émissaire de Guillaume d’Orange, mais il ne savait pas qu’il l’eût accompagné comme prisonnier.

– Je ne sais pas quand reviendra le chevalier, mon ami. Il fera sans doute durer cette méprise le plus longtemps possible pour nous donner le temps de fuir…

– Le chevalier n’est donc plus ici? s’écria le duc.

– Mais, non, mon ami, il est parti prisonnier sous ton nom avec cet homme. Nos nègres pêcheurs les accompagnent jusqu’à l’anse aux Caïmans, où l’émissaire s’embarquera pour la Barbade… dans une de nos chaloupes avec le chevalier.

Le duc semblait ne pas croire à ce qu’il entendait.

– Parti prisonnier sous mon nom? s’écria-t-il. Mais cet émissaire, en reconnaissant son erreur, sera capable de sacrifier le chevalier… Par le ciel… je ne le souffrirai pas. Trop de sang, mon Dieu! a déjà coulé pour moi!..

– Du sang!.. ah! ne crains pas cela… le chevalier ne peut courir aucun danger. Malgré mon désir d’éloigner de nous le péril dont nous étions menacés, jamais je n’aurais exposé cet homme généreux à une perte assurée…

– Mais, malheureuse femme! s’écria le duc, tu ne sais pas de quelle terrible importance est le secret d’état que possède maintenant le chevalier…

– Mon Dieu! que dis-tu?..

– Ils sont capables de le tuer…

– Ah! qu’ai-je fait, mon Dieu?.. Mais où vas-tu? s’écria la jeune femme en voyant le duc s’apprêter à sortir.

– Je veux les rejoindre, délivrer ce malheureux aventurier. J’emmènerai quelques noirs avec moi. A peine le Gascon a-t-il une heure d’avance.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
430 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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