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Читать книгу: «La corde au cou», страница 6

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9. Tel qu'un homme pris de vertige, pâle comme si tout le sang de ses veines eût afflué à son cœur…

Tel qu'un homme pris de vertige, pâle comme si tout le sang de ses veines eût afflué à son cœur, Jacques de Boiscoran jetait autour de lui des regardséperdus. Il ne rencontra que des visages mornes et consternés.

Antoine, son vieux valet de chambre, s'appuyait chancelant à l'huisserie de la porte. Le greffier Méchinet restait la plume en l'air, béant de stupeur. M. Daubigeon baissait la tête.

– C'est horrible, murmura-t-il, horrible!

Et lourdement il se laissa tomber sur un fauteuil, comprimant de ses deux mains le sanglot qui brisait sa poitrine.

Il n'y avait que M. Galpin-Daveline à ne pas paraîtreému. La loi, dont il se considérait comme une imposante manifestation, ne s'émeut pas. Même le pli de ses lèvres minces trahissait comme l'ébauche d'un sourire aussitôt réprimé; le froid sourire de l'ambitieux, content d'avoir bien joué son petit rôlet.

Tout ne lui prouvait-il pas que Jacques de Boiscoranétait coupable, et qu'ayant à choisir entre un ami et l'occasion de se mettre enévidence, il avait habilement choisi?

Après une minute de silence qui parut un siècle, se posant debout, les bras croisés, devant l'infortuné:

– Avouez-vous? interrogea-t-il.

Comme s'il eûtété mû par un ressort, M. de Boiscoran se dressa.

– Quoi? fit-il, que voulez-vous que j'avoue?

– Que vousêtes l'auteur du crime de Valpinson.

D'un mouvement convulsif, le malheureux jeune homme pressait son front entre ses mains.

– Mais c'est de la folie! s'écria-t-il. Moi, l'auteur d'un tel crime, si odieux, si lâche!… Est-ce possible, est-ce vraisemblable! Je l'avouerais, que vous ne voudriez pas me croire! Non, vous ne me croiriez pas!

Il eût réussi àémouvoir le marbre de la cheminée avant M. Galpin-Daveline.

– Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, prononça le magistrat d'un ton glacé. Pourquoi revenir sur des relations qui doiventêtre oubliées? Ici, ce n'est plus l'ami, ce n'est même plus l'homme qui vous parle, c'est le juge. On vous a vu…

– Quel est le misérable?…

– Cocoleu.

M. de Boiscoran parut anéanti.

– Cocoleu, balbutia-t-il, ce pauvre idiotépileptique recueilli par la comtesse de Claudieuse!

– Lui-même.

– Et il a suffi des propos incohérents d'un malheureux frappé d'imbécillité pour que l'on me crût coupable, moi, d'un incendie, d'un meurtre…

Jamais le juge d'instruction n'avait visé avec tant d'efforts à cette solennité qui frappe les esprits et s'impose.

– Pendant une heure, au moins, monsieur, le pauvre Cocoleu a joui de la plénitude de sa raison. Les desseins de la Providence sont impénétrables…

– Eh! monsieur…

– Qu'a dit Cocoleu? Qu'il vous a vu allumer l'incendie de vos mains, puis vous cacher derrière une pile de fagots et tirer sur le comte de Claudieuse deux coups de fusil…

– Et cela vous a paru tout simple!

– Non. J'aiété révolté comme tout le monde. Vous sembliez planer si haut au-dessus des soupçons. Mais voilà que l'instant d'après, on ramasse sur le théâtre du crime une enveloppe de cartouche qui ne peut appartenir qu'à vous. Mais voici que moi, arrivant ici, à l'improviste, je trouve noire de charbon et de débris de papier brûlé l'eau où vous vousêtes lavé les mains en rentrant…

– Oui, murmura M. de Boiscoran, c'est une fatalité.

– Et ce n'est pas tout, poursuivit le juge, enflant de plus en plus la voix. Je vous interroge et vous confessezêtre resté dehors hier soir de huit heures à minuit. Je vous demande l'emploi de ces quatre heures, vous refusez de me le dire. J'insiste, vous mentez. Et je suis obligé, pour vous confondre, de vous produire les témoignages de Ribot, de Gaudry et de la femme Courtois, qui vous ont reconnu là où vous prétendez n'être pas allé. Cette dernière circonstance seule vous condamne. Quel a doncété l'emploi de cette soirée, que vous ne pouvez le faire connaître!… Vous vous prétendez innocent. Aidez-moi à faireéclater votre innocence. Parlez. Qu'avez-vous fait, de huit heures à minuit?…

M. de Boiscoran n'eut pas le temps de répondre. Depuis un moment déjà montaient de la cour comme des clameurs sourdes et le tumulte d'une foule irritée.

Un gendarme entra tout effaré.

– Messieurs, dit-il, s'adressant au juge d'instruction et au procureur de la République, il y a en bas une centaine de paysans, hommes et femmes, qui veulent faire un mauvais parti à monsieur de Boiscoran; ils le demandent, ils disent qu'il le leur faut pour le traîner à la rivière. Quelques hommes sont armés de fourches, mais les femmes sont les plus enragées. Mon camarade et moi avons toutes les peines du monde à les contenir…

Et, en effet, comme pour appuyer ses assertions, les clameurs se rapprochèrent et redoublèrent, et très distinctement, on entendit crier:

– À l'eau Boiscoran! À l'eau l'incendiaire! Le procureur de la République se leva.

– Descendez dire à ces paysans, commanda-t-il, que la justice interroge le prévenu, et qu'ils la troublent, et que s'ils continuent, c'est à moi qu'ils auront affaire!

Le gendarme obéit.

M. de Boiscoranétait devenu livide.

– Tous ces malheureux me croient donc coupable! murmura-t-il.

– Oui, répondit M, Galpin-Daveline, et vous comprendriez leur indignation, jusqu'à un certain point légitime, si vous connaissiez les déplorablesévénements de la nuit…

– Quoi encore!

– Deux pompiers de Sauveterre, dont un, père de cinq enfants, ont péri dans les flammes. Deux hommes, un fermier de Bréchy et un gendarme, en essayant de leur porter secours, ontété si grièvement brûlés qu'on craint pour leur vie.

M. de Boiscoran se taisait.

– Et c'est vous, poursuivit le juge, qu'on accuse de tant de malheurs. Vous voyez combien il importerait de vous justifier.

– Eh! le puis-je…

– Si vousêtes innocent, oui. Faites-moi connaître l'emploi de votre soirée…

– Je vous ai dit tout ce que je pouvais dire.

Le juge d'instruction, pendant une bonne minute, parut réfléchir; puis:

– Prenez garde, monsieur de Boiscoran, prononça-t-il, je vaisêtre obligé de décerner contre vous un mandat…

– Faites.

– Je vaisêtre forcé de vous faire arrêter séance tenante et diriger sur la prison de Sauveterre…

– Soit.

– Vous avouez donc!

– J'avoue que je suis victime d'un concours inouï de circonstances. J'avoue… que vous avez raison, et qu'il faut l'idée d'une Providence pour expliquer certaines fatalités. Mais, par tout ce qu'il y a de saint au monde, je le jure, je suis innocent.

– Prouvez-le!

– Eh! ce serait fait, si je pouvais.

– Veuillez alors vous habiller, monsieur, et vous préparer à suivre les gendarmes.

Sans un mot, M. de Boiscoran passa dans son cabinet de toilette, et il y fut suivi par son valet de chambre portant des vêtements.

Tout occupé de dicter à son greffier la dernière partie de l'interrogatoire, M. Galpin-Daveline semblait oublier «son prévenu».

Le vieil Antoine en profita.

– Monsieur…, souffla-t-ilà l'oreille de son maître, tout en paraissant l'aider.

– Quoi.

– Chut! Plus bas! La fenêtre du fond du cabinet est ouverte… Elle n'est qu'à vingt pieds du sol du jardin… La terre, au-dessous, est molle… Tout près est un des soupiraux des caves, et au fond est la cachette que vous connaissez… La mer n'est qu'à cinq lieues, j'aurai un bon cheval cette nuit, à l'entrée du parc.

Un amer sourire monta aux lèvres de M. de Boiscoran.

– Et toi aussi, fit-il, toi, mon vieil ami, tu me crois coupable.

– Je vous en conjure, monsieur, insista Antoine, je réponds de tout; il n'y a que vingt pieds… Au nom de votre mère!

Mais, au lieu de lui répondre, Jacques de Boiscoran se retourna et appela le juge d'instruction. Et quand M. Galpin-Daveline se fut approché:

– Voyez cette fenêtre, monsieur, lui dit-il. J'ai de l'argent, de bons chevaux, et la mer est à cinq lieues… Un coupable vous eûtéchappé… Je suis innocent, je reste.

En un point, du moins, M. de Boiscoran disait vrai: rien ne luiétait plus aisé que de s'évader et de gagner le jardin, et très probablement cette retraite que lui rappelait son valet de chambre. Mais après?

Il avait, c'était incontestable, le vieil Antoine l'aidant surtout, quelques chances de se soustraire à toutes les recherches. Mais ilétait plus probable, mille fois, qu'il serait découvert dans sa cachette même, ou rejoint en essayant d'atteindre la côte.

S'il réussissait à fuir, que deviendrait-il? En quels pays et sous quels travestissementséviterait-il une extradition toujours menaçante?

Ce serait bien autre chose, s'ilétait repris. Sa situation, déjà si compromise, serait alors perdue sans ressources. Fatalement sa tentative de fuite serait considérée comme le plus explicite des aveux.

En de telles conditions, résister à la tentation de s'évader, et bien faire savoir qu'on résistait, qu'on tenait à rester sous la main de la justice, c'était bien moins démontrer son innocence que donner la preuve d'une rare habileté. Voilà ce qu'en clin d'œil aperçut ou crut apercevoir M. Galpin-Daveline.

C'est d'après soi qu'on juge les autres. Calculateur oblique et circonspect, il n'admettait pas les inspirations soudaines, les mouvements irréfléchis. Et dans cet accent de froid persiflage de l'homme qui tient à bien faire comprendre qu'il n'est pas dupe:

– Il suffit, monsieur, fit-il. Cette circonstance, comme toutes les autres, sera relatée au procès-verbal.

Bien autresétaient les idées du procureur de la République et du greffier Méchinet.

Si le juge d'instructionétait trop aveuglé par ses préventions pour rien discerner, ils avaient fort bien remarqué, eux, par combien d'émotionsétrangement diverses venait de passer le prévenu.

Étourdi tout d'abord, jusqu'au point de paraître croire à une plaisanterie de mauvais goût, sa contenance avait ensuite trahi la plus violente colère, puis la peur, puis l'abattement le plus complet. Mais à mesure que les charges s'étaient accumulées, toujours plus accablantes, et que le cercle de l'accusation s'était rétréci, bien loin de se démoraliser davantage, il avait semblé recouvrer son assurance.

– C'est tout de même singulier, grommela Méchinet.

M. Daubigeon, lui, ne souffla mot. Mais lorsque M. de Boiscoran sortit de son cabinet de toilette, habillé et prêt:

– Une question encore, monsieur, fit-il.

Le malheureux s'inclina. Ilétait pâle, mais calme et maître de soi.

– Je suis, dit-il, prêt à répondre.

– Je serai bref. Vous avez paru surpris et indigné qu'on osât vous accuser, c'est une faiblesse. Institution humaine, la justice ne peut juger que sur des apparences. Réfléchissez, et vous reconnaîtrez que toutes les apparences sont contre vous.

– Je ne le reconnais que trop.

– Juré, vous n'hésiteriez pas à condamner un accusé qui se trouverait dans la même situation que vous…

– Non, monsieur, non!

Le procureur de la République bondit sur sa chaise.

– Vous n'êtes pas sincère, fit-il.

Tristement, M. de Boiscoran hocha la tête.

– C'est sans espoir de vous convaincre, monsieur, répondit-il, mais c'est en toute sincérité que je vous parle. Non, je ne condamnerais pas l'homme que vous dites, s'il s'affirmait innocent, et si je ne discernais pas le mobile de son action. Car enfin, à moins d'être fou, on ne commet pas un crime uniquement pour le commettre. Or, moi, je vous le demande, moi pour qui la destinée n'a eu que des sourires, moi qui suis à la veille d'un mariage ardemment désiré, pourquoi, dans quel but, dans quel intérêt aurais-jeété incendier le Valpinson et tenter d'assassiner le comte de Claudieuse?…

Ce n'est pas sans une impatience mal dissimulée que M. Galpin-Daveline avait vu M. Daubigeon prendre la parole. Saisissant l'occasion qui s'offrait d'intervenir:

– Votre mobile, à vous, monsieur, interrompit-il, était la haine. Vous haïssiez mortellement le comte et la comtesse de Claudieuse. Ne protestez pas, ce serait inutile, tout le pays le sait, vous me l'avez dit à moi-même!

Jacques de Boiscoran pâlit encore, s'ilétait possible, et d'un ton d'écrasant dédain:

– Quand cela serait, prononça-t-il, je ne sais pas de quel droit vous abuseriez des confidences d'un ami, vous qui proclamiez en entrant ici qu'il n'était plus d'amitié entre nous. Mais cela n'est pas. Jamais je ne vous ai rien dit de pareil. Mes sentiments n'ayant pas varié, je puis répéter mes paroles textuellement. Je vous ai dit que monsieur de Claudieuseétait un voisin tracassier, entêté de ses droits et jaloux de son gibier jusqu'à l'absurde. J'ai ajouté que, s'il déclarait mes opinions politiques exécrables, j'estimais les siennes ridicules et dangereuses. Pour ce qui est de la comtesse, je vous ai dit simplement, en manière de plaisanterie, qu'une personne si parfaite ne serait pas mon fait, et que je serais bien malheureux d'avoir pour femme une sorte de Madone qui traverse la vie sans presque daigner toucher la terre du bout de son orteil.

– Alors, c'est uniquement pour cela qu'un jour vous avez couché en joue le comte de Claudieuse? Un flot de sang de plus à votre cerveau, et le meurtre avait lieu ce jour-là…

Un geste terrible trahit la colère de M. de Boiscoran; mais se maîtrisant:

– Mon emportementétait moins grand qu'il n'a dû le paraître, dit-il. J'ai pour le caractère de monsieur de Claudieuse la plus profonde estime. Ce m'est une grande douleur ajoutée à toutes les autres que de penser qu'il a pu m'accuser…

– Mais il ne vous a pas accusé! interrompit M. Daubigeon, il aété au contraire le premier et le plus obstiné à vous défendre… (Et en dépit des signes que lui faisait M. Galpin-Daveline): Malheureusement, poursuivit le procureur de la République, tout cela n'enlève rien de l'évidence des faits qui vous accusent. Si vous vous obstinez à vous taire, c'est la cour d'assises, c'est le bagne. Si vousêtes innocent, pourquoi ne pas essayer de vous justifier… Qu'attendez-vous, qu'espérez-vous?

– Rien…

Méchinet venait d'achever la rédaction du procès-verbal.

– Il faut partir, dit M. Galpin-Daveline.

– Me sera-t-il permis, demanda M. de Boiscoran, d'écrire quelques lignes à mon père et à ma mère? Ils sont vieux: un telévénement peut les tuer…

– Impossible! fit le juge. (Et, s'adressant au vieil Antoine): Je vais mettre les scellés sur cette pièce, dit-il, et vous en serez provisoirement le gardien… Vous savez à quelle surveillance cela vous oblige, et de quelles peines vous seriez puni si la justice ne retrouvait pas les pièces à conviction décrites au procès-verbal… Maintenant, comment regagner Sauveterre?

Après mûre délibération, il fut arrêté que M. de Boiscoran ferait la route dans une voiture à lui, où monterait un gendarme. M. Daubigeon, le juge et le greffier devaient reprendre la voiture du maire, toujours conduite par Ribot, lequelétait furieux d'avoirété gardé à vue.

– Descendons, dit le juge, quand les dernières formalités furent remplies.

Jacques de Boiscoran descendait lentement. Il savait sa cour pleine de paysans furieux et s'attendait à des huées. Il se trompait. Le gendarme dépêché par M. Daubigeon avait si bien rempli sa mission que pas un cri ne retentit. Mais lorsqu'il eut pris place dans sa voiture et que le cheval partit au trot, des malédictions frénétiques s'élevèrent, et une volée de pierres fut lancée, dont une blessa le gendarme au front.

– Décidément, vous portez malheur, mon accusé, dit cet homme, quiétait un ami de celui qui avaitété si cruellement blessé au Valpinson.

M. de Boiscoran ne répondit pas. Il s'enfonça dans son coin et il parut tomber dans une sorte d'anéantissement dont il ne sortit qu'au moment où la voiture s'arrêta dans la cour de la prison de Sauveterre.

Sur le seuil de la geôle, le geôlier, maître Blangin, attendait, souriant à l'idée de posséder un prisonnier de cette importance.

– Je vais vous conduire à ma plus belle chambre, monsieur, dit-il au malheureux, mais il faut auparavant que je donne un reçu au gendarme et que je vousécroue.

Et en effet, atteignant son registre crasseux, ilécrivit le nom de Jacques de Boiscoran au-dessous du nom de Frumence Cheminot, un vagabond arrêté la veille, au moment où il escaladait une clôture.

C'enétait fait: Jacques de Boiscoranétait prisonnier, au secret…

DEUXIÈME PARTIE L'affaire de Boiscoran

1. L'hôtel de Boiscoran, rue de l'Université, 216, est d'apparence modeste…

L'hôtel de Boiscoran, rue de l'Université, 216, est d'apparence modeste. Étroite est la cour qui le précède, et il serait hardi de donner le nom de jardin aux quelques mètres de terre humide qui s'étendent derrière.

Il ne faut pas se fier à ces dehors. Le logis lui-même est un chef-d'œuvre de confortable, où des mains patientes et soigneuses ont réuni toutes les aises de la vie et ce luxe solide dont le goût et le secret se perdent.

Le pavé du vestibule, une mosaïqueétonnante, aété rapporté de Venise en 1798, par un Boiscoran qui avait mal tourné et qui s'était attaché à la fortune de Bonaparte. La rampe de l'escalier est un chef-d'œuvre de serrurerie, et les boiseries de la salle à manger sont sans rivales à Paris, depuis qu'ontété dispersées au vent des enchères les boiseries fameuses du château de Bercy.

Le salon où la marquise aime à s'entourer d'hommes politiques est à la hauteur de ces magnificences. Pas un meuble n'y aété admis qui n'ait sa valeur artistique. On ferait un bon marché en payant au poids de l'or la garniture de la cheminée. Le lustre est une merveille. Et chacune des huit toiles suspendues aux lambris est uneœuvre hors ligne de quelque maître illustre.

Tout cela n'est rien, pourtant, comparé au cabinet de curiosités du marquis de Boiscoran. Situé au second étage de l'hôtel, dont il occupe toute la profondeur et la moitié de la largeur, ce cabinet, disposé en façon d'atelier, prend jour par le haut et ferait les délices d'un artiste. Dans de vastes armoires vitrées, placées tout autour, s'étalent les collections du marquis, trésors de toutes lesépoques, ses ivoires, sesémaux, ses bronzes, ses manuscrits uniques, ses porcelaines incomparables, et surtout ses faïences, ses chères faïences, la joie et le tourment de sa vieillesse.

L'hommeétait digne du cadre. À soixante et un ans qu'il avait alors, le marquisétait droit comme un i et de la maigreur la plus aristocratique. Il avait un grand diable de nez qu'il ne cessait de bourrer de tabac, la bouche large, mais encore bien meublée, et de petits yeux brillants où se lisait toute la malice d'un amateur obligé de lutter sans cesse de ruses avec les marchands de curiosités et les brocanteurs de l'hôtel des ventes.

C'est vers 1845 qu'il avait atteint l'apogée de sa carrière, signalée par un grand discours sur le droit de réunion; aussi semblait-il que sa montre se fût arrêtée cette année-là. Toutes ses idées trahissaient l'homme de la dynastie de Juillet, de même que son extérieur, son costume, sa haute cravate, ses favoris et le toupet qui bouclait son front décelaient l'admirateur et l'ami du roi-citoyen. Il ne s'occupait pas de politique pour cela, et même, à vrai dire, il ne s'occupait de rien.

À la seule condition de respecter l'inoffensive passion de son mari, Mme de Boiscoran régnait despotiquement au logis, administrant la fortune, régentant son fils unique, Jacques, décidant sans appel de toutes choses.

Inutile de rien demander au marquis, sa réponseétait invariable:

– Adressez-vous à ma femme.

Cet excellent homme avait acheté la veille, un peu au hasard, un lot assez considérable de faïences, représentant des scènes de la Révolution, et sur les trois heures, installé dans son cabinet, une loupe à la main, il s'occupait d'établir l'origine et la valeur de ses plats et de ses assiettes, lorsque la porte s'ouvrit brusquement.

La marquise entra, tenant à la main un papier bleu.

Plus jeune de six ou huit ans que son mari, Mme de Boiscoranétait bien la compagne qu'il fallait à cet esprit paresseux et ami du repos. À sa démarche, à son geste, à sa voix, on reconnaissait tout de suite la femme qui tient le gouvernail, qui commande et qui veutêtre obéie à la baguette.

D'une beauté jadis célèbre, elle gardait encore d'assez remarquables restes pour faire excuser bien des prétentions. Elle n'en avait aucune, affirmait-elle, disant que, puisqu'il est impossible, d'éviter les ravages des années, c'est faire preuve d'esprit que de les accepter de bonne grâce. Cependant, la coquetterie ne perd jamais ses droits. Si Mme de Boiscoran ne se rajeunissait pas, elle se vieillissait à plaisir. Les quelques années que les femmes, d'ordinaire, s'efforcent de dissimuler de leurâge, elle les ajoutait obstinément au sien. Il y avait de l'affectation dans la façon dont elle faisait bouffer les masses de ses cheveux gris autour de ses tempes encore fraîches comme celles d'une jeune fille. Pour bien peu, elle y eût mis de la poudre.

Elleétait si défaite et si terriblement agitée quand elle entra dans le cabinet de son mari, qu'il en futému, lui qui, depuis longues années, s'était fait une loi de ne s'émouvoir de rien.

Abandonnant le plat qu'ilétait en train d'examiner:

– Qu'est-ce? interrogea-t-il d'une voix inquiète, qu'arrive-t-il?

– Un horrible malheur.

– Jacques est mort!… s'écria le vieux collectionneur.

La marquise secoua la tête.

– Non, c'est plus affreux peut-être…

Le vieillard, qui s'était dressé à la vue de sa femme, se laissa pesamment retomber sur son fauteuil.

– Dis, balbutia-t-il, parle… J'ai du courage.

Elle lui tendit ce papier bleu qu'elle tenait, et lentement:

– Voici, fit-elle, la dépêche que je reçois à l'instant du valet de chambre de Jacques, de notre vieil Antoine.

D'une main tremblante, le marquis déplia le papier, et lut:

Malheurépouvantable. M. Jacques accusé d'avoir incendié château du Valpinson et assassiné comte de Claudieuse. Charges terribles contre lui. Interrogé, s'est à peine défendu. Vient d'être arrêté et conduit en prison. Désespéré. Que faire…?

La marquise avait tremblé que son mari ne fût comme foudroyé par cette dépêche, dont le laconisme révélait les terreurs d'Antoine. Il n'en fut rien.

C'est de l'air le plus calme qu'il la replaça sur la table et que, haussant lesépaules, il dit:

– C'est absurde!

Mme de Boiscoran n'en pouvait revenir.

– Vous n'avez pas compris, mon ami…, commença-t-elle.

Il l'interrompit.

– J'ai compris, fit-il, que notre fils est accusé d'un crime qu'il n'a pas, qu'il ne peut pas avoir commis. Est-il possible que vous doutiez de lui! Quelle mèreêtes-vous donc! Je suis, pour ma part, je vous l'assure, parfaitement tranquille. Jacques incendiaire, Jacques assassin!… C'est stupide.

– Ah! vous n'avez pas lu la dépêche! s'écria la marquise.

– Pardonnez-moi.

– Vous n'avez pas vu qu'il y a contre lui des charges…

– S'il n'y en avait aucune, il est clair qu'on ne l'eût pas arrêté. C'est désagréable, c'est même pénible…

– Mais il ne s'est pas défendu, monsieur…

– Parbleu!… Croyez-vous que si demain on venait m'accuser d'avoir dévalisé la boutique d'un bijoutier, je prendrais la peine de me défendre.

– Vous ne voyez donc pas, monsieur, qu'Antoine croit notre fils coupable…

– Antoine est un vieux sot, déclara le marquis. (Et, tirant sa tabatière et bourrant son nez de tabac): D'ailleurs, raisonnons, fit-il. Ne m'avez-vous pas dit que Jacques est amoureux de la petite Denise de Chandoré?

– Comme un fou, monsieur, comme un enfant…

– Et elle?

– Elle adore Jacques, monsieur.

– Bon! et ne m'avez-vous pas dit aussi que le jour de leur mariage est définitivement fixé…

– Depuis trois jours.

– Jacques vous aécrit à ce sujet?

– Une lettre adorable.

– Où il vous annonce son arrivée?

– Oui, il voulait faire lui-même ses emplettes de noces.

D'un mouvement superbe d'insouciance, le marquis frappa sur le couvercle de sa tabatière.

– Et vous voulez, fit-il, qu'un garçon tel que notre fils, Jacques, un Boiscoran, amoureux, aimé, qui va se marier, qui a la tête pleine de corbeilles de noces, ait commis un crime abominable!… Cela ne se discute pas, et la preuve, c'est que je vais, si vous le voulez bien, me remettre paisiblement à ma besogne.

Si le doute est contagieux, la foi est communicative. Peu à peu, la marquise de Boiscoran se rassurait de l'assurance superbe de son mari. Le sang remontait à ses joues et le sourire à ses lèvres pâlies.

Et d'une voix plus ferme:

– Peut-être, en effet, dit-elle, ai-jeété trop prompte à m'alarmer.

Du geste, le marquis approuvait.

– Oui, beaucoup trop prompte, chère amie, fit-il. Et même, entre nous, je vous engage à ne point vous en vanter. Comment la justice n'accuserait-elle pas ce pauvre Jacques, lorsque sa mère elle-même le soupçonne!

Mme de Boiscoran avait repris et relisait la dépêche d'Antoine.

– Et cependant, murmura-t-elle, répondant aux dernières objections de son esprit, qui donc, à ma place, n'eûtété frappé d'épouvante! Ce nom de Claudieuse, surtout…

– Eh bien! mais c'est le nom d'un très digne et très loyal gentilhomme, le meilleur que je sache, en dépit de ses façons de loup de mer.

– Jacques le hait, mon ami.

– Jacques, ma chère, se soucie de lui comme de l'an quarante.

– Ils ont eu plusieurs querelles.

– Nécessairement; Claudieuse est un forcené légitimiste, et comme tel, c'est toujours avec le dernier mépris qu'il parle de nous autres tous, qui avons servi la famille d'Orléans.

– Jacques lui a envoyé du papier timbré.

– Et il a parbleu bien fait, de même qu'il a eu tort de ne pas pousser le procès jusqu'au bout. Claudieuse a, sur le cours de la rivière qui nous sépare, la Pibole, des prétentions par trop exorbitantes. Ne voudrait-il pas, en toute saison et selon son gré, retenir les eaux, au risque de noyer les prés de Boiscoran, qui sont bien plus bas que les siens! Déjà feu mon frère, quiétait un ange de patience et de douceur, avait eu maille à partir avec ce despote.

Mais la marquise n'était pas convaincue.

– Il y a autre chose, fit-elle.

– Quoi?

– Ah! c'est ce que je me demande.

– Jacques vous l'aurait-il donné à entendre?

– Non. Voici ce qui s'est passé. L'an dernier, chez la duchesse de Champdoce, j'ai eu l'occasion de rencontrer la comtesse de Claudieuse et ses filles. Elle est charmante, cette jeune femme, et comme nous donnions un bal la semaine suivante, l'idée me vint, que je mis aussitôt à exécution, de l'inviter. Elle refusa, et d'un ton de réserve si glacial qu'il n'y avait pas à insister.

– C'est que probablement elle n'aime pas la danse, grommela le marquis.

– Le soir même, je parlai de ma démarche à Jacques. Il s'en montra très irrité et me dit, avec un emportement que son respect contenait à peine, que j'avais eu grand tort, et qu'il avait ses raisons pour n'avoir rien de commun avec ces gens-là…

Si parfaiteétait la sécurité de M. de Boiscoran qu'il n'écoutait déjà plus que d'une oreille distraite, guignant du coin de l'œil ses précieuses faïences.

– Soit, interrompit-il. Jacques déteste les Claudieuse. Qu'est-ce que cela prouve? On n'assassine pas, Dieu merci, tous les gens qu'on déteste!

Mme de Boiscoran ne poursuivit pas.

– Enfin, demanda-t-elle, que faire?…

Elle avait si peu l'habitude de consulter son mari qu'il parut stupéfait.

– L'important, répondit-il, est de tirer Jacques de prison. Il faudrait voir, consulter…

Quelques coups rapides et légers, frappés à la porte, l'interrompirent.

– Entrez! cria-t-il.

Un domestique entra, portant une large enveloppe avec cette mention: télégraphie privée.

– Parbleu! s'écria le marquis, j'enétais bien sûr!… Voilà qui va nous mettre l'esprit en repos!

Le domestique s'était retiré; il rompit l'enveloppe. Mais au dernier regard jeté sur cette dépêche, le sourire se glaça sur ses lèvres; il pâlit et dit seulement:

– Mon Dieu!…

Rapide comme la pensée, Mme de Boiscoran s'empara du papier fatal. Elle lut d'un coup d'œil: Vite, arrivez. Jacques en prison, au secret, accusé d'un crime affreux. Toute la ville dit qu'il est coupable et qu'il a même avoué. C'est une infâme calomnie. Son juge est son ancien ami, Galpin-Daveline, qui devaitépouser cousine Lavarande. Ne sais rien, sinon que Jacques est innocent. C'est une intrigue abominable. Grand-père Chandoré et moi ferons l'impossible. Votre secours indispensable. Venez, venez.

Denise de Chandoré

– Ah! mon fils est perdu! s'écria Mme de Boiscoran en fondant en larmes.

Mais déjà le marquis s'était redressé sous ce coup terrible.

– Et moi, s'écria-t-il, plus que jamais je dis, comme Denise, qui est une brave fille: oui, Jacques est innocent! Mais il est en péril, je le reconnais… c'est un dangereux engrenage que celui d'un procès criminel. Que ne fait-on pas dire à un homme au secret!…

– Il faut agir! interrompit Mme de Boiscoran, à demi folle de douleur.

– Oui, et sans perdre une seconde… Nous avons des amis. Cherchons lesquels d'entre eux nous serviront le plus utilement.

– Je puisécrire à monsieur de Margeril…

De pâle qu'ilétait, le marquis devint livide.

– C'est vous! s'écria-t-il, vous, qui osez prononcer ce nom devant moi!

– Il est tout-puissant, monsieur, mon fils est en danger…

D'un geste menaçant, le marquis l'arrêta.

– J'aimerais mieux, s'écria-t-il, de l'accent de la haine la plus atroce, j'aimerais mieux mille fois laisser mon fils innocent périr sur l'échafaud que de devoir son salut à cet homme!

Mme de Boiscoran semblait près de s'évanouir.

– Mon Dieu! balbutia-t-elle, vous savez pourtant bien que je n'aiété qu'imprudente…

– Assez! interrompit durement le marquis. (Et se maîtrisant, grâce à un puissant effort): Avant de rien tenter, il faut savoir à quoi s'en tenir, reprit-il. Ce soir, vous partirez pour Sauveterre…

– Seule?

– Non. Je vous trouverai un conseil, un légiste habile et sûr, un avocat qui ne soit pas un homme politique, s'il en reste un… Il vous guidera, là-bas, et me tiendra au courant, afin que je puisse agir ici selon les circonstances. Denise a raison: Jacques doitêtre victime de quelque ténébreuse intrigue… N'importe, nous le sauverons. Mais il faut du calme, beaucoup de calme…

Et ce disant, il sonnait avec une telle violence que tous les domestiques accoururent, effarés.

– Vite, commanda M. de Boiscoran, qu'on aille me chercher mon avoué, maître Chapelain… qu'on prenne une voiture.

Le domestique qui se chargea de la commission fit une telle diligence que, vingt minutes plus tard, maître Chapelain arrivait.

– Ah! nous avons besoin de toute votre expérience, mon digne ami, lui dit le marquis. Tenez, lisez ces dépêches…

Fort heureusement l'avoué savait garder le secret de ses impressions, car il crut à la culpabilité de Jacques, sachant bien avec quelle circonspection sont délivrés les mandats d'arrêt.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
610 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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