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Читать книгу: «Rome», страница 48

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Pierre, dans la fièvre de ce nouveau rêve, voyait déjà flamboyer devant lui les pages de son prochain livre, où il achèverait de détruire la vieille Rome en proclamant la loi du christianisme rajeuni et libérateur, lorsque ses yeux rencontrèrent un objet resté sur une chaise, dont la présence le surprit d'abord. C'était un livre aussi, le volume de Théophile Morin, que le vieil Orlando l'avait chargé de remettre à son auteur; et il fut fâché contre lui-même, quand il le reconnut, en se disant qu'il aurait pu fort bien l'oublier là. Avant de rouvrir sa valise pour l'y mettre, il le garda un instant, le feuilleta, les idées brusquement changées, comme si, tout d'un coup, un événement considérable s'était produit, un de ces faits décisifs qui révolutionnent un monde. L'œuvre était cependant des plus modestes, le classique manuel pour le baccalauréat, ne contenant guère que les éléments des sciences; mais toutes les sciences y étaient représentées, il résumait assez bien l'état actuel des connaissances humaines. Et c'était en somme la science qui faisait irruption dans la rêverie de Pierre, soudainement, avec la masse, avec l'énergie irrésistible d'une force toute-puissante, souveraine. Non seulement le catholicisme en était balayé, tel qu'une poussière de ruines, mais toutes les conceptions religieuses, toutes les hypothèses du divin chancelaient, s'effondraient. Rien que cet abrégé scolaire, cet infiniment petit livre classique, rien même que le désir universel de savoir, cette instruction qui s'étend toujours, qui gagne le peuple entier, et les mystères devenaient absurdes, et les dogmes croulaient, et rien ne restait debout de l'antique foi. Un peuple nourri de science, qui ne croit plus aux mystères ni aux dogmes, au système compensateur des peines et des récompenses, est un peuple dont la foi est morte à jamais; et, sans la foi, le catholicisme ne peut être. Là est le tranchant du couperet, le couteau qui tombe et qui tranche. S'il faut un siècle, s'il en faut deux, la science les prendra. Elle seule est éternelle. C'est une absurdité de dire que la raison n'est pas contraire à la foi et que la science doit être la servante de Dieu. Ce qui est vrai, c'est que, dès aujourd'hui, les Écritures sont ruinées et que, pour en sauver des fragments, il a fallu les accommoder avec les certitudes nouvelles, en se réfugiant dans le symbole. Et quelle extraordinaire attitude, l'Église défendant à quiconque découvre une vérité contraire aux livres saints, de se prononcer d'une façon définitive, dans l'attente que cette vérité sera convaincue un jour d'être une erreur! Le pape est seul infaillible, la science est faillible, on exploite contre elle son continuel tâtonnement, on reste aux aguets pour mettre ses découvertes d'aujourd'hui en contradiction avec celles d'hier. Qu'importent, pour un catholique, ses affirmations sacrilèges, qu'importent les certitudes dont elle entame le dogme, puisqu'il est certain qu'à la fin des temps la science et la foi se rejoindront, de façon que celle-là sera redevenue à la lettre l'humble esclave de celle-ci? N'était-ce pas prodigieux d'aveuglement volontaire et d'impudente carrure, niant jusqu'à la clarté du soleil? Et le petit livre infime, le manuel de vérité continuait son œuvre, en détruisant quand même l'erreur, en construisant la terre prochaine, comme les infiniment petits, les forces de la vie ont construit peu à peu les continents.

Dans la grande clarté brusque qui se faisait, Pierre enfin se sentait sur un terrain solide. Est-ce que la science a jamais reculé? C'est le catholicisme qui a sans cesse reculé devant elle et qui sera forcé de reculer sans cesse. Jamais elle ne s'arrête, elle conquiert pas à pas la vérité sur l'erreur, et dire qu'elle fait banqueroute parce qu'elle ne saurait expliquer le monde d'un coup, est simplement déraisonnable. Si elle laisse, si elle laissera toujours sans doute un domaine de plus en plus rétréci au mystère, et si une hypothèse pourra toujours essayer d'en donner l'explication, il n'en est pas moins vrai qu'elle ruine, qu'elle ruinera à chaque heure davantage les anciennes hypothèses, celles qui s'effondrent devant les vérités conquises. Et le catholicisme, qui est dans ce cas, y sera demain plus qu'aujourd'hui. Comme toutes les religions, il n'est au fond qu'une explication du monde, un code social et politique supérieur, destiné à faire régner toute la paix, tout le bonheur possible sur la terre. Ce code, qui embrasse l'universalité des choses, devient dès lors humain, mortel comme ce qui est humain. On ne saurait le mettre à part, en disant qu'il existe par lui-même d'un côté, tandis que la science existe de l'autre. La science est totale, et elle le lui a bien fait voir déjà, et elle le lui fera bien voir encore, en l'obligeant à réparer les continuelles brèches qu'elle lui cause, jusqu'au jour où elle le balayera, sous un dernier assaut de l'éclatante vérité. Cela prête à rire de voir des gens assigner un rôle à la science, lui défendre d'entrer sur tel domaine, lui prédire qu'elle n'ira pas plus loin, déclarer qu'à la fin de ce siècle, lasse déjà, elle abdique. Ah! petits hommes, cervelles étroites ou mal bâties, politiques à expédients, dogmatiques aux abois, autoritaires s'obstinant à refaire les vieux rêves, la science passera et les emportera, comme des feuilles sèches!

Et Pierre continuait à parcourir l'humble livre, écoutait ce qu'il lui disait de la science souveraine. Elle ne peut faire banqueroute, car elle ne promet pas l'absolu, elle qui est simplement la conquête successive de la vérité. Jamais elle n'a affiché la prétention de donner, d'un coup, la vérité totale, cette sorte de construction étant précisément le fait de la métaphysique, de la révélation, de la foi. Le rôle de la science n'est au contraire que de détruire l'erreur, à mesure qu'elle avance et qu'elle augmente la clarté. Dès lors, loin de faire banqueroute, dans sa marche que rien n'arrête, elle demeure la seule vérité possible, pour les cerveaux équilibrés et sains. Quant à ceux qu'elle ne satisfait pas, à ceux qui éprouvent l'éperdu besoin de la connaissance immédiate et totale, ils ont la ressource de se réfugier dans n'importe quelle hypothèse religieuse, à la condition pourtant, s'ils veulent sembler avoir raison, de ne bâtir leur chimère que sur les certitudes acquises. Tout ce qui est bâti sur l'erreur prouvée, croule. Si le sentiment religieux persiste chez l'homme, si, le besoin d'une religion reste éternel, il ne s'ensuit pas que le catholicisme soit éternel, car il n'est en somme qu'une forme religieuse, qui n'a pas toujours existé, que d'autres formes religieuses ont précédée, et que d'autres suivront. Les religions peuvent disparaître, le sentiment religieux en créera de nouvelles, même avec la science. Et Pierre pensait à ce prétendu échec de la science, devant le réveil actuel du mysticisme, dont il avait indiqué les causes dans son livre: le déchet de l'idée de liberté parmi le peuple qu'on a dupé lors du dernier partage, le malaise de l'élite désespérée du vide où la laissent sa raison libérée, son intelligence élargie. C'est l'angoisse de l'inconnu qui renaît, mais ce n'est aussi qu'une réaction naturelle et momentanée, après tant de travail, à l'heure première où la science ne calme encore ni notre soif de justice, ni notre désir de sécurité, ni l'idée séculaire que nous nous faisons du bonheur, dans la survie, dans une éternité de jouissance. Pour que le catholicisme pût renaître, comme on l'annonce, il faudrait que le sol social fût changé, et il ne saurait changer, il n'a plus la sève nécessaire au renouveau d'une formule caduque, que les écoles et les laboratoires, chaque jour, tuent davantage. Le terrain est devenu autre, un autre chêne y grandira. Que la science ait donc sa religion, s'il doit en pousser une d'elle, car cette religion sera bientôt la seule possible, pour les démocraties de demain, pour les peuples de plus en plus instruits, chez qui la foi catholique n'est déjà que cendre!

Et Pierre, tout d'un coup, conclut, en songeant à l'imbécillité de la congrégation de l'Index. Elle avait frappé son livre, elle frapperait certainement le nouveau livre dont il venait d'avoir l'idée, s'il l'écrivait jamais. Une belle besogne en vérité! de pauvres livres de rêveur enthousiaste, des chimères qui s'acharnaient sur des chimères! Et elle avait la sottise de ne pas interdire le petit livre classique qu'il tenait là, entre ses mains, le seul redoutable, l'ennemi toujours triomphant qui renverserait sûrement l'Église! Celui-ci avait beau être modeste, dans sa pauvre allure de manuel scolaire: le danger commençait à l'alphabet épelé par les bambins, et il croissait à mesure que les programmes se chargeaient de connaissances, il éclatait avec ces résumés des sciences physiques, chimiques et naturelles, qui ont remis en question la création du Dieu des Écritures. Mais le pis était que l'Index, déjà désarmé, n'osait pas supprimer ces humbles volumes, ces terribles soldats de la vérité, destructeurs de la foi. Qu'importait alors tout l'argent que Léon XIII prélevait sur son trésor caché du Denier de Saint-Pierre, afin d'en doter les écoles catholiques, dans la pensée d'y former la génération croyante de demain, dont la papauté avait besoin pour vaincre! qu'importait le don de cet argent précieux, s'il ne devait servir qu'à acheter ces volumes infimes et formidables, qu'on n'expurgerait jamais assez, qui contiendraient toujours trop de science, de cette science grandissante dont l'éclat finirait par faire sauter un jour le Vatican et Saint-Pierre! Ah! l'Index imbécile et vain, quelle misère et quelle dérision!

Puis, lorsque Pierre eut mis dans sa valise le livre de Théophile Morin, il revint s'accouder à la fenêtre, et là il eut une extraordinaire vision. Dans la nuit si douce et si triste, sous le ciel nuageux, jauni par la lune, couleur de rouille, des brumes flottantes s'étaient levées, qui cachaient en partie les toitures, derrière des lambeaux traînants, pareils à des suaires. Des monuments entiers avaient disparu de l'horizon. Et il s'imagina que les temps étaient accomplis, que la vérité venait de faire sauter le dôme de Saint-Pierre. Dans cent ans ou dans mille ans, il sera de la sorte, écroulé, rasé au fond du ciel noir. Déjà, il l'avait bien senti qui chancelait et se crevassait sous lui, le jour de fièvre où il y avait passé une heure, désespéré de voir de là-haut la Rome papale entêtée dans la pourpre des Césars, prévoyant dès lors que ce temple du Dieu catholique s'effondrerait, comme s'était effondré le temple de Jupiter, au Capitole. Et c'était fait, le dôme avait jonché le sol de ses débris, il ne restait plus debout, avec un pan de l'abside, que cinq des colonnes de la nef centrale, supportant encore un morceau de l'entablement. Mais surtout les quatre piliers de la croisée, qui avaient porté le dôme, les piliers cyclopéens se dressaient toujours, isolés et superbes, parmi les écroulements voisins, l'air indestructible. Des brumes épaissies roulèrent leur flot, mille années sans doute passèrent encore, et plus rien ne resta. Maintenant, l'abside, les dernières colonnes, les piliers géants eux-mêmes étaient abattus. Le vent en avait emporté la poussière, il aurait fallu fouiller le sol, pour retrouver sous les orties et les ronces, quelques fragments de statues brisées, des marbres gravés d'inscriptions, sur le sens desquelles les savants ne pouvaient s'entendre. Comme autrefois, au Capitole, parmi les décombres enfouis du temple de Jupiter, des chèvres grimpaient, se nourrissaient des buissons, dans la solitude, dans le grand silence des lourds soleils d'été, empli du seul bourdonnement des mouches.

Alors seulement, Pierre sentit en lui l'écroulement suprême. C'était bien fini, la science était victorieuse, il ne demeurait rien du vieux monde. Être le grand schismatique, le réformateur attendu, à quoi bon? N'était-ce pas édifier un autre rêve? Seule, l'éternelle lutte de la science contre l'inconnu, son enquête qui traquait, qui réduisait sans cesse chez l'homme la soif du divin, lui semblait importer à présent, le laissait dans l'attente de savoir si elle triompherait jamais au point de suffire un jour à l'humanité, en rassasiant tous ses besoins. Et, dans le désastre de son enthousiasme d'apôtre, en face des ruines qui comblaient son être, sa foi morte, son espoir mort d'utiliser le vieux catholicisme pour le salut social et moral, il n'était plus tenu debout que par la raison. Elle avait fléchi un moment. S'il avait rêvé son livre, s'il venait de traverser cette seconde et terrible crise, c'était que le sentiment l'avait de nouveau chez lui emporté sur la raison. Sa mère s'était mise à pleurer en son cœur, devant la souffrance des misérables, dans l'irrésistible désir de les soulager, afin de conjurer les prochains massacres; et son besoin de charité lui avait ainsi fait perdre les scrupules de son intelligence. Maintenant, il entendait la voix de son père, la raison haute, la raison âpre, la raison qui avait pu s'éclipser, mais qui revenait souveraine. Comme après Lourdes, il protestait contre la glorification de l'absurde et la déchéance du sens commun, il était la raison. Elle seule le faisait marcher droit et solide, parmi les débris des croyances anciennes, même au milieu des obscurités et des avortements de la science. Ah! la raison, il ne souffrait que par elle, il ne se contentait que par elle, il jurait de la satisfaire toujours davantage, comme la maîtresse unique, quitte à y laisser le bonheur!

Ce qu'il fallait faire? il aurait vainement, à cette heure, tâché de le savoir. Tout restait en suspens, il avait devant lui l'immense monde, encore encombré des ruines du passé, débarrassé demain peut-être. Là-bas, dans le faubourg douloureux, il allait retrouver le bon abbé Rose, qui, la veille encore, lui avait écrit de revenir, de revenir bien vite soigner ses pauvres, les aimer, les sauver, puisque cette Rome, si resplendissante de loin, était sourde à la charité. Et, autour du bon prêtre paisible, il retrouverait aussi le flot toujours croissant des misérables, les petits tombés des nids, qu'il ramassait pâles de faim, grelottant de froid, les ménages d'épouvantable détresse, où le père boit, où la mère se prostitue, où les fils et les filles tombent au vice et au crime, les maisons entières à travers lesquelles la famine soufflait, la saleté la plus basse, la promiscuité la plus honteuse, pas de meubles, pas de linge, une vie de bête qui se contente et se soulage comme elle peut, au hasard de l'instinct et de la rencontre. Puis, ce seraient encore les coups de froid de l'hiver, les désastres du chômage, des rafales de phtisie emportant les faibles, tandis que les forts serraient les poings, en rêvant de vengeance. Puis, un soir, il rentrerait peut-être dans quelque chambre d'épouvante, où une mère se serait tuée avec ses cinq petits, son dernier-né entre les bras, à sa mamelle vide, les autres épars sur le carreau nu, heureux enfin et rassasiés d'être morts. Non, non! cela n'était plus possible, la misère noire aboutissant au suicide, au milieu de ce grand Paris regorgeant de richesses, ivre de jouissances, jetant pour le plaisir les millions à la rue! L'édifice social était pourri à la base, tout croulait dans la boue et dans le sang. Jamais il n'avait senti à ce point l'inutilité dérisoire de la charité. Et, tout d'un coup, il eut conscience que le mot attendu, le mot qui jaillissait enfin du grand muet séculaire, du peuple écrasé et bâillonné, était le mot de justice. Ah! oui, justice, et non plus charité! La charité n'avait fait qu'éterniser la misère, la justice la guérirait peut-être. C'était de justice que les misérables avaient faim, un acte de justice pouvait seul balayer l'ancien monde, pour reconstruire le nouveau. Le grand muet ne serait ni au Vatican ni au Quirinal, ni au pape ni au roi, car il n'avait sourdement grondé au travers des âges, dans sa longue lutte, tantôt mystérieuse, tantôt ouverte, il ne s'était débattu entre le pontife et l'empereur, qui chacun le voulait à lui seul, que pour se reprendre, pour dire sa volonté de n'être à personne, le jour où il crierait justice. Demain allait-il donc être enfin ce jour de justice et de vérité? Au milieu de son angoisse, partagé entre le besoin du divin qui tourmente l'homme, et la souveraineté de la raison, qui l'aide à vivre debout, Pierre n'était sûr que de tenir son serment, prêtre sans croyance veillant sur la croyance des autres, faisant chastement, honnêtement son métier, dans la tristesse hautaine de n'avoir pu renoncer à son intelligence, comme il avait renoncé à sa chair d'amoureux et à son rêve de sauveur des peuples. Et, de nouveau, de même qu'après Lourdes, il attendrait.

Mais, à cette fenêtre, en face de cette Rome envahie d'ombre, submergée sous les brumes dont le flot semblait en raser les édifices, ses réflexions étaient devenues si profondes, qu'il n'entendit pas une voix qui l'appelait. Il fallut qu'une main le touchât à l'épaule.

– Monsieur l'abbé, monsieur l'abbé…

Et, comme il se tournait enfin, Victorine lui dit:

– Il est neuf heures et demie. Le fiacre est en bas, Giacomo a déjà descendu les bagages… Il faut partir, monsieur l'abbé.

Puis, le voyant battre des paupières, effaré encore, elle eut un sourire.

– Vous faisiez vos adieux à Rome. Un bien vilain ciel.

– Oui, bien vilain, dit-il simplement.

Alors, ils descendirent. Il lui avait remis un billet de cent francs, pour qu'elle le partageât avec les domestiques. Et elle s'était excusée de prendre la lampe et de le précéder, parce que, expliquait-elle, on y voyait à peine clair, tant le palais était noir, cette nuit-là.

Ah! ce départ, cette descente dernière, au travers du palais noir et vide, Pierre en eut le cœur bouleversé! Il avait donné, autour de sa chambre, ce coup d'œil d'adieu qui le désespérait toujours, qui laissait là un peu de son âme arrachée, même quand il quittait une pièce où il avait souffert. Puis, devant la chambre de don Vigilio, d'où ne sortait qu'un silence frissonnant, il se l'imagina la tête au fond de l'oreiller, retenant son souffle, de peur que son souffle ne parlât encore, ne lui attirât des vengeances. Mais ce fut surtout, sur les paliers du second étage et du premier, en face des portes closes de donna Serafina et du cardinal, qu'il frémit de ne rien entendre, pas même un souffle, comme s'il passait devant des tombes. Depuis leur rentrée du convoi, ils n'avaient pas donné signe de vie, enfermés, disparus, immobilisant avec eux la maison entière, sans qu'on pût y surprendre le chuchotement d'une conversation, le pas perdu d'un serviteur. Et Victorine descendait toujours, la lampe à la main, et Pierre la suivait, songeant à ces deux qui restaient seuls, dans le palais en ruine, les derniers d'un monde à demi écroulé, au seuil du monde nouveau. Dario et Benedetta venaient d'emporter tout espoir de vie, il n'y avait plus là que la vieille fille et le prêtre infécond, sans résurrection possible. Ah! ces couloirs interminables d'une ombre lugubre, cet escalier froid et gigantesque qui semblait descendre au néant, ces salles immenses dont les murs se lézardaient de pauvreté et d'abandon! et la cour intérieure, pareille à un cimetière, avec son herbe, avec son portique humide où pourrissaient des torses de Vénus et d'Apollon! et le petit jardin désert, embaumé par les oranges mûres, dans lequel personne n'irait plus, maintenant qu'il n'y rencontrerait plus la contessina adorable, sous le laurier, près du sarcophage! Tout cela s'anéantissait dans l'abominable deuil, dans le silence de mort, où les deux derniers Boccanera n'avaient plus qu'à attendre, en leur grandeur farouche, que leur palais, ainsi que leur Dieu, s'effondrât sur leurs têtes. Et Pierre ne percevait rien autre chose qu'un bruit très léger, un trot de souris sans doute, les dents d'un rongeur peut-être, l'abbé Paparelli en train quelque part, au fond des pièces perdues, d'émietter les murailles, de manger sans fin la vieille demeure à la base, pour en hâter l'écroulement.

Le fiacre stationnait devant la porte, avec ses deux lanternes dont les deux rayons jaunes trouaient l'obscurité de la rue. Les bagages y étaient chargés déjà, la petite caisse près du cocher, la valise sur la banquette. Et le prêtre monta tout de suite.

– Oh! vous avez le temps, dit Victorine, restée debout sur le trottoir. Rien ne vous manque, je suis contente de voir que vous partez à l'aise.

A cette minute dernière, il fut réconforté d'avoir là cette compatriote, cette bonne âme, qui l'avait accueilli, le jour de l'arrivée, et qui le saluait, au départ.

– Je ne vous dis pas au revoir, monsieur l'abbé, car je ne crois pas que vous reviendrez de sitôt dans leur satanée ville… Adieu, monsieur l'abbé.

– Adieu, Victorine. Et merci bien, de tout mon cœur.

Déjà, la voiture partait, au trot vif du cheval, tournait dans les rues étroites et tortueuses qui mènent au cours Victor-Emmanuel. Il ne pleuvait pas, la capote n'avait pas été relevée; mais l'air humide avait beau être doux, le prêtre se sentit-tout de suite pris de froid, sans vouloir perdre le temps à faire arrêter le cocher, un silencieux, celui-ci, qui semblait n'avoir que la hâte de se débarrasser de son voyageur.

Et, lorsque Pierre déboucha sur le cours Victor-Emmanuel, il fut surpris de le trouver déjà si désert, à cette heure peu avancée de la nuit, les maisons barricadées, les trottoirs vides, les lampes électriques brûlant seules dans la mélancolique solitude. A la vérité, il ne faisait guère chaud, et le brouillard paraissait grandir, noyait de plus en plus les façades. Quand il passa devant la Chancellerie, il lui sembla que le sévère et colossal monument se reculait, s'évanouissait dans un rêve. Et, plus loin, à droite, au bout de la rue d'Aracoeli étoilée de rares becs de gaz fumeux, le Capitole avait sombré en pleines ténèbres. Puis, le large cours se resserra, la voiture fila entre les deux masses sombres, écrasantes, du Gesù obscur et du lourd palais Altieri; et ce fut dans ce couloir étranglé, où par les beaux soleils eux-mêmes tombait toute l'humidité des temps anciens, qu'il s'abandonna à une songerie nouvelle, la chair et l'âme envahies d'un frisson.

Brusquement, le réveil se faisait en lui de cette pensée, dont il avait eu parfois l'inquiétude, que l'humanité, partie là-bas de l'Asie, avait toujours marché dans le sens du soleil. Un vent d'est avait toujours soufflé, emportant à l'ouest la semence humaine, pour les moissons futures. Et, depuis longtemps déjà, le berceau était frappé de destruction et de mort, comme si les peuples ne pouvaient avancer que par étapes, laissant derrière eux le sol épuisé, les villes détruites, les populations décimées et abâtardies, à mesure qu'ils marchaient du levant au couchant, vers le but ignoré. C'étaient Ninive et Babylone sur les bords de l'Euphrate, c'étaient Thèbes et Memphis sur les bords du Nil, réduites en poudre, tombées de vieillesse et de lassitude à un engourdissement mortel, sans qu'un réveil fût possible. Puis, de là, cette décrépitude avait gagné les bords du grand lac méditerranéen, ensevelissant dans la poussière de l'âge Tyr et Sidon, allant plus loin encore endormir Carthage, frappée de sénilité en pleine splendeur. Cette humanité en marche, que la force cachée des civilisations roulait ainsi de l'orient à l'occident, marquait ses journées de route par des ruines, et quelle effrayante stérilité aujourd'hui que celle de ce berceau de l'Histoire, cette Asie, cette Égypte, retournées au bégayement de l'enfance, immobilisées dans l'ignorance et dans la caducité, sur les décombres des antiques capitales, jadis maîtresses du monde!

Au passage, à travers sa songerie, Pierre eut conscience que le palais de Venise, noyé de nuit, semblait crouler sous quelque assaut de l'invisible. La brume en avait entamé les créneaux, et les hautes murailles nues, si redoutables, fléchissaient sous la poussée de l'obscurité croissante. Puis, après la trouée profonde du Corso, à gauche, désert lui aussi dans l'éclat blafard des lampes électriques, le palais Torlonia apparut sur la droite, avec son aile éventrée par la pioche des démolisseurs; tandis que, de nouveau sur la gauche, plus haut, le palais Colonna allongeait sa façade morne, ses fenêtres closes, comme si, déserté par ses maîtres, déménagé de son ancien faste, il attendait les démolisseurs à son tour.

Alors, au roulement ralenti de la voiture, qui commençait à gravir la montée de la rue Nationale, la rêverie continua. Est-ce que Rome n'était pas atteinte, est-ce que son heure n'était pas venue de disparaître, dans cette destruction que les peuples en marche laissaient continuellement derrière eux? La Grèce, Athènes et Sparte s'ensommeillaient sous leurs glorieux souvenirs, ne comptaient plus dans le monde d'aujourd'hui. Tout le bas de la péninsule italique était déjà gagné par la paralysie montante. Et, en même temps que Naples, c'était bien le tour de Rome désormais. Elle se trouvait à la limite de la contagion, à cette marge de la tache de mort qui s'étend sans cesse sur le vieux continent, cette marge où l'agonie se déclare, où la terre appauvrie ne veut plus nourrir ni supporter des villes, où les hommes eux-mêmes semblent frappés de vieillesse dès la naissance. Depuis deux siècles, Rome allait en déclinant, s'éliminait peu à peu de la vie moderne, sans industrie, sans commerce, incapable même de science, de littérature et d'art. Et ce n'était plus seulement la basilique de Saint-Pierre, qui s'effondrait, qui semait l'herbe de ses débris, comme autrefois le temple de Jupiter Capitolin. Dans la rêverie noire et douloureuse, c'était Rome entière qui croulait en un suprême craquement, qui couvrait les sept collines du chaos de ses ruines, les églises, les palais, les quartiers entiers disparus, dormant sous les orties et les ronces. Comme Ninive et Babylone, comme Thèbes et Memphis, Rome n'était plus qu'une plaine rase, bossuée par des décombres, au milieu desquels on cherchait vainement à reconnaître la place des anciens édifices, et qu'habitaient seuls des nœuds de serpents et des bandes de rats.

La voiture tournait, et Pierre reconnut, à droite, dans un trou énorme de nuit entassée, la colonne Trajane. Mais, à cette heure, elle se dressait noire, telle que le tronc mort d'un arbre géant, dont le grand âge aurait abattu les branches. Et, plus haut, en traversant la place triangulaire, lorsqu'il leva les yeux, l'arbre réel qu'il distingua sur le ciel de plomb, le pin parasol de la villa Aldobrandini, qui était là comme la grâce et la fierté de Rome, ne fut désormais pour lui qu'une salissure, le petit nuage de poussière charbonneuse qui montait du total écroulement de la ville.

Une épouvante le prenait maintenant, au bout de ce rêve tragique, dans sa fraternité inquiète. Et, lorsque l'engourdissement qui monte à travers le monde vieilli aurait dépassé Rome, lorsque la Lombardie serait prise, que Gênes, et Turin, et Milan, s'endormiraient comme Venise déjà s'endort, ce serait donc ensuite le tour de la France! Les Alpes seraient franchies, Marseille verrait ses ports comblés par le sable, comme ceux de Tyr et de Sidon, Lyon tomberait à la solitude et au sommeil, Paris enfin, envahi par l'invincible torpeur, changé en un champ de pierres stérile, hérissé de chardons, rejoindrait dans la mort Rome, et Ninive, et Babylone, tandis que les peuples continueraient leur marche du levant au couchant, avec l'éternel soleil. Un grand cri traversa l'ombre, le cri de mort des races latines. L'Histoire, qui semblait être née dans le bassin de la Méditerranée, se déplaçait, et l'Océan aujourd'hui devenait le centre du monde. Où en était-on de la journée humaine? Partie de là-bas, du berceau, au lever de l'aube, l'humanité, d'étape en étape, semant sa route de ses ruines, se trouvait-elle à la moitié du jour, lorsque midi flamboie? C'était alors l'autre moitié des temps qui commençait, le nouveau monde après l'ancien, ces villes d'Amérique où s'ébauchait la démocratie, où poussait la religion de demain, les reines souveraines du prochain siècle, avec, là-bas, au delà d'un autre Océan, en revenant vers le berceau, sur l'autre face de la terre, l'Extrême-Orient immobile, la Chine et le Japon mystérieux, tout le pullulement menaçant de la race jaune.

Mais, à mesure que le fiacre gravissait la rue Nationale, Pierre sentait son cauchemar se dissiper. Un air plus léger soufflait, il rentrait dans plus d'espérance et de courage. La Banque, cependant, avec sa laideur neuve, son énormité crayeuse encore, lui fit l'effet d'un fantôme promenant son linceul dans la nuit; tandis qu'en haut des jardins confus, le Quirinal n'était qu'une ligne noire, barrant le ciel. Seulement, la rue montait, s'élargissait toujours, et sur le sommet du Viminal enfin, sur la place des Thermes, lorsqu'il passa devant les ruines de Dioclétien, il respira à pleins poumons. Non, non! la journée humaine ne pouvait finir, elle était éternelle, et les étapes des civilisations se succéderaient à l'infini. Qu'importait ce vent d'est qui roulait les peuples à l'ouest, comme charriés dans la force du soleil? S'il le fallait, ils reviendraient par l'autre face du globe, ils feraient plusieurs fois le tour de la terre, jusqu'au jour où ils pourraient se fixer dans la paix, dans la vérité et la justice. Après la prochaine civilisation, autour de l'Atlantique, devenu le centre, bordé des villes maîtresses, une civilisation encore naîtrait, ayant pour centre le Pacifique, avec d'autres capitales riveraines, qu'on ne pouvait prévoir, dont les germes dormaient sur des rivages ignorés. Puis, d'autres encore, toujours d'autres, en recommençant toujours! Et, à cette minute dernière, il eut cette pensée de confiance et de salut que le grand mouvement des nationalités était l'instinct, le besoin même que les peuples avaient de revenir à l'unité. Partis de la famille unique, séparés, dispersés en tribus plus tard, heurtés par des haines fratricides, ils tendaient malgré tout à redevenir l'unique famille. Les provinces se réunissaient en peuples, les peuples se réuniraient en races, les races finiraient par se réunir en la seule humanité immortelle. Enfin, l'humanité sans frontières, sans guerres possibles, l'humanité vivant du juste travail, dans la communauté universelle de tous les biens! N'était-ce pas l'évolution, le but du labeur qui se fait partout, le dénouement de l'Histoire? Que l'Italie fût donc un peuple sain et fort, que l'entente se fît donc entre elle et la France, et que cette fraternité des races latines devînt le commencement de la fraternité universelle! Ah! cette patrie unique, la terre pacifiée et heureuse, dans combien de siècles, et quel rêve!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
900 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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