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Читать книгу: «Rome», страница 47

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– Non, non, aucune, dit Orlando.

Puis, tout d'un coup, se souvenant:

– Eh! si, j'ai une commission… Vous vous rappelez, le livre de mon vieux compagnon de batailles Théophile Morin, un des Mille de Garibaldi, ce manuel pour le baccalauréat, qu'il voudrait faire traduire et adopter chez nous. Je suis bien heureux, j'ai la promesse qu'on le lui prendra dans nos écoles, mais à la condition qu'il fera quelques changements… Luigi, donne-moi donc le volume qui est là, sur cette planche.

Et, quand son fils lui eut remis le volume, il montra à Pierre les notes qu'il avait écrites au crayon, sur les marges, il lui fit comprendre les modifications qu'on exigeait de l'auteur, dans le plan général de l'ouvrage.

– Soyez donc assez gentil pour porter vous-même cet exemplaire à Morin, dont l'adresse est au verso de la couverture. Vous m'épargnerez une longue lettre, vous en direz plus en dix minutes, d'une façon plus nette et plus complète, que je ne le ferais en dix pages… Et vous embrasserez Morin pour moi, vous lui direz que je l'aime toujours, ah! de tout mon cœur d'autrefois, lorsque j'avais mes jambes et que l'un et l'autre nous nous battions comme des diables, sous la pluie des balles!

Il y eut un court silence, ce silence, cette gêne attendrie de la minute du départ.

– Allons, adieu! embrassez-moi pour lui et pour vous, embrassez-moi tendrement, ainsi que le petit Angiolo m'a tout à l'heure embrassé… Je suis si vieux et si fini, mon cher monsieur Froment, que vous me permettez bien de vous appeler mon enfant et de vous embrasser comme un aïeul, en vous souhaitant le courage et la paix, la foi en la vie qui seule aide à vivre.

Pierre fut si touché, que des larmes lui montèrent aux yeux, et lorsqu'il baisa de toute son âme, sur les deux joues, le héros foudroyé, il le sentit lui aussi qui pleurait. D'une main vigoureuse encore, pareille à un étau, il le retint un instant, contre son fauteuil d'infirme, tandis que de l'autre, d'un geste suprême, il lui montrait une dernière fois Rome, immense dans son deuil, sous le ciel de cendre. Sa voix se fit basse, frémissante et suppliante.

– Et, de grâce, jurez-moi de l'aimer quand même, malgré tout, car elle est le berceau, elle est la mère! Aimez-la pour ce qu'elle n'est plus, pour ce qu'elle veut être!.. Ne dites pas qu'elle est finie, aimez-la, aimez-la, pour qu'elle soit encore, pour qu'elle soit toujours!

Sans pouvoir répondre, Pierre l'embrassa de nouveau, bouleversé de tant de passion chez ce vieillard, qui parlait de sa ville comme on parle à trente ans d'une femme adorée. Et il le trouvait si beau, si grand, avec son hérissement de vieux lion blanchi, dans sa volonté obstinée de résurrection prochaine, qu'une fois encore l'autre grand vieillard, le cardinal Boccanera, s'évoqua devant lui, entêté également dans sa foi, n'abandonnant rien de son rêve, quitte à être écrasé sur place, par la chute du ciel. Ils étaient toujours face à face, aux deux bouts de leur ville, dominant seuls l'horizon de leur haute taille, attendant l'avenir.

Puis, lorsque Pierre eut salué Prada et qu'il se retrouva dehors, dans la rue du Vingt-Septembre, il n'eut plus qu'une hâte, celle de rentrer au palais de la rue Giulia, pour faire sa malle et partir. Toutes ses visites d'adieu étaient faites, il ne lui restait qu'à prendre congé de donna Serafina et du cardinal, en les remerciant de leur hospitalité si bienveillante. Pour lui uniquement, leurs portes s'ouvrirent, car ils s'étaient enfermés chez eux, au retour des obsèques, résolus à ne recevoir personne. Dès le crépuscule, Pierre put donc se croire complètement seul dans le vaste palais noir, n'ayant plus que Victorine qui lui tînt compagnie. Comme il témoignait le désir de souper avec don Vigilio, elle le prévint que l'abbé, lui aussi, s'était enfermé dans sa chambre; et, lorsqu'il alla frapper à cette chambre voisine de la sienne, désireux au moins de lui serrer une dernière fois la main, il n'obtint même pas de réponse, il devina que le secrétaire, pris de quelque crise de fièvre et de méfiance, s'entêtait à ne point le revoir, dans la terreur de se compromettre davantage. Dès lors, tout fut réglé, il fut entendu que, le train ne partant qu'à dix heures dix-sept, Victorine lui ferait servir son souper sur la petite table de sa chambre, à huit heures, comme d'habitude. Elle lui apporta elle-même une lampe, elle parla de ranger son linge. Mais il ne voulut absolument pas qu'elle l'aidât, et elle dut le laisser faire tranquillement sa malle.

Il avait acheté une petite caisse, car sa valise ne pouvait suffire, pour emporter le linge et les vêtements qu'il s'était fait envoyer de Paris, à mesure que son séjour se prolongeait. La besogne ne fut pourtant pas longue, l'armoire vidée, les tiroirs visités, la petite caisse et la valise emplies, fermées à clef. Il n'était que sept heures, il avait à attendre une heure, avant le souper, lorsque ses regards, en faisant le tour des murs, pour être certain de ne rien oublier, tombèrent sur le tableau ancien, cette peinture d'un maître ignoré qui l'avait si souvent ému, pendant son séjour. Justement, la lampe l'éclairait en plein, d'une lumière évocatrice; et, cette fois encore, il reçut un coup au cœur, d'autant plus profond, qu'il s'imagina voir, à cette heure dernière, tout un symbole de son échec à Rome, dans cette dolente et tragique figure de femme, demi nue, drapée en un lambeau, assise au seuil du palais dont on l'avait chassée, pleurant entre ses mains jointes. Cette rejetée, cette obstinée d'amour, qui sanglotait ainsi, dont on ne savait rien, ni quel était son visage, ni d'où elle venait, ni ce qu'elle avait fait, n'offrait-elle pas l'image de tout l'effort inutile pour forcer la porte de la vérité, de tout l'abandon affreux où l'homme tombe, dès qu'il se heurte au mur qui barre l'inconnu? Longuement il la regarda, repris du tourment de s'en aller ainsi, avant d'avoir connu sa face, noyée de ses cheveux d'or, cette face de douloureuse beauté, qu'il rêvait rayonnante de jeunesse, si délicieuse dans son mystère. Et il croyait la connaître, il était sur le point de la posséder enfin, lorsqu'on frappa à la porte.

Il eut la surprise de voir entrer Narcisse Habert, parti depuis trois jours à Florence, une de ces fugues où se plaisait la flânerie d'art du jeune attaché d'ambassade. Tout de suite Narcisse s'excusa de son brusque envahissement.

– Voici vos bagages, je sais que vous partez ce soir, je n'ai pas voulu vous laisser quitter Rome sans vous serrer la main… Et que d'épouvantables choses, depuis que nous nous sommes vus! Je ne suis revenu que cette après-midi, je n'ai pu assister au convoi de ce matin. Mais vous devez penser quel a été mon saisissement, lorsque j'ai appris ces deux morts affreuses.

Il le questionna, il se doutait de quelque drame inavoué, en homme qui connaissait la sombre Rome légendaire. D'ailleurs, il n'insista pas, bien trop prudent, au fond, pour se charger inutilement de secrets redoutables. Il se contenta de s'enthousiasmer sur ce que le prêtre lui dit des deux amants, enlacés aux bras l'un de l'autre, d'une beauté surhumaine dans la mort. Et il se fâcha de ce que personne n'en avait pris un dessin.

– Mais vous-même, mon cher! Ça ne fait rien que vous ne sachiez pas dessiner. Vous y auriez mis votre ingénuité, vous auriez peut-être laissé un chef-d'œuvre.

Puis, se calmant:

– Ah! cette pauvre contessina, ce pauvre prince! N'importe, voyez-vous, tout peut crouler dans ce pays, ils ont eu la beauté, et la beauté reste indestructible!

Pierre fut frappé du mot. Et ils causèrent longuement de l'Italie, de Rome, de Naples, de Florence. Ah! Florence, répétait languissamment Narcisse. Il avait allumé une cigarette, sa parole se faisait plus lente, tandis qu'il promenait les regards autour de la chambre.

– Vous étiez bien ici, dans un grand calme. Jamais encore je n'étais monté à cet étage.

Ses yeux continuaient à errer sur les murs, lorsqu'ils furent arrêtés par la toile ancienne, que la lampe éclairait. Un instant, il battit des paupières, l'air surpris. Et, tout d'un coup, il se leva, il s'approcha.

– Quoi donc? quoi donc? mais c'est très bien, mais c'est très beau, ça!

– N'est-ce pas? dit Pierre. Je ne m'y connais point, je n'en ai pas moins été remué dès le premier jour, et que de fois j'ai été retenu là, le cœur battant et gonflé de choses indicibles!

Narcisse ne parlait plus, examinait de près la peinture, avec le soin d'un connaisseur, d'un expert dont le coup d'œil tranchant décide de l'authenticité, fixe la valeur marchande. La plus extraordinaire des joies se peignit sur sa face blonde et pâmée, tandis que ses doigts étaient pris d'un petit tremblement.

– C'est un Botticelli! c'est un Botticelli! Il n'y a pas un doute à avoir… Voyez les mains, voyez les plis de la draperie. Et ce ton de la chevelure, et ce faire, cet envolement de toute la composition… Un Botticelli, ah! mon Dieu, un Botticelli!

Il défaillait, il était débordé par une admiration croissante, à mesure qu'il pénétrait dans ce sujet si simple et si poignant. Est-ce que cela n'était pas d'un modernisme aigu? L'artiste avait prévu tout notre siècle douloureux, nos inquiétudes devant l'invisible, notre détresse de ne pouvoir franchir la porte du mystère, à jamais close. Et quel symbole éternel de la misère du monde, cette femme dont on ne voyait pas le visage et qui sanglotait éperdument, sans qu'on pût essuyer ses larmes! Un Botticelli inconnu, un Botticelli de cette qualité absent de tous les catalogues, quelle trouvaille!

Il s'interrompit pour demander:

– Vous saviez que c'était un Botticelli?

– Ma foi, non! J'ai interrogé un jour don Vigilio, mais il a para faire peu de cas de cette peinture. Et Victorine, à qui j'en ai parlé également, m'a répondu que toutes ces vieilleries, ce n'étaient que des nids à poussière.

Stupéfait, Narcisse se récria.

– Comment! dans cette maison, ils ont un Botticelli sans le savoir! Ah! que je reconnais bien là mes princes romains, incapables la plupart de se reconnaître parmi leurs chefs-d'œuvre, si l'on n'a pas collé des étiquettes dessus!.. Un Botticelli qui a un peu souffert sans doute, mais dont un simple nettoyage ferait une merveille, une toile fameuse, que je crois estimer trop bas en disant qu'un musée la payerait…

Brusquement, il se tut, il ne dit pas le chiffre, achevant la phrase d'un geste vague. La soirée s'avançait, et comme Victorine entrait, suivie de Giacomo, pour mettre le couvert sur la petite table, il tourna le dos au Botticelli, il n'en souffla plus mot. Mais Pierre, dont l'attention était éveillée, devinait tout le travail qui se faisait au fond de lui, en le trouvant maintenant si froid, avec ses yeux mauves devenus d'un bleu d'acier. Il n'ignorait plus que, sous le garçon angélique, sous le Florentin d'emprunt, il y avait un gaillard rompu aux affaires, menant admirablement sa fortune, un peu avare même, disait-on. Et il eut un sourire, lorsqu'il le vit se planter devant l'affreuse Vierge, une mauvaise copie d'une toile du dix-huitième siècle, pendue à côté du chef-d'œuvre, en s'écriant:

– Tiens! ce n'est pas mal du tout! Et moi qu'un ami a chargé de lui acheter quelques vieux tableaux… Dites donc, Victorine, maintenant que voilà donna Serafina et le cardinal seuls, croyez-vous qu'ils se débarrasseraient volontiers de certaines toiles sans valeur?

La servante leva les deux bras, comme pour dire que, si ça dépendait d'elle, on pouvait bien tout emporter.

– Oh! monsieur, à un marchand, non! à cause des vilains bruits qui courraient tout de suite; mais à un ami, je suis certaine qu'ils seraient heureux de faire ce plaisir. La maison est lourde, l'argent y serait le bienvenu.

Vainement, Pierre tenta de retenir Narcisse à souper avec lui. Le jeune homme donna sa parole d'honneur qu'il était attendu. Même il s'était mis en retard. Et il se sauva, après avoir serré les deux mains du prêtre, en lui souhaitant affectueusement un bon voyage.

Huit heures sonnaient. Dès qu'il fut seul, Pierre s'assit devant la petite table, et Victorine resta là, à le servir, après avoir renvoyé Giacomo, qui avait monté la vaisselle et les plats, dans un panier.

– Ils me font bouillir, les gens d'ici, avec leur lenteur, dit-elle. Et puis, monsieur l'abbé, c'est un plaisir pour moi que de vous servir votre dernier repas. Vous voyez, je vous ai fait faire un petit dîner à la française, une sole au gratin et un poulet rôti.

Il fut touché de son attention, heureux d'avoir pour compagne cette compatriote, pendant qu'il mangeait, au milieu de l'énorme silence du vieux palais noir et désert. Elle avait encore sur elle, en toute sa personne grasse et ronde, la tristesse de son deuil, la perte douloureuse de sa chère contessina. Mais, déjà, sa besogne quotidienne qui l'avait reprise, son servage accepté la redressait, lui rendait son activité alerte, dans son humilité de pauvre fille, résignée aux pires catastrophes de ce monde. Et elle causait presque gaiement, tout en lui passant les plats.

– Dire, monsieur l'abbé, qu'après-demain matin vous serez à Paris! Moi, vous savez, il me semble que j'ai quitté Auneau hier. Ah! c'est la terre qui est belle par là, une terre grasse, jaune comme de l'or, oui! pas de leur terre maigre d'ici, qui sent le soufre. Et les saules si frais, si gentils, au bord de notre ruisseau! et le petit bois où il y a tant de mousse! Ils n'en ont pas, ils n'ont que des arbres en fer-blanc, sous leur bête de soleil qui rôtit les herbes. Mon Dieu! dans les premiers temps, j'aurais donné je ne sais quoi pour une bonne pluie qui me trempât, me nettoyât de leur sale poussière. Aujourd'hui encore, le cœur me bat, dès que je songe aux jolies matinées de chez nous, quand il a plu la veille et que toute la campagne est si douce, si agréable, comme si elle se mettait à rire après avoir pleuré… Non, non! jamais je ne m'y ferai, à leur satanée Rome! Quelles gens, quel pays!

Il s'égayait de son obstination fidèle à son terroir, qui, après vingt-cinq ans de séjour, la laissait impénétrable, étrangère, ayant l'horreur de cette ville de lumière dure et de végétation noire, en fille d'une aimable contrée tempérée, souriante, baignée au matin de brumes roses. Lui-même ne pouvait se dire, sans une émotion vive, qu'il allait retrouver les bords attendris et délicieux de la Seine.

– Mais, demanda-t-il, maintenant que votre jeune maîtresse n'est plus, qui vous retient ici, pourquoi ne prenez-vous pas le train avec moi?

Elle le regarda, pleine de surprise.

– Moi, m'en aller avec vous, retourner là-haut!.. Oh! non, monsieur l'abbé, c'est impossible. Ce serait trop d'ingratitude d'abord, parce que donna Serafina est habituée à moi et que j'agirais très mal en les abandonnant, elle et Son Éminence, quand ils sont dans la peine. Et puis, que voulez-vous que je fasse ailleurs? Moi, maintenant, mon trou est ici.

– Alors, vous ne verrez plus Auneau, jamais!

– Non, jamais, c'est certain.

– Et ça ne vous fera rien d'être enterrée ici, de dormir dans cette terre qui sent le soufre?

Elle se mit à rire franchement.

– Oh! quand je serai morte, ça m'est égal d'être n'importe où!.. On est bien partout pour dormir, allez, monsieur l'abbé! Et c'est drôle que ça vous inquiète tant, ce qu'il y a, quand on est mort. Il n'y a rien, pardi! Ce qui me rassure, ce qui m'amuse, moi, c'est de me dire que ce sera fini pour toujours et que je me reposerai. Le bon Dieu nous doit bien ça, à nous autres qui aurons tant travaillé… Vous savez que je ne suis pas une dévote, oh! non. Mais ça ne m'a pas empêchée de me conduire honnêtement, et c'est si vrai que, telle que vous me voyez, je n'ai jamais eu d'amoureux. Lorsqu'on dit cette chose-là, à mon âge, on a l'air bête. Tout de même, je la dis, parce que c'est la vérité pure.

Elle continuait de rire, en brave fille qui ne croyait pas aux curés et qui n'avait pas un péché sur la conscience. Et Pierre s'émerveillait une fois encore de ce simple courage à vivre, de ce grand bon sens pratique, chez cette laborieuse si dévouée, qui incarnait pour lui le menu peuple incroyant de France, ceux qui ne croyaient plus, qui ne croiraient jamais plus. Ah! être comme elle, faire sa tâche et se coucher pour l'éternel sommeil, sans révolte de l'orgueil, dans l'unique joie de sa part de besogne accomplie!

– Alors, Victorine, si je passe jamais par Auneau, je dirai bonjour pour vous au petit bois plein de mousse?

– C'est ça, monsieur l'abbé, dites-lui qu'il est dans mon cœur et que je l'y vois reverdir tous les jours.

Pierre ayant fini de souper, elle fit emporter la desserte par Giacomo. Puis, comme il n'était que huit heures et demie, elle conseilla au prêtre de passer bien tranquillement une heure encore dans sa chambre. A quoi bon aller se glacer trop tôt à la gare? A neuf heures et demie, elle enverrait chercher un fiacre; et, dès que cette voiture serait en bas, elle monterait le prévenir, elle ferait descendre ses bagages. Donc, il pouvait être bien tranquille, il n'avait plus à s'inquiéter de rien.

Quand elle s'en fut allée et que Pierre se trouva seul, il éprouva en effet un sentiment de vide, de détachement extraordinaire. Ses bagages, sa valise et sa petite caisse, étaient par terre, dans un coin de la chambre. Et quelle chambre muette, vague, morte, qui lui apparaissait déjà comme étrangère! Il ne lui restait qu'à partir, il était parti, Rome autour de lui n'était plus qu'une image, celle qu'il allait emporter dans sa mémoire. Une heure encore, cela lui semblait d'une longueur démesurée. Sous lui, le vieux palais noir et désert dormait dans l'anéantissement de son silence. Il s'était assis pour patienter, il tomba à une rêverie profonde.

Ce fut son livre qui s'évoqua, la Rome nouvelle, tel qu'il l'avait écrit, tel qu'il était venu le défendre. Et il se rappela sa première matinée sur le Janicule, au bord de la terrasse de San Pietro in Montorio, en face de la Rome qu'il rêvait, si rajeunie, si douce d'enfance, sous le grand ciel pur, comme envolée dans la fraîcheur du matin. Là, il s'était posé la question décisive: le catholicisme pouvait-il se renouveler, retourner à l'esprit du christianisme primitif, être la religion de la démocratie, la foi que le monde moderne bouleversé, en danger de mort, attend pour s'apaiser et vivre? Son cœur battait d'enthousiasme et d'espoir, il venait, à peine remis de son désastre de Lourdes, tenter là une autre expérience suprême, en demandant à Rome quelle serait sa réponse. Et, maintenant, l'expérience avait échoué, il connaissait la réponse que Rome lui avait faite par ses ruines, par ses monuments, par sa terre elle-même, par son peuple, par ses prélats, par ses cardinaux, par son pape. Non! le catholicisme ne pouvait se renouveler, non! il ne pouvait revenir à l'esprit du christianisme primitif, non! il ne pouvait être la religion de la démocratie, la foi nouvelle qui sauverait les vieilles sociétés croulantes, en danger de mort. S'il semblait d'origine démocratique, il était cloué désormais à ce sol romain, roi quand même, forcé de s'entêter au pouvoir temporel sous peine de suicide, lié par la tradition, enchaîné par le dogme, n'évoluant qu'en apparence, réduit réellement à une telle immobilité, que, derrière la porte de bronze du Vatican, la papauté était la prisonnière, la revenante de dix-huit siècles d'atavisme, dans son rêve ininterrompu de la domination universelle. Où sa foi de prêtre, exalté par l'amour des souffrants et des pauvres, était venue chercher la vie, une résurrection de la communauté chrétienne, il avait trouvé la mort, la poussière d'un monde détruit, sans germination possible, une terre épuisée de laquelle ne pousserait jamais plus que cette papauté despotique, maîtresse des corps ainsi qu'elle était maîtresse des âmes. A son cri éperdu qui demandait une religion nouvelle, Rome s'était contentée de répondre en condamnant son livre, comme entaché d'hérésie, et lui-même l'avait retiré, dans l'amère douleur de sa désillusion. Il avait vu, il avait compris, tout s'était effondré. Et c'était lui, son âme et son cerveau, qui gisait parmi les décombres.

Pierre étouffa. Il quitta sa chaise, alla ouvrir toute grande la fenêtre qui donnait sur le Tibre, pour s'y accouder un instant. La pluie s'était remise à tomber vers le soir; mais, de nouveau, elle venait de cesser. Il faisait très doux, une douceur humide, oppressante. Dans le ciel d'un gris de cendre, la lune devait s'être levée, car on la sentait derrière les nuages, qu'elle éclairait d'une lumière jaune et louche, infiniment triste. Sous cette clarté dormante de veilleuse, le vaste horizon apparaissait noir, fantomatique, le Janicule en face, avec les maisons entassées du Transtévère, la coulée du fleuve là-bas, à gauche, vers la hauteur confuse du Palatin, tandis que le dôme de Saint-Pierre, à droite, détachait sa rondeur dominatrice au fond de l'air pâle. Il ne pouvait apercevoir le Quirinal, mais il le savait derrière lui, il se l'imaginait barrant un coin du ciel, avec sa façade interminable, dans cette nuit si mélancolique, d'un vague de songe. Et quelle Rome finissante, à demi mangée par l'ombre, différente de la Rome de jeunesse et de chimère qu'il avait vue et passionnément aimée, le premier jour, du sommet de ce Janicule, dont il distinguait si mal à cette heure la masse enténébrée! Un autre souvenir s'éveilla, les trois points souverains, les trois sommets symboliques qui avaient, dès ce jour-là, résumé pour lui l'histoire séculaire de Rome, l'antique, la papale, l'italienne. Mais, si le Palatin était resté le même mont découronné où ne se dressait que le fantôme de l'ancêtre. Auguste empereur et pontife, maître du monde, il voyait avec d'autres yeux Saint-Pierre et le Quirinal, qui avaient comme changé de plans. Ce palais du roi qu'il négligeait alors, qui lui semblait une caserne plate et basse, ce gouvernement nouveau qui lui faisait l'effet d'un essai de modernité sacrilège sur une cité à part, il leur accordait maintenant, ainsi qu'il l'avait dit à Orlando, la place considérable, grandissante, qu'ils tenaient dans l'horizon, au point de l'emplir bientôt tout entier; pendant que Saint-Pierre, ce dôme qu'il avait trouvé triomphal, couleur du ciel, régnant sur la ville en roi géant que rien ne pouvait ébranler, lui apparaissait à présent plein de lézardes, diminué déjà, d'une de ces vieillesses énormes dont la masse s'effondre parfois d'un seul coup, dans l'usure secrète, l'émiettement ignoré des charpentes.

Un murmure sourd, une plainte grondante montait du Tibre grossi, et Pierre frissonna, au souffle glacé de fosse qui lui passa sur la face. Cette idée des trois sommets, du triangle symbolique, éveillait en lui la longue souffrance du grand muet, du peuple des petits et des pauvres, dont le pape et le roi s'étaient toujours disputé la possession. Cela venait de loin, du jour où, dans le partage de l'héritage d'Auguste, l'empereur avait dû se contenter des corps, en laissant les âmes au pape, qui, dès ce moment, n'avait plus brûlé que du désir de reconquérir ce pouvoir temporel, dont on dépouillait Dieu en sa personne. La querelle avait bouleversé et ensanglanté tout le moyen âge, sans que ni l'Église ni l'Empire pussent s'entendre sur la proie qu'ils s'arrachaient par lambeaux. Enfin, le grand muet, las de vexations et de misère, voulut parler, secoua le joug du pape, aux temps de la Réforme, commença plus tard de renverser les rois, dans sa furieuse explosion de 89. Et l'extraordinaire aventure de la papauté était partie de là, comme Pierre l'avait écrit dans son livre, une fortune nouvelle qui permettait au pape de reprendre le rêve séculaire, le pape se désintéressant des trônes abattus, se remettant avec les misérables, espérant bien cette fois conquérir le peuple, l'avoir enfin tout à lui. N'était-ce pas prodigieux, ce Léon XIII dépouillé de son royaume, qui se laissait dire socialiste, qui rassemblait sous lui le troupeau des déshérités, qui marchait contre les rois, à la tête du quatrième État, auquel appartiendra le siècle prochain? L'éternelle lutte continuait aussi âpre pour cette possession du peuple, à Rome même, et dans l'espace le plus resserré, le Vatican en face du Quirinal, le pape et le roi pouvant se voir de leurs fenêtres, toujours se battant à qui aurait l'empire, ayant sous leurs yeux les toits roux de la vieille ville, cette menue population qu'ils en étaient encore à se disputer, comme le faucon et l'épervier se disputent les petits oiseaux des bois. Et c'était ici, pour Pierre, que le catholicisme se trouvait condamné, voué à une ruine fatale, parce que justement il était d'essence monarchique, à ce point que la papauté apostolique et romaine ne pouvait renoncer au pouvoir temporel, sous peine d'être autre chose et de disparaître. Vainement elle feignait un retour au peuple, vainement elle apparaissait tout âme, il n'y avait pas de place, au milieu de nos démocraties, pour la souveraineté totale et universelle qu'elle tenait de Dieu. Toujours il voyait l'imperator repousser dans le pontife, et c'était là surtout ce qui avait tué son rêve, détruit son livre, amassé le tas de décombres, devant lequel il restait éperdu, sans force ni courage.

Cette Rome noyée de cendre, dont les édifices s'effaçaient, finit par lui serrer tellement le cœur, qu'il revint tomber sur la chaise, près de ses bagages. Jamais encore il n'avait éprouvé une pareille détresse, il lui sembla que c'était la fin de son âme. Il se rappelait comment ce voyage à Rome, cette expérience nouvelle s'était posée pour lui, à la suite de son désastre de Lourdes. Il n'y était plus venu demander la foi naïve et entière du petit enfant, mais la foi supérieure de l'intellectuel, s'élevant au-dessus des rites et des symboles, travaillant au plus grand bonheur possible de l'humanité, basé sur son besoin de certitude. Et si cela croulait, si le catholicisme rajeuni ne pouvait être la religion, la loi morale du nouveau peuple, si le pape à Rome, avec Rome, n'était pas le Père, l'arche d'alliance, le chef spirituel écouté, obéi, c'était à ses yeux le naufrage de l'espérance dernière, un suprême craquement où les sociétés actuelles s'abîmaient. La trop longue souffrance des pauvres allait incendier le monde. Tout cet échafaudage du socialisme catholique, qui lui avait semblé si heureux, si triomphant, pour consolider la vieille Église, il le voyait par terre à cette heure, il le jugeait sévèrement comme un simple expédient transitoire qui, pendant des années, pourrait peut-être étayer l'édifice en ruine; mais ces choses n'étaient construites que sur un malentendu volontaire, sur un mensonge habile, sur de la diplomatie et de la politique. Non, non! le peuple encore gagné et dupé, caressé pour être asservi, cela répugnait à la raison, et tout le système apparaissait bâtard, dangereux, temporaire, fait pour aboutir à de pires catastrophes. Alors, c'était donc la fin, rien ne restait debout, le vieux monde devait disparaître, dans l'effroyable crise sanglante dont des signes certains annonçaient l'approche. Et lui, devant ce chaos, n'avait plus d'âme, ayant de nouveau perdu sa foi, dans cette expérience qu'il avait sentie décisive, convaincu à l'avance d'en sortir raffermi ou foudroyé à jamais. C'était la foudre qui était tombée. Maintenant, grand Dieu! qu'allait-il faire?

Son angoisse l'étreignit si rudement, que Pierre se leva, se mit à marcher par la chambre, en quête d'un peu de calme. Grand Dieu! que faire, à présent qu'il était rendu au doute immense, à la négation douloureuse, et que jamais sa soutane n'avait pesé si lourd à ses épaules? Il se souvenait de son cri, quand il refusait de se soumettre, disant à monsignor Nani que son âme ne pouvait se résigner, que son espoir du salut par l'amour ne pouvait mourir, et qu'il répondrait par un autre livre, et qu'il dirait dans quelle terre neuve devait pousser la religion nouvelle. Oui, un livre enflammé contre Rome, où il mettrait tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait entendu, un livre où serait la Rome vraie, la Rome sans charité, sans amour, en train d'agoniser dans l'orgueil de sa pourpre! Il voulait repartir pour Paris, sortir de l'Église, aller jusqu'au schisme. Eh bien! ses bagages étaient là, il partait, il écrirait le livre, il serait le grand schismatique attendu. Ah! le schisme, est-ce que tout ne l'annonçait pas? Est-ce qu'il ne semblait pas imminent, au milieu du prodigieux mouvement des esprits, las des vieux dogmes, affamés pourtant du divin? Léon XIII en avait bien la sourde conscience, car toute sa politique, son effort vers l'unité chrétienne, sa tendresse pour la démocratie, n'avait pas d'autre but que de grouper la famille autour de la papauté, de l'élargir et de la consolider, afin de rendre le pape invincible dans la lutte prochaine. Mais les temps étaient venus, le catholicisme allait bientôt se trouver à bout de concessions politiques, incapable de céder davantage sans en mourir, immobilisé à Rome, tel qu'une vieille idole hiératique, tandis qu'il pouvait évoluer ailleurs, dans ces pays de propagande où il se trouvait en lutte avec les autres religions. C'était bien pour cela que Rome était condamnée, d'autant plus que l'abolition du pouvoir temporel, en habituant l'esprit à l'idée d'un pape purement spirituel, dégagé du sol, semblait devoir favoriser l'avènement d'un antipape, au loin, pendant que le successeur de saint Pierre serait forcé de s'entêter dans sa fiction impériale et romaine. Un évêque, un prêtre était à la veille de se lever, où, qui aurait pu le dire? Peut-être là-bas, dans cette Amérique si libre, parmi ces prêtres dont les nécessités de la lutte pour la vie ont fait des socialistes convaincus, des démocrates ardents, prêts à marcher avec le siècle prochain. Et, pendant que Rome ne pourra rien lâcher de son passé, des mystères ni des dogmes, ce prêtre abandonnera de ces choses tout ce qui tombe de soi-même en poudre. Être ce prêtre, ce grand réformateur, ce sauveur des sociétés modernes, quel rêve énorme, quel rôle de messie espéré, appelé par les peuples en détresse! Un instant, Pierre en fut affolé, un vent d'espérance et de triomphe le soulevait, l'emportait; et si ce n'était en France, à Paris, ce serait donc plus loin, là-bas, de l'autre côté de l'Océan, ou plus loin encore, n'importe où dans le monde, sur une terre assez féconde pour que la semence nouvelle poussât en une débordante moisson. Une religion nouvelle, une religion nouvelle! comme il l'avait crié après Lourdes, une religion qui ne fût surtout pas un appétit de la mort! une religion qui réalisât enfin ici-bas le Royaume de Dieu dont parle l'Évangile, qui partageât équitablement la richesse, qui fît régner, avec la loi du travail, la vérité et la justice!

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
900 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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