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Читать книгу: «L'Assommoir», страница 4

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Je vous ai fait attendre, hein? dit Coupeau, qu'elle entendit tout d'un coup près d'elle. C'est une histoire, quand je ne dîne pas chez eux, d'autant plus qu'aujourd'hui ma soeur a acheté du veau.

Et comme elle avait eu un léger tressaillement de surprise, il continua, en promenant à son tour ses regards:

– Vous regardiez la maison. C'est toujours loué du haut en bas. Il y a trois cents locataires, je crois… Moi, si j'avais eu des meubles, j'aurais guetté un cabinet… On serait bien ici, n'est-ce pas?

– Oui, on serait bien, murmura Gervaise. A Plassans, ce n'était pas si peuplé, dans notre rue… Tenez, c'est gentil, cette fenêtre, au cinquième, avec des haricots.

Alors, avec son entêtement, il lui demanda encore si elle voulait. Dès qu'ils auraient un lit, ils loueraient là. Mais elle se sauvait, elle se hâtait sous le porche, en le priant de ne pas recommencer ses bêtises. La maison pouvait crouler, elle n'y coucherait bien sûr pas sous la même couverture que lui. Pourtant, Coupeau, en la quittant devant l'atelier de madame Fauconnier, put garder un instant dans la sienne sa main qu'elle lui abandonnait en toute amitié.

Pendant un mois, les bons rapports de la jeune femme et de l'ouvrier zingueur continuèrent. Il la trouvait joliment courageuse, quand il la voyait se tuer au travail, soigner les enfants, trouver encore le moyen de coudre le soir à toutes sortes de chiffons. Il y avait des femmes pas propres, noceuses, sur leur bouche; mais, sacré mâtin! elle ne leur ressemblait guère, elle prenait trop la vie au sérieux! Alors, elle riait, elle se défendait modestement. Pour son malheur, elle n'avait pas été toujours aussi sage. Et elle faisait allusion à ses premières couches, dès quatorze ans; elle revenait sur les litres d'anisette vidés avec sa mère, autrefois. L'expérience la corrigeait un peu, voilà tout. On avait tort de lui croire une grosse volonté; elle était très faible, au contraire; elle se laissait aller où on la poussait, par crainte de causer de la peine à quelqu'un. Son rêve était de vivre dans une société honnête, parce que la mauvaise société, disait elle, c'était comme un coup d'assommoir, ça vous cassait le crâne, ça vous aplatissait une femme en moins de rien. Elle se sentait prise d'une sueur devant l'avenir et se comparait à un sou lancé en l'air retombant pile ou face, selon les hasards du pavé. Tout ce qu'elle avait déjà vu, les mauvais exemples étalés sous ses yeux d'enfant, lui donnaient une fière leçon. Mais Coupeau la plaisantait de ses idées noires, la ramenait à tout son courage, en essayant de lui pincer les hanches; elle le repoussait, lui allongeait des claques sur les mains, pendant qu'il criait en riant que, pour une femme faible, elle n'était pas d'un assaut commode. Lui, rigoleur, ne s'embarrassait pas de l'avenir. Les jours amenaient les jours, pardi! On aurait toujours bien la niche et la pâtée. Le quartier lui semblait propre, à part une bonne moitié des soûlards dont on aurait pu débarrasser les ruisseaux. Il n'était pas méchant diable, tenait parfois des discours très sensés, avait même un brin de coquetterie, une raie soignée sur le côté de la tête, de jolies cravates, une paire de souliers vernis pour le dimanche. Avec cela, une adresse et une effronterie de singe, une drôlerie gouailleuse d'ouvrier parisien, pleine de bagou, charmante encore sur son museau jeune.

Tous deux avaient fini par se rendre une foule de services, à l'hôtel Boncoeur. Coupeau allait lui chercher son lait, se chargeait de ses commissions, portait ses paquets de linge; souvent, le soir, comme il revenait du travail le premier, il promenait les enfants, sur le boulevard extérieur. Gervaise, pour lui rendre ses politesses, montait dans l'étroit cabinet où il couchait, sous les toits; et elle visitait ses vêtements, mettant des boutons aux cottes, reprisant les vestes de toile. Une grande familiarité s'établissait entre eux. Elle ne s'ennuyait pas, quand il était là, amusée des chansons qu'il apportait, de cette continuelle blague des faubourgs de Paris, toute nouvelle encore pour elle. Lui, à se frotter toujours contre ses jupes, s'allumait de plus en plus. Il était pincé, et ferme! Ça finissait parle gêner. Il riait toujours, mais l'estomac si mal à l'aise, si serré, qu'il ne trouvait plus ça drôle. Les bêtises continuaient, il ne pouvait la rencontrer sans lui crier: « Quand est-ce? » Elle savait ce qu'il voulait dire, et elle lui promettait la chose pour la semaine des quatre jeudis. Alors, il la taquinait, se rendait chez elle avec ses pantoufles à la main, comme pour emménager. Elle en plaisantait, passait très bien sa journée sans une rougeur dans les continuelles allusions polissonnes, au milieu desquelles il la faisait vivre. Pourvu qu'il ne fût pas brutal, elle lui tolérait tout. Elle se fâcha seulement un jour où, voulant lui prendre un baiser de force, il lui avait arraché des cheveux.

Vers les derniers jours de juin, Coupeau perdit sa gaieté. Il devenait tout chose. Gervaise, inquiète de certains regards, se barricadait la nuit. Puis, après une bouderie qui avait duré du dimanche au mardi, tout d'un coup, un mardi soir, il vint frapper chez elle, vers onze heures. Elle ne voulait pas lui ouvrir; mais il avait la voix si douce et si tremblante, qu'elle finit par retirer la commode poussée contre la porte. Quand il fut entré, elle le crut malade, tant il lui parut pâle, les yeux rougis, le visage marbré. Et il restait debout, bégayant, hochant la tête. Non, non, il n'était pas malade. Il pleurait depuis deux heures, en haut, dans sa chambre; il pleurait comme un enfant, en mordant son oreiller, pour ne pas être entendu des voisins. Voilà trois nuits qu'il ne dormait plus. Ça ne pouvait pas continuer comme ça.

– Écoutez, madame Gervaise, dit-il la gorge serrée, sur le point d'être repris par les larmes, il faut en finir, n'est-ce pas?.. Nous allons nous marier ensemble. Moi, je veux bien, je suis décidé.

Gervaise montrait une grande surprise. Elle était très grave.

– Oh! monsieur Coupeau, murmura-t-elle, qu'est-ce que vous allez chercher là! Je ne vous ai jamais demandé cette chose, vous le savez bien… Ça ne me convenait pas, voilà tout… Oh! non, non, c'est sérieux, maintenant; réfléchissez, je vous en prie. Mais il continuait à hocher la tète, d'un air de résolution inébranlable. C'était tout réfléchi. Il était descendu, parce qu'il avait besoin de passer une bonne nuit. Elle n'allait pas le laisser remonter pleurer, peut-être! Dès qu'elle aurait dit oui, il ne la tourmenterait plus, elle pourrait se coucher tranquille. Il voulait simplement lui entendre dire oui. On causerait le lendemain.

– Bien sûr, je ne dirai pas oui comme ça, repris Gervaise. Je ne tiens pas à ce que, plus tard, vous m'accusiez de vous avoir poussé à faire une bêtise… Voyez-vous, monsieur Coupeau, vous avez tort de vous entêter. Vous ignorez vous-même ce que vous éprouvez pour moi. Si vous ne me rencontriez pas de huit jours, ça vous passerait, je parie. Les hommes, souvent, se marient pour une nuit, la première, et puis les nuits se suivent, les jours s'allongent, toute la vie, et ils sont joliment embêtés… Asseyez-vous là, je veux bien causer tout de suite.

Alors, jusqu'à une heure du matin, dans la chambre noire, à la clarté fumeuse d'une chandelle qu'ils oubliaient de moucher, ils discutèrent leur mariage, baissant la voix, afin de ne pas réveiller les deux enfants, Claude et Étienne, qui dormaient avec leur petit souffle, la tête sur le même oreiller. Et Gervaise revenait toujours à eux, les montrait à Coupeau; c'était là une drôle de dot qu'elle lui apportait, elle ne pouvait vraiment pas l'encombrer de deux mioches. Puis, elle était prise de honte pour lui. Qu'est-ce qu'on dirait dans le quartier? On l'avait connue avec son amant, on savait son histoire; ce ne serait guère propre, quand on les verrait s'épouser, au bout de deux mois à peine. A toutes ces bonnes raisons, Coupeau répondait par des haussements d'épaules. Il se moquait bien du quartier! Il ne mettait pas son nez dans les affaires des autres; il aurait eu trop peur de le salir, d'abord! Eh bien! oui, elle avait eu Lantier avant lui. Où était le mal? Elle ne faisait pas la vie, elle n'amènerait pas des hommes dans son ménage, comme tant de femmes, et des plus riches. Quant aux enfants, ils grandiraient, on les élèverait, parbleu! Jamais il ne trouverait une femme aussi courageuse, aussi bonne, remplie de plus de qualités. D'ailleurs, ce n'était pas tout ça, elle aurait pu rouler sur les trottoirs, être laide, fainéante, dégoûtante, avoir une séquelle d'enfants crottés, ça n'aurait pas compté à ses yeux: il la voulait.

– Oui, je vous veux, répétait-il, en tapant son poing sur son genou d'un martèlement continu. Vous entendez bien, je vous veux… Il n'y a rien à dire à ça, je pense?

Gervaise, peu à peu, s'attendrissait. Une lâcheté du coeur et des sens la prenait, au milieu de ce désir brutal dont elle se sentait enveloppée. Elle ne hasardait plus que des objections timides, les mains tombées sur ses jupes, la face noyée de douceur. Du dehors, par la fenêtre entr'ouverte, la belle nuit de juin envoyait des souffles chauds, qui effaraient la chandelle, dont la haute mèche rougeâtre charbonnait; dans le grand silence du quartier endormi, on entendait seulement les sanglots d'enfant d'un ivrogne, couché sur le dos, au milieu du boulevard; tandis que, très loin, au fond de quelque restaurant, un violon jouait un quadrille canaille à quelque noce attardée, une petite musique cristalline, nette et déliée comme une phrase d'harmonica. Coupeau, voyant la jeune femme à bout d'arguments, silencieuse et vaguement souriante, avait saisi ses mains, l'attirait vers lui. Elle était dans une de ces heures d'abandon dont elle se méfiait tant, gagnée, trop émue pour rien refuser et faire de la peine à quelqu'un. Mais le zingueur ne comprit pas qu'elle se donnait; il se contenta de lui serrer les poignets à les broyer, pour prendre possession d'elle; et ils eurent tous les deux un soupir, à cette légère douleur, dans laquelle se satisfaisait un peu de leur tendresse.

– Vous dites oui, n'est-ce pas? demanda-t-il.

– Comme vous me tourmentez! murmura-t-elle. Vous le voulez? eh bien, oui… Mon Dieu, nous faisons là une grande folie, peut-être.

Il s'était levé, l'avait empoignée par la taille, lui appliquait un rude baiser sur la figure, au hasard. Puis, comme cette caresse faisait un gros bruit, il s'inquiéta le premier, regardant Claude et Étienne, marchant à pas de loup, baissant la voix.

– Chut! soyons sages, dit-il, il ne faut pas réveiller les gosses…

A demain.

Et il remonta à sa chambre. Gervaise, toute tremblante, resta près d'une heure assise au bord de son lit, sans songer à se déshabiller. Elle était touchée, elle trouvait Coupeau très-honnête; car elle avait bien cru un moment que c'était fini, qu'il allait coucher là. L'ivrogne, en bas, sous la fenêtre, avait une plainte plus rauque de bête perdue. Au loin, le violon à la ronde canaille se taisait.

Les jours suivants, Coupeau voulut décider Gervaise à monter un soir chez sa soeur, rue de la Goutte-d'Or. Mais la jeune femme, très timide, montrait un grand effroi de cette visite aux Lorilleux. Elle remarquait parfaitement que le zingueur avait une peur sourde du ménage. Sans doute il ne dépendait pas de sa soeur, qui n'était même pas l'aînée. Maman Coupeau donnerait son consentement des deux mains, car jamais elle ne contrariait son fils. Seulement, dans la famille, les Lorilleux passaient pour gagner jusqu'à dix francs par jour; et ils tiraient de là une véritable autorité. Coupeau n'aurait pas osé se marier, sans qu'ils eussent avant tout accepté sa femme.

– Je leur ai parlé de vous, ils connaissent nos projets, expliquait-il à Gervaise. Mon Dieu! que vous êtes enfant! Venez ce soir… Je vous ai avertie, n'est-ce pas? Vous trouverez ma soeur un peu raide. Lorilleux non plus n'est pas toujours aimable. Au fond, ils sont très vexés, parce que, si je me marie, je ne mangerai plus chez eux, et ce sera une économie de moins. Mais ça ne fait rien, ils ne vous mettront pas à la porte… Faites ça pour moi, c'est absolument nécessaire.

Ces paroles effrayaient Gervaise davantage. Un samedi soir, pourtant, elle céda. Coupeau vint la chercher à huit heures et demie. Elle s'était habillée: une robe noire, avec un châle à palmes jaunes en mousseline de laine imprimée, et un bonnet blanc garni d'une petite dentelle. Depuis six semaines qu'elle travaillait, elle avait économisé les sept francs du châle et les deux francs cinquante du bonnet; la robe était une vieille robe nettoyée et refaite.

– Ils vous attendent, lui dit Coupeau, pendant qu'ils faisaient le tour par la rue des Poissonniers. Oh! ils commencent à s'habituer à l'idée de me voir marié. Ce soir, ils ont l'air très gentil… Et puis, si vous n'avez jamais vu faire des chaînes d'or, ça vous amusera à regarder. Ils ont justement une commande pressée pour lundi.

– Ils ont de l'or chez eux? demanda Gervaise. Je crois bien, il y en – a sur les murs, il y en a par terre, il y en a partout.

Cependant, ils s'étaient engagés sous la porte ronde et avaient traversé la cour. Les Lorilleux demeuraient au sixième, escalier B. Coupeau lui cria en riant d'empoigner ferme la rampe et de ne plus la lâcher. Elle leva les yeux, cligna les paupières, en apercevant la haute tour creuse de la cage de l'escalier, éclairée par trois becs de gaz, de deux étages en deux étages; le dernier, tout en haut, avait l'air d'une étoile tremblotante dans un ciel noir, tandis que les deux autres jetaient de longues clartés, étrangement découpées, le long de la spirale interminable des marches.

– Hein? dit le zingueur en arrivant au palier du premier étage, ça sent joliment la soupe à l'ognon. On a mangé de la soupe à l'ognon pour sûr.

En effet, l'escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses, les murs éraflés montrant le plâtre, était encore plein d'une violente odeur de cuisine. Sur chaque palier, des couloirs s'enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s'ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains; et, au ras de la fenêtre, le plomb soufflait une humidité fétide, dont la puanteur se mêlait à l'âcreté de l'ognon cuit. On entendait, du rez-de-chaussée au sixième, des bruits de vaisselle, des poêlons qu'on barbotait, des casseroles qu'on grattait avec des cuillers pour les récurer. Au premier étage, Gervaise aperçut, dans l'entrebâillement d'une porte, sur laquelle le mot: Dessinateur, était écrit en grosses lettres, deux hommes attablés devant une toile cirée desservie, causant furieusement, au milieu de la fumée de leurs pipes. Le second étage et le troisième, plus tranquilles, laissaient passer seulement par les fentes des boiseries la cadence d'un berceau, les pleurs étouffés d'un enfant, la grosse voix d'une femme coulant avec un sourd murmure d'eau courante, sans paroles distinctes; et elle put lire des pancartes clouées, portant des noms: Madame Gaudron, cardeuse, et plus loin: Monsieur Madinier, atelier de cartonnage. On se battait au quatrième: un piétinement dont le plancher tremblait, des meubles culbutés, un effroyable tapage de jurons et de coups; ce qui n'empêchait pas les voisins d'en face de jouer aux cartes, la porte ouverte, pour avoir de l'air. Mais, quand elle fut au cinquième, Gervaise dut souffler; elle n'avait pas l'habitude de monter; ce mur qui tournait toujours, ces logements entrevus qui défilaient, lui cassaient la tête. Une famille, d'ailleurs, barrait le palier; le père lavait des assiettes sur un petit fourneau de terre, près du plomb, tandis que la mère, adossée à la rampe, nettoyait le bambin, avant d'aller le coucher. Cependant, Coupeau encourageait la jeune femme. Ils arrivaient. Et, lorsqu'il fut enfin au sixième, il se retourna pour l'aider d'un sourire. Elle, la tête levée, cherchait d'où venait un filet de voix, qu'elle écoutait depuis la première marche, clair et perçant, dominant les autres bruits. C'était, sous les toits, une petite vieille qui chantait en habillant des poupées à treize sous. Gervaise vit encore, au moment où une grande fille rentrait avec un seau dans une chambre voisine, un lit défait, où un homme en manches de chemise attendait, vautré, les yeux en l'air; sur la porte refermée, une carte de visite écrite à la main indiquait: Mademoiselle Clémence, repasseuse. Alors, tout en haut, les jambes cassées, l'haleine courte, elle eut la curiosité de se pencher au-dessus de la rampe; maintenant, c'était le bec de gaz d'en bas qui semblait une étoile, au fond du puits étroit des six étages; et les odeurs, la vie énorme et grondante de la maison, lui arrivaient dans une seule haleine, battaient d'un coup de chaleur son visage inquiet, se hasardant là comme au bord d'un gouffre.

– Nous ne sommes pas arrivés, dit Coupeau. Oh! c'est un voyage!

Il avait pris, à gauche, un long corridor. Il tourna deux fois, la première encore à gauche, la seconde à droite. Le corridor s'allongeait toujours, se bifurquait, resserré, lézardé, décrépi, de loin en loin éclairé par une mince flamme de gaz; et les portes uniformes, à la file comme des portes de prison ou de couvent, continuaient à montrer, presque toutes grandes ouvertes, des intérieurs de misère et de travail, que la chaude soirée de juin emplissait d'une buée rousse. Enfin, ils arrivèrent à un bout de couloir complètement sombre.

– Nous y sommes, reprit le zingueur. Attention! tenez-vous au mur; il y a trois marches.

Et Gervaise fit encore une dizaine de pas, dans l'obscurité, prudemment. Elle buta, compta les trois marches. Mais, au fond du couloir, Coupeau venait de pousser une porte, sans frapper. Une vive clarté s'étala sur le carreau. Ils entrèrent.

C'était une pièce étranglée, une sorte de boyau, qui semblait le prolongement même du corridor. Un rideau de laine déteinte, en ce moment relevé par une ficelle, coupait le boyau en deux. Le premier compartiment contenait un lit, poussé sous un angle du plafond mansardé, un poêle de fonte encore tiède du dîner, deux chaises, une table et une armoire dont il avait fallu scier la corniche pour qu'elle pût tenir entre le lit et la porte. Dans le second compartiment se trouvait installé l'atelier: au fond, une étroite forge avec son soufflet; à droite, un étau scellé au mur, sous une étagère où traînaient des ferrailles; à gauche, auprès de la fenêtre, un établi tout petit, encombré de pinces, de cisailles, de scies microscopiques, grasses et très sales.

– C'est nous! cria Coupeau, en s'avançant jusqu'au rideau de laine.

Mais on ne répondit pas tout de suite. Gervaise, fort émotionnée, remuée surtout par cette idée qu'elle allait entrer dans un lieu plein d'or, se tenait derrière l'ouvrier, balbutiant, hasardant des hochements de tête, pour saluer. La grande clarté, une lampe brûlant sur l'établi, un brasier de charbon flambant dans la forge, accroissait encore son trouble. Elle finit pourtant par voir madame Lorilleux, petite, rousse, assez forte, tirant de toute la vigueur de ses bras courts, à l'aide d'une grosse tenaille, un fil de métal noir, qu'elle passait dans les trous d'une filière fixée à l'étau. Devant l'établi, Lorilleux, aussi petit de taille, mais d'épaules plus grêles, travaillait, du bout de ses pinces, avec une vivacité de singe, à un travail si menu, qu'il se perdait entre ses doigts noueux. Ce fut le mari qui leva le premier la tête, une tête aux cheveux rares, d'une pâleur jaune de vieille cire, longue et souffrante.

– Ah! c'est vous, bien, bien! murmura-t-il. Nous sommes pressés, vous savez… N'entrez pas dans l'atelier, ça nous gênerait. Restez dans la chambre.

Et il reprit son travail menu, la face de nouveau dans le reflet verdâtre d'une boule d'eau, à travers laquelle la lampe envoyait sur son ouvrage un rond de vive lumière.

– Prends les chaises! cria à son tour madame Lorilleux. C'est cette dame, n'est-ce pas? Très bien, très bien!

Elle avait roulé le fil; elle le porta à la forge, et là, activant le brasier avec un large éventail de bois, elle le mit à recuire, avant de le passer dans les derniers trous de la filière.

Coupeau avança les chaises, fit asseoir Gervaise au bord du rideau. La pièce était si étroite, qu'il ne put se caser à côté d'elle. Il s'assit en arrière, et il se penchait pour lui donner, dans le cou, des explications sur le travail. La jeune femme, interdite par l'étrange accueil des Lorilleux, mal à l'aise sous leurs regards obliques, avait un bourdonnement aux oreilles qui l'empêchait d'entendre. Elle trouvait la femme très vieille pour ses trente ans, l'air revêche, malpropre avec ses cheveux queue de vache, roulés sur sa camisole défaite. Le mari, d'une année plus âgé seulement, lui semblait un vieillard, aux minces lèvres méchantes, en manches de chemise, les pieds nus dans des pantoufles éculées. Et ce qui la consternait surtout, c'était la petitesse de l'atelier, les murs barbouillés, la ferraille ternie des outils, toute la saleté noire traînant là dans un bric-à-brac de marchand de vieux clous. Il faisait terriblement chaud. Des gouttes de sueur perlaient sur la face verdie de Lorilleux; tandis que madame Lorilleux se décidait à retirer sa camisole, les bras nus, la chemise plaquant sur les seins tombés.

– Et l'or? demanda Gervaise à demi-voix.

Ses regards inquiets fouillaient les coins, cherchaient, parmi toute cette crasse, le resplendissement qu'elle avait rêvé.

Mais Coupeau s'était mis à rire.

– L'or? dit-il; tenez, en voilà, en voilà encore, et en voilà à vos pieds!

Il avait indiqué successivement le fil aminci que travaillait sa soeur, et un autre paquet de fil, pareil à une liasse de fil de fer, accroché au mur, près de l'étau; puis, se mettant à quatre pattes, il venait de ramasser par terre, sous la claie de bois qui recouvrait le carreau de l'atelier, un déchet, un brin semblable à la pointe d'une aiguille rouillée. Gervaise se récriait. Ce n'était pas de l'or, peut-être, ce métal noirâtre, vilain comme du fer! Il dut mordre le déchet, lui montrer l'entaille luisante de ses dents. Et il reprenait ses explications: les patrons fournissaient l'or en fil, tout allié; les ouvriers le passaient d'abord par la filière pour l'obtenir à la grosseur voulue, en ayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendant l'opération, afin qu'il ne cassât pas. Oh! il fallait une bonne poigne et de l'habitude! Sa soeur empêchait son mari de toucher aux filières, parce qu'il toussait. Elle avait de fameux bras, il lui avait vu tirer l'or aussi mince qu'un cheveu.

Cependant, Lorilleux, pris d'un accès de toux, se pliait sur son tabouret. Au milieu de la quinte, il parla, il dit d'une voix suffoquée, toujours sans regarder Gervaise, comme s'il eût constaté la chose uniquement pour lui:

– Moi, je fais la colonne.

Coupeau força Gervaise à se lever. Elle pouvait bien s'approcher, elle verrait. Le chaîniste consentit d'un grognement. Il enroulait le fil préparé par sa femme autour d'un mandrin, une baguette d'acier très-mince. Puis, il donna un léger coup de scie, qui tout le long du mandrin coupa le fil, dont chaque tour forma un maillon. Ensuite il souda. Les maillons étaient posés sur un gros morceau de charbon de bois. Il les mouillait d'une goutte de borax, prise dans le cul d'un verre cassé, à côté de lui; et, rapidement, il les rougissait à la lampe, sous la flamme horizontale du chalumeau. Alors, quand il eut une centaine de maillons, il se remit une fois encore à son travail menu, appuyé au bord de la cheville, un bout de planchette que le frottement de ses mains avait poli. Il ployait la maille à la pince, la serrait d'un côté, l'introduisait dans la maille supérieure déjà en place, la rouvrait à l'aide d'une pointe; cela avec une régularité continue, les mailles succédant aux mailles, si vivement, que la chaîne s'allongeait peu à peu sous les yeux de Gervaise, sans lui permettre de suivre et de bien comprendre.

– C'est la colonne, dit Coupeau. Il y a le jaseron, le forçat, la gourmette, la corde. Mais ça, c'est la colonne. Lorilleux ne fait que la colonne.

Celui-ci eut un ricanement de satisfaction. Il cria, tout en continuant à pincer les mailles, invisibles entre ses ongles noirs:

– Écoute donc, Cadet-Cassis!.. J'établissais un calcul, ce matin. J'ai commencé à douze ans, n'est-ce pas? Eh bien! sais-tu quel bout de colonne j'ai dû faire au jour d'aujourd'hui?

Il leva sa face pâle, cligna ses paupières rougies.

– Huit mille mètres, entends-tu! Deux lieues!.. Hein! un bout de colonne de deux lieues! Il y a de quoi entortiller le cou à toutes les femelles du quartier… Et, tu sais, le bout s'allonge toujours. J'espère bien aller de Paris à Versailles.

Gervaise était retournée s'asseoir, désillusionnée, trouvant tout très-laid. Elle sourit pour faire plaisir aux Lorilleux. Ce qui la gênait surtout, c'était le silence gardé sur son mariage, sur cette affaire si grosse pour elle, sans laquelle elle ne serait certainement pas venue. Les Lorilleux continuaient à la traiter en curieuse importune amenée par Coupeau. Et une conversation s'étant enfin engagée, elle roula uniquement sur les locataires de la maison. Madame Lorilleux demanda à son frère s'il n'avait pas entendu en montant les gens du quatrième se battre. Ces Bénard s'assommaient tous les jours; le mari rentrait soûl comme un cochon; la femme aussi avait bien des torts, elle criait des choses dégoûtantes. Puis, on parla du dessinateur du premier, ce grand escogriffe de Baudequin, un poseur criblé de dettes, toujours fumant, toujours gueulant avec des camarades. L'atelier de cartonnage de M. Madinier n'allait plus que d'une patte; le patron avait encore congédié deux ouvrières la veille; ce serait pain bénit, s'il faisait la culbute, car il mangeait tout, il laissait ses enfants le derrière nu. Madame Gaudron cardait drôlement ses matelas: elle se trouvait encore enceinte, ce qui finissait par n'être guère propre, à son âge. Le propriétaire venait de donner congé aux Coquet, du cinquième; ils devaient trois termes; puis, ils s'entêtaient à allumer leur fourneau sur le carré; même que, le samedi d'auparavant, mademoiselle Remanjou, la vieille du sixième, en reportant ses poupées, était descendue à temps pour empêcher le petit Linguerlot d'avoir le corps tout brûlé. Quant à mademoiselle Clémence, la repasseuse, elle se conduisait comme elle l'entendait, mais on ne pouvait pas dire, elle adorait les animaux, elle possédait un coeur d'or. Hein! quel dommage, une belle fille pareille aller avec tous les hommes! On la rencontrerait une nuit sur un trottoir, pour sûr.

– Tiens, en voilà une, dit Lorilleux à sa femme, en lui donnant le bout de chaîne auquel il travaillait depuis le déjeuner. Tu peux la dresser.

Et il ajouta, avec l'insistance d'un homme qui ne lâche pas aisément une plaisanterie:

– Encore quatre pieds et demi… Ça me rapproche de Versailles.

Cependant, madame Lorilleux, après l'avoir fait recuire, dressait la colonne, en la passant à la filière de réglage. Elle la mit ensuite dans une petite casserole de cuivre à long manche, pleine d'eau seconde, et la dérocha au feu de la forge. Gervaise, de nouveau poussée par Coupeau, dut suivre cette dernière opération. Quand la chaîne fut dérochée, elle devint d'un rouge sombre. Elle était finie, prête à livrer.

– On livre en blanc, expliqua encore le zingueur. Ce sont les polisseuses qui frottent ça avec du drap.

Mais Gervaise se sentait à bout de courage. La chaleur, de plus en plus forte, la suffoquait. On laissait la porte fermée, parce que le moindre courant d'air enrhumait Lorilleux. Alors, comme on ne parlait pas toujours de leur mariage, elle voulut s'en aller, elle tira légèrement la veste de Coupeau. Celui-ci comprit. Il commençait, d'ailleurs, à être également embarrassé et vexé de cette affectation de silence.

– Eh bien, nous partons, dit-il. Nous vous laissons travailler.

Il piétina un instant, il attendit, espérant un mot, une allusion quelconque. Enfin, il se décida à entamer les choses lui-même.

– Dites donc, Lorilleux, nous comptons sur vous, vous serez le témoin de ma femme.

Le chaîniste leva la tête, joua la surprise, avec un ricanement; tandis que sa femme, lâchant les filières, se plantait au milieu de l'atelier.

– C'est donc sérieux? murmura-t-il. Ce sacré Cadet-Cassis, on ne sait jamais s'il veut rire.

– Ah! oui, madame est la personne, dit à son tour la femme en dévisageant Gervaise. Mon Dieu! nous n'avons pas de conseil à vous donner, nous autres… C'est une drôle d'idée de se marier tout de même. Enfin, si ça vous va à l'un et à l'autre. Quand ça ne réussit pas, on s'en prend à soi, voilà tout. Et ça ne réussit pas souvent, pas souvent, pas souvent…

La voix ralentie sur ces derniers mots, elle hochait la tête, passant de la figure de la jeune femme à ses mains, à ses pieds, comme si elle avait voulu la déshabiller, pour lui voir les grains de la peau. Elle dut la trouver mieux qu'elle ne comptait.

– Mon frère est bien libre, continua-t-elle d'un ton plus pincé. Sans doute, la famille aurait peut-être désiré… On fait toujours des projets. Mais les choses tournent si drôlement… Moi, d'abord, je ne veux pas me disputer. Il nous aurait amené la dernière des dernières, je lui aurais dit: Épouse-la et fiche-moi la paix… Il n'était pourtant pas mal ici, avec nous. Il est assez gras, on voit bien qu'il ne jeûnait guère. Et toujours sa soupe chaude, juste à la minute… Dis donc, Lorilleux, tu ne trouves pas que madame ressemble à Thérèse, tu sais bien, cette femme d'en face qui est morte de la poitrine?

– Oui, il y a un faux air, répondit le chaîniste.

– Et vous avez deux enfants, madame. Ah! ça, par exemple, je l'ai dit à mon frère: Je ne comprends pas comment tu épouses une femme qui a deux enfants… Il ne faut pas vous fâcher, si je prends ses intérêts; c'est bien naturel… Vous n'avez pas l'air fort, avec ça… N'est-ce pas, Lorilleux, madame n'a pas l'air fort?

– Non, non, elle n'est pas forte.

Ils ne parlèrent pas de sa jambe. Mais Gervaise comprenait, à leurs regards obliques et au pincement de leurs lèvres, qu'ils y faisaient allusion. Elle restait devant eux, serrée dans son mince châle à palmes jaunes, répondant par des monosyllabes, comme devant des juges. Coupeau, la voyant souffrir, finit par crier:

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
600 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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