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Читать книгу: «L'Assommoir», страница 2

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Elle avait trié le linge, mis à part les quelques pièces de couleur. Puis, après avoir empli son baquet de quatre seaux d'eau froide, pris au robinet, derrière elle, elle plongea le tas du linge blanc; et, relevant sa jupe, la tirant entre ses cuisses, elle entra dans une boîte, posée debout, qui lui arrivait au ventre.

– Ça vous connaît, hein? répétait madame Boche. Vous étiez blanchisseuse dans votre pays, n'est-ce pas, ma petite?

Gervaise, les manches retroussées, montrant ses beaux bras de blonde, jeunes encore, à peine rosés aux coudes, commençait à décrasser son linge. Elle venait d'étaler une chemise sur la planche étroite de la batterie, mangée et blanchie par l'usure de l'eau; elle la frottait de savon, la retournait, la frottait de l'autre côté. Avant de répondre, elle empoigna son battoir, se mit à taper, criant ses phrases, les ponctuant à coups rudes et cadencés.

– Oui, oui, blanchisseuse… A dix ans… Il y a douze ans de ça… Nous allions à la rivière… Ça sentait meilleur qu'ici… Il fallait voir, il y avait un coin sous les arbres… avec de l'eau claire qui courait… Vous savez, à Plassans… Vous ne connaissez pas Plassans?.. près de Marseille?

– C'est du chien, ça! s'écria madame Boche, émerveillée de la rudesse des coups de battoir. Quelle mâtine! elle vous aplatirait du fer, avec ses petits bras de demoiselle!

La conversation continua, très haut. La concierge, parfois, était obligée de se pencher, n'entendant pas. Tout le linge blanc fut battu, et ferme! Gervaise le replongea dans le baquet, le reprit pièce par pièce pour le frotter de savon une seconde fois et le brosser. D'une main, elle fixait la pièce sur la batterie; de l'autre main, qui tenait la courte brosse de chiendent, elle tirait du linge une mousse salie, qui, par longues bavures, tombait. Alors, dans le petit bruit de la brosse, elles se rapprochèrent, elles causèrent d'une façon plus intime.

– Non, nous ne sommes pas mariés, reprit Gervaise. Moi, je ne m'en cache pas. Lantier n'est pas si gentil pour qu'on souhaite d'être sa femme. S'il n'y avait pas les enfants, allez!.. J'avais quatorze ans et lui dix-huit, quand nous avons eu notre premier. L'autre est venu quatre ans plus tard… C'est arrivé comme ça arrive toujours, vous savez. Je n'étais pas heureuse chez nous; le père Macquart, pour un oui, pour un non, m'allongeait des coups de pied dans les reins. Alors, ma foi, on songe à s'amuser dehors… On nous aurait mariés, mais je ne sais plus, nos parents n'ont pas voulu.

Elle secoua ses mains, qui rougissaient sous la mousse blanche.

– L'eau est joliment, dure à Paris, dit-elle.

Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s'arrêtait, faisant durer son savonnage, pour rester là, à connaître cette histoire, qui torturait sa curiosité depuis quinze jours. Sa bouche était à demi ouverte dans sa grosse face; ses yeux, à fleur de tête, luisaient. Elle pensait, avec la satisfaction d'avoir deviné:

– C'est ça, la petite cause trop. Il y a eu du grabuge.

Puis, tout haut:

– Il n'est pas gentil, alors?

– Ne m'en parlez pas! répondit Gervaise, il était très bien pour moi, là-bas; mais, depuis que nous sommes à Paris, je ne peux plus en venir à bout… Il faut vous dire que sa mère est morte l'année dernière, en lui laissant quelque chose, dix-sept cents francs à peu près. Il voulait partir pour Paris. Alors, comme le père Macquart m'envoyait toujours des gifles sans crier gare, j'ai consenti à m'en aller avec lui; nous avons fait le voyage avec les deux enfants. Il devait m'établir blanchisseuse et travailler de son état de chapelier. Nous aurions été très-heureux… Mais, voyez-vous, Lantier est un ambitieux, un dépensier, un homme qui ne songe qu'à son amusement. Il ne vaut pas grand'chose, enfin… Nous sommes donc descendus à l'hôtel Montmartre, rue Montmartre. Et ç'a été des dîners, des voitures, le théâtre, une montre pour lui, une robe de soie pour moi; car il n'a pas mauvais coeur, quand il a de l'argent. Vous comprenez, tout le tremblement, si bien qu'au bout de deux mois nous étions nettoyés. C'est à ce moment-là que nous sommes venus habiter l'hôtel Boncoeur et que la sacrée vie a commencé…

Elle s'interrompit, serrée tout d'un coup à la gorge, rentrant ses larmes. Elle avait fini de brosser son linge.

– Il faut que j'aille chercher mon eau chaude, murmura-t-elle.

Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans les confidences, appela le garçon du lavoir qui passait.

– Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez donc chercher un seau d'eau chaude à madame, qui est pressée.

Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya; c'était un sou le seau. Elle versa l'eau chaude dans le baquet, et savonna le linge une dernière fois, avec les mains, se ployant au-dessus de la batterie, au milieu d'une vapeur qui accrochait des filets de fumée grise dans ses cheveux blonds.

– Tenez, mettez donc des cristaux, j'en ai là, dit obligeamment la concierge.

Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d'un sac de carbonate de soude, qu'elle avait apporté. Elle lui offrit aussi de l'eau de javelle; mais la jeune femme refusa; c'était bon pour les taches de graisse et les taches de vin.

– Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, en revenant à Lantier, sans le nommer.

Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispées dans le linge, se contenta de hocher la tête.

– Oui, oui, continua l'autre, je me suis aperçue de plusieurs petites choses…

Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise qui s'était relevée, toute pâle, en la dévisageant.

– Oh! non, je ne sais rien!.. Il aime à rire, je crois, voilà tout… Ainsi, les deux filles qui logent chez nous, Adèle et Virginie, vous les connaissez, eh bien! il plaisante avec elles, et ça ne va pas plus loin, j'en suis sûre.

La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les bras ruisselants, la regardait toujours, d'un regard fixe et profond. Alors, la concierge se fâcha, s'appliqua un coup de poing sur la poitrine, en donnant sa parole d'honneur. Elle criait:

– Je ne sais rien, la, quand je vous le dis!

Puis, se calmant, elle ajouta d'une voix doucereuse, comme on parle à une personne à qui la vérité ne vaudrait rien:

– Moi, je trouve qu'il a les yeux francs… Il vous épousera, ma petite, je vous le promets!

Gervaise s'essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de l'eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Un instant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d'elles, le lavoir s'était apaisé. Onze heures sonnaient. La moitié des laveuses, assises d'une jambe au bord de leurs baquets, avec un litre de vin débouché à leurs pieds, mangeaient des saucisses dans des morceaux de pain fendus. Seules, les ménagères venues là pour laver leurs petits paquets de linge, se hâtaient, en regardant l'oeil-de-boeuf accroché au-dessus du bureau. Quelques coups de battoir partaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, des conversations qui s'empâtaient dans un bruit glouton de mâchoires; tandis que la machine à vapeur, allant son train, sans repos ni trêve, semblait hausser la voix, vibrante, ronflante, emplissant l'immense salle. Mais pas une des femmes ne l'entendait; c'était comme la respiration même du lavoir, une baleine ardente amassant sous les poutres du plafond l'éternelle buée qui flottait. La chaleur devenait intolérable; des raies de soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant les vapeurs fumantes de nappes opalisées, d'un gris-rose et d'un gris-bleu très-tendres. Et, comme des plaintes s'élevaient, le garçon Charles allait d'une fenêtre à l'autre, tirait des stores de grosse toile; ensuite, il passa de l'autre côté, du côté de l'ombre, et ouvrit des vasistas. On l'acclamait, on battait des mains; une gaieté formidable roulait. Bientôt, les derniers battoirs eux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaient plus que des gestes avec les couteaux ouverts qu'elles tenaient au poing. Le silence devenait tel, qu'on entendait régulièrement, tout au bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le jetant dans le fourneau de la machine.

Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l'eau chaude, grasse de savon, qu'elle avait conservée. Quand elle eut fini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, qui faisaient par terre des mares bleuâtres. Et elle commença à rincer. Derrière elle, le robinet d'eau froide coulait au-dessus d'un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l'air, deux autres barres passaient, où le linge achevait de s'égoutter.

– Voilà qui va être fini, ce n'est pas malheureux, dit madame Boche.

Je reste pour vous aider à tordre tout ça.

– Oh! ce n'est pas la peine, je vous remercie bien, répondit la jeune femme, qui pétrissait de ses poings et barbottait les pièces de couleur dans l'eau claire. Si j'avais des draps, je ne dis pas.

Mais il lui fallut pourtant accepter l'aide de la concierge. Elles tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petit lainage marron mauvais teint, d'où sortait une eau jaunâtre, lorsque madame Boche s'écria:

– Tiens! la grande Virginie!.. Qu'est-ce qu'elle vient laver ici, celle-là, avec ses quatre guenilles dans un mouchoir?

Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fille de son âge, plus grande qu'elle, brune, jolie, malgré sa figure un peu longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un ruban rouge au cou; et elle était coiffée avec soin, le chignon pris dans un filet en chenille bleue. Un instant, au milieu de l'allée centrale, elle pinça les paupières, ayant l'air de chercher; puis, quand elle eut aperçu Gervaise, elle vint passer près d'elle, raide, insolente, balançant ses hanches, et s'installa sur la même rangée, à cinq baquets de distance.

– En voilà un caprice! continuait madame Boche, à voix plus basse. Jamais elle ne savonne une paire de manches… Ah! une fameuse fainéante, je vous en réponds! Une couturière qui ne recoud pas seulement ses bottines! C'est comme sa soeur, la brunisseuse, cette gredine d'Adèle, qui manque l'atelier deux jours sur trois! Ça n'a ni père ni mère connus, ça vit d'on ne sait quoi, et si l'on voulait, parler… Qu'est-ce qu'elle frotte donc là? Hein! c'est un jupon? Il est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres, ce jupon!

Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. La vérité était qu'elle prenait souvent le café avec Adèle et Virginie, quand les petites avaient de l'argent. Gervaise ne répondait pas, se dépêchait, les mains fiévreuses. Elle venait de faire son bleu, dans un petit baquet monté sur trois pieds. Elle trempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond de l'eau teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque; et, après les avoir tordues légèrement, elle les alignait sur les barres de bois, en haut. Pendant toute cette besogne, elle affectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendait ses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginie semblait n'être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaise s'étant retournée, elles se regardèrent toutes deux, fixement.

– Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n'allez peut-être pas vous prendre aux cheveux… Quand je vous dis qu'il n'y a rien! Ce n'est pas elle, la!

A ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce de linge, il y eut des rires à la porte du lavoir.

– C'est deux gosses qui demandent maman! cria Charles.

Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude et Étienne. Dès qu'ils l'aperçurent, ils coururent à elle, au milieu des flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliers dénoués. Claude, l'aîné, donnait la main à son petit frère. Les laveuses, sur leur passage, avaient de légers cris de tendresse, à les voir un peu effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là, devant leur mère, sans se lâcher, levant leurs têtes blondes.

– C'est papa qui vous envoie? demanda Gervaise.

Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons des souliers d'Étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de la chambre avec son numéro de cuivre, qu'il balançait.

– Tiens! tu m'apportes la clef! dit-elle, très-surprise. Pourquoi donc?

L'enfant, en apercevant la clef qu'il avait oubliée à son doigt, parut se souvenir et cria de sa voix claire:

– Papa est parti.

– Il est allé acheter le déjeuner, il vous a dit de venir me chercher ici?

Claude regarda son frère, hésita, ne sachant plus. Puis, il reprit d'un trait:

– Papa est parti… Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il a descendu la malle sur une voiture… Il est parti.

Gervaise, accroupie, se releva lentement, la figure blanche, portant les mains à ses joues et à ses tempes, comme si elle entendait sa tête craquer. Et elle ne put trouver qu'un mot, elle le répéta vingt fois sur le même ton:

– Ah! mon Dieu!..ah! mon Dieu!.. ah! mon Dieu!..

Madame Boche, cependant, interrogeait l'enfant à son tour, tout allumée de se trouver dans cette histoire.

– Voyons, mon petit, il faut dire les choses… C'est lui qui a fermé la porte et qui vous a dit d'apporter la clef, n'est-ce pas?

Et, baissant la voix, à l'oreille de Claude:

– Est-ce qu'il y avait une dame dans la voiture?

L'enfant se troubla de nouveau. Il recommença son histoire, d'un air triomphant:

– Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il est parti…

Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frère devant le robinet. Ils s'amusèrent tous les deux à faire couler l'eau.

Gervaise ne pouvait pleurer. Elle étouffait, les reins appuyés contre son baquet, le visage toujours entre les mains. De courts frissons la secouaient. Par moments, un long soupir passait, tandis qu'elle s'enfonçait davantage les poings sur les yeux, comme pour s'anéantir dans le noir de son abandon. C'était un trou de ténèbres au fond duquel il lui semblait tomber.

– Allons, ma petite, que diable! murmurait madame Boche.

– Si vous saviez! si vous saviez! dit-elle enfin tout bas. Il m'a envoyée ce matin porter mon châle et mes chemises au Mont-de-Piété pour payer cette voiture…

Et elle pleura. Le souvenir de sa course au Mont-de-Piété, en précisant un fait de la matinée, lui avait arraché les sanglots qui s'étranglaient dans sa gorge.

Cette course-là, c'était une abomination, la grosse douleur dans son désespoir. Les larmes coulaient sur son menton que ses mains avaient déjà mouillé, sans qu'elle songeât seulement à prendre son mouchoir.

– Soyez raisonnable, taisez-vous, on vous regarde, répétait madame Boche qui s'empressait autour d'elle. Est-il possible de se faire tant de mal pour un homme!.. Vous l'aimiez donc toujours, hein? ma pauvre chérie. Tout à l'heure, vous étiez joliment montée contre lui. Et vous voilà, maintenant, à le pleurer, à vous crever le coeur… Mon Dieu, que nous sommes bêtes!

Puis, elle se montra maternelle.

– Une jolie petite femme comme vous! s'il est permis!.. On peut tout vous raconter à présent, n'est-ce pas? Eh bien! vous vous souvenez, quand je suis passée sous votre fenêtre, je me doutais… Imaginez-vous que, cette nuit, lorsque Adèle est rentrée, j'ai entendu un pas d'homme avec le sien. Alors, j'ai voulu savoir, j'ai regardé dans l'escalier. Le particulier était déjà au deuxième étage, mais j'ai bien reconnu la redingote de monsieur Lantier. Boche, qui faisait le guet, ce matin, l'a vu redescendre tranquillement… C'était avec Adèle, vous entendez. Virginie a maintenant un monsieur chez lequel elle va deux fois par semaine. Seulement, ce n'est guère propre tout de même, car elles n'ont qu'une chambre et une alcôve, et je ne sais trop où Virginie a pu coucher.

Elle s'interrompit un instant, se tournant, reprenant de sa grosse voix étouffée:

– Elle rit de vous voir pleurer, cette sans-coeur, là-bas. Je mettrais ma main au feu que son savonnage est une frime… Elle a emballé les deux autres et elle est venue ici pour leur raconter la tête que vous feriez.

Gervaise ôta ses mains, regarda. Quand elle aperçut devant elle Virginie, au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, la dévisageant, elle fut prise d'une colère folle. Les bras en avant, cherchant à terre, tournant sur elle-même, dans un tremblement de tous ses membres, elle marcha quelques pas, rencontra un seau plein, le saisit à deux mains, le vida à toute volée.

– Chameau, va! cria la grande Virginie.

Elle avait fait un saut en arrière, ses bottines seules étaient mouillées. Cependant, le lavoir, que les larmes de la jeune femme révolutionnaient depuis un instant, se bousculait pour voir la bataille. Des laveuses, qui achevaient leur pain, montèrent sur des baquets. D'autres accoururent, les mains pleines de savon. Un cercle se forma.

– Ah! le chameau! répétait la grande Virginie. Qu'est-ce qui lui prend, à cette enragée-la! Gervaise en arrêt, le menton tendu, la face convulsée, ne répondait pas, n'ayant point encore le coup de gosier de Paris. L'autre continua:

– Va donc! C'est las de rouler la province, ça n'avait pas douze ans que ça servait de paillasse à soldats, ça a laissé une jambe dans son pays… Elle est tombée de pourriture, sa jambe…

Un rire courut. Virginie, voyant son succès, s'approcha de deux pas, redressant sa haute taille, criant plus fort:

– Hein! avance un peu, pour voir, que je te fasse ton affaire! Tu sais, il ne faut pas venir nous embêter, ici… Est-ce que je la connais, moi, cette peau! Si elle m'avait attrapée, je lui aurais joliment retroussé ses jupons; vous auriez vu ça. Qu'elle dise seulement ce que je lui ai fait… Dis, rouchie, qu'est-ce qu'on t'a fait?

– Ne causez pas tant, bégaya Gervaise. Vous savez bien… On a vu mon mari, hier soir… Et taisez-vous, parce que je vous étranglerais, bien sûr.

– Son mari! Ah! elle est bonne, celle-là!.. Le mari à madame! comme si on avait des maris avec cette dégaîne!.. Ce n'est pas ma faute s'il t'a lâchée. Je ne te l'ai pas volé, peut-être. On peut me fouiller… Veux-tu que je te dise, tu l'empoisonnais, cet homme! Il était trop gentil pour toi… Avait-il son collier, au moins? Qui est-ce qui a trouvé le mari à madame?.. Il y aura récompense…

Les rires recommencèrent. Gervaise, à voix presque basse, se contentait toujours de murmurer:

– Vous savez bien, vous savez bien… C'est votre soeur, je l'étranglerai, votre soeur…

– Oui, va te frotter à ma soeur, reprit Virginie en ricanant. Ah! c'est ma soeur! C'est bien possible, ma soeur a un autre chic que toi… Mais est-ce que ça me regarde! est-ce qu'on ne peut plus laver son linge tranquillement! Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu'en voilà assez!

Et ce fut elle qui revint, après avoir donné cinq ou six coups de battoir, grisée par les injures, emportée. Elle se tut et recommença ainsi trois fois:

– Eh bien! oui, c'est ma soeur. La, es-tu contente?.. Ils s'adorent tous les deux. Il faut les voir se bécoter!.. Et il t'a lâchée avec tes bâtards! De jolis mômes qui ont des croûtes plein la figure! Il y en a un d'un gendarme, n'est-ce pas? et tu en as fait crever trois autres, parce que tu ne voulais pas de surcroît de bagage pour venir… C'est ton Lantier qui nous a raconté ça. Ah! il en dit de belles, il en avait assez de ta carcasse!

– Salope! salope! salope! hurla Gervaise, hors d'elle, reprise par un tremblement furieux.

Elle tourna, chercha une fois encore par terre; et, ne trouvant que le petit baquet, elle le prit par les pieds, lança l'eau du bleu à la figure de Virginie.

– Rosse! elle m'a perdu ma robe! cria celle-ci, qui avait toute une épaule mouillée et sa main gauche teinte en bleu. Attends, gadoue!

A son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme. Alors, une bataille formidable s'engagea. Elles couraient toutes deux le long des baquets, s'emparant des seaux pleins, revenant se les jeter à la tête. Et chaque déluge était accompagné d'un éclat de voix. Gervaise elle-même répondait, à présent.

– Tiens! saleté!.. Tu l'as reçu celui-là. Ça te calmera le derrière.

– Ah! la carne! Voilà pour ta crasse. Débarbouille-toi une fois dans ta vie.

– Oui, oui, je vas te dessaler, grande morue!

– Encore un!.. Rince-toi les dents, fais ta toilette pour ton quart de ce soir, au coin de la rue Belhomme.

Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, en attendant qu'ils fussent pleins, elles continuaient leurs ordures. Les premiers seaux, mal lancés, les touchaient à peine. Mais elles se faisaient la main. Ce fut Virginie qui, la première, en reçut un en pleine figure; l'eau, entrant par son cou, coula dans son dos et dans sa gorge, pissa par-dessous sa robe. Elle était encore tout étourdie, quand un second la prit de biais, lui donna une forte claque contre l'oreille gauche, en trempant son chignon, qui se déroula comme une ficelle. Gervaise fut d'abord atteinte aux jambes; un seau lui emplit ses souliers, rejaillit jusqu'à ses cuisses; deux autres l'inondèrent aux hanches. Bientôt, d'ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Elles étaient l'une et l'autre ruisselantes de la tête aux pieds, les corsages plaqués aux épaules, les jupes collant sur les reins, maigries, raidies, grelottantes, s'égouttant de tous les côtés, ainsi que des parapluies pendant une averse.

– Elles sont rien drôles! dit la voix enrouée d'une laveuse.

Le lavoir s'amusait énormément. On s'était reculé, pour ne pas recevoir les éclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteries montaient, au milieu du bruit d'écluse des seaux vidés à toute volée. Par terre, des mares coulaient, les deux femmes pataugeaient jusqu'aux chevilles. Cependant, Virginie, ménageant une traîtrise, s'emparant brusquement d'un seau d'eau de lessive bouillante, qu'une de ses voisines avait demandé, le jeta. Il y eut un cri. On crut Gervaise ébouillantée. Mais elle n'avait que le pied gauche brûlé légèrement. Et, de toutes ses forces, exaspérée par la douleur, sans le remplir cette fois, elle envoya un seau dans les jambes de Virginie, qui tomba.

Toutes les laveuses parlaient ensemble.

– Elle lui a cassé une patte!

– Dame! l'autre a bien voulu la faire cuire!

– Elle a raison, après tout, la blonde, si on lui a pris son homme!

Madame Boche levait les bras au ciel, en s'exclamant. Elle s'était prudemment garée entre deux baquets; et les enfants, Claude et Étienne, pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient à sa robe, avec ce cri continu: Maman! maman! qui se brisait dans leurs sanglots. Quand elle vit Virginie par terre, elle accourut, tirant Gervaise par ses jupes, répétant:

– Voyons, allez-vous-en! Soyez raisonnable… J'ai les sangs tournés, ma parole! On n'a jamais vu une tuerie pareille.

Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux baquets, avec les enfants. Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise. Elle la serrait au cou, tâchait de l'étrangler. Alors, celle-ci, d'une violente secousse, se dégagea, se pendit à la queue de son chignon, comme si elle avait voulu lui arracher la tête. La bataille recommença, muette, sans un cri, sans une injure. Elles ne se prenaient pas corps à corps, s'attaquaient à la figure, les mains ouvertes et crochues, pinçant, griffant ce qu'elles empoignaient. Le ruban rouge et le filet en chenille bleue de la grande brune furent arrachés; son corsage, craqué au cou, montra sa peau, tout un bout d'épaule; tandis que la blonde, déshabillée, une manche de sa camisole blanche ôtée sans qu'elle sût comment, avait un accroc à sa chemise qui découvrait le pli nu de sa taille. Des lambeaux d'étoffe volaient. D'abord, ce fut sur Gervaise que le sang parut, trois longues égratignures descendant de la bouche sous le menton; et elle garantissait ses yeux, les fermait à chaque claque, de peur d'être éborgnée. Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait ses oreilles, s'enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit enfin l'une des boucles, une poire de verre jaune; elle tira, fendit l'oreille; le sang coula.

– Elles se tuent! séparez-les, ces guenons! dirent plusieurs voix.

Les laveuses s'étaient rapprochées. Il se formait deux camps: les unes excitaient les deux femmes comme des chiennes qui se battent; les autres, plus nerveuses, toutes tremblantes, tournaient la tête, en avaient assez, répétaient qu'elles en seraient malades, bien sûr. Et une bataille générale faillit avoir lieu; on se traitait de sans-coeur, de propre à rien; des bras nus se tendaient; trois gifles retentirent.

Madame Boche, pourtant, cherchait le garçon du lavoir.

– Charles! Charles!.. Où est-il donc?

Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croisés. C'était un grand gaillard, à cou énorme. Il riait, il jouissait des morceaux de peau que les deux femmes montraient. La petite blonde était grasse comme une caille. Ça serait farce, si sa chemise se fendait.

– Tiens! murmura-t il en clignant un oeil, elle a une fraise sous le bras.

– Comment! vous êtes là! cria madame Boche en l'apercevant. Mais aidez-nous donc à les séparer!.. Vous pouvez bien les séparer, vous!

– Ah bien! non, merci! s'il n'y a que moi! dit-il tranquillement. Pour me faire griffer l'oeil comme l'autre jour, n'est-ce pas?.. Je ne suis pas ici pour ça, j'aurais trop de besogne… N'ayez pas peur, allez! Ça leur fait du bien, une petite saignée. Ça les attendrit.

La concierge parla alors d'aller avertir les sergents de ville. Mais la maîtresse du lavoir, la jeune femme délicate, aux yeux malades, s'y opposa formellement. Elle répéta à plusieurs reprises:

– Non, non, je ne veux pas, ça compromet la maison.

Par terre, la lutte continuait. Tout d'un coup, Virginie se redressa sur les genoux. Elle venait de ramasser un battoir, elle le brandissait. Elle râlait, la voix changée:

– Voilà du chien, attends! Apprête ton linge sale!

Gervaise, vivement, allongea la main, prit également un battoir, le tint levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voix rauque.

– Ah! tu veux la grande lessive… Donne ta peau, que j'en fasse des torchons!

Un moment, elles restèrent là, agenouillées, à se menacer. Les cheveux dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées, elles se guettaient, attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier coup; son battoir glissa sur l'épaule de Virginie. Et elle se jeta de côté pour éviter le battoir de celle-ci, qui lui effleura la hanche. Alors, mises en train, elles se tapèrent comme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence. Quand elles se touchaient, le coup s'amortissait, on aurait dit une claque dans un baquet d'eau.

Autour d'elles, les blanchisseuses ne riaient plus; plusieurs s'en étaient allées, en disant que ça leur cassait l'estomac; les autres, celles qui restaient, allongeaient le cou, les yeux allumés d'une lueur de cruauté, trouvant ces gaillardes-là très-crânes. Madame Boche avait emmené Claude et Étienne; et l'on entendait, à l'autre bout, l'éclat de leurs sanglots mêlé aux heurts sonores des deux battoirs.

Mais Gervaise, brusquement, hurla. Virginie venait de l'atteindre à toute volée sur son bras nu, au-dessus du coude; une plaque rouge parut, la chair enfla tout de suite. Alors, elle se rua. On crut qu'elle voulait assommer l'autre.

– Assez! assez! cria-t-on.

Elle avait un visage si terrible, que personne n'osa approcher. Les forces décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia, lui colla la figure sur les dalles, les reins en l'air; et, malgré les secousses, elle lui releva les jupes, largement. Dessous, il y avait un pantalon. Elle passa la main dans la fente, l'arracha, montra tout, les cuisses nues, les fesses nues. Puis, le battoir levé, elle se mit à battre, comme elle battait autrefois à Plassans, au bord de la Viorne, quand sa patronne lavait le linge de la garnison. Le bois mollissait dans les chairs avec un bruit mouillé. A chaque tape, une bande rouge marbrait la peau blanche.

– Oh! oh! murmurait le garçon Charles, émerveillé, les yeux agrandis.

Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri: Assez! assez! recommença. Gervaise n'entendait pas, ne se lassait pas. Elle regardait sa besogne, penchée, préoccupée de ne pas laisser une place sèche. Elle voulait toute cette peau battue, couverte de confusion. Et elle causait, prise d'une gaieté féroce, se rappelant une chanson de lavandière:

– Pan! pan! Margot au lavoir… Pan! pan! à coups de battoir… Pan! pan! va laver son coeur… Pan! pan! tout noir de douleur…

Et elle reprenait:

– Ça c'est pour toi, ça c'est pour ta soeur, ça c'est pour Lantier…

Quand tu les verras, tu leur donneras ça… Attention! je recommence.

Ça c'est pour Lantier, ça c'est pour ta soeur, ça c'est pour toi…

Pan! pan! Margot au lavoir… Pan! pan! à coups de battoir…

On dut lui arracher Virginie des mains. La grande brune, la figure en larmes, pourpre, confuse, reprit son linge, se sauva; elle était vaincue. Cependant, Gervaise repassait la manche de sa camisole, rattachait ses jupes. Son bras la faisait souffrir, et elle pria madame Boche de lui mettre son linge sur l'épaule. La concierge racontait la bataille, disait ses émotions, parlait de lui visiter le corps, pour voir.

– Vous avez peut-être bien quelque chose de cassé… J'ai entendu un coup…

Mais la jeune femme voulait s'en aller. Elle ne répondait pas aux apitoiements à l'ovation bavarde des laveuses qui l'entouraient, droites dans leurs tabliers. Quand elle fut chargée, elle gagna la porte, où ses enfants l'attendaient.

– C'est deux heures, ça fait deux sous, lui dit en l'arrêtant la maîtresse du lavoir, déjà réinstallée dans son cabinet vitré.

Pourquoi deux sous? Elle ne comprenait plus qu'on lui demandait le prix de sa place. Puis, elle donna ses deux sous. Et, boitant fortement sous le poids du linge mouillé pendu à son épaule, ruisselante, le coude bleui, la joue en sang, elle s'en alla, en traînant de ses bras nus Étienne et Claude, qui trottaient à ses côtés, secoués encore et barbouillés de leurs sanglots.

Derrière elle, le lavoir reprenait son bruit énorme d'écluse. Les laveuses avaient mangé leur pain, bu leur vin, et elles tapaient plus dur, les faces allumées, égayées par le coup de torchon de Gervaise et de Virginie. Le long des baquets, de nouveau, s'agitaient une fureur de bras, des profils anguleux de marionnettes aux reins cassés, aux épaules déjetées, se pliant violemment comme sur des charnières. Les conversations continuaient d'un bout à l'autre des allées. Les voix, les rires, les mots gras, se fêlaient dans le grand gargouillement de l'eau. Les robinets crachaient, les seaux jetaient des flaquées, une rivière coulait sous les batteries. C'était le chien de l'après-midi, le linge pilé à coups de battoir. Dans l'immense salle, les fumées devenaient rousses, trouées seulement par des ronds de soleil, des balles d'or, que les déchirures des rideaux laissaient passer. On respirait l'étouffement tiède des odeurs savonneuses. Tout d'un coup, le hangar s'emplit d'une buée blanche; l'énorme couvercle du cuvier où bouillait la lessive, montait mécaniquement le long d'une tige centrale à crémaillère; et le trou béant du cuivre, au fond de sa maçonnerie de briques, exhalait des tourbillons de vapeur, d'une saveur sucrée de potasse. Cependant, à côté, les essoreuses fonctionnaient; des paquets de linge, dans des cylindres de fonte, rendaient leur eau sous un tour de roue de la machine, haletante, fumante, secouant plus rudement le lavoir de la besogne continue de ses bras d'acier.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 октября 2017
Объем:
600 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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