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Читать книгу: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6», страница 9

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ISRAEL BERTUCCIO

De toute mon ame! sachez dompter ces emportemens de passion; rappelez-vous ce que ces hommes vous ont fait: le sacrifice que nous allons consommer sera, n'en doutez pas, suivi par des siècles de bonheur et de liberté pour cette ville, délivrée de ses chaînes. Un véritable tyran aurait ravagé les empires, qu'il n'aurait pas senti l'étrange componction dont vous sembliez oppressé à l'idée seule de punir une poignée de traîtres! Croyez-moi, votre pitié était plus déplacée que le dernier pardon obtenu par Steno.

LE DOGE

Homme, tu as touché la corde qui étouffe dans mon cœur la voix de la nature. A l'œuvre! (Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
(Le palais du sénateur Lioni.)
LIONI dépose le masque et le manteau que les nobles Vénitiens portaient en public; un domestique attend ses ordres
LIONI

Je vais essayer de reposer; je suis fatigué de cette fête la plus gaie que nous avons donnée de plusieurs mois, et cependant je ne sais pourquoi elle n'a pas eu pour moi de charme; je sentais sur mon cœur un poids qui l'oppressait au milieu des plus légers mouvemens de la danse; mes yeux étaient arrêtés sur les yeux de la dame de mes pensées: ses mains étaient serrées dans les miennes, et pourtant mon sang était glacé, et une sueur froide comme la mort couvrait mon front; vainement je luttais contre le torrent de mes soucieuses pensées, au travers des accens d'une musique joyeuse, un tintement triste, clair et lointain frappait distinctement mon oreille, comme le bruit de la vague adriatique couvre pendant la nuit le murmure de la cité, en frappant contre le rivage du Lido. Aussi j'ai quitté la fête avant qu'elle ne touchât à sa fin, et j'espère trouver sur mon oreiller des pensées plus tranquilles et moins fatigantes. Antonio, prenez ce masque et ce manteau, et remplissez la lampe de ma chambre.

ANTONIO

Oui, monseigneur; commandez-vous quelque rafraîchissement?

LIONI

Aucun autre que le sommeil, qui ne veut pas être commandé. Laisse-moi l'espérer, quoique ma tête ne soit pas encore trop reposée. (Antonio sort.) Voyons si l'air calmerait mes sens. Voilà une belle nuit! le vent d'orage, qui soufflait du levant, est rentré dans ses abîmes, le globe de la lune a repris tout son éclat; quel silence! (Il s'avance vers un balcon entr'ouvert.) Et quel contraste avec la scène que je quitte, où brillaient les larges flambeaux, où les lampes d'argent jetaient les plus douces lueurs sur les tapisseries des murailles, et répandaient sur les ténèbres, ordinaires habitans de ces vastes galeries, une masse éblouissante de lumière qui, en éclairant tous les objets, n'en présentait aucun tel qu'il est. Ici la vieillesse, essayant de vaincre le passé, après avoir long-tems redemandé aux prestiges de la toilette les couleurs du jeune âge, après mille regards dans un trop fidèle miroir, s'avance dans tout l'orgueil de la parure, s'oublie elle-même, et se confie dans l'imposture de ces lumières plus indulgentes, qui la font paraître et la dissimulent toujours fort à propos: elle se croit changée, elle n'est devenue que plus folle. Là, la jeunesse, qui n'a pas besoin et ne songe guère à de pareils artifices, vient risquer sa fraîcheur naturelle, sa santé, sa beauté virginale dans la presse contagieuse de convives échauffés; elle perd ses heures de repos en rêvant qu'elle éprouve quelque plaisir, et elle ne songera pas à s'éloigner avant que l'aurore ne soit venue éclairer ses joues fatiguées, ses yeux flétris que les années devraient seules pouvoir fatiguer et flétrir. Tout a disparu, la musique, le banquet et les coupes remplies, les guirlandes, les parfums et les roses-les yeux étincelans et les éblouissantes parures-les bras blancs et les noires chevelures-les nœuds de rubans et les bracelets; les seins sans taches, comme celui des cygnes, les colliers réunissant toutes les richesses de l'Inde, et cependant moins ravissans que la peau qu'ils entourent; les robes légères flottant comme autant de transparens nuages entre les cieux et notre atmosphère; les pieds si élégans et si petits, indiquant ce que peuvent être les formes secrètes qu'ils terminent avec tant de grâce; – toutes les illusions de cette scène magique, tous ces enchantemens trompeurs ou réels, tout ce que l'art et la nature réunissaient devant mes yeux éblouis, toutes ces mille beautés qui semblaient vouloir m'enivrer, semblables à ces rivières illusoires qui parfois, dans les sables de l'Arabie, viennent irriter la soif du pélerin épuisé, sans jamais la satisfaire; tout cela n'est plus qu'un songe. – Autour de moi, je ne vois plus que les flots et les astres, mondes reflétés dans l'Océan, et plus délicieux à contempler que les flambeaux répétés par les riches glaces. Le dais céleste, qui est dans l'espace ce que l'Océan est à la terre, jette dans l'étendue son manteau bleuâtre, caressé par les premières émanations du printems. La lune poursuit sa course radieuse, en versant sa douce clarté sur les murs soucieux de ces vastes édifices et sur ces palais maritimes, dont les colonnes de porphyre et dont les fronts superbes présentent la dépouille d'une foule de marbres orientaux: semblables à des autels érigés le long du large réservoir, on les prendrait pour autant de trophées arrachés à l'avidité des ondes, et non moins étonnans que ces mystérieux et massifs géans de l'architecture, qui sont, dans les plaines de l'Égypte, le témoignage de tems qui n'ont pas laissé d'autres traces. Tout est calme; rien ne trouble l'harmonie de l'ensemble, et tout ce qui fait un mouvement semble, par respect pour le règne des nuits, glisser comme un esprit dans l'espace. C'est le pétillement de la guitare de quelque amant aux portes de sa maîtresse impatiente; c'est l'ouverture discrète de la fenêtre, preuve qu'il a été entendu; cependant la main de la jeune fille, belle comme le rayon avec lequel elle se confond, tremble en essayant d'ouvrir le balcon qui lui permet de s'enivrer de musique et d'amour; son cœur bat à la vue de celui qu'elle attend, comme les cordes pressées de la lyre. – De cet autre côté, c'est le mouvement phosphorique de la rame, ou le rapide éclat des lumières lointaines de quelques gondoles; c'est la voix alternative des mariniers faisant retentir les poétiques octaves; quelque ombre croisant de tems en tems le Rialto, quelque faîte de palais orgueilleux, quelque obélisque qui se perd dans les cieux, voilà tout ce que l'on voit, tout ce que l'on entend dans la fille de l'Océan, dans la reine des cités. Que l'heure du calme est douce et suave! O nuit! je te rends grâce, tu as dissipé les horribles mouvemens que la foule ravie n'avait pu vaincre; je vais gagner ma couche sous ton influence bienfaisante, quoique ce soit presque un crime de reposer quand la nuit est si belle. (On entend frapper au dehors.) Holà! qu'est-ce? et qui peut venir à pareille heure?

(Entre Antonio.)
ANTONIO

Monseigneur, un homme demande à vous parler pour une affaire pressante.

LIONI

Est-ce un étranger?

ANTONIO

Son visage est caché dans son manteau, mais sa démarche et sa voix semblent m'être familières; je lui ai demandé son nom; mais il a paru désirer ne le dire qu'à vous-même, et il semble fort impatient de vous être présenté.

LIONI

Voilà une heure singulière, et matière à de grands soupçons! Après tout, le péril est léger, et ce n'est pas dans leurs maisons que l'on frappe ordinairement les nobles. Mais, bien que je ne me connaisse pas d'ennemis dans Venise, il est bon d'user de quelques précautions. Fais-le entrer, et retire-toi. Tu appelleras aussitôt quelques-uns de mes gens qui feront la garde dehors. – Quel peut être cet homme?

(Antonio sort, et revient procédant un homme caché dans son manteau.)
BERTRAM

Mon bon seigneur Lioni, je n'ai pas de tems à perdre, ni toi. – Éloignez cet homme; je voudrais être seul avec vous.

LIONI

C'est, je crois, la voix de Bertram. – Sors, Antonio. (Antonio sort.) Maintenant, étranger, que me voulez-vous à une pareille heure?

BERTRAM, se découvrant

Un don, mon noble protecteur; vous en avez déjà accordé plusieurs à votre pauvre protégé, Bertram: ajoutez-en un dernier, et rendez-le par ce moyen heureux.

LIONI

Tu m'as vu, dès l'enfance, toujours prêt à t'assister dans toutes les circonstances où je pouvais te servir, et toutes les fois que tu voulais atteindre un but convenable à ta situation; je te promettrai donc volontiers avant d'entendre ce que tu demandes: mais cette heure, ta démarche, ta figure étrange et décomposée, tout me fait soupçonner dans ta visite quelque important mystère. Parle cependant, t'est-il advenu quelque méchante querelle? Est-ce la suite d'une débauche, d'une lutte ou d'un coup de poignard? – Cela se voit tous les jours, et, pourvu que tu n'aies pas versé de sang noble, je garantis ton pardon; mais cependant il faudra t'éloigner, car, dans le premier feu de la vengeance, les amis et les parens outragés sont, à Venise, plus à redouter que le glaive des lois.

BERTRAM

Je vous remercie, monseigneur; mais-

LIONI

Mais, quoi! vous n'avez pas sans doute levé une main insolente sur quelqu'un de notre classe? S'il en est ainsi, sortez, fuyez, et gardez-vous de l'avouer; je ne veux pas vous perdre, – mais il m'est impossible de vous sauver. Verser le sang d'un noble! -

BERTRAM

Je viens sauver le sang d'un noble, et non pas le répandre! Et surtout, je dois me hâter, car la perte d'une minute peut entraîner celle d'une vie. Le Tems a troqué sa lente faux pour un glaive à deux tranchans, et pour remplir son cylindre, il va prendre, au lieu de sable, la poussière des tombeaux. – Garde-toi de sortir demain.

LIONI

Et pourquoi? – Que signifie cette menace?

BERTRAM

N'en cherche pas le sens; mais fais ce que j'implore de toi. – Ne t'avance pas hors de ton palais, quelque appel qu'on te fasse; quand même tu entendrais le murmure de la foule-la voix des femmes, les cris perçans d'enfans-les éclats de voix d'hommes-le froissement des armes, le roulement du tambour, l'éclat des trompettes, le mugissement des cloches, le tocsin et le signal d'alarme! – N'avance pas jusqu'à ce que tout soit redevenu immobile, et même jusqu'à ce que tu m'aies revu!

LIONI

Mais encore, que signifie tout cela?

BERTRAM

Mais encore, te dis-je, ne le demande pas; par tout ce que tu chéris le plus sur la terre et dans le ciel-par toutes les ames de tes ancêtres et par les efforts que tu as faits pour les imiter et laisser après toi des enfans dignes de vous-par toutes tes espérances ou tes souvenirs de bonheur-par toutes les craintes qui peuvent t'agiter sur la terre et au-delà-au nom de tous les bienfaits que tu m'as prodigués, bienfaits que je veux maintenant reconnaître par un plus grand encore, ne sors pas: confie à tes dieux domestiques le soin de ton salut; en un mot, suis le conseil que je t'ai donné-autrement tu es perdu.

LIONI

En vérité, je le suis déjà de surprise. Certainement tu es dans le délire! Qu'ai-je donc à craindre? Quels sont mes ennemis? Ou, s'il en existe, comment te trouves-tu ligué avec eux? – Et si tu es vraiment de leur complot, pourquoi viens-tu me prévenir à cette heure, et non pas avant?

BERTRAM

Je ne puis te répondre. Ne veux-tu pas faire cas de l'avis que je te donne?

LIONI

Je ne suis pas fait pour frémir de vaines menaces dont je ne puis deviner la cause. Quand l'heure du conseil sonnera, tôt ou tard, je ne manquerai pas à l'appel.

BERTRAM

Ne dis pas cela! Encore une fois, es-tu décidé à sortir?

LIONI

Oui; rien ne pourrait m'en détourner!

BERTRAM

Le ciel ait donc pitié de toi! – Adieu. (Il sort.)

LIONI

Arrête. – Ta présence en ce lieu importe à des intérêts plus précieux que le mien; nous ne pouvons prendre ainsi congé l'un de l'autre, Bertram, depuis long-tems nous nous connaissons.

BERTRAM

Monseigneur, vous avez été mon protecteur depuis mon enfance. Nous jouions ensemble dans ces tems d'insouciante jeunesse où les rangs sont confondus, où l'on ne songe pas encore à se prévaloir de vaines prérogatives. Plaisirs et peines, larmes et ris, tout était commun entre nous. Votre père était le patron de mon père, et moi-même je n'étais guère moins que le frère de lait de son fils; nous comptons les mêmes années. – Heures passées, heures délicieuses! Quelle différence, grand Dieu! avec celles qui s'écoulent aujourd'hui.

LIONI

C'est toi, Bertram, qui les as oubliées.

BERTRAM

Ni maintenant, ni jamais; quoi qu'il puisse arriver, j'aurai voulu vous sauver. Quand disparut notre adolescence nous nous séparâmes, vous pour remplir les magistratures de l'état, auxquelles vous appelait votre rang; moi, l'humble Bertram, pour me livrer aux travaux les plus humbles; vous ne l'avez pas oublié: et si mon sort fut loin d'être toujours fortuné, ce ne fut pas la faute de celui qui tant de fois vint à mon aide, et allégea le poids de mes malheurs. Jamais noble sang ne fit palpiter un plus noble cœur que le tien, et le pauvre plébéien Bertram l'a vingt fois éprouvé. Hélas! pourquoi les autres sénateurs ne te ressemblent-ils pas!.

LIONI

Comment, et qu'as-tu à dire contre le sénat?

BERTRAM

Rien.

LIONI

Je sais qu'il existe des esprits indomptables, de turbulens moteurs de sourdes trahisons, qui se réunissent dans des lieux secrets, qui marchent enveloppés pour faire à leur aise retentir la nuit de leurs malédictions; soldats sans aveux, vils scélérats, mécontens de la patrie, libertins perdus qui se consolent en hurlant à la taverne. Mais tu n'as pu te réunir à de pareils êtres. Depuis quelque tems, il est vrai, je t'ai perdu de vue; mais tu avais l'habitude d'une vie régulière, tu partageais la nourriture avec d'honorables compagnons, ton aspect n'avait pas cessé d'être serein et paisible: que t'est-il arrivé? Dans tes yeux hagards, sur tes joues décolorées et dans tes mouvemens inquiets, je crois voir lutter avec violence le chagrin, la honte et le remords.

BERTRAM

La honte et le chagrin? C'est aux tyrans de Venise à les connaître, eux qui souillent l'air pur de ma patrie, eux qui torturent les hommes comme le délire les pestiférés à l'instant où ils rendent le dernier soupir.

LIONI

Bertram, tu as reçu les conseils de quelques traîtres; je ne reconnais plus ni ton ancien langage, ni tes propres pensées; des misérables t'ont fait partager leur haine aveugle; mais il ne faut pas que tu te perdes avec eux; tu es né bon citoyen et honnête homme, tu n'es pas fait pour les trames odieuses que le vice et la scélératesse attendent de toi: avoue-confesse-moi tout-tu me connais-que pourriez-vous méditer, toi et les tiens, qui vous obligeât de prévenir un ami, le tien, le fils unique de celui que ton père regardait comme son ami, celui dont l'affection était un héritage que vous deviez transmettre à votre postérité intact ou fortifié; je le répète, que pouviez-vous méditer qui vous forçât à me prévenir de garder la chambre comme un malade?

BERTRAM

Ne m'interrogez pas davantage: il faut que je sorte. -

LIONI

Et moi, que je sois massacré! – Dites, honnête Bertram, ne l'entendez-vous pas ainsi?

BERTRAM

Et qui vous parle de meurtre ou de massacre? – c'est une imposture, je n'en ai pas dit un mot.

LIONI

Tu ne l'as pas dit; mais dans tes yeux sombres et ensanglantés, si différens de ce que je les voyais auparavant, j'ai vu briller le regard du gladiateur. Si ma vie t'offusque, prends-la-je suis désarmé-puis éloigne-toi à la hâte, je ne veux pas tenir l'existence de la pitié capricieuse des misérables que tu sers, ou de toi-même.

BERTRAM

Moi verser ton sang! plutôt mille fois exposer le mien, et avant de toucher un seul de tes cheveux, je mettrais en danger mille têtes, et mille têtes aussi nobles, que dis-je, plus nobles que la tienne!

LIONI

Oui, il en est ainsi! Excuse-moi, Bertram, mais je ne mérite pas des hécatombes aussi illustres. – Et quelles sont donc ces têtes exposées; d'où part donc le danger?

BERTRAM

Venise et tout ce qu'elle renferme sont comme une maison divisée contre elle-même; elle sera détruite avant les premiers rayons du jour.

LIONI

Le mystère devient encore pour moi plus impénétrable et plus effrayant; mais, à ce compte, toi ou moi, tous deux peut-être, nous sommes sur le bord de l'abîme; explique-toi donc, tu assureras ton salut et ton honneur; car il est certes plus glorieux de sauver que de massacrer, et de massacrer dans la nuit encore: – Fi! Bertram, ce métier ne te convenait pas. As-tu pu te faire à la vue de la tête de ton ami portée sur une lance, de celui dont le cœur te fut toujours dévoué? As-tu pu songer sans frémir à la montrer de tes propres mains au peuple épouvanté? Et tel est donc mon destin, car, je le jure ici, quel que soit le danger que tu parais m'annoncer, je sortirai, à moins que tu ne m'en confies la cause, et que tu ne m'expliques le motif de ta présence à cette heure ici.

BERTRAM

Il est donc impossible de te sauver, les minutes s'écoulent, et tu es perdu! -Toi mon unique bienfaiteur, le seul être qui ne m'ait pas abandonné dans mes diverses fortunes! et cependant, ne fais pas de moi un traître! laisse-moi te sauver-mais, de grâce, épargne mon honneur.

LIONI

Ton honneur! en peut-il être dans une trame de meurtre? et qui peut-on appeler traîtres, sinon ceux qui conspirent contre leur pays?

BERTRAM

Une trame est un compromis d'autant plus sacré pour les ames généreuses que les lois la punissent avec plus de rigueur; et pour moi, il n'est pas de traître comme celui dont la perfidie enfonce le poignard dans les cœurs qui se confièrent à sa loyauté.

LIONI

Et quel est celui qui doit enfoncer le poignard dans le mien?

BERTRAM

Ce n'est pas moi; je ferai tout au monde, plutôt que cela; non, tu ne mourras pas, et juge combien ta vie m'est chère puisque j'en risque tant d'autres, que dis-je? bien plus, la vie des vies, la liberté des générations futures, pour ne pas être ton assassin; – encore une fois, je t'en adjure, ne passe pas demain le seuil de ton palais.

LIONI

Tes instances sont vaines, – je sors, et à l'instant même.

BERTRAM

Alors périsse donc Venise plutôt que mon ami! je vais découvrir-révéler-trahir-tout perdre: vois à quelle lâcheté tu me réduis!

LIONI

Dis plutôt que tu vas devenir le sauveur de la patrie et de ton ami! – Parle! toutes les récompenses, toutes les garanties te sont données, toutes les richesses que l'état reconnaissant accorde à ses plus dignes citoyens, je te promets la noblesse elle-même, en échange de tes remords et de ta sincérité.

BERTRAM

J'ai réfléchi, il n'en sera rien. – Je vous aime, Lioni, vous le savez, et ma présence ici en est la meilleure, hélas! et la dernière preuve; mais après avoir rempli mon devoir auprès de toi, je dois le remplir à l'égard de mon pays! Adieu-nous ne nous verrons plus en ce monde-adieu.

LIONI

Holà! Antonio-Pedro-courez aux portes, ne laissez passer personne-arrêtez cet homme-(Entrent Antonio et d'autres domestiques armés qui saisissent Bertram. – Lionï continuant). Prenez garde de lui faire le moindre mal. – Donnez-moi mon épée et mon manteau; un homme dans la gondole avec quatre rames, – hâtez-vous. – (Antonio sort). Nous irons chez Giovani Gradenigo et nous ferons avertir Marc Cornaro. – Ne crains rien, Bertram; cette violence nécessaire importe à ton salut, non moins qu'à l'intérêt général.

BERTRAM

A qui veux-tu me livrer prisonnier?

LIONI

D'abord aux Dix, ensuite au Doge.

BERTRAM

Au Doge?

LIONI

Sans doute, n'est-il pas le chef de l'état?

BERTRAM

Au lever du soleil, peut-être?

LIONI

Que prétendez-vous? – mais nous verrons bien.

BERTRAM

En êtes-vous sûr?

LIONI

Sûr autant que peuvent nous le garantir les prières que nous vous adresserons; et si votre obstination les rendait vaines, vous connaissez les Dix et leur tribunal, et les cachots de Saint-Marc et la torture des cachots.

BERTRAM

Ayez soin de les disposer avant l'aurore qui va s'élancer dans le ciel. – Encore quelques mots, et vous périrez tous de la mort que vous voulez m'infliger.

(Antonio rentre.)
ANTONIO

La barque est prête, monseigneur, tout est disposé.

LIONI

Ayez les yeux sur le prisonnier. Bertram, nous causerons ensemble en nous rendant chez le Magnifico, le sage Gradenigo.

(Ils sortent.)
SCÈNE II
(Le palais ducal. – Appartement du Doge.)
LE DOGE et son neveu BERTUCCIO FALIERO
LE DOGE

Tous ceux de notre maison sont-ils sous les armes?

BERTUCCIO FALIERO

Ils n'attendent plus que le signal, et sont réunis à l'entour de notre palais de Saint-Paul11: je viens prendre vos derniers ordres.

LE DOGE

Il eût été aussi bien, si le tems nous l'avait permis, de rassembler la plupart de mes propres vassaux du fief de Val di Marino, – mais il est trop tard.

BERTUCCIO FALIERO

Il me semble, monseigneur, qu'il vaut mieux ne pas les avoir prévenus; le rassemblement subit de tous les gens dont nous pouvons disposer eût éveillé les soupçons, et puis malgré leur dévouement et leur courage, les vassaux de cette terre ont trop de rudesse et d'impétuosité pour avoir pu se soumettre long-tems aux règles secrètes de la discipline qu'exigeait une pareille entreprise, jusqu'au moment de l'exécution.

LE DOGE

Sans doute; mais une fois le signal donné, voilà les hommes qu'il nous faudrait: ces esclaves citadins ont tous des motifs d'hésitation, tous ont des préjugés contre ou pour tel et tel noble, qui peut les déterminer à des excès inopportuns ou bien à une pitié qui serait alors de la folie. Mais les indomptables paysans, les serfs de ma comté de Val di Marino suivraient les ordres de leur seigneur sans distinction d'amour ou de haine pour ses ennemis; ils confondraient les Marcello et les Cornaro, les Foscari et les Gradenigo; ils n'ont pas l'habitude de s'incliner devant ces vains noms, ou de trembler devant un sénat civique; ils reconnaissent pour leur suzerain un commandant armé et non des robes magistrales.

BERTUCCIO FALIERO

Nous sommes en assez grand nombre; et quant aux dispositions de nos amis contre le sénat, je crois pouvoir en répondre.

LE DOGE

Bien: le sort en est jeté, mais toutes les fois qu'il s'agira d'une bataille en rase campagne fiez-vous à mes paysans; je les vis autrefois pénétrer dans la tente des Huns tandis que vos bourgeois tremblans rebroussaient chemin et frémissaient au seul bruit de leurs trompettes victorieuses. Si la résistance n'est pas sérieuse, vous trouverez les citadins semblables au lion qui leur sert d'étendard; mais s'il faut combattre long-tems, vous regretterez alors avec moi une bande de nos rustiques vassaux.

BERTUCCIO FALIERO

Mais si telle est votre conviction, pourquoi vous êtes-vous décidé à frapper le coup si promptement?

LE DOGE

C'est que de tels coups doivent être frappés sur-le-champ ou jamais. Quand une fois j'eus étouffé le faible et vain remords qui s'était emparé de mon cœur, alors trop dominé par les souvenirs des anciens jours, je ne songeais plus qu'à l'exécution; d'abord parce que je pouvais bien alors me laisser entraîner à de telles émotions; ensuite parce que, de tous ces hommes, je ne comptais entièrement que sur le courage et la fidélité d'Israël et de Philippe Calendaro. Ce jour-ci peut faire sortir de nos rangs un traître: hier tous ne demandaient qu'à frapper le sénat, mais une fois qu'ils auront saisi la poignée de leurs épées, ils avanceront même par prudence; dès que le premier coup sera frappé, les autres prendront des cœurs de tigre et sentiront se réveiller en eux l'instinct du premier né d'Adam qui, souvent assoupi dans l'homme, n'attend jamais pour se montrer que la plus légère circonstance. La vue du sang ne fait qu'accroître parmi les hommes rassemblés la soif de le répandre, de même que la première coupe vidée est ordinairement le signal d'une longue débauche. Croyez-moi, quand le carnage aura commencé, vous trouverez bien autrement facile de les exciter que de les retenir; mais jusqu'alors une seule voix, le plus léger bruit, une ombre enfin, sont capables de leur ôter toute espèce de résolution. – Où en est la nuit?

BERTUCCIO FALIERO

L'aube est sur le point de paraître.

LE DOGE

Il est donc tems d'ébranler la cloche. Tous les hommes sont à leur poste?

BERTUCCIO FALIERO

Oui, dans ce moment; mais ils ont l'ordre de ne pas frapper avant que je ne le leur aie commandé de votre part.

LE DOGE

C'est bien. – Le matin ne viendra-t-il jamais obliger ces étoiles à quitter le ciel! Je suis calme et froid: l'effort même qu'il m'a fallu faire pour me décider à porter le feu de la révolte dans ma patrie me laisse en ce moment plus impassible. J'ai pleuré, j'ai frémi à l'idée d'un aussi terrible devoir; mais enfin j'ai déposé toute hésitation, je puis contempler en face la tempête menaçante, semblable au pilote d'un vaisseau-amiral. Cependant, le croirais-tu, mon neveu? il m'a fallu plus de force dans ce dernier cas qu'au moment où plusieurs nations allaient voir un combat décider de leurs destinées; qu'au moment où je commandais les armées, où des milliers d'hommes étaient assurés de périr. Oui, pour ouvrir les veines de quelques despotes infâmes, pour me faire entrer dans une conspiration qui doit me rendre immortel, à l'égal de Timoléon, il m'a fallu plus de courage que pour contempler les fatigues et les dangers de toute une vie de combats.

BERTUCCIO FALIERO

Je me réjouis de voir votre ancienne sagesse surmonter les emportemens auxquels, en dépit de la lutte intérieure de votre raison, vous vous abandonniez.

LE DOGE

Il en fut toujours ainsi avec moi. L'heure de l'agitation est celle des premiers éclairs d'une grande résolution; alors la passion n'a pas encore été méditée ni vaincue. Mais au moment de l'action, je redeviens aussi calme que les morts dont je me suis vu tant de fois entouré; et ceux qui m'ont fait ce que je suis, le savent bien; ils ont eu confiance dans l'empire que j'eus toujours sur moi-même, une fois le premier moment de violence passé. Mais ils ne savaient pas qu'il est des circonstances où la réflexion fait de la vengeance une vertu héroïque, et non plus une impulsion de coupable colère. Si les lois dorment, le sentiment de la justice n'en veille pas moins; et souvent les cœurs injuriés réparent les malheurs publics par suite d'une vengeance particulière, et dans la seule vue de se faire droit à eux-mêmes. – Mais il me semble que le jour commence-n'est-il pas vrai? regarde, tes yeux ont la pénétration de la jeunesse. – L'air, déjà, répand une fraîcheur matinale, et, du moins pour moi, la mer semble plus verte au travers de la fenêtre.

BERTUCCIO FALIERO

En effet, le matin s'annonce dans le ciel.

LE DOGE

Séparons-nous donc! Songe à ce qu'ils frappent sans délai. Au premier signal de Saint-Marc, marchez sur le pavé avec tous les secours de notre maison, vous m'y retrouverez. – Les Seize et leurs compagnies s'ébranleront au même instant en colonnes séparées. – Ayez soin de vous poster à la grande porte; c'est à nous seuls que je veux réserver les Dix. – Le reste, populace de patriciens, sentiront l'épée des gens qui se sont réunis à nous. Souviens-toi que le cri est toujours: Saint-Marc, les Génois arrivent. – Holà! aux armes! Saint-Marc et liberté!-Maintenant, agissons.

BERTUCCIO FALIERO

Adieu donc, mon oncle, mon seigneur! Ou nous nous retrouverons libres, ou jamais.

LE DOGE

Approche, mon Bertuccio-embrasse-moi; encore une fois. – Hâte-toi de fuir, le jour devient plus grand. – Dépêche-moi promptement un messager qui m'instruise de l'état des troupes au moment où tu les rejoindras, et, sur-le-champ, je sonne la fatale cloche de Saint-Marc.

(Bertuccio Faliero sort.)
LE DOGE, seul

Il s'en va, et chacun de ses pas met en danger une vie. – C'en est fait, l'ange destructeur plane maintenant sur Venise; et, semblable à l'aigle, l'œil fixé sur sa proie, il ne suspend son vol et ne balance un instant encore dans l'air ses fatales ailes, que pour mieux assurer ses coups. – O jour! que les eaux marchent lentement, que le tems est long! Je ne voudrais pas frapper dans les ténèbres; j'aimerais mieux me convaincre par mes yeux que tous les coups entraînent autant de victimes. Et vous, flots azurés de la mer, je vous ai vus, jadis, teints aussi du sang des Génois, des Sarrazins et des Huns. Celui des Vénitiens s'y trouvait confondu, bien que victorieux; mais, aujourd'hui, vous allez recevoir une pourpre sans mélange; nulle veine barbare entr'ouverte ne pourra vous réconcilier avec la vue de cette horrible couleur; amis ou ennemis, toutes les victimes seront nos concitoyens. Et j'ai vécu jusqu'à quatre-vingts ans pour cela? Moi, qui reçus le nom de sauveur de la patrie; moi, dont la présence était le signal de mille chapeaux flottans dans les airs: de mille et mille vœux adressés au ciel pour lui demander le bonheur, la gloire et la prolongation de mes jours; et je vais voir celui qui se prépare? Mais je ne dois pas oublier que ce jour, à jamais sinistre dans le calendrier, sera suivi de plusieurs siècles de bonheur. Le doge Dandolo survécut à quatre-vingt-dix étés pour vaincre encore de puissans empires, et pour refuser leurs couronnes; moi, je résignerai la mienne, je ferai de cet état le temple de la liberté. – Mais hélas! par quels moyens! c'est au but que je me propose à les justifier. Que sont quelques gouttes de sang humain? Je me trompe, le sang des tyrans n'a plus rien d'humain. Tels que les rouges Molochs, ils se repaissent du nôtre jusqu'à l'heure où ils sont réclamés par la tombe qu'ils ont tant peuplée. – O monde! ô hommes! qu'êtes-vous donc? et quels sont nos plus généreux desseins, puisque c'est au crime seul qu'est réservé le soin de punir le crime? Faut-il massacrer comme si les portes de la mort restaient toujours fermées, tandis que quelques années rendraient inutile le secours du glaive? Et moi, parvenu sur la limite d'un autre monde inconnu, voilà les milliers d'avant-coureurs dont je me fais précéder! Écartons ces idées. (Moment de silence.) Mais, écoutons! N'est-ce pas un murmure comme de voix lointaines, ou le pas mesuré d'une troupe guerrière? Oh! combien nos vœux enfantent de fantômes même pour notre oreille! Cela ne peut être, le signal n'est pas sonné. – Mais pourquoi ce retard? Peut-être le courrier de mon neveu est-il dépêché vers moi; peut-être fait-il en ce moment tourner les gonds de la haute tour d'où part ordinairement l'annonce fatale ou de la mort d'un prince, ou des dangers imminens de l'état. Qu'elle fasse donc son office; qu'elle fasse entendre son plus terrible et son dernier signal, jusqu'à ce que la tour elle-même soit ébranlée sur ses antiques bases. – Quoi! le même silence encore? J'irais bien au-devant, mais mon poste est ici; c'est le centre de réunion de tous les élémens discordans qui composent une semblable ligue. C'est ici que l'on ranimera, en cas d'incertitude, le courage et la résolution des plus chancelans: car si l'on en venait aux mains, ce serait dans ce lieu, c'est dans ce palais que la lutte commencerait; je dois donc demeurer à cette place pour diriger et conduire le mouvement. – Écoutons, il vient-il vient, mon neveu; le messager du brave Bertuccio. – Quelles nouvelles? est-il en marche? a-t-il réussi? -Eux ici, grand Dieu! – tout est perdu. – Cependant, faisons un dernier effort.

11.(retour) C'était le palais de la famille du Doge.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
04 августа 2017
Объем:
300 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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