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Читать книгу: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6», страница 6

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LE DOGE

Et lequel?

ISRAEL BERTUCCIO

Le bruit courait que le Doge était fort irrité de ce que les Avogadori avaient renvoyé Michel Steno devant les Quarante. Je vous avais servi, je vous honorais; je compris votre offense: car vous êtes, je le sais, de ces esprits qui ressentent dix fois le bien et le mal qu'on leur fait. Mon but était de vous décider à la vengeance. Vous savez tout maintenant, et le danger que je cours peut vous garantir ma sincérité.

LE DOGE

Vous risquez beaucoup, mais c'est ainsi que l'on obtient de grands résultats. Tout ce que je puis vous dire en ce moment, c'est que votre secret ne sera pas violé.

ISRAEL BERTUCCIO

Et, est-ce tout?

LE DOGE

Tant que vous ne m'avez pas tout confié; quelle autre réponse puis-je vous faire?

ISRAEL BERTUCCIO

Mais n'est-ce pas assez de vous avoir confié ma vie?

LE DOGE

Je dois savoir votre plan, vos noms, votre nombre; celui-ci, pour chercher à l'augmenter, ceux-là pour les mûrir et les encourager.

ISRAEL BERTUCCIO

Nous sommes déjà en assez grand nombre, nous ne désirons plus d'autre allié que vous.

LE DOGE

Mais, du moins, nommez-moi vos chefs.

ISRAEL BERTUCCIO

Vous les connaîtrez, mais quand nous aurons l'assurance formelle que vous ne cherchez pas à nous perdre.

LE DOGE

Quand, dans quel lieu?

ISRAEL BERTUCCIO

Cette nuit je conduirai dans votre appartement deux des principaux chefs; la prudence nous défend d'en introduire un plus grand nombre.

LE DOGE

Arrêtez-je pense!.. si je quittais ce palais? si moi-même je venais me confier à vous?

ISRAEL BERTUCCIO

Seul, vous pouvez venir.

LE DOGE

Je ne conduirai que mon neveu.

ISRAEL BERTUCCIO

Non pas, serait-il votre fils.

LE DOGE

Malheureux! oses-tu nommer mon fils? il mourut les armes à la main à Sapienza en défendant cette ingrate patrie. Ah! que n'est-il vivant, et son père dans le tombeau! ou, s'il vivait encore auprès de moi, je n'aurais pas besoin du douteux secours des étrangers.

ISRAEL BERTUCCIO

De tous ces étrangers que tu soupçonnes, il n'en est pas un seul qui n'ait pour toi une tendresse filiale, si tu veux leur montrer la sincérité d'un père.

LE DOGE

Le jour tombe, quelle est la place de réunion?

ISRAEL BERTUCCIO

A minuit je viendrai seul et masqué à l'endroit que votre altesse voudra me désigner. Je vous y attendrai, et sous ma conduite vous viendrez recevoir nos hommages et prononcer sur notre sort.

LE DOGE

A quelle heure se lève la lune?

ISRAEL BERTUCCIO

Tard; mais l'atmosphère est épaisse et sombre, on entend le sirocco.

LE DOGE

A minuit donc, près de l'église, tombeau de mes ancêtres, placée sous la double invocation des apôtres Paul et Jean. Une gondole conduite par un seul rameur me fera franchir l'étroit canal qui l'entoure; trouvez-vous là.

ISRAEL BERTUCCIO

Je n'y manquerai pas.

LE DOGE

Pour le moment il faut vous retirer.

ISRAEL BERTUCCIO

Oui, dans la ferme espérance que votre altesse ne faiblira pas dans ses grandes résolutions. Prince, je me retire.

(Israël Bertuccio sort.)
LE DOGE, seul

A minuit, près de l'église Saint-Jean et Paul, où dorment mes nobles aïeux. Je me présenterai. – Pourquoi? pour tenir conseil dans l'obscurité avec de vulgaires bandits réunis par l'espoir de ruiner l'état; mais l'un de mes pères ne soulevera-t-il pas la voûte qui recèle deux Doges mes prédécesseurs; ne m'entraînera-t-il pas avec lui? Je voudrais qu'ils le pussent, car je pourrais encore jouir auprès d'eux d'une tombe glorieuse. Hélas! rejetons ces pensées pour songer seulement à ceux qui m'ont rendu indigne du grand et noble nom qui rappelait la dignité des antiques patriciens de Rome. Je le relèverai; je rehausserai dans nos annales son premier lustre en me vengeant avec délices de tout ce qu'il y a de bas dans Venise, et en affranchissant mes concitoyens. Ou bien, je succomberai, en proie aux calomnies toujours croissantes de la postérité; car elle ne sait pas épargner le nom des vaincus, et pour César et Catilina, la véritable pierre de touche de la vertu, à ses yeux, c'est le succès.

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
ANGIOLINA, MARIANNA
ANGIOLINA

Qu'a répondu le Doge?

MARIANNA

Il a dit que, pour le moment, il était invité à une conférence; mais elle doit être terminée maintenant. Je viens d'apercevoir les sénateurs qui s'éloignaient dans leur barque, et l'on peut voir encore la dernière gondole dont le reflet paraît sur les ondes tranquilles.

ANGIOLINA

Je voudrais le voir de retour: il a été vivement tourmenté ces jours-ci; et le tems qui ne lui a rien ôté de son ame fière, et qui n'a pas même affaibli son enveloppe mortelle, comme s'il lui suffisait d'être alimenté par un esprit vaste et sans cesse agité-le tems, dis-je, n'a qu'un faible pouvoir sur ses maux et ses ressentimens; différent en cela des autres caractères de la même trempe, dont la violence n'a qu'un instant de durée. Tout offre chez lui un aspect d'immortalité; pensées, sentimens, mouvemens passionnés, le bien et le mal, tout porte chez lui le sceau de la jeunesse, et son front n'est chargé que des cicatrices de l'esprit, de la trace des idées profondes et de leur décrépitude: encore a-t-il été plus agité ces jours-ci que de coutume. Quand reviendra-t-il? car j'ai seule quelque puissance sur son esprit troublé.

MARIANNA

En effet, son altesse a ressenti vivement l'affront de Steno; mais sans doute en ce moment le coupable subit, en expiation de sa lâche insulte, un châtiment qui ne peut qu'accroître le respect dû à la vertu des dames, et au rang des patriciens.

ANGIOLINA

L'insulte fut grossière, mais elle ne m'atteignit pas; la calomnie dénotait une ame trop méprisable: quant aux effets, quant à l'impression profonde qu'elle a faite sur Faliero, sur cette ame fière, indomptable et austère-pour tout autre que moi; hélas! en songeant à ce qu'elle peut entraîner, je ne puis m'empêcher de frémir.

MARIANNA

Il est bien clair que le Doge ne vous soupçonnera pas.

ANGIOLINA

Me soupçonner! quand Steno lui-même ne l'eût pas osé! quand, pour tracer sa diffamation, il ravissait à la dérobée un rayon fugitif de la lune! Sa propre conscience ne s'élevait-elle pas contre son action, et chaque ombre, en arrêtant sa main9, ne lui rappelait-elle pas toute la lâcheté de sa conduite?

MARIANNA

Il serait bien à désirer qu'on le punît sévèrement.

ANGIOLINA

C'est ce qui est arrivé.

MARIANNA

Comment! l'arrêt serait-il rendu? serait-il condamné?

ANGIOLINA

Tout ce que je sais, c'est qu'il a été convaincu.

MARIANNA

Le croiriez-vous assez puni par-là de sa lâche conduite?

ANGIOLINA

Je crains d'être juge dans ma propre cause, et puis j'ignore quelle sorte de punition pouvait atteindre une ame corrompue comme celle de Steno. Si son insulte n'affectait pas plus l'esprit des juges qu'elle n'affecte le mien, il aura été pour toute peine laissé à sa honte; ou plutôt à son impudeur.

MARIANNA

Il faut une vengeance à la vertu diffamée.

ANGIOLINA

Pourquoi? Quelle est cette vertu à laquelle il faut une victime? quelle est-elle, si elle doit dépendre des paroles d'un homme? Le Romain, en mourant, s'écriait: Tu n'es qu'un nom. Elle ne serait en effet rien de plus, si le souffle humain pouvait la relever ou la flétrir.

MARIANNA

Bien des femmes, pourtant, également fidèles et irréprochables, sentiraient toute la gravité d'un pareil scandale; et des dames moins rigides, comme il s'en trouve beaucoup à Venise, se montreraient, en pareil cas, inexorables dans leur vengeance.

ANGIOLINA

Toutes prouveraient également qu'elles prisent le nom de vertu plus que la vertu même. Les premières, en faisant montre de leur honneur, regardent donc comme pénible le soin qu'elles mettent à le conserver: pour celles qui, sans l'avoir gardé, en gardent les dehors, elles s'en parent comme d'un ornement; non pas qu'elles le jugent tel, mais parce qu'elles sentent qu'il leur manque. Elles vivent dans la pensée des autres, et voudraient qu'on crût à leur sagesse aussi bien qu'à leur beauté.

MARIANNA

Pour une dame noble, vous avez d'étranges idées.

ANGIOLINA

C'était celles de mon père c'est, avec son nom, le seul héritage qu'il m'ait laissé.

MARIANNA

Que voudriez-vous de plus: femme d'un prince, du souverain de la république?

ANGIOLINA

Femme d'un paysan, je n'en chercherais pas d'autre; mais je n'en sens pas moins la tendresse et la gratitude que mérite mon père, pour avoir confié ma main à son vieux, éprouvé et fidèle ami, le comte Val di Marino, aujourd'hui notre Doge.

MARIANNA

Mais, avec cette main, n'engagea-t-il pas votre cœur?

ANGIOLINA

Oui, sans doute, ou jamais il ne le fut.

MARIANNA

Cependant cette étrange disproportion d'âge, et, permettez-moi de le dire, cette disparité de goûts laissaient au monde le droit de douter qu'une telle union fût toujours favorable à votre sagesse et à votre beauté.

ANGIOLINA

Le monde parle d'après lui-même: pour moi, mon cœur m'a jusqu'à présent dicté mes devoirs; ils sont nombreux, mais bien faciles.

MARIANNA

Réellement, l'aimeriez-vous?

ANGIOLINA

J'aime toutes les nobles qualités qui sont dignes de l'être. C'est ainsi que j'aimais mon père, qui le premier m'apprit à distinguer ce qu'il fallait chérir dans les autres, et à toujours subordonner les passions ignobles aux plus purs sentimens de notre nature. Il confia mon sort à Faliero: car il l'avait connu noble et brave, généreux, doué de toutes les qualités du soldat, du citoyen, de l'ami, tel enfin que moi-même je l'ai trouvé. Ses défauts sont ceux que donnent aux grandes ames l'habitude du commandement, trop d'orgueil et des passions profondément impétueuses, nourries par le commerce de patriciens et par une vie livrée aux orages de la politique et de la guerre. Il a de plus ce vif sentiment de l'honneur qui devient un devoir, retenu dans de certaines bornes, mais qui n'est plus qu'un vice quand on vient à les franchir: et c'est là ce que je crains pour lui en ce moment. Depuis sa naissance, il a montré un caractère impétueux, mais ce défaut était racheté chez lui par tant de grandeur d'ame, que la plus altière des républiques n'avait pas craint de le revêtir alternativement de toutes ses dignités, depuis ses premiers exploits jusqu'au retour de sa dernière ambassade, alors qu'elle le choisit pour Doge.

MARIANNA

Mais, avant ce mariage, votre cœur n'avait-il jamais battu pour un seul patricien, dont l'âge se rapprochât de vous, dont la beauté pût se comparer à la vôtre? ou depuis, ne vîtes-vous jamais personne qui, si votre main eût encore été libre, vous semblât digne de prétendre à la fille de Lorédan?

ANGIOLINA

J'ai répondu à votre première question, en vous disant que je consentis à me marier.

MARIANNA

Et à la seconde?

ANGIOLINA

Elle ne mérite pas de réponse.

MARIANNA

Je vous demande pardon si j'ai eu le malheur de vous offenser.

ANGIOLINA

Je n'ai pas de courroux; mais j'éprouve quelque surprise: j'ignorais que des cœurs à jamais liés pussent songer à revenir sur ce que maintenant ils choisiraient s'ils étaient encore libres.

MARIANNA

C'est leur ancien choix qui souvent les porte à supposer que dans un nouveau ils montreraient plus de sagesse.

ANGIOLINA

Cela peut être, je n'ai jamais pensé à de pareilles choses.

MARIANNA

Madame, voici le Doge, – dois-je me retirer?

ANGIOLINA

Je pense qu'il vaut mieux que vous me quittiez; il semble oppressé de tristes idées, voyez comme il s'avance d'un air pensif!

(Marianna sort.)
(Entrent le Doge et Pietro.)
LE DOGE, venant
Il y a un certain Philippe Calendaro à l'arsenal qui commande à quatre-vingts hommes, et qui jouit d'une grande influence, même sur l'esprit de ses camarades. Cet homme, ai-je entendu dire, est fier, entreprenant, d'un esprit prompt et populaire, d'ailleurs il a de la discrétion, il serait à désirer qu'il fût des nôtres. Je pense bien qu'Israël Bertuccio s'est assuré de lui, mais j'imagine qu'on pourrait. -
PIETRO

Seigneur, daignez me pardonner si j'interromps vos méditations, mais le sénateur Bertuccio, votre parent, m'a chargé de m'informer auprès de vous de l'heure à laquelle il pourrait obtenir de vous parler.

LE DOGE

A la chute du jour. – Un moment-je réfléchis-à la dernière heure de la nuit.

(Pietro sort.)
ANGIOLINA

Monseigneur!

LE DOGE

Pardonnez-moi, ma chère enfant, – Pourquoi tardiez-vous si long-tems à m'approcher? – je ne vous voyais pas.

ANGIOLINA

Vous étiez absorbé dans vos pensées, et celui qui vient de s'éloigner pouvait avoir à vous transmettre quelques paroles graves de la part du sénat.

LE DOGE

Du sénat!

ANGIOLINA

Je craignais de l'interrompre dans les devoirs qu'il vous rendait sans doute en son nom.

LE DOGE

Au nom du sénat! erreur, c'est nous qui devons toute sorte de respect au sénat.

ANGIOLINA

Je croyais que le Doge avait le commandement suprême à Venise.

LE DOGE

Il le devrait! mais brisons-là, et reprenons notre sérénité. Comment vous portez-vous? avez-vous pris l'air aujourd'hui? le tems est sombre, mais le calme des vagues favorise le léger mouvement de la rame du gondolier. Avez-vous présidé à quelques réunions d'amies, ou vos chants ont-ils charmé votre solitude? Est-il, dites-moi, quelque chose qui flatte vos désirs, et qui reste dans le cercle étroit de la puissance laissée au Doge? Souhaitez-vous quelque brillante distraction, ou bien quelques innocens plaisirs de solitude ou de société satisferont-ils votre cœur, et compenseront-ils tant d'instans pénibles passés auprès d'un vieillard toujours chargé de soucis? Dites un mot: vos vœux seront accomplis.

ANGIOLINA

Vous avez toujours été bon pour moi. – Que pourrais-je désirer ou solliciter, si ce n'est de vous voir plus souvent, et surtout plus tranquille?

LE DOGE

Plus tranquille!

ANGIOLINA

Oui, plus tranquille, monseigneur! – Ah! pourquoi vous tenir à part et vous promener ainsi seul? Pourquoi votre front trahit-il tant de profondes émotions, sans pourtant révéler de quelle nature elles peuvent être?

LE DOGE

Tant d'émotions! – Quoi donc? que pourraient-elles révéler?

ANGIOLINA

Hélas! un cœur peut-être brisé.

LE DOGE

Ce n'est rien, mon enfant. – Mais vous savez quels soins continuels oppressent tous ceux qui gouvernent cette république précaire, toujours redoutant au dehors les Génois, à l'intérieur les mécontens. – Voilà ce qui m'occupe et peut me troubler plus qu'à l'ordinaire.

ANGIOLINA

Ces motifs, cependant, existaient depuis long-tems, et c'est depuis peu de jours que je vous vois ainsi. Pardonnez-moi, vous avez sur le cœur quelque choses de plus que le fardeau des devoirs publics; vous le supportez depuis long-tems; et un génie comme le vôtre a dû le rendre léger, je dirais même nécessaire pour nourrir l'activité de votre esprit. Ce ne sont pas des inquiétudes ou des dangers qui pouvaient vous ébranler; vous, qui avez vu tant de tempêtes sans succomber dans aucune; vous, qui parvenu au faîte du pouvoir, n'avez jamais senti vos pas chanceler en y montant; et qui, de ce sommet éblouissant pour tout autre, pouvez étendre un regard ferme et calme sur l'abîme qui vous entoure de toutes parts. La guerre civile embrasât-elle Saint-Marc, votre vertu n'en serait pas accablée; comme vous vous êtes élevé, vous tomberiez avec un front serein. Telle n'est donc pas la source de ce que vous éprouvez; c'est votre orgueil qui murmure aujourd'hui, et non pas votre patriotisme.

LE DOGE

Mon orgueil, Angiolina, hélas! il n'en est plus pour moi.

ANGIOLINA

Oui, c'est le péché qui perdit les anges, celui de tous auquel succombent plus facilement les mortels les plus rapprochés d'une nature angélique. Les hommes vils n'ont que de la vanité, les grandes ames ont de l'orgueil.

LE DOGE

Oui, j'avais le sentiment élevé, de l'honneur, de votre honneur surtout. – Mais changeons de sujet.

ANGIOLINA

Oh! non! – Jusqu'ici j'ai partagé en toute chose votre satisfaction, ne me cachez pas, je vous en conjure, vos ennuis. Si les affaires publiques en étaient la cause, vous le savez, je ne chercherais pas à les pénétrer; mais je sens que vos chagrins ont un motif particulier, et c'est à moi de les adoucir ou de les partager. Depuis le jour que l'insolence du misérable Steno troubla votre repos, vous êtes devenu méconnaissable, et je voudrais vous ramener à ce que vous étiez.

LE DOGE

A ce que j'étais! Connaissez-vous l'arrêt de Steno?

ANGIOLINA

Non.

LE DOGE

Un mois de prison.

ANGIOLINA

N'est-ce pas assez?

LE DOGE

Assez! – Oui, pour un ivrogne galérien, qui, fouetté de verges, murmure contre son maître; mais ce n'est pas assez pour un lâche, qui, d'un trait mensonger et froidement médité, vient graver la honte d'une dame et d'un prince jusque sur le trône souverain.

ANGIOLINA

Pour moi, je trouve un noble assez puni quand on l'a convaincu de mensonge. Quelle autre punition ne serait pas légère, comparée à la perte de l'honneur?

LE DOGE

De pareils hommes n'ont pas d'honneur; ils n'ont que leur vile existence, – et c'est là ce qu'on épargne.

ANGIOLINA

Vous ne voudriez pas, pour cette offense, qu'on le fît mourir?

LE DOGE

En ce moment, non. – Puisqu'il vit, qu'il reste vivant encore aussi long-tems que possible; il a cessé de mériter la mort. Le coupable que l'on épargne a condamné ses juges: il est purifié; son crime retombe sur eux.

ANGIOLINA

Mon Dieu! si ce méprisable libertin avait répandu son sang pour une aussi absurde calomnie, mon cœur n'aurait plus connu une heure de plaisir, le sommeil aurait à jamais fui de mes yeux.

LE DOGE

La loi divine ne demande-t-elle pas sang pour sang? et celui qui flétrit, tue bien plus encore que celui qui assassine. Qui affecte le plus l'homme que l'on frappe, ou la douleur ou la honte des coups? Les lois humaines ne demandent-elles pas sang pour honneur? moins que pour l'honneur, même pour un peu d'or. Les lois des nations ne demandent-elles pas sang pour trahison? Et ce ne serait rien d'avoir fait couler dans mes veines le plus corrosif des poisons? ce ne serait rien d'avoir souillé les noms les plus beaux, le vôtre et le mien? ce ne serait rien d'avoir livré un prince au mépris de son peuple? d'avoir manqué au respect unanimement accordé par le genre humain, à la jeunesse dans les femmes, aux cheveux blancs dans les hommes, à la vertu de votre sexe, à la dignité du nôtre? – Mais, laissons ces réflexions à ceux qui l'ont accusé.

ANGIOLINA

Le ciel vous fait une loi de pardonner à vos ennemis.

LE DOGE

Le ciel pardonne-t-il aux siens? Pourquoi ne sauve-t-il pas Satan des flammes éternelles?

ANGIOLINA

Oh! ne parlez pas ainsi; – le ciel vous pardonnera à vous et à vos ennemis.

LE DOGE

Ainsi soit-il, puisse le ciel leur pardonner!

ANGIOLINA

Le ciel, mais vous?

LE DOGE

Oui, quand ils seront dans le ciel.

ANGIOLINA

Et jamais auparavant?

LE DOGE

Qu'importe mon pardon? vieillard outragé, méprisé, trompé, qu'importe mon pardon ou mon ressentiment? tous les deux ne sont-ils pas également frivoles et impuissans? J'ai trop long-tems vécu. Mais, je vous prie, changeons de sujet. – Mon enfant, ma femme insultée, la fille de Lorédan! Qu'il était loin de penser, ton brave, ton loyal père, en te mariant à son vieil ami, qu'il te vouait à l'ignominie! – Hélas! ignominie sans péché, car tu es pure. Que n'avais-tu un autre époux, tout autre époux dans Venise que le Doge, et jamais cette tache, cette infamie, ce blasphème ne serait tombé sur toi. Si jeune, si belle, si bonne et si chaste, subir un pareil affront et ne pas être vengée!

ANGIOLINA

Que dites-vous? je le sais trop bien, car vous m'aimez encore, vous me croyez, vous m'honorez; et tout le monde sait que vous êtes juste et que je suis sincère. Dites-moi, que me reste-t-il à demander? que pouvons-nous, moi désirer, vous ordonner encore?

LE DOGE

C'est bien, trop bien peut-être: mais quoi qu'il arrive, chère enfant! que ma mémoire te soit chère.

ANGIOLINA

Mon Dieu! que me dites-vous?

LE DOGE

N'importe, mais encore je voudrais, quel que soit le jugement des autres, que vous me respectiez aujourd'hui, et dans ma tombe.

ANGIOLINA

En pouviez-vous douter, et vous ai-je jamais donné lieu de soupçonner ma foi?

LE DOGE

Approchez, chère enfant, je dois vous dire quelques mots. Votre père fut mon ami, la fortune variable le rendit mon débiteur pour quelques-uns de ces services qui touchent toujours vivement les gens de bien: quand il éprouva l'oppression de sa dernière maladie il souhaita notre union: non qu'il voulût s'acquitter envers moi, depuis long-tems sa tendre amitié ne lui laissait plus rien à acquitter: son espoir était de mettre votre beauté orpheline à l'honorable abri des dangers qui, dans cet asile empesté du vice, entourent les vierges pauvres et sans soutien. Il ne me consulta pas, et je ne voulus pas m'opposer à l'idée qui charmait ses derniers momens.

ANGIOLINA

Je n'ai pas oublié avec quelle noblesse vous m'ordonnâtes de déclarer si je ne sentais aucune préférence qui pût me rendre plus heureuse; votre offre du douaire le plus beau de Venise, enfin votre intention de ne pas vous prévaloir des dernières intentions de mon père sur vous.

LE DOGE

Ainsi ce n'était pas une sotte et capricieuse extravagance de vieillard; ce n'était pas l'aiguillon impur de quelque passion surannée qui me décidèrent à demander la main d'une jeune et virginale beauté: car, dans ma bouillante jeunesse, je savais m'élever au-dessus des passions de ce genre: ce n'était pas ma vieillesse elle-même infectée de la lèpre du libertinage qui s'attache aux cheveux blancs de certains hommes pervers, et leur fait prendre, jusqu'à leur dernier jour, la lie des plaisirs pour le plaisir lui-même. Je ne traînais pas au sacrifice d'un hymen intéressé une victime innocente, trop délaissée pour refuser un sort honorable, trop sensible pour ne pas entrevoir son malheur. Notre union ne s'était pas formée sous de tels auspices; vous étiez libre de me choisir, et d'un mot vous pouviez rendre inutile le choix de votre père.

ANGIOLINA

J'y souscrirais, je le ferais encore à la face du ciel et de la terre; car je ne m'en suis jamais repentie pour mon bonheur; mais, je l'avouerai, quelquefois pour le vôtre, en songeant à vos derniers ennuis.

LE DOGE, poursuivant

Mais je savais que vous n'auriez jamais à accuser mon cœur; je savais que mes jours n'avaient plus long-tems à vous être à charge: et alors je me représentais la fille de mon vieil ami, sa noble fille libre d'un nouveau choix plus sage et plus convenable, entrant alors dans tout l'éclat de sa beauté, et devenue par ces premières années d'épreuve plus capable de bien choisir; je la voyais héritière du nom et de l'opulence d'un prince, et, par les courts ennuis inséparables de son union de quelques étés avec un vieillard, garantie de tous les obstacles que la chicane légale ou des parens envieux pouvaient élever contre ses droits. Sans doute, quant aux années, l'enfant de mon meilleur ami pouvait mieux choisir, mais il n'aurait jamais trouvé dans un autre un dévouement plus tendre.

ANGIOLINA

Monseigneur, je n'ai vu que le désir de mon père sanctifié par ses derniers mots; je n'ai, pour y satisfaire, consulté que mon cœur; et pour donner ma foi à celui auquel il me confiait, d'ambitieuses espérances ne se mêlèrent jamais à mes songes, et l'heure de notre union serait encore à venir, qu'elle sonnerait encore.

LE DOGE

Je vous crois; je sais que vous êtes sincère: quant à l'amour, à cet amour romanesque que, dès mon jeune âge, je regardais comme une illusion, que j'avais toujours vue passagère, et souvent malheureuse, il ne m'avait pas abusé autrefois; le pourrait-il donc aujourd'hui? Non: j'espérais de vous un respect sincère et une affectueuse bienveillance, comme le prix de ma sollicitude pour votre bonheur, de mon empressement à satisfaire tous vos honnêtes désirs, de ma sécurité dans vos vertus, de ma vigilance inaperçue, mais continuelle, pour vous soustraire à une foule d'écueils auxquels vous exposait votre jeunesse; ne vous en éloignant pas brusquement, mais vous déterminant à les éviter avant de vous être aperçue que je le désirais pour vous. J'étais fier, non pas de votre beauté, Angiolina, mais de votre conduite. – Je vous accordais une confiance-une tendresse toute patriarchale, non pas un délirant hommage, mais l'amitié la plus douce et la plus pénétrante; et j'espérais de vous, en retour, tout ce que pouvaient mériter de pareils sentimens.

ANGIOLINA

Et vous l'avez toujours obtenu, monseigneur.

LE DOGE

Je le pense; car en me choisissant, vous connaissiez la différence de nos années, et vous m'avez choisi: je n'avais pas de confiance dans mes qualités personnelles, je n'en aurais pas eu non plus dans les dons les plus séduisans de la nature, si j'eusse encore été dans mon vingt-cinquième printems: mais j'eus foi dans le sang de Lorédan, qui coulait pur dans vos veines; j'eus foi dans l'ame que le ciel vous donna, dans la candeur que votre père avait su vous inspirer, dans votre piété confiante, dans vos douces vertus; en un mot, dans votre foi et dans votre honneur eux-mêmes, comme la plus sûre garantie de mon honneur et de ma foi.

ANGIOLINA

Vous avez bien fait. – Je vous rends grâce d'avoir toujours cru qu'il m'eût été impossible de vous respecter plus que je ne l'ai fait jusqu'à présent.

LE DOGE

Dans les ames où l'honneur est inné et fortifié par l'exemple, la foi conjugale est défendue par un roc imprenable; dans celles où il n'est pas né, et qu'assiégent sans cesse les pensées frivoles, dans les cœurs où viennent lutter les vanités mondaines, où fermentent les agitations sensuelles, je le sais, dans des veines ainsi infectées, il y aurait une grande déception à rêver quelques traits de sang pur et chaste. Fût-elle unie à l'être qu'elle désirait le plus au monde, au dieu de la poésie lui-même, tel que nous le révèlent les plus parfaites sculptures; ou bien à Alcide, revêtu de toute la majestueuse réunion de son enveloppe humaine et céleste, l'ame où ne réside pas la vertu violerait bientôt la foi qu'elle leur aurait promise. La vertu! c'est la constance qui la prouve seule; le vice est toujours mobile, la vertu ne change jamais. La femme, une fois coupable, chancellera toujours; car la nature du vice est de varier, tandis que, semblable à l'astre du jour, la vertu demeure immobile, et verse sur tout ce qui l'entoure des torrens de vie, de lumière et de gloire.

ANGIOLINA

Mais quand vous savez aussi bien reconnaître la source de la vertu chez les autres, comment pouvez-vous, pardonnez ma franchise, céder vous-même à la plus violente de ces passions? pourquoi laissez-vous troubler votre grande ame d'une haine inquiète, pour un être de l'espèce de Steno?

LE DOGE

Vous me jugez mal; ce n'est pas Steno qui pouvait ainsi m'émouvoir: s'il en eût été capable, il serait aujourd'hui-mais laissons ce qui est passé.

ANGIOLINA

Mais alors quelles sont donc les pensées qui vous agitent, même dans ce moment-ci?

LE DOGE

C'est la majesté de Venise aujourd'hui violée, et d'un seul coup outragée dans son prince et dans ses lois.

ANGIOLINA

Hélas! pourquoi en prenez-vous cette opinion?

LE DOGE

J'y ai pensé depuis. – Mais revenons au sujet dont je vous entretenais tout-à-l'heure: tous ces motifs bien pesés, je vous épousai. Le monde rendit justice à mes intentions; ma conduite et votre vertu irréprochable prouvèrent assez qu'il avait bien jugé de moi: vous aviez toute liberté; – la confiance, les respects sans bornes de mes proches et de moi-même: née d'une famille accoutumée à donner à Venise des princes; à renverser les rois de leurs trônes par les ravages de l'étranger; vous paraissiez en tout digne du premier rang que vous occupiez parmi les nobles Vénitiennes.

ANGIOLINA

Pourquoi revenir sur cela, monseigneur?

LE DOGE

Il le fallait afin de prouver qu'il suffisait pour vous flétrir de l'haleine empestée d'un misérable: – un lâche, qu'en punition de son indécente effronterie je fis sortir de l'une de nos réunions solennelles, afin de lui apprendre à mieux se conduire dans les appartemens du Doge; un être de cette espèce, s'il dépose sur les murailles le venin de son cœur ulcéré, verra bientôt le poison qu'il a exhalé s'étendre de lieux en lieux, et l'innocence de l'épouse et l'honneur du mari deviendront victimes d'un quolibet; et l'infâme qui, d'abord insultant à la pudeur virginale de vos suivantes, s'était ensuite vengé du juste châtiment de son effronterie en calomniant l'épouse de son souverain, l'infâme obtiendra son absolution de la connivence de ses pairs!

ANGIOLINA

Mais on l'a condamné à la réclusion.

LE DOGE

C'était un acquittement qu'une prison pour un être comme lui; et ces courts instans d'arrêt, il les passera dans un palais; mais j'ai fini avec lui, il s'agit maintenant de vous.

ANGIOLINA

De moi, monseigneur!

LE DOGE

Oui, Angiolina, ne vous en étonnez pas: j'ai gardé cette source de tourmens jusqu'au moment où j'ai reconnu que ma vie ne pouvait plus être de longue durée; et j'imagine que vous aurez égard aux injonctions que renferme cet écrit. (Il lui donne un papier.) Ne craignez rien, il n'a rien qui vous puisse affliger: lisez-le plus tard, et dans un moment opportun.

ANGIOLINA

Pendant ou après votre vie, monseigneur, vous aurez toujours de moi les mêmes respects: mais puissent vos jours être longs encore-et plus heureux que celui-ci! Cette exaltation s'adoucira, vous reviendrez au calme que vous devriez avoir-et que vous aviez.

LE DOGE

Je serai ce que je devrais être ou je ne serai rien; mais jamais-oh! non, jamais à l'avenir l'heureux calme qui protégeait les cheveux blancs de Faliero ne se répandra sur le petit nombre de jours ou d'heures qui peuvent encore lui rester! Jamais à l'avenir les souvenirs d'une vie qui ne fut pas perdue pour la gloire ne viendront, semblables aux ombres qui s'abaissent sur une belle journée d'été, adoucir pour moi l'instant d'un repos éternel. Je ne demandais, je n'espérais plus rien, si ce n'est les égards dûs à mes sueurs et au sang que j'ai versé; aux peines de l'ame qu'il m'a fallu braver pour augmenter la gloire de mon pays. Satisfait de le servir, le servir bien que son chef, je ne voulais que rejoindre mes ancêtres, avec un nom pur et sans tache comme les leurs; et voilà ce qu'on m'a refusé! – Oh! que ne suis-je mort à Zara!

ANGIOLINA

Vous avez mieux fait. Ce jour-là vous avez sauvé la république; vivez pour la sauver encore. Un jour, un autre jour comme celui-là serait pour eux le plus sanglant reproche et la seule vengeance digne de vous.

LE DOGE

Vous oubliez qu'une pareille journée ne se représente pas deux fois dans un siècle; ma vie n'est guère moins longue, et la fortune s'est acquittée envers moi en m'accordant une fois l'occasion qu'elle a si rarement offerte dans la suite des tems et dans maintes contrées à ses plus chers favoris. Mais pourquoi parler ainsi? Venise a oublié cette journée. – Pourquoi donc la rappellerais-je? Adieu, chère Angiolina, j'ai besoin d'être seul; il me reste à faire beaucoup-et l'heure se passe.

9.(retour) M.A.P. donne ici des yeux perçans aux ombres. Chaque ombre sur les murs, traduit-il, le regardait d'un air menaçant.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
04 августа 2017
Объем:
300 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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