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Читать книгу: «Victor Hugo, son oeuvre poétique», страница 5

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LE DRAME

Quand Hugo écrivit Cromwell, il atteignait à peine à ses vingt-cinq ans; il en avait quatre-vingts passés, lorsque parut Torquemada. Toutefois, la production dramatique ne se rencontre, au début ou à la fin de la carrière poétique de Hugo, qu'à titre d'exception. Elle s'est concentrée dans une période de treize années, comprise entre le mois de février 1830, où Hernani souleva l'enthousiasme au Théâtre-Français, et le mois de mars 1843, où, sur la même scène, eut lieu la chute mémorable des Burgraves. Elle comprend donc, pour les œuvres en vers, les seules qui rentrent dans le plan de cet ouvrage sur le poète, Hernani, Marion De Lorme, Le Roi s'amuse, Ruy Blas, et les Burgraves. Cromwell et Torquemada sont deux écrits à part: dans l'un, Hugo n'a pas encore trouvé sa formule dramatique, en dépit des fameuses préfaces; dans l'autre, Hugo, ne s'inquiète plus de retrouver le moule trop étroit où il avait coulé ses pièces de théâtre.

Qu'est-ce que Cromwell? une tragédie démesurée. Les unités n'y sont pas plus sacrifiées que dans le Cid; le lieu de la scène varie trois fois; le décor change à tous les actes; mais l'action est une, et elle se développe dans les vingt-quatre heures réglementaires. Peut-être la pièce déborde-t-elle un peu dans la nuit qui précède le premier jour et dans le jour qui succède à la seconde nuit; Hugo lui-même nous fait observer que son drame «ne sort pas de Londres; qu'il commence le 25 juin 1657, à trois heures, du matin, et finit le 26 à midi. On voit, ajoute-t-il, qu'il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant.» La tragédie nouvelle est entrée, en effet, dans le corset à vertugadin; mais il a fallu desserrer les lacets, et l'étoffe craque aux coutures.

Le sujet est pourtant entendu à la façon classique, c'est-à-dire qu'il développe une action très simple, et réductible, en quelque sorte, à une seule situation. La tragédie d'Andromaque, de Racine, pourrait, à la rigueur, se ramener à cette formule: Andromaque, veuve d'Hector et mère d'Astyanax, épousera-t-elle Pyrrhus? Le drame de Cromwell ne peut non plus donner lieu qu'à cette question: Le Protecteur sera-t-il roi? La question se pose, au premier acte, et, comme dans une pièce de Racine, elle reçoit à chaque acte suivant, non pas une solution, mais une réponse provisoire. Oui, dit le second acte, au moment où le rideau tombe; non, dit le troisième acte, quand il arrive à sa conclusion. Oui et non, dit tour à tour l'acte quatrième; mais le rideau tombe une fois de plus sur le mot oui: Décidément non, voilà la solution qu'apporte le cinquième acte.

Ainsi, de ce drame énorme, si l'on, voulait ébrancher tout ce qui ne tient pas à l'action, il resterait à peine la matière d'une tragédie classique. Tragédie ou drame, c'est, par bien des côtés, une œuvre d'imitation. Le jeune auteur a lu Shakespeare, et il se souvient d'Hamlet, de Macbeth, en plus d'un endroit. Le «Tu seras roi» se retrouve dans la formule «Honneur au roi Cromwell», que le Protecteur a par trois fois entendue en songe. Macbeth a fourni encore l'idée du réveil de Rochester, visiblement calqué sur le réveil du portier…

 
Suis-je déjà perdu? Serais-je dans l'enfer?
Ce palais flamboyant, ces spectres, ces armées
De démons secouant des torches enflammées,
C'est l'enfer!
 

Jules César a inspiré plus d'une scène de cette pièce, dont le sujet est également une conspiration. C'est bien un effet à la Shakespeare que ce revirement de la foule, exprimant d'abord par un silence plein d'éloquence ses sentiments hostiles pour Cromwell, et dès que Cromwell a parlé, huant les conjurés, jetant l'un d'eux à la Tamise (acte V, dernière scène).

Mais les classiques peuvent aussi réclamer leur bien. Le coup de théâtre du troisième acte est emprunté au dénouement original de Rodogue. Le narcotique offert par Rochester au Protecteur est bu, comme le poison dans la tragédie de Corneille, par la bouche même qui l'offre.

LORD ROCHESTER, à part
 
Le vase est plein.
Il faut que Noll le boive. Il va faire un fier somme!
J'ai mis toute la fiole! – Hé! je sers le pauvre homme
Je l'arrache aux remords; grâce à mes soins d'ami,
Il n'aura de longtemps, d'honneur, si bien dormi!
 
(Il prend le plat des mains du page, et il le présente à Cromwell
(Haut.)
 
Milord…
 
(A part.)
 
Il faut encor de la cérémonie.
 
(Haut.)
 
Buvez cette liqueur que mes mains ont bénie.
 
CROMWELL, ricanant
 
Ah! vous l'avez bénie?
 
LORD ROCHESTER
 
Oui…
 
(A part.)
 
Quel regard!
 
CROMWELL
 
Fort bien.
Ce breuvage, est-ce pas, me doit faire du bien?
 
LORD ROCHESTER
 
Oui, l'hypocras contient une vertu suprême
Pour bien dormir, Mylord.
 
CROMWELL
 
Alors, buvez vous-même!
 
Il prend le gobelet sur le plat et le lui présente brusquement.)
LORD ROCHESTER, épouvanté et reculant
 
Milord…
 
(A part.)
 
Quel coup de foudre!..
 
CROMWELL, avec un sourire équivoque
 
Eh bien! vous hésitez?
Accoutumez-vous donc, jeune homme, à nos bontés.
Vous n'êtes pas au bout encor… Prenez, mon maître!
Surmontez le respect, qui vous troubla peut-être,
Buvez. —
 
 
Il force Rochester confondu à prendre le gobelet.
 
 
Saviez-vous pas que nous vous chérissions?
Que retombent sur vous vos bénédictions!
 
LORD ROCHESTER, à part
 
Je suis écrasé!
 
(Haut.)
 
Mais, Milord…
 
CROMWELL
 
Buvez, vous dis-je!
 
LORD ROCHESTER, à part
 
Il s'est depuis tantôt passé quelque prodige.
 
(Haut.)
 
Je vous jure…
 
CROMWELL
 
Buvez; vous jurerez après.
 
LORD ROCHESTER, à part
 
Et notre grand complot? et nos savants apprêts?
 
CROMWELL
 
Buvez donc!
 
LORD ROCHESTER, à part
 
Noll encor nous surpasse en malice.
 
CROMWELL
 
Vous vous faites prier?
 
LORD ROCHESTER, à part
 
Buvons donc ce calice!
Il boit.
 
CROMWELL, avec un rire sardonique
 
Comment le trouvez-vous?
 
LORD ROCHESTER, remettant le gobelet sur la table
 
Que Dieu sauve le Roi!
 

Il faudrait reporter aussi dans l'arsenal dramatique classique le songe, les tirades, les vers à effet, les inversions, les expressions surannées, les formules de style noble. A côté du vers cornélien et du vers imagé, du parler familier et de la touche pittoresque, Cromwell abonde en traits vieillis, en détails d'une élégance pompeuse, à rendre jaloux Parseval-Grandmaison.

Ce qui appartient à Hugo, c'est un charme piquant de couleur locale répandu sur tout le sujet.

LORD ORMOND, vivement
 
Saint-George! à la douceur je ne suis pas enclin.
Pour une goutte d'eau déborde un vase plein.
– Milord! Le pire fat qui dans Paris s'étale,
Le dernier dameret de la place Royale,
Avec tous ses plumets sur son chapeau tombants,
Son rabat de dentelle et ses nœuds de rubans,
Sa perruque à tuyaux, ses bottes évasées,
A l'esprit, moins que vous, plein de billevesées!
 
LORD ROCHESTER, furieux
 
Milord! vous n'êtes point mon père!.. A vos discours
Vos cheveux gris pourraient porter un vain secours.
Votre parole est jeune et nous fait de même âge.
Vous me rendrez, pardieu, raison de cet outrage!
 
LORD ORMOND
 
De grand cœur! – Votre épée au vent, beau damoiseau!
 
Ils tirent tous deux leurs épées
 
D'honneur! je m'en soucie autant que d'un roseau!
 
Ils croisent leurs épées
DAVENANT, se jetant entre eux
 
Milords, y pensez-vous? – La paix! la paix sur l'heure!
 
LORD ROCHESTER, ferraillant
 
L'ami! la paix est bonne, et la guerre est meilleure.
 
DAVENANT, s'efforçant de les séparer
 
Si le crieur de nuit vous entendait?..
On frappe à la porte.
Je croi
Qu'on frappe…
 
On frappe plus fort
 
Au nom de Dieu, Milords!
 
Les combattants continuent. Voix (au dehors)
 
Au nom du Roi!
 
Les deux adversaires s'arrêtent et baissent leurs épées

La pièce est une galerie de portraits, ou, si l'on veut, de mannequins d'atelier très richement et très exactement vêtus. On a cette impression, qui se retrouvera d'un bout à l'autre du théâtre de Hugo, que l'on visite une merveilleuse collection d'armes et de costumes sous les lambris d'un vieux palais. Les décors sont brossés, et il ne reste aux peintres qu'à glaner un détail ou deux, après tous ceux que le poète a moissonnés, pour reconstituer la salle des Banquets à White-hall, la chambre peinte, la grand'salle de Westminster. Dans ces cadres majestueux, toute une foule tient à l'aise, et, à l'exemple de Shakespeare, l'auteur de Cromwell introduit l'acteur aux mille têtes, le peuple; s'il n'a pas encore le pouvoir de le faire agir, il le fait parler, s'agiter d'une façon assez nouvelle.

SYNDERCOMB, bas à Garland
 
Carr est le seul de nous qui soit homme.
 
VOIX DANS LA FOULE
 
Hosannah!
Gloire aux saints! Gloire au Christ! Gloire au Dieu du Sina!
– Longs jours au Protecteur!
 
Syndercomb, exaspéré par les imprécations de Carr et les acclamations du peuple, tire son poignard et s'élance vers l'estrade.
SYNDERCOMB, agitant son poignard
 
Mort au roi de Sodome!
 
LORD CARLISLE, aux hallebardiers
 
Arrêtez l'assassin.
 
CROMWELL, écartant le garde du geste
 
Faites place à cet homme.
 
(A Syndercomb.)
 
Que voulez-vous?
 
SYNDERCOMB
 
Ta mort.
 
CROMWELL
 
Allez en liberté,
Allez en paix.
 
SYNDERCOMB
 
Je suis le vengeur suscité.
Si ton cortège impur ne me fermait la bouche…
 
CROMWELL, faisant signe aux soldats de le laisser libre.
 
Parlez.
 
SYNDERCOMB
 
Ah! ce n'est point un discours qui te touche.
Mais si l'on n'arrêtait mon bras…
 
CROMWELL
 
Frappez.
 
SYNDERCOMB, faisant un pas et levant sa dague.
 
Meurs donc
Tyran!
 
Le peuple se précipite sur lui et le désarme
VOIX DANS LA FOULE
 
Quoi! par le meurtre il répond au pardon!
Périsse l'assassin! Meure le parricide!
 
Syndercomb est entraîné hors de la Salle
CROMWELL, à Thurloë
 
Voyez ce qu'ils en font?
 
VOIX DU PEUPLE
 
Assommez le perfide!
 
CROMWELL
 
Frères, je lui pardonne. Il ne sait ce qu'il fait.
 
VOIX DU PEUPLE
 
A la Tamise! à l'eau!
 
Rentre Turloë
THURLOË, à Cromwell
 
Le peuple est satisfait.
La Tamise a reçu le furieux apôtre.
 
CROMWELL, à part
 
La clémence est, au fait, un moyen comme un autre.
C'est toujours un de moins… Mais qu'à de tels trépas
Ce bon peuple pourtant ne s'accoutume pas.
 

Hernani fut écrit en vingt-cinq jours. La censure prononça sur l'œuvre cet étrange jugement: «Il est d'une sage politique de n'en pas retrancher un mot. Il est bon que le public voie jusqu'à quel point d'égarement peut aller l'esprit humain, affranchi de toute règle et de toute bienséance.» Quelques académiciens pétitionnèrent auprès du roi, pour qu'il interdit à la pièce nouvelle l'accès de la Comédie-Française. Charles X répondit, non sans à propos, «qu'en fait de littérature, il n'avait que sa place au parterre.» L'œuvre fut donc jouée, ou, pour parler plus justement, la bataille fut engagée le 25 février 1830. On a raconté bien des fois comment les jeunes gens du groupe romantique vinrent soutenir leur vaillant chef, comment les bravos et les sifflets se mêlèrent pendant plusieurs soirs, comment la jeune armée littéraire, battue sur quelques points, remporta, dès le premier jour, des avantages décisifs, comment telle tirade épique, le monologue de Don Carlos au tombeau de Charlemagne notamment, subjugua par sa majesté jusqu'aux railleurs les plus hostiles, comment surtout cette fleur d'héroïsme, cette hauteur de vertu castillane, cette tendresse emportée qui remplissent la fin du drame, enivrèrent tous les esprits. Un souffle de passion amoureuse exalte tous les personnages de ce drame; un accent d'héroïsme juvénile, étrange, et parfois emphatique, y résonne et en fait vibrer tous les vers. La plus haute émotion qu'on puisse exciter au théâtre se dégage du quatrième acte, où le ressort cornélien de l'admiration est mis en œuvre une fois de plus et puissamment renouvelé par la clémence inattendue de Don Carlos proclamé empereur.

DON CARLOS, l'œil fixé sur sa bannière
 
L'empereur est pareil à l'aigle, sa compagne.
A la place du cœur il n'a qu'un écusson.
 
HERNANI
 
Ah! vous êtes César!
 
DON CARLOS, à Hernani
 
De ta noble maison,
Don Juan, ton cœur est digne.
 
 
Montrant dona Sol.
 
 
Il est digne aussi d'elle.
– A genoux, duc.
 
(Hernani s'agenouille. Don Carlos détache sa toison d'or et la lui passe autour du cou.)
 
Reçois ce collier.
Don Carlos tire son épée et l'en frappe trois fois sur l'épaule.
Sois fidèle!
Par saint Etienne, duc, je te fais chevalier.
 
Aux conjurés
 
Je veux tout oublier. Allez, je vous pardonne!
C'est la leçon qu'au monde il convient que je donne.
Ce n'est pas vainement qu'à Charles premier, roi,
L'empereur Charles-Quint succède, et qu'une loi
Change, aux yeux de l'Europe, orpheline éplorée,
L'altesse catholique en majesté sacrée.
 
DON CARLOS, seul. Il s'incline devant le tombeau de Charlemagne
 
Es-tu content de moi?
Ai-je bien dépouillé les misères du roi,
Charlemagne? Empereur, suis-je bien un autre homme?
Puis-je accoupler mon casque à la mitre de Rome?
Aux fortunes du monde ai-je droit de toucher?
Ai-je un pied sûr et ferme, et qui puisse marcher
Dans ce sentier, semé des ruines vandales,
Que tu nous as battu de tes larges sandales?
Ai-je bien à ta flamme allumé mon flambeau?
Ai-je compris la voix qui parle en ton tombeau?
– Ah! j'étais seul, perdu, seul devant un empire,
Tout un monde qui hurle, et menace, et conspire,
Le Danois à punir, le Saint-Père à payer,
Venise, Soliman, Luther, François premier,
Mille poignards jaloux, luisant déjà dans l'ombre,
Des pièges, des écueils, des ennemis sans nombre.
Vingt peuples dont un seul ferait peur à vingt rois,
Tout pressé, tout pressant, tout à faire à la fois;
Je t'ai crié: – Par où faut-il que je commence?
Et tu m'as répondu: – Mon fils, par la clémence!
 

C'est le ressort racinien de la pitié qui a fourni à l'auteur d'Hernani tout le pathétique du cinquième acte. Les deux êtres, que tout semblait séparer à jamais, sont unis. La tendresse déborde du cœur de ces jeunes époux, et, cherchant une forme de langage qui l'exprime, elle s'identifie avec la douceur de la nuit et la sérénité des astres:

 
Tout s'est éteint, flambeaux et musique de fête.
Rien que la nuit et nous. Félicité parfaite!
 
 
Pas un nuage au ciel. Tout, comme nous, repose.
Viens, respire avec moi l'air embaumé de rose!
Regarde. Plus de feux, plus de bruit. Tout se tait.
La lune tout à l'heure à l'horizon montait.
Tandis que tu parlais, sa lumière qui tremble
Et ta voix, toutes deux m'allaient au cœur ensemble.
 

Et voici l'amour et la haine en présence. La haine est implacable; l'amour semble succomber. L'approche de la mort lui révèle qu'il est immortel; il voit «des feux dans l'ombre»; il a sondé d'un suprême regard l'éternité qui lui reste.

 
… Vers des clartés nouvelles
Nous allons tout à l'heure ensemble ouvrir nos ailes.
Partons d'un vol égal vers un monde meilleur.
 

La loi des contrastes domine fortement toutes les conceptions dramatiques de Victor Hugo, et s'applique également à la conduite de la pièce, au développement de l'intrigue, à la construction des personnages, à l'expression des caractères et des mœurs. On peut le vérifier à l'occasion de Marion De Lorme. Deux figures traversent toute la pièce, en s'opposant, pour ainsi dire, trait pour trait, en se contredisant parole pour parole: Saverny, noble, élégant, insouciant, gai, lumineux; Didier, sans famille, passionné, mélancolique, et comme vêtu d'ombre. Si romanesque et si artificiel que soit ce personnage de Didier, il exprime pourtant certains traits de la physionomie de Hugo lui-même; telle aventure de la première jeunesse de l'auteur, par exemple son duel à Versailles avec un garde du corps, s'est reflétée dans l'œuvre et a inspiré la scène que voici:

SAVERNY, à Didier
 
Holà! hé! l'homme au grand manteau!
L'ami! – Mon cher! —
 
A Brichanteau
 
Je crois qu'il est sourd, Brichanteau.
 
DIDIER, levant lentement la tête
 
Me parlez-vous?
 
SAVERNY
 
Pardieu! – Pour récompense honnête,
Lisez-nous l'écriteau placé sur votre tête.
 
DIDIER
 
Moi!
 
SAVERNY
 
Vous. Savez-vous pas épeler l'alphabet?
 
DIDIER, se levant
 
C'est l'édit qui punit tout bretteur du gibet,
Qu'il soit noble ou vilain.
 
SAVERNY
 
Vous vous trompez, brave homme.
Sachez qu'on ne doit pas pendre un bon gentilhomme;
Et qu'il n'est dans ce monde, où tous droits nous sont dus,
Que les vilains qui soient faits pour être pendus.
 
(Aux gentilshommes.)
 
Ce peuple est insolent!
 
(Didier en ricanant.)
 
Vous lisez mal, mon maître!
Mais vous avez la vue un peu basse peut-être.
Otez votre chapeau, vous lirez mieux. Otez!
 
DIDIER, renversant la table qui est devant lui
 
Ah! prenez garde à vous, Monsieur! vous m'insultez.
Maintenant que j'ai lu, ma récompense honnête,
Il me la faut! – Marquis, c'est ton sang, c'est ta tête!
 
SAVERNY, souriant
 
Nos titres à tous deux, certes, sont bien acquis.
Je le devine peuple, il me flaire marquis.
 
DIDIER
 
Peuple et marquis pourront se colleter ensemble.
Marquis, si nous mêlions notre sang, que t'en semble?
 
SAVERNY, reprenant son sérieux
 
Monsieur, vous allez vite, et tout n'est pas fini.
Je me nomme Gaspard, marquis de Saverny.
 
DIDIER
 
Que m'importe?
 
SAVERNY, froidement
 
Voici mes deux témoins. Le comte
De Gassé, l'on n'a rien à dire sur son compte,
Et monsieur de Villac, qui tient à la maison
La Feuillade, dont est le marquis d'Aubusson.
Maintenant êtes-vous noble homme?
 
DIDIER
 
Que t'importe?
Je ne suis qu'un enfant trouvé sur une porte,
Et je n'ai pas de nom. Mais cela suffit bien.
J'ai du sang à répandre en échange du tien!
 
SAVERNY
 
Non pas, Monsieur, cela ne peut suffire, en somme.
Mais un enfant trouvé de droit est gentilhomme,
Attendu qu'il peut l'être; et que c'est plus grand mal
Dégrader un seigneur qu'anoblir un vassal.
Je vous rendrai raison. – Votre heure?
 
DIDIER
 
Tout de suite
 
SAVERNY
 
Soit. – Vous n'usurpez pas la qualité susdite?
 
DIDIER
 
Une épée!
 
SAVERNY
 
Il n'a pas d'épée! Ah! pasque dieu!
C'est mal. On vous prendrait pour quelqu'un de bas lieu.
 
Offrant sa propre épée à Didier
 
La voulez-vous? Elle est fidèle et bien trempée.
 
L'ANGELY, fou du roi, offrant la sienne
 
Pour faire une folie, ami, prenez l'épée
D'un fou. – Vous êtes brave, et lui ferez honneur.
 
Ricanant
 
En échange, écoutez, pour me porter bonheur
Vous me laisserez prendre un bout de votre corde.
 
DIDIER, prenant l'épée
 
Soit. Maintenant Dieu fasse aux bons miséricorde!
 
BRICHANTEAU, sautant de joie
 
Un bon duel! c'est charmant!
 
SAVERNY, à Didier
 
Mais où nous mettre?
 
DIDIER
 
Sous
Ce réverbère.
 
GASSÉ
 
Allons! messieurs, êtes-vous fous?
On n'y voit pas. Ils vont s'éborgner, par saint Georges!
 
DIDIER
 
On y voit assez clair pour se couper la gorge.
 
SAVERNY
 
Bien dit.
 
VILLAC
 
On n'y voit pas!
 
DIDIER
 
On y voit assez clair,
Vous dis-je! et chaque épée est dans l'ombre un éclair!
Allons, marquis!
 
Tous deux jettent leurs manteaux, ôtent leurs chapeaux, dont ils se saluent et qu'ils jettent derrière eux. Puis ils tirent leurs épées.
SAVERNY
 
Monsieur, à vos ordres.
 
DIDIER
 
En garde!
 

C'est encore le souvenir d'un événement réel qui a suggéré au poète ce cruel dénouement du drame intitulé le Roi s'amuse. Le père de Victor Hugo avait été, pour ainsi dire, le témoin d'une très tragique aventure. C'était pendant la guerre de Vendée. Un soldat de l'armée du Rhin revenait au pays, en congé de convalescence. Aux approches de son village, il descend de la diligence, afin d'abréger le chemin. Un paysan le voit passer, l'ajuste derrière une haie, le tue, le dépouille en toute hâte. Il apporte au logis le havresac et la feuille de route du mort. Sa femme et lui sont illettrés; mais un voisin lit le papier, et leur apprend que le mort est leur fils. La mère saisit un couteau et se tue; le meurtrier va se remettre aux mains de la justice. Cette fatalité sanglante a fait tant d'impression sur l'imagination de Hugo qu'il a transporté la situation dans son roman de Notre-Dame de Paris, où la Sachette fait tuer sa fille Esméralda, et dans Lucrèce Borgia, où Gennaro est perdu par la volonté maternelle: de même dans le Roi s'amuse, Triboulet, ce père qui n'aime au monde qu'un seul être, sa fille Blanche, paiera de tout son or le coup d'épée qui la tuera.

Dans Ruy Blas, Hugo semble avoir voulu égaler les conditions les plus extrêmes, en faisant aimer un laquais par une reine, ou même avait voulu unir ces extrêmes dans une seule condition, en faisant de ce laquais le plus misérable et le plus glorieux, le plus faible et le plus héroïque des hommes. Mais ce sujet singulier est traité avec plus de dextérité de main qu'aucune pièce dramatique de Hugo; et il suffirait, pour avoir l'idée des mérites de structure de ce drame, de le réduire au scénario. Le premier acte est si vif, si promptement noué dans son exposition déjà très dramatique; le second nous présente un tableau si touchant de l'abandon de la jeune reine, il est si gracieusement romanesque dans le détail des aventures mystérieuses de l'inconnu qui risque sa vie pour apporter à l'exilée la petite fleur bleue du pays natal; le troisième offre un coup de théâtre si saisissant, quand l'arrivée de don Salluste, et les ordres qu'il donne à son valet devenu grand seigneur, éveillent le malheureux Ruy Blas de son rêve d'amour et de gloire; le quatrième, tout entier rempli par l'aventurier à la fois héroïque comme le Cid et plaisant comme Mascarille qui a nom don César, pétille d'une gaieté si vive et d'un éclat de coloris si poétique; le cinquième, où la reine pardonne au laquais qui s'est donné la mort, et verse sur lui des larmes de pitié, peut-être de tendresse, fait succéder à toute cette gaîté folle de l'acte ou, pour parler pour justement, de l'intermède précédent, des scènes si pathétiques! Il attendrit, non pas comme le dénouement du Cid, ou même comme celui d'Andromaque, mais comme la conclusion mélancolique d'un roman.

Mais ce qui fait surtout de Ruy Blas l'œuvre peut-être la plus précieuse du théâtre de Hugo, c'est le charme du style et sa splendeur toute lyrique. Comment veut-on que l'auteur des Orientales, abordant ce sujet espagnol, se retienne, et résiste à l'envie de faire étinceler son coloris, de donner à tous ses personnages des attitudes, des costumes, des physionomies à faire envie à Vélasquez?

Dans ce sujet naturellement ouvert à la fantaisie, comment cette imagination de poète, éprise d'idéal et affamée de merveilleux, n'aiderait-elle pas le fantastique à triompher? «J'habite dans la lune,» dit un des personnages du drame; le dramaturge n'est-il pas de ceux qui, «rêveurs,» «écoutent les récits».

 
Et souhaitent le soir, devant leur porte assis,
De s'en aller dans les étoiles?
 

Les drames d'Hernani et de Ruy Blas sont tout imprégnés de lyrisme: qu'est-ce que le drame des Burgraves, sinon une épopée? Les personnages, ici, prennent un caractère symbolique. Otto, Magnus et Job représentent trois siècles; l'idée féodale s'exprime et agit par leur intermédiaire; l'idée impériale, après une éclipse de tant d'années, reparaît et triomphe avec Frédéric Barberousse, et la légende, plus vraie que l'histoire, a bien raison de le ressusciter. «Je n'ai plus rien d'humain, dit Guanhumara, je suis le meurtre et la vengeance;» les prisonniers, qui la contemplent d'un regard terrifié, murmurent tout bas: «Cette esclave est la haine.» Ce drame n'est plus une lutte entre des êtres passionnés; c'est le conflit des passions mêmes.

Le cadre a les proportions légendaires du sujet. Le repaire féodal, qui retentit en même temps du cliquetis des entraves et du choc des verres, garde l'écho de douleurs plus sinistres et de fêtes plus colossales; Job, le burgrave centenaire, rappelle les jours de gloire où des convives, grands et forts autrement que ceux d'aujourd'hui, chantaient à voix retentissante,

 
Autour d'un bœuf entier posé sur un plat d'or.
 

De ces promenoirs mystérieux, qui vont se perdant dans le mur circulaire, on s'attend à voir surgir de terribles apparitions. Pourquoi ne serait-ce pas le destin qui, sous les traits et les haillons du mendiant, se dresse tout à coup au haut «du degré de six marches»?

GORLOIS, à Hatto
 
Ah! père, viens donc voir ce vieux à barbe blanche!
 
LE COMTE LUPUS, courant à la fenêtre
 
Comme il monte à pas lents le sentier! son front penche.
 
GIANNILARO, s'approchant
 
Est-il las!
 
LE COMTE LUPUS
 
Le vent souffle aux trous de son manteau.
 
GORLOIS
 
On dirait qu'il demande abri dans le château.
 
LE MARGRAVE GILISSA
 
C'est quelque mendiant!
 
LE BURGRAVE CADWALA
 
Quelque espion!
 
LE BURGRAVE DARIUS
 
Arrière!
 
HATTO, à la fenêtre
 
Qu'on me chasse à l'instant ce drôle à coups de pierre!
 
LUPUS, GORLOIS et les pages jetant des pierres
 
Va-t'en, chien!
 
MAGNUS, comme se réveillant en sursaut
 
En quel temps sommes-nous, Dieu puissant!
Et qu'est-ce donc que ceux qui vivent à présent?
On chasse à coups de pierre un vieillard qui supplie!
 
Les regardant tous en face
 
De mon temps, – nous avions aussi notre folie,
Nos festins, nos chansons… – On était jeune, enfin! —
Mais qu'un vieillard, vaincu par l'âge et par la faim,
Au milieu d'un banquet, au milieu d'une orgie,
Vînt à passer, tremblant, la main de froid rougie,
Soudain on remplissait, cessant tout propos vain,
Un casque de monnaie, un verre de bon vin.
C'était pour ce passant, que Dieu peut-être envoie!
Après, nous reprenions nos chants, car, plein de joie,
Un peu de vin au cœur, un peu d'or dans la main,
Le vieillard souriant poursuivait son chemin.
– Sur ce que nous faisions jugez ce que vous faites!
 
JOB, se redressant, faisant un pas, et touchant l'épaule de Magnus
 
Jeune homme, taisez-vous. – De mon temps, dans nos fêtes,
Quand nous buvions, chantant plus haut que vous encor,
Autour d'un bœuf entier posé sur un plat d'or
S'il arrivait qu'un vieux passât devant la porte,
Pauvre, en haillons, pieds nus, suppliant, une escorte
L'allait chercher; sitôt qu'il entrait, les clairons
Eclataient; on voyait se lever les barons;
Les jeunes, sans parler, sans chanter, sans sourire,
S'inclinaient, fussent-ils princes du saint-empire;
Et les vieillards tendaient la main à l'inconnu
En lui disant: Seigneur, soyez le bienvenu!
 
A Gorlois
 
– Va quérir l'étranger....
 
GORLOIS, rentrant, à Job
 
Il monte, monseigneur,
 
JOB, à ceux des princes qui sont restés assis
 
Debout!
 
A ses fils
 
– Autour de moi.
 
A Gorlois
 
Ici!
 
Aux hérauts et aux trompettes
 
Sonnez, clairons, ainsi que pour un roi!
 

Et dans le caveau sombre, humide, hideux, que continue la noire galerie avec ses piliers vaguement entrevus, où la lumière s'infiltre à peine par un grillage éventré, témoin de quelque antique et formidable violence, quelle tragédie peut paraître trop atroce, quel merveilleux dénouement ne semblera pas naturel?

Quel style aussi sera trop poétique, pour exprimer cette conception grandiose? Quelles paroles seront trop hautes, trop nobles, trop épiques, tombant de ces lèvres princières, et traduisant non pas les sentiments d'un être humain, mais les aspirations de tout un peuple, mais les terreurs d'un très long âge, mais les réminiscences glorieuses d'un passé «descendu derrière l'horizon?»

On comprend qu'après avoir entrevu cet idéal dramatique, et après avoir reconnu, par l'échec de sa trilogie, combien il dépassait les besoins du public et les ressources de la scène, Hugo ait renoncé aux avantages de la représentation qu'il fallait acheter par tant de sacrifices. Il y a gagné de pouvoir écrire tout un Théâtre en liberté. Et par cette dénomination je n'entends pas seulement le livre posthume qui a paru avec ce titre, mais le livre dramatique des Quatre vents de l'esprit et cette tragédie vraiment unique, d'une puissance dantesque, Torquemada.

Ceux qui mesurent au patron des pièces classiques, ou des comédies réalistes modernes, ces idylles dialoguées qui s'appellent la Grand'Mère, la Forêt mouillée, ou les Deux trouvailles de Gallus, commettent une injustice qui n'est peut-être qu'une erreur. Pour moi, en relisant cette comédie un peu délirante, Margarita, et cette tragédie condensée, Esca, la marquise Zabeth, dont chaque vers est un dard aigu, une épigramme amère et lumineuse, je me surprends à préférer dans le ciel poétique de Hugo ces étoiles reconnues les dernières et dont l'éclat est d'une si étrange pureté.

Quant à Torquemada, Hugo le regardait non sans raison comme «sa conception la plus grande.» C'est la lecture des Epîtres de saint Paul qui avait déposé dans l'esprit du poète le germe de cette œuvre imaginée dès les premières heures de l'exil et produite au grand jour, trente ans plus tard, en 1882.

De ce drame étrange et puissant une scène d'épopée se détache, pour ainsi dire, d'elle-même: c'est celle où les députés des Juifs, suivis d'une foule déguenillée, et conduite par Moïse-ben-Habib, leur grand rabbin, viennent implorer la clémence simoniaque du roi Ferdinand et de la reine Isabelle, les très chrétiens.

MOÏSE-BEN-HABIB, grand rabbin, à genoux
 
Altesse de Castille, Altesse d'Aragon,
Roi, reine! ô notre maître, et vous, notre maîtresse,
Nous, vos tremblants sujets, nous sommes en détresse
Et, pieds nus, corde au cou, nous prions Dieu d'abord,
Et vous ensuite, étant dans l'ombre de la mort,
Ayant plusieurs de nous qu'on va livrer aux flammes,
Et tout le reste étant chassé, vieillards et femmes,
Et, sous l'œil qui voit tout du fond du firmament,
Rois, nous vous apportons notre gémissement.
Altesses, vos décrets sur nous se précipitent;
Nous pleurons, et les os de nos pères palpitent;
Le sépulcre pensif tremble à cause de vous.
Ayez pitié. Nos cœurs sont fidèles et doux;
Nous vivons enfermés dans nos maisons étroites,
Humbles, seuls; nos lois sont très simples et très droites,
Tellement qu'un enfant les mettrait en écrit.
Jamais le juif ne chante et jamais il ne rit.
Nous payons le tribut, n'importe quelles sommes.
On nous remue à terre avec le pied; nous sommes
Comme le vêtement d'un homme assassiné.
Gloire à Dieu! Mais faut-il qu'avec le nouveau-né,
Avec l'enfant qui tette, avec l'enfant qu'on sèvre,
Nu, poussant devant lui son chien, son bœuf, sa chèvre,
Israël fuie et coure épars dans tous les sens?
 
Montrant l'or sur la table
 
Voici notre rançon, hélas! daignez la prendre.
O rois, protégez-nous. Voyez nos désespoirs.
Soyez sur nous, mais non comme des anges noirs;
Soyez des anges bons et doux, car l'aile sombre
Et l'aile blanche, ô rois, ne font pas la même ombre.
Révoquez votre arrêt. Rois, nous vous supplions
Par vos aïeux sacrés, grands comme les lions,
Par les tombeaux des rois, par les tombeaux des reines,
Profonds et pénétrés de lumières sereines,
Et nous mettons nos cœurs, ô maîtres des humains,
Nos prières, nos deuils, dans les petites mains
De votre infante Jeanne, innocente et pareille
A la fraise des bois où se pose l'abeille.
 
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
170 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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