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Читать книгу: «Lettres à Mademoiselle de Volland», страница 22

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LX

À Paris, le 28 septembre 1761.

Depuis plus de huit jours, je n'avais pas entendu parler de vous, et, ne faisant pas grand fonds sur votre santé, je craignais que ces occupations domestiques, qui se renouvellent sans cesse, ne l'eussent encore dérangée. Comment! vous ne pourrez jamais vous rappeler que vous n'êtes qu'un tissu de chènevottes, et qu'une huitaine de complaisances, aussi mal entendues de la part de celle qui les a que de celle qui les accorde, peut vous briser sans ressource?

Mme d'Épinay, dont vous m'avez tant de fois demandé des nouvelles, se porte assez bien. Elle me souhaite plus à la Chevrette qu'elle ne m'y attend, et elle a raison. Grimm me paraît en user bien avec elle; leur vie de campagne est tout à fait douce; ils ont peu de monde, et ils font de longues promenades…

Allons, mes amies, courage! Détruisez, purgez le monde de tous les êtres malfaisants. Je vois que vous vous êtes arrogé la toute-puissance et la souveraine justice. Pourriez-vous me dire si Morphyse vit encore? Rassurez-moi sur tous vos parents et tous vos amis; rassurez-moi sur vous-mêmes. Au premier mécontentement, au premier malentendu, celle qui gagnera l'autre de vitesse restera toute seule jusqu'au moment où, se rappelant le meurtre de tant de gens sur lesquels elle n'avait aucun droit, qu'elle a jugés sur une action, dont elle a prévenu le repentir, elle exerce l'acte de destructeur sur elle-même, monstre plus hideux qu'aucun de ceux qu'elle aurait anéantis. Voici ce que c'est. Vous trouvez que le monde va mal; vous vous mettez à la place de celui qui l'a fait et qui le gouverne, et vous réparez ses sottises… Vous jugez les actions des hommes! vous! Vous instituez des châtiments et des récompenses entre des choses qui n'ont aucun rapport; vous prononcez sur la bonté et sur la malice des êtres: vous avez lu sans doute au fond des cœurs? Vous connaissez toute l'impétuosité des passions, vous avez tout pesé dans vos balances éternelles… Êtes-vous bien sûres l'une et l'autre de n'avoir pas commis quelques actions injustes, que vous vous êtes pardonnées, parce que l'objet en était frivole, mais qui marquaient au fond plus de malice qu'un crime inspiré par la misère ou par la fureur?.. Je vous prie, mes amies, de vous défaire incessamment de votre charge de lieutenant-criminel de l'univers. Les magistrats, assistés de l'expérience, des bis, des conventions qui les contraignent quelquefois, et les autorisent à juger contre le témoignage de leur conscience, tremblent encore quand ils ont à prononcer sur le sort d'un accusé. Et depuis quand a-t-il été permis à un autre être qu'à Dieu d'être en même temps le juge et le délateur?

C'est que ce Lovelace est d'une figure charmante, qui vous plaît comme à tout le monde, et que vous en avez dans l'esprit une image qui vous séduit; c'est qu'il a de l'élévation dans l'âme, de l'éducation, des connaissances, tous les talents agréables, de la légèreté, de la force, du courage; c'est qu'il n'y a rien de vil dans sa scélératesse; c'est qu'il vous est impossible de le mépriser; c'est que vous préférez mourir Lovelace, de la main du capitaine Morden, que vivre Solmes; c'est qu'à tout prendre, nous aimons mieux un être moitié bon, moitié mauvais qu'un être indifférent. Nous espérons de notre bonheur ou de notre adresse d'esquiver à sa malice, et de profiter, dans l'occasion, de sa bonté. Croyez-vous que quelqu'un sous le ciel eût osé impunément faire souffrir à Clarisse la centième partie des injures que Lovelace lui fait? C'est quelque chose qu'un persécuteur qui, en même temps qu'il nous tourmente, nous protège contre tout ce qui nous environne et nous menace. Et puis, c'est que vous avez un pressentiment que cet homme, qui s'est endurci pour une autre, se serait adouci pour vous.

La première question n'est pas de savoir si l'homicide est un bien ou un mal; c'est ce qui est bien ou mal qui mérite punition ou récompense, grâce ou peine de mort; si celui que vous détruisez de votre autorité n'eût pas fait plus de bien au monde par une seule action, qu'il n'a jamais pu y faire de désordres. C'est que vous décidez de plusieurs choses très-obscures. Qui est-ce qui vous a dit qu'il fût permis d'ôter la vie à qui que ce soit au monde, à moins qu'on en veuille à la nôtre?.. S'il est permis de tuer pour un vol, il n'y a rien pour quoi on ne puisse tuer: on tuera pour une épingle. Si l'homicide ordonné par les lois n'était pas une convention à laquelle nous avons tous souscrit, je ne sais comment on pourrait le justifier. À quoi servent les lois, si vous vous mettez à leur place, et si vous sévissez pour des crimes inconnus? Qui est-ce qui vous justifiera aux yeux des hommes? J'ai bien peur que votre solution ne vous embarrasse que parce que vous avez fait entrer dans le problème des conditions impossibles. Restez dans la nature; ne sortez pas de votre condition; supposez l'ordre nécessaire, et vous verrez que tous vos fantômes s'évanouiront si le crime est inconnu, et que rien ne justifie votre châtiment; ne voyez-vous pas que celui qui s'arroge le même despotisme que vous peut sévir contre vous, sans blesser ni l'humanité, ni la justice, ni sa conscience, ni les lois? Appuyez sur cette réflexion, que sans mission, sans caractère, vous jugez de toute la vie d'un homme sur quelques instants. Hélas! ce malheureux que vous anéantissez pour une action, qui vous a dit qu'il n'en a pas par-devers lui plusieurs pour lesquelles vous le ressusciteriez, mieux connu de vous? Ne vous êtes vous assise sur le tribunal que pour exterminer? – Vous laissez en sûreté les gens de bien. – Mais ce n'est pas de ceux-là qu'il s'agit, c'est de la foule, qui est alternativement bonne ou mauvaise. Faites d'abord le triage de leur mérite et de leur démérite, et puis après vous prononcerez.

Votre migraine était une indigestion. Mais à quoi sert donc que vous ayez la sagesse à côté de vous, si vous faites tout ce qu'il vous plaît? Uranie, Uranie, vous oubliez votre devoir, et c'est à vous que je m'en prendrai. Ici je lui disais: Je ne veux pas que vous mangiez davantage, et elle m'obéissait. L'amitié serait-elle moins attentive ou moins absolue que l'amour?

Savez-vous comment je me suis vengé de Grimm? D'abord il a lu le volume sur les tableaux, et il l'a trouvé rempli d'idées fines et très-agréables. Pendant qu'il le lisait, je lui faisais deux autres morceaux, que je viens de lui envoyer, l'un sur les probabilités des événements, l'autre sur les avantages ou les désavantages de l'inoculation, sujets de deux mémoires que d'Alembert vient de publier avec d'autres opuscules mathématiques133. Voilà ce que j'ai fait hier en attendant impatiemment de vos nouvelles; j'ai lu en même temps un peu d'histoire. Je ne suis plus surpris de l'impression que l'histoire fait sur le Baron; elle a produit le même effet sur moi. Il n'y a pas un homme de bien sur mille scélérats, et l'homme de bien est presque toujours victime. Vous exterminez, en lisant Clarisse; moi j'exterminais de mon côté, en lisant les guerres civiles de Naples, sous Henri de Lorraine, duc de Guise. Il n'y avait guère de jour que cet homme vertueux ne fît couper la tête, et pendre par le pied. J'étais bien plus sévère que lui; combien de têtes et de pieds qu'il épargnait et que je faisais sauter et percer! En vérité, je crois que le fruit de l'histoire bien lue est d'inspirer la haine, le mépris et la méfiance avec la cruauté.

Voici la suite de l'histoire de Mlle Hus, puisque vous me la demandez. Elle donnait des fêtes à son amant; Brizard en était toujours; un certain mauvais comédien appelé Dauberval avait tenté inutilement d'en être; il était à Passy lors de l'aventure en question. On l'ignorait encore à Paris, lorsqu'il y revint; la première chose qu'il fait, c'est d'aller chez Brizard et de lui dire: «Camarade, vous ne savez pas? Mlle Hus vient de donner une fête charmante à M. Bertin; tous les amis secrets en étaient: pourquoi pas vous? Est-ce que vous êtes brouillés? » À ce propos il ajoute tous ceux qui pouvaient engager Brizard à se plaindre à Mlle Hus. Ce qui arriva. Le lendemain, Brizard s'habille; il va chez Mlle Hus. Après quelques propos vagues: «Comment vous portez-vous? Quand retournez-vous à Passy?» etc. «Mais vous ne parlez pas d'une fête charmante que vous avez donnée hier à M. Bertin; il n'est bruit que de cela.» À ces mots, Mlle Hus s'imagine que Brizard la persifle; elle se lève et lui applique deux soufflets. Brizard, fort étonné, lui saisit les mains; elle crie qu'il est un insolent qui vient l'insulter chez elle. On s'explique et il se trouve que c'est Dauberval qui est un mauvais plaisant, et Mlle Hus une impertinente qui a la main leste.

Je travaille toujours; ce sont des figures que j'explique. Les libraires ont rougi de leur dureté; je crois qu'ils m'accorderont pourtant par volume de planches le même honoraire mesquin qu'ils me font par volume de discours; si je ne m'enrichis pas, au moins je ne m'appauvrirai pas. À propos, ma bibliothèque est comme vendue; ce sont MM. Palesy, de Farges et un troisième qui la prennent134.

Mais vous ne m'avez rien dit d'un papier de Voltaire que je vous ai envoyé la dernière fois.

J'ai enfin cette tragédie allemande, et l'agréable, c'est que je ne la tiens pas de M. de Montigny. Je reçois de temps en temps la visite de deux petits Allemands; ce sont deux enfants tout à fait aimables et bien élevés. Je leur ai témoigné l'envie de connaître cet ouvrage, et ils me l'ont traduit en deux ou trois jours; je ne sais encore ce que c'est. Il est difficile qu'un ouvrage dont Grimm fait un cas surprenant ait été défiguré au point de ne pas mériter de vous être envoyé… Je vous rendrai si intéressante là-bas que je me susciterai quelque autre rivale qu'Uranie, qui nous coupera l'herbe sous le pied à tous deux. Adieu. Soyez plus sage, et vous vous porterez mieux. Vous souhaiteriez que le moine blanc et Morphyse s'entendissent: vous ne voulez donc pas revoir Paris?

LXI

À Paris, le 2 octobre 1761.

Ils sont venus à Paris précisément comme j'en sortais, et nous ne nous sommes point vus; seulement, à mon retour de la campagne, j'ai trouvé deux billets, un d'elle et l'autre de lui.

J'ai passé deux jours à Massy avec le mari et la femme135; nous nous sommes beaucoup promenés. Mme Le Breton est mille fois plus folle qu'il ne convient à son âge, à sa piété et à son caractère. Je voudrais bien savoir ce que cette femme a été dans sa jeunesse. Elle était fort liée avec une Mme de la Martillière; ainsi à la juger d'après le proverbe136 tout serait dit. Vous savez ou vous ne savez pas que je m'amuse quelquefois à jouer le passionné auprès d'elle; elle ne s'y méprend pas, ni son mari non plus, et cela donne un tour plaisant et gai à la conversation. Il commence à faire froid; hier nous étions autour d'un bon feu. Il était tait des douves d'un vieux tonneau, celle de la bonde nous présentait son ouverture tout enflammée. La vieille extravagante me dit: «Philosophe, il y a longtemps que vous sollicitez mes laveurs, voici le moment de les obtenir; tenez, allez vous purifier là, et je vous accepte.»

Ce cénobite137 est un personnage très-heureux qui s'est établi dans un coin de la basse-cour. Il boit, il mange, il s'engraisse à vue d'œil; il sort peu; je ne saurais vous dire s'il réfléchit beaucoup. Je le crois de la secte d'Épicure. Sa gaieté, au sortir de sa cellule, me donne la meilleure opinion de l'emploi qu'il y fait de son temps. Nous l'allions visiter deux fois par jour; je vous assure qu'il ne se souciait guère de nous. Quand il était très-jeune, il n'avait point de nom: je l'ai appelé Antoine ou don Antonio. C'est la fermière qui a soin de son entretien et de sa nourriture; il n'est pas difficile; ce n'est pas qu'il ne gronde souvent, mais c'est moins d'humeur que par un tour de caractère qui lui est propre. Si le reste de son histoire vous intéresse, je m'en instruirai; je suis peu curieux, je jouis des gens, sans m'informer qui ils sont ni d'où ils viennent. Un de ces jours que je témoignais à mon hôtesse de Massy combien j'étais surpris de ses inégalités, elle me fit une réponse assez singulière: «C'est, me dit-elle, ma foi, qu'il n'y a point de dévots, et qu'il n'y a que des hypocrites. On a beau, ajouta-t-elle, se mettre à genoux, prier, veiller, jeûner, joindre les mains, élever son cœur et ses yeux au ciel, la nature ne change pas, on reste ce que l'on est. Un homme prend un habit bleu, il attache une aiguillette sur sur son épaule, il suspend à son côté une longue épée, il charge de plumes son chapeau; mais il a beau affecter une démarche fière, relever sa tête, menacer du regard, c'est un lâche qui a tous les dehors d'un homme de cœur. Quand je suis réservée, sérieuse, composée, c'est que je ne suis pas moi. J'ai un air d'église, un air du monde, un air de comptoir, un air de maîtresse, voilà ma vie grimacière; ma vie réelle, mon vrai visage, mon allure naturelle, je la prends rarement, mais c'est autre chose; je la garde peu, mais alors je dis bien des sottises, et je ne m'arrête que parce qu'il me semble que j'entends encore ma mère qui me dit: Eh bien, petite fille! et puis je me renferme, et me voilà sous le voile. Quand je suis moi avec les autres, il est rare que je ne m'en repente pas à l'église. Avec tout cela les gens que j'aime le mieux, ce sont ceux avec qui je suis le plus sujette à revenir à ma malhonnêteté de nature. Quand on me gêne, je suis belle et pudique comme une grenade fichée.»

Le comte de Lauraguais a laissé là Mlle Arnould. Au lieu de se reposer voluptueusement sur le sein d'une des plus aimables filles du monde, une folle vanité l'agite et le promène de Paris à Montbard, de Montbard à Genève. Il est allé là avec un rouleau de beaux vers tout faits par un autre, mais qu'il refera à côté de Voltaire, pour lui persuader qu'ils sont de lui. C'est une singulière créature. Il s'est attaché deux jeunes chimistes. Un jour il s'éveille à quatre heures du matin, il va les éveiller dans leur grenier, il les prend dans son carrosse. Les chevaux les avaient conduits à Sèvres qu'ils n'avaient pas encore les yeux ouverts. Il les fait entrer dans sa petite maison; quand ils y sont, il leur dit: «Messieurs, vous voilà ici; il me faut une découverte, vous ne sortirez pas qu'elle ne soit faite. Adieu, je reviendrai dans huit jours; vous avez des vaisseaux, des fourneaux et du charbon; on vous nourrira; travaillez.» Cela dit, il referme la porte sur eux et le voilà parti. Il revient, la découverte s'est faite, on la lui communique, et au même instant le voilà convaincu qu'elle est de lui; il s'en vante; il est tout fier, même vis-à-vis de ces deux pauvres diables à qui elle appartient, qu'il traite avec mépris comme des sots, et qu'il fait mourir de faim. Encore, s'il disait: Vous avez du génie et point d'argent; moi j'ai de l'argent, et je veux avoir du génie, entendons-nous; vous aurez des culottes et j'aurai de la gloire.

Je ne sortirai point de Paris en automne. Les ennuis succèdent aux ennuis. J'use mes yeux sur des planches hérissées de chiffres et de lettres, et, au milieu de ce pénible travail, la pensée amère que des injures, des persécutions, des tourments, des avanies en seront le fruit; cela n'est-il pas agréable? L'ami Grimm aura beau prêcher, il n'en sera ni plus ni moins; je ne saurais plus me repaire de fumée. Un repos délicieux, une lecture douce, une promenade dans un lieu frais et solitaire, une conversation où l'on ouvre son cœur, où l'on se livre à toute sa sensibilité, une émotion forte qui amène des larmes sur le bord des paupières, qui fait palpiter le cœur, qui coupe la voix, qui ravit d'extase, soit qu'elle naisse ou du récit d'une action généreuse, ou d'un sentiment de tendresse, de la santé, de la gaieté, de la liberté, de l'oisiveté, de l'aisance: le voilà, le vrai bonheur, je n'en connaîtrai jamais d'autre. Il faut seulement jeter les yeux à quelques lieues de soi, prévoir le moment où les yeux de ma petite fille s'ouvriront, où sa gorge s'arrondira, où sa gaieté tombera, où elle commencera à devenir soumise, où il s'élèvera dans ses sens un trouble inconnu, dans son cœur un je ne sais quel désir. Ce sera alors aussi le temps des rêves pendant la nuit, des soupirs étouffés, des regards furtifs sur les hommes pendant le jour, et celui de partager ma petite fortune en deux. Il faudra que ce que je lui en céderai suffise à son aisance, et que ce qui m'en restera suffise à la mienne. Adieu, mes bonnes amies. Disputez bien sur Clarisse. Soyez sûres que c'est vous qui sentez juste. Morphyse a une ou deux vues de côté qui la font dire tout de travers. Je vous embrasse de toute mon âme. Les sentiments de tendresse et d'amitié que vous m'avez inspirés font et feront à jamais la partie la plus douce de mon bonheur.

LXII

À Paris, le 7 octobre 1761.

J'attendais avec impatience ce numéro 32. Je craignais que votre complaisance ne vous eût conduite, soit à la promenade, soit au loin, et que vous n'eussiez été incommodée de ces premiers froids. L'hiver nous rend visite en automne… Tout est raccommodé; cela s'est fait comme vous le désiriez, mais par hasard, sans que nous nous en soyons mêlés ni l'un ni l'autre… Mes amies, évitons toute notre vie la logique des ingrats. Vous n'avez oublié aucune des conditions qui vous dispensent de la gratitude, mais pas un seul mot de celles qui l'exigent. Il ne s'agit pas de votre rôle seulement, mais il faut aussi considérer celui du bienfaiteur. Je vous demande à présent ce qu'il s'est proposé. À-t-il voulu vous servir? À-t-il voulu vous obliger? Vous a-t-il fait un sacrifice? Vous a-t-il préférée? S'est-il donné du soin, privé de quelque chose? Vous a-t-il distinguée d'une indifférente? S'est-il montré votre serviteur, votre ami? Et qu'importe si, par des vues particulières qu'il ignorait, et qu'il devait ignorer, comme l'aversion que vous aviez pour son attachement, le mépris que vous faisiez de sa personne, il vous vexait au lieu de vous obliger? Si c'est un méchant qui se venge pour un bienfait, haïssez-le; si c'est un homme officieux qui vous sert, plaignez-vous des circonstances qui vous fient malgré vous à un méchant; mais reconnaissez le bienfait. Il y a deux sortes d'amis: les uns qui sont de notre choix; c'est l'estime, la vertu, la conformité de caractère, tout ce qui inspire le respect, la confiance, la vénération, tout ce qui constitue la sympathie entre d'honnêtes gens, qui nous les concilie. Ce sont deux instruments que Nature avait accordés à l'unisson. Ils se sont trouvés l'un près de l'autre; les cordes du premier ont été pincées, et les cordes du second ont frémi. Ils ont senti en même temps la douceur intime et délicieuse de ce frémissement; ils se sont approchés, ils se sont touchés, ils se sont unis: cela s'est fait en un instant. Il y a des amis que le hasard nous donne; nous les tenons de tout ce qui se renferme sous le mot de nécessités de la vie. Vous tombez au fond d'une rivière, un scélérat se met à la nage et vous conserve la vie au péril de la sienne. Voilà, sinon un ami, du moins un bienfaiteur que la circonstance vous donne. Que ferez-vous de cet homme? Son caractère ne sera point un reproche pour vous; mais vous exemptera-t-il de la reconnaissance? Même dans la supposition qu'ennuyée de la vie vous vous fussiez jetée dans la rivière, il ne sait pas que vous vouliez périr, et, parce qu'il l'ignorait, fallait-il qu'il demeurât spectateur oisif et tranquille de votre péril? Qu'a fait votre père pour vous? Comparez-le avec ce que ce scélérat a fait de son côté. En voilà là-dessus bien plus qu'il n'en faut. Suppléez le reste… Les libertins sont bien venus dans le monde, parce qu'ils sont inadvertants, gais, plaisants, dissipateurs, doux, complaisants, amis de tous les plaisirs; c'est qu'il est impossible qu'un homme se ruine sans en enrichir d'autres; c'est que nous aimons mieux des vices qui nous servent en nous amusant, que des vertus qui nous rabaissent en nous chagrinant; c'est qu'ils sont remplis d'indulgence pour leurs défauts, entre lesquels il y en a aussi que nous avons; c'est qu'ils ajoutent sans cesse à notre estime par le mépris que nous faisons d'eux; c'est qu'ils nous mettent à notre aise; c'est qu'ils nous consolent de notre vertu par le spectacle amusant du vice; c'est qu'ils nous entretiennent de ce que nous n'osons ni parler ni faire; c'est que nous sommes toujours un peu vicieux; c'est qu'ordinairement les libertins sont plus aimables que les autres, qu'ils ont plus d'esprit, plus de connaissance des hommes et du cœur humain; les femmes les aiment, parce qu'elles sont libertines. Je ne suis pas bien sûr que les femmes se déplaisent sincèrement avec ceux qui les font rougir. Il n'y a peut-être pas une honnête femme qui n'ait eu quelques moments où elle n'aurait pas été fâchée qu'on la brusquât, surtout après sa toilette. Que lui fallait-il alors? Un libertin. En un mot, un libertin tient la place du libertinage qu'on s'interdit: et puis ils sont si communs que, s'il fallait les bannir de la société, les dix-neuf vingtièmes des hommes et des femmes en seraient réduits à vivre seuls. On les reçoit, parce qu'on ne veut pas trouver les portes fermées. On est, on a été, et peut-être un jour sera-t-on libertin. Que cela soit ou non, on a été tenté de l'être. À tout hasard, une femme est bien aise de savoir que, si elle se résout, il y a un homme tout prêt qui ménagera sa vanité, son amour-propre, sa vertu prétendue, et qui se chargera de toutes les avances. C'est trop peu de la violence même qu'on souhaite pour excuse. Presque tous les libertins sont galants, orduriers, et cætera. J'entends, vous approuvez mes sentiments par leur conformité avec ceux d'Uranie; cela est moins obligeant pour moi que pour Uranie, dont la façon de penser n'a pas besoin auprès de vous de mon autorité.

Mlle Arnould? Eh bien! Mlle Arnould a renvoyé, chez M. de Lauraguais, chevaux, équipages, vaisselle d'argent, bijoux, linge, en un mot tout ce qu'elle avait à son amant. Cela me déplaît plus que je ne saurais vous le dire. Cette fille a deux enfants de lui; cet homme est de son choix; il n'y a point eu là de contrainte, de convenance, aucun de ces motifs qui forment les engagements ordinaires. S'il y eut jamais un sacrement, c'en fut un; d'autant plus qu'il n'est pas dans la nature qu'un homme n'épousera qu'une femme. Elle oublie qu'elle est mariée. Elle oublie qu'elle est mère. Ce n'est plus un amant, c'est le père de ses enfants qu'elle quitte. Mlle Arnould n'est à mes yeux qu'une petite gueuse. Elle a été se plaindre chez M. de Saint-Florentin que le comte l'avait menacée de l'empoisonner. À peine était-il sorti de Paris qu'il était suivi d'une lettre qui lui annonçait sa rupture138. À peine cette lettre était-elle partie, qu'elle s'arrangeait avec M. Bertin, et qu'elle signait les articles de sa nouvelle prostitution139. Je suis enchanté de m'être refusé à sa connaissance.

Et Mlle Hus? M. Bertin, en la quittant, lui a laissé tout ce qu'elle avait à elle. Il a fait mieux, il lui a fait demander l'état de ses dettes, qu'elle a enflées jusqu'à une somme exorbitante; M. Bertin a payé sans discussion. Je ne sais pourquoi je vous entretiens de toutes ces misères-là.

Mme d'Épinay est à Paris. J'ai soupé hier au soir avec elle, Grimm et l'ami Saurin, qui avait de la gaieté et de l'embonpoint. Cependant l'histoire de sa chère moitié est publique. Il n'est question que de l'entant. Le problème, c'est de savoir si on lui en fera confidence ou non. Nous devions aller, Grimm, son ami et moi, passer quelques jours au Grandval; c'est une partie rompue par l'indisposition de Mme d'Esclavelles, mère de Mme d'Épinay, raison qui la rappelle à la Chevrette. Cependant nous partirons, Grimm, d'Alinville, Saurin et moi, le matin, et nous serons revenus le soir. Notre voyage sera gai. Je vous prie, mon amie, de parler à M. Vialet de ses ardoisières comme d'une chose importante pour moi. S'il ajoutait à ce service de la célérité, il en doublerait le mérite. Il me faut planches et discours. Vous pouvez beaucoup sur lui; servez-moi, mettez-vous en quatre à cette affaire. Dites à M. Vialet qu'il a une bonne et sûre connaissance dans l'abbé Le Bossu que j'ai vu chez d'Alembert.

C'est une petite veuve du faubourg qui est venue demander à dîner à ma femme. En dînant, je disais à cette petite veuve: «Que faites-vous de votre veuvage? – Hélas! presque rien. – Est-ce que vous ne vous remarierez pas? – Je n'en sais rien. – Quoi! point d'amoureux! – Oh! pardonnez-moi, j'en ai vraiment deux: l'un est un philosophe de chien qui donne dans le respect très-humble à périr; je m'en déferai, à ce que je crois; je veux quelque chose qui me fesse plaisir. – L'autre? – L'autre, il n'y a qu'à le laisser aller, il va tout seul – Et qu'en ferez-vous de celui-ci? – Je le garderai un certain temps, et puis après j'en ferai ce qu'on fait de certaines bêtes venimeuses qu'on écrase sur la piqûre qu'elles ont faite, pour en guérir.» Cela est plaisant, qu'en dites-vous? Eh bien! quelle impression croyez-vous que ce mot ait faite sur ma dévote de femme? Elle en a ri à gorge déployée, par la raison que l'image du libertinage ne déplaît pas même aux femmes vertueuses. Adieu, mes amies, mes tendres, mes uniques amies. Tout ce que je vois, tout ce que j'entends, tout ce que j'apprends ajoute à l'estime, à la tendresse que je vous porte. Vous me dégoûtez de tout. Adieu, adieu. Damilaville crie comme un fou que je retarde le commissionnaire qui porte la lettre à la poste.

133.Voir ces deux morceaux, t. IX, p. 192 et 207.
134.Ce marché ne se réalisa pas. Ce ne fut qu'on 1765 que Diderot vendit sa bibliothèque à l'impératrice Catherine.
135.Avec Le Breton et avec sa femme.
136.Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es.
137.Un porc de la ferme de Massy.
138.Voici cette lettre telle qu'elle est rapportée dans les Mémoires de Favart, t. I, p. 195: «Monsieur mon cher ami, vous avez fait une fort belle tragédie, qui est si belle que je n'y comprends rien, non plus qu'à votre procédé. Vous êtes parti pour Genève afin de recevoir une couronne de lauriers du Parnasse de la main de M. de Voltaire; mais vous m'avez laissée seule et abandonnée à moi-même; j'use de ma liberté, de cette liberté si précieuse aux philosophes, pour me passer de vous. Ne le trouvez pas mauvais: je suis lasse de vivre avec un fou qui a disséqué son cocher, et qui a voulu être mon accoucheur dans l'intention sans doute de me disséquer aussi moi-même. Permettez donc que je me mette à l'abri de votre bistouri encyclopédique.»
139.Voir sur les démêlés de Sophie et de Lauraguais la deuxième édition du charmant livre de MM. E. et J. de Goncourt: Sophie Arnould d'après sa correspondance et ses mémoires inédits.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
760 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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