Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Lettres à Mademoiselle de Volland», страница 14

Шрифт:

XLIII

Le 8 octobre 1760.

Je pars demain pour aller au Grandval passer le reste de l'automne. Je ne saurais vous dire, chère amie, combien il m'en coûte pour m'arracher d'ici. Si cette force que les philosophes appellent d'inertie est commune à tous tes êtres, j'en ai ma bonne part. Comment vos lettres me parviendront-elles? Comment recevrez-vous tes miennes? Quel circuit! Je me rendais ici les mardi, jeudi, dimanche au soir; je vous lisais et je vous répondais sur-le-champ: cela était assez commode: mais il n'y a pas moyen de rester. J'aurais l'air d'abandonner Mme d'Aine, qui m'a si bien accueilli tes vacances passées. Je ne suis bien avec moi-même que quand je fais ce que je dois. J'irai donc demain, jour de ma fête, où l'on ne m'attend peut-être plus et où l'on médit de moi. Vous savez que j'ai quelque affaire à l'Hôtel des Fermes; j'y ai été appelé ce matin; et par occasion je me suis rendu rue des Vieux-Augustins. J'ai demandé Mlle Boileau; elle venait de partir pour Argenteuil avec M. Berger. J'ai laissé chez le portier un billet pour elle. On m'a dit que Mme de Solignac était arrivée; je ne l'ai point vue, mais je me suis fait écrire pour monsieur qui était absent. Le portier, à qui j'ai demandé si M. de Villeneuve y était, m'a répondu que oui, et même seul. J'ai été tenté de monter; et puis je me suis dit: Pourquoi monter? et, ne sachant que me répondre, je m'en suis allé. Vous savez apparemment qu'il déloge le 15 de ce mois et qu'il va demeurer rue Sainte-Anne. C'est le portier qui m'a bavardé cela. Vous m'avez fait faire connaissance plus intime que jamais avec M. Damilaville. J'ai soupé plusieurs fois avec lui; c'est un homme de bien. Hier, comme je m'en revenais de chez lui à minuit, par le plus affreux temps du monde, d'abord j'ai vu, rue des Boucheries, des amants qui se disaient des douceurs de fort près, au coin d'une porte, à minuit, le ciel fondant en eau; cela m'a fort édifié! Arrivé à ma porte, Jeanneton appelée, en attendant qu'elle descendît, mon fiacre m'a dit qu'un hôtel qui fait le coin de la rue des Saints-Pères, à côté de chez moi, habité par M. de Bacqueville, était en feu; et le tocsin qui sonnait de tous côtés m'a confirmé qu'il disait vrai. Le feu y était depuis midi; et aujourd'hui, quand j'ai passé sur le quai, il n'était pas encore éteint; une grande aile de l'hôtel a été brûlée. Ce M. de Bacqueville était un fou, car il n'est plus. D'abord, il n'a pas voulu ouvrir ses portes, menaçant le premier qui mettrait le pied dans sa cour de lui brûler la cervelle d'un coup de pistolet. Il a cru qu'il n'y avait plus rien; et, sur les cinq heures, il s'en est allé à l'Opéra. Là, on est venu l'avertir que l'incendie s'était renouvelé, et il a répondu: «Eh bien, ce sera une maison de brûlée; qu'on me laisse en repos.» Après le spectacle, dont il n'a pas perdu un moment, il s'en est allé chez lui; on voulait l'empêcher d'entrer; inutilement; il disait qu'il se souciait fort peu que ses meubles fussent brûlés, qu'il en achèterait d'autres; moins encore que son or ou son argent fussent fondus, qu'on les retrouverait en lingots dans les décombres; mais qu'il fallait qu'il sauvât ses papiers. «Mais, monsieur, vous périrez. – Je ne périrai point; ma maison a des détours qui ne sont connus que de moi et par lesquels je m'échapperai. Si on ne me voit pas revenir, qu'on n'en soit pas inquiet; je serai avec mes papiers dans un de mes caveaux. On a visité les caveaux. On y a bien trouvé les papiers, mais point l'homme. Il se faisait une joie de tromper son fils.» Le coquin, disait-il, me croira brûlé; il en sera au comble de la joie; il attend ma mort, et je me fais un plaisir de lui apparaître au moment où il s'y attendra le moins.» On raconte de cet homme cent folies; on dit qu'il a fait séduire sa femme par un de ses amis qui devait se laisser surprendre en flagrant délit avec elle: ce qui s'est fait. Eh conséquence la pauvre femme a été enfermée. On dit qu'il avait fait pendre un cheval vicieux dans son écurie, pour servir d'exemple aux autres. On dit qu'ayant voulu faire l'essai d'une machine à voler dans l'air qu'il avait inventée, il s'était cassé une cuisse: au demeurant, c'était un vilain avare, très-riche et qui a vécu jusqu'à quatre-vingts ans.

L'indisposition de ma fille est un mal de gorge accompagné d'une fièvre intermittente. Cela va mieux, point de fièvre aujourd'hui; s'il y a fièvre demain, elle sera saignée. Adieu, mon amie, souvenez-vous quand vous serez arrivée, quatre ou cinq jours après, de me donner le baiser que j'aurais reçu; je ne veux pas le perdre. Toujours commémoration de moi à madame votre mère et à madame votre sœur.

Voilà cette lettre, vraie ou supposée, du roi de Prusse au marquis d'Argens qui fait ici tant de bruit. Il est sûr qu'elle est de son style; mais cette preuve suffira-t-elle contre un grand nombre d'autres qui semblent constater la supposition85? Si vous faites de la politique, voilà un excellent sujet.

Je ne saurais m'en aller. Si je restais demain jusqu'au soir, j'aurais une lettre de vous. Combien ce voyage me peine! Adieu. Ma première sera datée du Grandval, et peut-être sera-t-elle un peu moins vide que les précédentes, grâce à la compagnie que je vais trouver.

P. S. On reconnaîtra peut-être à l'écriture d'où vient cette lettre du roi de Prusse, et peut-être que le cœur en palpitera.

Il est certain que, sans m'en parler, il est enchanté de trouver de petites occasions de lui faire sa cour.

Il ne sait pas combien elle est fière, haute, difficile, capricieuse, peu sensible, peu passionnée, et tout le mal qu'il se prépare.

J'aimerais autant me prendre d'un sylphe ou d'un ange ou d'une idée honnête.

XLIV

Au Grandval, le 13 octobre 1760.

Pourquoi n'entends-je plus parler de vous? Ah! mon amie, la chère sœur est à côté de vous; vous m'oubliez; vous me négligez!

Je suis parti jeudi dans l'après-midi, pour me rendre au Grandval; je l'avais bien deviné, qu'on ne m'y attendait plus et qu'on y médisait de moi; on en a été d'autant plus content de me voir.

«Eh! vous voilà, philosophe, j'en suis enchantée. Venez, que je vous baise; je ne suis plus jeune, mais je me porte bien et je ne suis pas toujours bon.» Ce je ne suis pas toujours bon est bien méchamment dit. Vous comprenez que c'est Mme d'Aine qui a dit comme cela.

Le Baron et le père Hoop sont descendus et m'ont embrassé. D'abord nous avons parlé tous à la fois, comme il arrive quand il y a du temps qu'on ne s'est vu, qu'on est bien aise de se retrouver, et qu'on a l'empressement de se le témoigner.

Mme d'Holbach était à son métier; je me suis approché d'elle. Oh! qu'elle était belle! le beau teint! la belle santé! et puis, quel vêtement! C'est une coiffure en cheveux avec une espèce d'habit de marmotte d'un taffetas rouge, couvert partout d'une gaze à travers la blancheur de laquelle on voit percer, çà et là, la couleur de rose… «Vous revenez de la Chevrette? – Oui, madame. – Vous vous y êtes amusé? – Oui, madame, assez. – Aussi, vous y êtes resté longtemps? – M. Grimm et Mme d'Épinay m'ont retenu un jour, et puis encore un jour, et puis de jour en jour on touche au bout de la semaine. – En attendant que vous vinssiez, maman en a fait de bons contes. – Cela se peut, madame; mais ce sont des contes. – Pourquoi? Je n'entends pas. – Vous n'entendez pas qu'il y a des choses sacrées dans ce monde? – Eh! oui, a-t-elle ajouté en baissant les yeux et en souriant avec malice, et dont il est bien de se tenir à quelque distance.» Voilà de ces mots qu'elle a appris de M. Le Roy. Entendez-vous celui-là? Le reste de la soirée s'est passé à m'installer; la matinée d'hier à prendre du thé et à arranger mon atelier; car j'ai apporté ici beaucoup d'ouvrages en me doutant bien que je ne ferai rien. Le Baron et M. d'Aine s'en sont allés à Gros-Bois dîner chez l'ancien ministre Chauvelin; nous avons été fort gais sans eux.

Il a beaucoup plu la nuit du vendredi au samedi, beaucoup encore la matinée du samedi; la terre était molle, et nos dames ont mieux aimé demeurer à la maison que de s'exposer à laisser leurs souliers dans la glaise et à revenir pieds nus. Nous nous sommes donc promenés seuls, le père Hoop et moi, depuis trois heures et demie jusqu'à six. Cet homme me plaît plus que jamais. Nous avons parlé politique. Je lui ai fait cent questions sur le parlement d'Angleterre. C'est un corps composé d'environ cinq cents personnes. Le lieu où il tient ses séances est un vaste édifice; il y a six à sept ans que l'entrée en était ouverte à tout le monde et que les affaires les plus importantes de l'État s'y discutaient sous les yeux même de la nation assemblée et assise dans de grandes tribunes, élevées au-dessus de la tête des représentants86. Croyez-vous, mon amie, qu'un homme osât en face de tout un peuple proposer un projet nuisible ou s'opposer à un projet avantageux, et s'avouer publiquement méchant ou stupide? Vous me demanderez sans doute pourquoi les délibérations se font aujourd'hui à porte fermée: «C'est, me répondit le père Hoop (car je lui fis la même question), qu'il y a je ne sais combien d'affaires dont le succès dépend du secret et qu'il était impossible qu'il fut gardé. Nous avons, ajouta-t-il, des hommes qui possèdent une écriture abrégée et dont la plume devance la plus grande volubilité de la parole87. Les discours des Chambres paraissent ici et en pays étranger, mot pour mot, comme ils avaient été tenus. Cela était d'un grand inconvénient.»

La politique et les mœurs se tiennent par la main, et conduisent à une infinité de textes intéressants sur lesquels on ne finit point.

À propos du bonheur de la vie, je lui ai demandé quelle était la chose qu'il estimait le plus dans ce monde. Après un petit moment de réflexion: «Celle qui m'a toujours manqué, m'a-t-il dit, la santé. – Et le plus grand plaisir que vous ayez goûté? – Je le sais; mais pour l'expliquer, il faut que je vous entretienne de ma famille. Nous sommes deux frères et trois sœurs. En Écosse, comme en quelques provinces de France, la loi absurde assure tout à l'aîné; mon aîné fut la coqueluche de mon père et de ma mère; c'est-à-dire qu'ils mirent tout en œuvre pour en faire un mauvais sujet, et ils ne réussirent que trop bien. Ils le marièrent le plus tôt et le plus richement qu'ils purent; ils se dépouillèrent en sa faveur de tout ce qu'ils avaient. Mais cet enfant mal né et mal élevé les fit bientôt repentir de l'indépendance totale où ils avaient eu la faiblesse de le mettre. Il leur manqua de respect, les traita durement, s'ennuya d'eux, les fit souffrir, et contraignit son bon vieux père et sa bonne vieille mère à abandonner leur maison, emmenant avec eux leurs filles, et ayant à peine de quoi se nourrir, bien loin d'avoir de quoi marier ces filles déjà grandes; leur frère avait encore arrangé les affaires de manière qu'on n'en pouvait même exiger leur dot. Le dessein à tous ces malheureux était de sortir d'Édimbourg et d'aller cacher en Castille leur misère et l'ingratitude de leur fils. Cependant la mélancolie, qui m'a promené presque dans toutes les contrées du monde, m'avait conduit à Carthagène. Ce fut là que j'appris le désastre et la détresse de mes parents. Je tâchai de les consoler et de les tranquilliser pour le présent et sur l'avenir. Je vendis le peu que j'avais et je leur en envoyai le prix. Jetant ensuite les yeux sur les fortunes rapides qui se faisaient autour de moi, je me mis à commercer; je réussis: en moins de sept ans, je fus riche. Je me hâtai de revenir; je rétablis mes parents dans l'aisance; je châtiai mon frère, je mariai mes sœurs, et je fais, je crois, l'homme le plus heureux qu'il y eût au monde.»

En achevant ce récit, il avait l'air fort touché. «Mais à quoi, lui demandai-je, avez-vous employé les premières années de votre jeunesse? – A l'étude de la médecine, me répondit-il. – Mais pourquoi n'avez-vous pas suivi cet état? – Parce qu'il fallait ou rester ignoré dans la foule, ou faire le charlatan pour en sortir. – Il est bien dur de renoncer à son état, après en avoir fait tous les frais. – Il est bien plus dur de ramper, de languir dans l'indigence, ou de fourber.»

Cette conversation nous conduisit aux moyens les plus sûrs de s'enrichir. Je lui disais que pour devenir quelque chose dans la suite il fallait se résoudre à n'être rien d'abord: et à ce propos, je me rappelai celui que j'avais tenu à un jeune ambitieux qui ne savait par où débuter. – Vous savez lire? lui dis-je. – Oui – Écrire? – Oui – Un peu calculer? – Oui – Et vous voulez être riche à quelque prix que ce soit? – À peu près. – Eh bien, mon ami, faites-vous secrétaire d'un fermier général.»

Voilà, ma bonne amie, notre causerie: elle vous amusait l'an passé; pourquoi vous ennuierait-elle cette année?

Après l'étude, ce qui lui avait plu davantage c'étaient les voyages; il voyagerait encore à l'âge qu'il a. Pour moi, je n'approuve qu'on s'éloigne de son pays que depuis dix-huit ans jusqu'à vingt-cinq. Il faut qu'un jeune homme voie par lui-même qu'il y a partout du courage, des talents, de la sagesse et de l'industrie, afin qu'il ne conserve pas le préjugé que tout est mal ailleurs que dans sa patrie; passé ce temps, il faut être à sa femme, à ses enfants, à ses concitoyens, à ses amis, aux objets des plus doux liens. Or, ces liens supposent une vie sédentaire. Un homme qui passerait sa vie en voyage ressemblerait à celui qui s'occuperait du matin au soir à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier, examinant tout ce qui embellit ses appartements, et ne s'asseyant pas un moment à côté de ceux qui les habitent avec lui.

Voilà en gros notre promenade; si vous en exceptez une anecdote polissonne qui s'est glissée, je ne sais comment, tout à travers de choses assez sérieuses.

Il faisait un cours d'accouchement chez un homme célèbre appelé Grégoire88. Ce Grégoire croyait sérieusement qu'un enfant qui mourait sans qu'on lui eût jeté un peu d'eau froide sur la tête, en prononçant certains mots, était fort à plaindre dans l'autre monde; en conséquence, dans tous les accouchements laborieux, il baptisait l'enfant dans le sein de la mère; oui, dans le sein de la mère. Or savez-vous comment il s'y prenait? D'abord il prononçait la formule: Enfant, je te baptise; puis il remplissait d'eau sa bouche qu'il appliquait convenablement, soufflant son eau le plus loin qu'il pouvait; en s'essuyant ensuite les lèvres avec une serviette, il disait: «Il n'en faut que la cent millième partie d'une goutte pour faire un ange.»

Le Baron et Mme d'Aine sont rentrés presque en même temps que nous. Le piquet s'est fait. Nous avons bien soupé. Après souper, encore un peu de causerie, et puis bonsoir.

Je ne vous ai pas dit qu'avant de quitter Paris j'ai vu l'ami Gaschon. Dieu! combien nous avons parlé de la mère et des deux filles! Vous auriez été trop aise d'être derrière la tapisserie et de nous entendre. Ô mon amie! conservez toujours la franchise de votre caractère; augmentez-la s'il se peut, afin que vous ayez la confiance, l'estime et la vénération de tous ceux qui vous entourent. Que si vous veniez jamais à disparaître d'au milieu d'eux, ils soient vains de vous avoir connue: qu'ils s'entretiennent longtemps de vous; qu'ils s'en entretiennent toujours avec éloge et regret; et qu'ils ajoutent: Eh bien! le philosophe Diderot fut, de tous les hommes qui eurent le bonheur de la connaître, celui qu'elle aima le plus.

J'ai chargé M. Gaschon de faire ma paix avec Mlle Boileau, et il m'a promis d'y mettre tout son savoir. L'affaire avec M. Bouret est au même point. J'ai eu beaucoup de plaisir à l'entendre donner au diable tous ces gens à fausses protestations. Il ne fera pas le voyage d'Isle; il m'a dit qu'il s'en était accusé auprès de madame votre mère. Voilà tout ce que j'ai fait depuis que je n'ai entendu parler de vous. D'où vient donc ce silence? Votre sœur remplit-elle si exactement les moments que vous dérobez à votre mère que vous ne puissiez plus m'en donner un seul!

Je ne sais quand cette lettre vous parviendra; cependant je vous écris toujours. Voici l'arrangement que j'ai pris avec Damilaville. Votre lettre reçue, il l'adressera à un de ses subalternes à Charenton. Ce subalterne remportera ma réponse qu'il mettra à la poste à Charenton pour Paris, à l'adresse de Damilaville, qui la contre-signera à l'adresse de M. Gillet. Voilà bien des allées et bien des venues. Si j'étais à Paris, je vous lirais à l'heure qu'il est, je vous répondrais; demain ma réponse serait à la boîte, et dans trois jours d'ici vous l'auriez.

Adieu, ma tendre amie. Si vous ne recevez pas de mes nouvelles avec toute l'exactitude que vous désirez, gardez, gardez-vous bien de m'accuser de négligence. Et qu'ai-je de mieux à faire que de m'entretenir avec vous, et que de vous ouvrir mon cœur? Adieu, adieu.

XLV

Au Grandval, le 15 octobre 1760.

Des pluies continuelles nous tiennent renfermés. Mme d'Holbach s'use la vue à broder; Mme d'Aine digère étalée sur des oreillers; le père Hoop, les yeux à moitié fermés, la tête fichée sur ses deux épaules, et les mains collées sur ses deux genoux, rêve, je crois, à la fin du monde. Le Baron lit, enveloppé dans une robe de chambre et renforcé dans un bonnet de nuit; moi, je me promène en long et en large, machinalement. Je vais à la fenêtre voir le temps qu'il fait, et je crois que le ciel fond en eau, et je me désespère… Est-il possible que j'aie déjà vécu près de quinze jours sans avoir entendu parler de vous? Ne m'avez-vous point écrit? ou Damilaville a-t-il oublié nos arrangements? ou ce subalterne qui devait recevoir vos lettres à Charenton, me les apporter ici, et prendre les miennes, serait-il arrêté par les mauvais temps? C'est cela. Quand il s'agit d'accuser les dieux ou les hommes, c'est aux dieux que je donne la préférence. Il y a près de deux lieues d'ici à Charenton; les chemins sont impraticables; et le ciel est si incertain qu'on ne peut s'éloigner pour une heure, sans risquer d'être noyé. Cependant je suis très-maussade; c'est Mme d'Aine qui me le dit à l'oreille. Les sujets de conversation qui m'intéresseraient le plus, si j'avais l'âme satisfaite, ne me touchent presque pas. Le Baron a beau dire: «Allons donc, philosophe, réveillez-vous», je dors. Il ajoute inutilement: «Croyez-moi; amusez-vous ici, et soyez sûr qu'on s'amuse bien ailleurs sans vous.» Je n'en crois rien. Comme il n'y a rien à tirer de moi, le voilà qui s'adresse au père Hoop. « Eh bien, vieille momie, que ruminez-vous là? – Je rumine une idée bien creuse. – Et cette idée, c'est? – C'est qu'il y a eu un moment où il n'a tenu à rien que l'Europe ne vît un jour le souverain pontificat et la royauté réunis dans la même personne et ne soit retombée à la longue sous le gouvernement sacerdotal – Quand, et comment cela? – Ce fut lorsqu'on délibéra si l'on permettrait ou non aux prêtres de se marier. Les Pères du Concile de Trente, attachés à de misérables petites vues de discipline ecclésiastique, étaient bien loin de sentir toute l'importance de cette affaire. – Ma foi, je ne la sens pas plus qu'eux. – Écoutez-moi. Si l'on eût permis aux prêtres de se marier, n'est-il pas certain que le souverain marié eût pu se faire ordonner prêtre? Et croyez-vous que, fatigué des embarras continuels que les chefs du clergé donnent partout aux souverains, aucun d'entre eux ne se fût avisé de les terminer en réunissant en sa personne la puissance ecclésiastique à la puissance civile? et si cet exemple eût été donné une fois, croyez-vous qu'il n'eût pas été suivi? – C'est-à-dire, père Hoop, que le roi aurait dit la messe et fait le prône? – Oui, madame, tout comme un autre. Le souverain ordonné eût fait ordonner son fils; les princes du sang se seraient fait ordonner eux et leurs enfants. Vous verriez aujourd'hui tous les grands engagés dans les ordres; la nation divisée en deux classes: l'une noble et l'autre sacerdotale, qui aurait rempli les fonctions importantes de la société, et qui aurait attiré vers elle le respect que l'on doit à la dignité, à la naissance et aux talents; l'autre imbécile, stupide, esclave, avilie, qui aurait été condamnée aux travaux mécaniques et que la double autorité des lois et de la superstition aurait tenue sans cesse courbée sous le joug. Bientôt la science se serait retirée dans le sein des familles nobles et sacerdotales; pontifes et juges de la nation, les grands auraient encore été ses médecins, ses astronomes, ses théologiens, ses jurisconsultes, ses historiens, ses poètes, ses géomètres, ses chimistes, ses naturalistes, ses musiciens. Jaloux de la lumière qu'ils n'auraient pas manqué d'envier à la multitude, ils n'auraient trouvé de moyen plus sûr de la réserver à leurs enfants que par la langue secrète et l'écriture sacrée; l'hiéroglyphe aurait reparu avec le silence et le mystère des collèges anciens; l'imbécillité nationale s'accroissant avec le temps, l'hiéroglyphe, qui n'eût été dans le commencement qu'un symbole, serait devenu une idole pour le peuple, qui serait descendu peu à peu dans les absurdités de la superstition égyptienne, et Dieu sait quand il en serait sorti. Il y a des révolutions qui ont eu des causes moins importantes et des suites plus étranges. Quoi qu'il en soit, le magianisme des Perses n'a peut-être pas eu d'autre commencement. – Et si tout cela avait eu lieu, ma fille, tu coucherais avec un prêtre et tu ferais des petits clercs.»

Combien de choses, pour et contre cette idée, n'aurais-je pas dites, si j'avais été capable d'attention! Mais une inquiétude a saisi mon esprit, et je ne saurais l'en délivrer… Arrivez donc, lettres de mon amie; venez me rendre à mes amis, à leur entretien et aux autres amusements de la maison où je suis.

Ils conviennent tous deux que le gouvernement sacerdotal est le pire de tous; et les raisons qu'ils en apportent me frappent. «Point de commandement plus dur et plus absolu que celui qui s'exerce de la part des dieux. La masse des préjugés et des superstitions s'accroissant au gré de la cupidité du prêtre, elle devient énorme à la fin; c'est un fardeau sous lequel la liberté et la raison sont également étouffées. Plus celui qui commande met de disproportion et de distance entre lui et celui qui lui obéit, moins le sang et la sueur de celui-ci lui sont précieux, plus la servitude est cruelle. Partout où les prêtres ont été souverains, il reste dans la vénération que les peuples leur portent encore, quoiqu'ils n'aient plus que le titre de prêtres, des vestiges qui ne montrent que trop à quel indigne excès elle était portée lorsqu'ils marchaient le sceptre dans une main et l'encensoir dans l'autre, et qu'ils allaient s'asseoir sur le trône et sur l'autel à côté du dieu. Dans plusieurs contrées de l'Asie, des espèces de cénobites sortent encore aujourd'hui de leur retraite et se montrent dans les villes; ils sont tout nus; ils se promènent dans les rues en sonnant une clochette; et les femmes de tout état accourent en foule autour d'eux, se prosternent à leurs pieds, et leur baisent dévotement cette partie du corps que l'honnêteté ne permet pas de nommer. – Et vous croyez, père Hoop, que, si j'étais dans ce pays-là, j'irais aussi! – Si vous iriez, madame! par Dieu! je le crois: la reine y va bien.» Et puis voilà notre Écossais et Mme d'Aine qui s'arrachent les yeux et qui se disent les choses les plus folles. «Un vilain marsouin comme cela, plus vieux, plus laid, plus ridé, plus crasseux! Et qui sait où cela s'est fourré? – La piété ne fait pas ces réflexions-là. – Oh! je les ferais, moi, s'il fallait en passer par là; je vous promets que je l'aurais fait échauder préalablement par ma femme de chambre comme un cochon de lait. – Madame! un prêtre, échaudé comme un cochon de lait! – Oui, oui – Mais, sans aller si loin, a ajouté le père Hoop, interrogez un petit sous-vicaire de Saint-Roch, qui prétend sept fois la semaine attirer le Dieu du ciel sur la terre, s'en nourrir et le donner à manger à Pâques à dix mille personnes, et demandez-lui ce qu'il pense de son sublime ministère, en comparaison de la fonction du magistrat, et de la dignité de prince et de souverain. Son tribunal n'est pas magnifique; c'est une boîte chétive adossée contre le pilier froid d'une église; mais quand il y est renfermé, il se regarde comme le représentant de celui qui doit juger un jour les vivants et les morts; c'est à lui qu'il a été donné de délier ou de lier, d'absoudre ou de retenir; le ciel ratifie l'arrêt qu'il a prononcé, et les portes en sont ouvertes ou fermées à son gré. Lorsqu'il voit à ses pieds le monarque humilié confesser ses fautes, implorer sa médiation, accepter l'expiation qu'il lui plaît de prescrire, quelle idée trop haute peut-il concevoir de lui-même? Et si à l'orgueil de tant de prérogatives extraordinaires il joignait celui d'imposer des lois, de commander à des années, et de gouverner; simples mortels, que serions-nous devant lui? Voyez les Jésuites, souverains et pontifes au Paraguay, comme ils en usent avec leurs sujets! Ces misérables travaillent sans relâche et ne possèdent rien. Ont-ils commis la plus petite faute? le Père les appelle: il leur fait signe; ils se déculottent, s'étendent à terre, reçoivent cent coups d'étrivières, se relèvent, remettent leurs culottes, remercient le bon Père, le saluent très-humblement, baisent le bout de sa manche, et s'en vont contents et gais, s'ils le peuvent.»

Mais voilà un orage terrible, mêlé de pluie, de grêle et de neige; et, au milieu de cet orage, une colonie qui nous vient de Sussy. Ils sont au nombre de dix à douze, tant bêtes que gens. Le premier moment a été fort tumultueux; mais, après les caresses qu'il est d'usage que les femmes et les chiens se fassent quand ils se revoient, on s'est rassis, on a causé de mille choses indifférentes. À propos d'emplettes et de meubles, le Baron a dit qu'il voyait la corruption de nos mœurs et le goût diminuant de la nation jusque dans cette multitude de meubles à secret de toute espèce. J'ai dit, moi, que je n'y voyais qu'une chose: c'est que l'on s'aimait autant que jadis, et qu'on se l'écrivait un peu davantage… Une demoiselle d'Ette89, belle autrefois comme un ange, et à qui il ne reste plus que l'esprit d'un démon, a répondu que pour s'aimer bien on était trop distrait. J'ai répliqué qu'autrefois on buvait plus qu'on ne fait, on ne jouait guère moins, on chassait, on montait à cheval, on tirait des armes; on s'exerçait à la paume, on vivait en famille, on avait des coteries, on fréquentait le cabaret, on n'admettait point les jeunes gens en bonne compagnie; les filles étaient presque séquestrées; à peine apercevait-on les mères; les hommes étaient d'un côté, les femmes de l'autre; à présent on vit pêle-mêle, on admet en cercle un jeune homme de dix-huit ans; on joue d'ennui, on vit séparés; les petits ont des lits jumeaux, les grands des appartements différents; la vie est partagée en deux occupations, la galanterie et les affaires. On est dans son cabinet ou dans sa petite maison avec ses clients ou chez une maîtresse. Or, imaginez qu'une nation fût tout à coup saisie d'un goût général pour la musique: il est sûr qu'on n'y aurait jamais tant fait de mauvais airs, tant chanté faux, tant mal joué des instruments; mais en revanche tous ceux qui auraient eu du talent, soit pour la composition, soit pour l'exécution, ayant été à portée de le montrer, jamais on n'aurait si bien joué des instruments, jamais si bien chanté, jamais fait autant et de si beaux airs. À l'application, l'esprit de la galanterie étant général, s'il y a aujourd'hui plus de fourberie, plus de fausseté, plus de dissolution que jamais, il y a aussi plus de sincérité, plus de droiture, plus de véritable attachement, plus de sentiments, plus de délicatesse, plus de passion durable qu'aux temps précédents. Ceux qui sont nés pour bien aimer et pour être bien aimés aiment bien et sont bien aimés. C'est ainsi qu'il en sera de toute autre chose: plus il y aura de gens qui s'en mêleront, plus il y en aura qui la feront mal, et plus qui la feront bien.

Lorsque le législateur publie une toi, qu'en arrive-t-il? Il donne lieu à cinquante méchants de l'enfreindre, et à dix honnêtes gens de l'observer. Les dix honnêtes gens en sont un peu meilleur; et l'espèce humaine en mérite un peu plus de blâme et d'éloge. Donner des mœurs à un peuple, c'est augmenter son énergie pour le bien et pour le mal; c'est l'encourager, s'il est permis de parler ainsi, aux grands crimes et aux grandes vertus. Il ne se fait aucune action forte chez un peuple faible. Un Sybarite est également incapable d'assassiner son voisin et d'emporter sa maîtresse au travers de la flamme. Qu'il y ait eu parmi nous un homme qui ait osé attenter à la vie de son souverain90; qu'il ait été pris; qu'on l'ait condamné à être déchiré avec des ongles de fer, arrosé d'un métal bouillant, trempé dans le bitume enflammé, étendu sur un chevalet, démembré par des chevaux; qu'on lui ait lu cette sentence terrible, et qu'après l'avoir entendue, il ait dit froidement: La journée sera rude, à l'instant j'imagine aussi qu'il respire à côté de moi une âme de la trempe de celle de Régulus, un homme qui, si quelque grand intérêt, général ou particulier, l'exigeait, entrerait sans pâlir dans le tonneau hérissé de pointes. Quoi donc! le crime serait-il capable d'un enthousiasme que la vertu ne pourrait concevoir! ou plutôt y a-t-il sous le ciel quelque autre chose que la vertu qui puisse inspirer un enthousiasme durable et vrai? Sous le nom de vertu, je comprends, comme vous imaginez bien, la gloire, l'amour, le patriotisme, en un mot tous les motifs des âmes grandes et généreuses. Au reste, les hommes destinés par la nature aux tentatives hardies ne sont peut-être jetés les uns du côté de l'honneur, les autres du côté de l'ignominie, que par des causes bien indépendantes d'eux Qu'est-ce qui fait notre sort? Qui est-ce qui connaît la destinée?..

Cette demoiselle d'Ette a été autrefois l'amie intime de Mme de…; c'est à présent son ennemie déclarée. «Il me semble, ajouta-t-elle, qu'il n'y a plus guère de passions fortes. – C'est que de tout temps les hommes à passions fortes ont été rares. – Cependant il n'y a qu'elles qui donnent de grands plaisirs. – Et de grandes peines.»

85.Cette lettre, datée de Hermannsdorff, près de Breslau, le 27 août 1760, se trouve dans la Correspondance de Grimm du mois de septembre suivant.
86.L'étonnement de Diderot prouve combien la constitution du gouvernement anglais était alors ignorée chez nous. (T.)
87.Des sténographes. La sténographie était alors complètement inconnue en France. (T.)
88.Sans doute un des Grégory, célèbres médecins écossais.
89.Voir sur Mlle d'Ette les Confessions de Rousseau (livre VII) et les Mémoires de Mme d'Épinay.
90.Damiens.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
760 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают