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Читать книгу: «Lettres à Mademoiselle de Volland», страница 10

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XXXI

À Paris, le 2 août 1760.

Je conçois, mon amie, qu'il n'y a aucune espérance de vous voir ce soir. Je ne vins point hier parce que j'avais été invité, la semaine passée, par le comte Oginski60 à l'entendre jouer de la harpe; ce qui se fit hier en secret; nous n'étions que Mlle d'Épinay, le comte et moi. Je ne connaissais point cet instrument. C'est un des premiers que les hommes ont dû inventer. Rien n'est plus simple que des cordes tendues entre trois morceaux de bois. Le comte enjoué d'une légèreté étonnante. Il ne laisse pas imaginer, par l'extrême facilité qu'il a, qu'il exécute les morceaux les plus difficiles. La harpe me plaît; elle est harmonieuse, forte, gaie dans les dessus, triste et mélancolique dans le bas, noble partout, du moins sous les doigts du comte, mais moins pathétique que la mandore; c'est peut-être que le comte Oginski, jeune, badin, folâtre, n'a pas encore le goût des chants tendres et touchants, et malheureusement ce sont les seuls qui m'émeuvent, m'agitent et m'enlèvent à moi-même. Le comte vint à sept heures. Il joua pour nous trois jusqu'à dix. À dix survinrent les acteurs différents d'un concert arrangé qui a duré jusqu'à trois heures du matin. Vous vous doutez bien que je ne restai pas. J'étais couché entre dix et onze. Je venais ce soir vous rendre compte de mon temps, et je ne vous trouve pas. Cela me fâche un peu; mais qu'y faire? Demain je vous verrai sûrement dans la matinée, et dans la soirée si je le peux. Vous auriez bien dû me dire un mot de votre santé. Bonsoir, ma tendre amie. À demain. J'aime à croire que vous n'avez point été indisposée; j'ai bien des choses à vous dire; n'oubliez pas de m'en faire ressouvenir. Mais ou êtes-vous à l'heure qu'il est, qu'il ne fait plus de jour pour écrire ni apparemment pour choisir des étoiles?

XXXII

Paris, le 31 août 1760.

Voici ma quatrième. La première m'a fort inquiété. J'ai cru qu'elle avait été interceptée, et par qui encore? Vous l'avez reçue à Châlons. Les deux suivantes vous ont été écrites, à Vitry, à l'adresse de M. de M***; l'une sous le contre-seing de M. de Courteilles, où je vous souhaitais une bonne fête et vous priais de m'indiquer comment et par quelle voie je vous ferais passer sûrement le petit bouquet que je vous avais destiné; l'autre tout simplement par la poste, où je vous rendais compte de ma vie depuis le jour que je vous ai perdue. Hier, samedi au soir, Damilaville61 m'envoya vos numéros 4 et 5. Croyez-vous que, par le besoin que j'ai d'entendre parler de vous, je ne conçoive pas tout celui que vous avez d'entendre parler de moi? Je ne serais pas assez aimé, si les jours de poste n'étaient pas pour vous et pour moi des jours de fêtes, et je n'aimerais pas assez. Mais, puisqu'il est si doux pour nous de nous écrire, puisque c'est la seule consolation que nous puissions avoir, puisque ce reste de commerce doit nous tenir lieu de tout pendant deux mois au moins, tâchons, s'il se peut, de mettre quelque arrangement dans notre correspondance. Comme vous vous êtes servie alternativement de l'adresse de M. Grimm et de celle de M. Damilaville, quand je ne trouve rien sur le quai des Miramionnes, je cours vite rue Neuve-du-Luxembourg. L'intervalle est honnête, du cul-de-sac de l'Orangerie à la porte Saint-Bernard; cependant je ne regrette jamais mes pas, et si quelquefois je me sens fatigué, c'est quand je reviens les mains vides. Tout bien considéré, mon amie, je crois qu'il vaut mieux s'en tenir pour quelque temps à la seule adresse de Damilaville. M. Grimm est à la Chevrette. Qu'il serait heureux là, si on lui envoie de Paris toutes les lettres qui viennent à son adresse! Les miennes pourraient aisément suivre les siennes, et ce petit voyage les retarder pour moi d'un ou de deux jours; or, il ne faut pas que cela soit. Vous vous portez donc bien? Point de mal au sein? Plus d'enflure aux jambes, plus de lassitude? cela est bien heureux. Conservez-moi cette santé. J'espère, moi, que j'en aurai de reste pour mon travail et pour mes peines, et que vous me trouverez à votre retour fort amoureux et fort tendre. Je ne reprendrai pas l'histoire de mes moments, que je ne sache si ce que je vous ai écrit vous est parvenu. Il paraît une foule de petits papiers satiriques que je vous ferai passer, lorsque vous aurez le temps de vous asseoir dans votre solitude, et d'y souhaiter des nouvelles du monde que vous avez quitté. Je vous en recueillerai de toutes couleurs; j'y ajouterai toutes nos bagatelles courantes, et j'espère vous donner auprès de vos oisifs circonvoisins toute l'importance que vous ambitionnez. Je vous dirai, par exemple, en attendant, qu'il y a ici un enfant de cinq ans au plus qu'on promène de maison en maison, d'Académie en Académie, qui entend passablement le grec et le latin, qui sait beaucoup de mathématiques, qui parle sa langue à merveille et qui a une force de jugement peu commune: vous en jugerez par sa réponse à M. l'évêque du Puy. Il lui fut présenté à table. Le prélat, après quelques moments d'entretien, prit une pêche et lui dit: «Mon bel enfant, vous voyez bien cette pêche, je vous la donnerai si vous me dites où est Dieu. – Et moi, monseigneur, lui répondit l'enfant, je vous en promets douze plus belles, si vous pouvez me dire où il n'est pas.» Je serais désolé que ce prodige m'appartînt; cela sera, à l'âge de quinze ans, mort ou stupide.

D'Alembert a prononcé, à la clôture de l'Académie française, un discours sur la poésie, fort blâmé des uns, fort loué des autres62. On m'a dit que l'Iliade et l'Énéide y étaient traitées d'ouvrages ennuyeux et insipides, et la Jérusalem délivrée et la Henriade préconisées comme les deux seuls poëmes épiques qu'on pût lire de suite. Cela me rappelle ce froid géomètre qui, las d'entendre vanter Racine, qu'il ne connaissait que de réputation, se résolut enfin à le lire. À la fin de la première scène de Psyché63: «Eh bien, dit-il, qu'est-ce que cela prouve?»

Il paraît une Épître de Satan et de Voltaire64. Je ne vous en dis rien; vous la verrez et les autres brochures du jour. Si le marquis de Ximènes me tient parole, j'espère vous faire passer, acte par acte, ou peut-être tout à la fois, la tragédie de Tancrède65. Vous voyez, chère amie, avec quelle exactitude je me conforme à vos intentions; il ne tiendra pas à moi qu'on ne vous trouve fort aimable en province. Je ne vous parlerai plus de l'histoire de mon cœur que quand les anecdotes de la ville me manqueront. Vous mériteriez bien que je fermasse cette lettre sans vous dire seulement que je vous aime; mais je ne saurais; ne m'en sachez point de gré, c'est pour moi et non pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme, que vous m'occupez sans cesse, que vous me manquez à tout moment, que l'idée que je ne vous ai plus me tourmente même quelquefois à mon insu. Si d'abord je ne sais ce que je cherche, à la réflexion je trouve que c'est vous; si je veux sortir sans savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c'est où vous étiez; si je suis avec des gens aimables et que je sente l'ennui me gagner malgré moi, à la réflexion je trouve que c'est que je n'ai plus l'espérance de vous voir un moment, et que c'était apparemment cette espérance qui me rendait le temps supportable. Je vous en dirais bien davantage, mais vous n'êtes pas digne seulement de savoir ceci que j'avais bien résolu de vous celer. Ma mie, n'allez pas au moins avoir la bêtise de prendre une plaisanterie au sérieux. Vous m'êtes chère, et si vous imaginez quelque moyen d'abréger l'éternité de votre campagne, apprenez-le-moi vite, afin que je vous satisfasse. Si je pouvais vous assoupir d'un sommeil de deux mois, je le ferais d'autant plus volontiers que le pouvoir de vous envoyer le sommeil supposerait un peu celui de vous faire faire des rêves, et que vous en feriez de jolis, rarement pourtant. Pour Dieu, dites-moi si vous avez reçu mes lettres; dites-moi comment je vous enverrai votre boîte. Adieu.

XXXIII

Paris, le 2 septembre 1760.

J'attendais ce soir un mot de vous qui me rassurât sur le sort de mes deux dernières lettres. Il est sept heures: on a ouvert ici les dépêches; et il n'y a rien chez M. Grimm. Que faut-il que je pense? La curiosité, la méchanceté, l'infidélité, des contre-temps, que sais-je? quoi encore? Tout s'oppose donc à la douceur de notre commerce, et nous ravit le seul bien qui nous reste, l'unique consolation que nous ayons et qui nous est si nécessaire! Je vous ai envoyé l'Épître du Diable; je vous envoie Tancrède, qu'on joue demain. Si vous croyez que cette lecture puisse amuser quelques heures de notre chère sœur, faites-lui-en ma cour, ne m'oubliez jamais auprès d'elle, ni auprès de madame votre mère.

Je reçois à présent le numéro 7, et je n'apprends rien de mes lettres, voici pourtant la cinquième; ces délais me désespèrent, mais il faut espérer que la personne qui a mis à la poste la lettre que je vous lis vous rapportera un paquet des miennes. Non, chère amie, tranquillisez-vous; il ne m'est rien arrivé de fâcheux depuis votre départ. Vos inquiétudes sont les seules peines nouvelles que j'aie ressenties. Je n'ai point écrit à Châlons: votre mère avait dit en ma présence qu'elle ne voulait pas y séjourner plus de vingt-quatre heures. J'ai cru pouvoir compter sur la fermeté avec laquelle elle refusait un jour de plus à Mme Le Gendre, qui la sollicitait bien tendrement. Vous avez bien fait de consulter votre goût et votre santé sur la promenade qu'on vous proposait. Continuez, mettez-vous à votre aise, à présent que vous en avez des raisons ou des prétextes, afin qu'on y soit tout accoutumé dans la suite, et qu'on perde peu à peu le droit de vous mener à la lisière: n'y a-t-il pas assez longtemps qu'on abuse de vous? Aimez votre mère, supportez ses humeurs, prêtez-vous à toutes ses fantaisies, allez au-devant de ses goûts, faites par raison tout ce que l'estime vous inspirerait; mais conservez-vous. Supposons que la fatigue du voyage vous eût brisée et que vous fussiez restée entre la vie et la mort dans quelque misérable chaumière, croyez-vous que votre condescendance déplacée n'eût pas été autant à blâmer que l'inadvertance ou la dureté des autres? Vous faites tout ce que vous pouvez pour me réconcilier avec votre sœur; cela est fort bien; mais répondez-moi. Vous dirai-je, comme vous disait votre mère dans une autre circonstance: Répondez-moi avec cette belle franchise que vous professez? Si la petite Émilie eût été réduite dans un état pareil au vôtre, aurait-elle jamais souffert qu'on la déplaçât de son lit? On a cherché à contrister madame votre mère, au hasard de vous faire périr. Ma bonne amie, laissons tout cela.

Mais, à propos du pauvre Vialet, seriez-vous une femme à m'excuser auprès de lui? Croiriez-vous bien que je n'ai pas encore répondu à sa confiance? Je le ferai; mais il faut que j'aie la tête plus libre; et puis, je serai vrai: mais le moyen de rien dissimuler et de ne pas empirer son mal? Dites-lui tout ce que vous voudrez, promettez-lui une réponse de ma part, et cherchez tout ce qui pourra lui faire pardonner mon silence.

Vous vous plaignez des lieux que vous habitez, des occupations qui prennent votre temps, des gens que vous voyez; et croyez-vous qu'on soit mieux ici? Non, chère amie, tout y est aussi mal que là-bas, parce que vous n'êtes pas ici, parce que je ne suis pas là-bas. Rien ne manquerait où vous êtes, je n'aurais rien à désirer où je suis, si j'y étais, si vous y étiez. Comptons les jours écoulés, et tâchons d'oublier ceux qui sont encore à passer, vous loin de moi, mais loin de vous. Le discours de votre sœur à madame votre mère est excellent; mais elle se fera haïr. Combien de gens avec qui nous n'avons jamais eu d'autres torts que d'avoir remarqué leurs sottises!

Il n'y a plus d'apparence que je reprenne mon journal: il vaut mieux que je l'achève ici en quatre mots. J'ai vu d'Argental, qui m'a encore parlé du projet des Comédiens sur le Père de Famille66. J'ai dîné avec l'abbé Sallier67, chez moi; madame a très-bien fait les honneurs, elle a même dit à l'abbé un mot assez plaisant. Mme d'Épinay et M. Grimm sont venus aujourd'hui à Paris. Le projet était d'assister à la première représentation de Tancrède, mais un mal de dents a tout dérangé. On s'en retournera vendredi à la Chevrette, avec une dent de moins, au lieu d'aller au Grandval; pour moi, je resterai: on désespère de m'avoir, et je ne m'engage pas trop. Je travaille beaucoup moins cependant que je n'espérais; mes collègues me font enrager par leurs lenteurs.

Adieu, ma tendre amie, vous me rendez justice; tout ce qui est autour de vous peut changer, excepté mes sentiments; ils sont à l'épreuve du temps et des événements. Quand mon estime croît pour vous de jour en jour, dites, est-il possible que ma tendresse diminue? Je disais autrefois à une femme que j'aimais et en qui je découvrais des défauts68: «Madame, prenez-y garde, vous vous défigurez dans mon cœur; il y a là une image à laquelle vous ne ressemblez plus; si vous n'êtes plus celle qui m'engageait malgré moi, je cesserai d'être ce que je suis.» Si j'avais à dire de ma Sophie, ce serait ceci: Plus je vis avec elle, plus je lui vois de vertus, plus elle s'embellit à mes yeux, plus je l'aime, plus elle m'attache; et puis il y a bientôt cinq ans que je lui prouve que le système de sa sœur est faux. Patience, chère amie, patience; ils reviendront, ces moments où vous reverrez mon ivresse, où je vous forcerai de prononcer au fond de votre cœur que les faveurs d'une honnête femme sont toujours précieuses, et que c'est elle dont les charmes ne passent jamais. Adieu, adieu. Le 2 septembre, le jour de la naissance du joli enfant. Que n'est-il de vous! Adieu encore une fois.

XXXIV

Paris, le 5 septembre 1760.

Je ne sais comment cela se fait, mais vous avez encore trois ou quatre de mes lettres à recevoir, et toutes les vôtres me viennent deux à deux. Ce dérangement double mon plaisir quand on me les remet, et mon impatience quand je les attends. Je ne saurai donc jamais exactement comment ce voyage s'est fait? Dites-moi de votre santé ce qu'il vous plaira, je n'y saurais avoir de foi; ne lisais-je pas que vous êtes encore enrhumée, et que vous n'avez pas assez de voix pour lire haut? Ne craignez rien de Damilaville, c'est un homme qui fait tout bien. Continuez de vous servir de cette voie; mais rassurez-moi sur votre M. Gillet. Je n'ai pas encore été à portée de faire entendre à M. Bucheley qu'il avait été joué par ses collègues; cela se fera. Je suis charmé que la situation de M. Desmarets ne soit pas aussi mauvaise que je me plaisais à la peindre. J'ai voulu vous faire entendre de M. de Saint-Gény que sa santé était déplorable, et que ses camarades dont il est aimé, et ses supérieurs qui l'estiment, le regrettent comme un sujet excellent qu'ils ont peu de temps à garder. Mon amie, ce sont les bons qui s'en vont et les méchants qui restent. Prenez garde à vous.

Voici un si que je n'entends pas; il vient à la suite des soins que votre sœur a pris de vous; achevez-moi cette phrase sans dissimuler.

Il y avait un temps infini que je n'avais vu ni Mme d'Épinay ni M. Grimm, lorsque M. Grimm est venu pour voir Tancrède, et Mme d'Épinay pour se faire arracher une dent. Le hasard a voulu que j'assistasse à l'opération le matin; et la complaisance m'a conduit au spectacle l'après-midi. Je vous entretiendrai de cela, si j'en ai le temps.

Je n'ai plus d'idée ni des Fastes, ni des Tristes, ni des Héroïdes d'Ovide; quant à ses Métamorphoses, elles m'ont toujours fait plaisir; il y a du feu, de l'imagination, de la passion, et de temps en temps des choses sublimes. Voyez la dispute d'Ajax et d'Ulysse pour les armes d'Achille; Euripide, Sophocle, Homère et Virgile n'auraient pas mieux fait. C'est aussi une belle chose que la tête d'Orphée portée sur les flots de l'Hèbre, sa langue qui fait encore des efforts pour prononcer le nom d'Eurydice, et les ondes qui frappent les cordes de sa lyre et qui en tirent je ne sais quoi de tendre et d'harmonieux que les rivages répètent et dont les forêts retentissent. Ne viendra-t-il jamais ce temps où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins, alternativement occupé de vous aimer et de les lire? Un beau morceau d'éloquence, un bel écart de poésie, un regard, un sourire, un mot doux de ma Sophie peuvent m'enivrer presque également, Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d'honnêteté me touche et me transporte.

Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière lettre. J'étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Damilaville m'invita à souper chez lui, j'acceptai; je suis un glouton; je mangeai une tourte entière; je mis là-dessus trois ou quatre pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande tasse de café. Il était une heure du matin quand je m'en retournai; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l'œil. J'eus l'indigestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre du thé: le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tancrède. Voici ce que j'en ai jugé. C'est un ouvrage fondé sur la pointe d'une aiguille, mais où les défauts de conduite sont rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid; cependant on y conçoit le germe d'un grand intérêt. Le second est encore froid. Le troisième est une des plus belles choses que j'aie jamais vues: c'est une suite de tableaux grands et pathétiques; il y a un moment où la scène est muette, et où le spectateur est désolé. C'est celui où Aménaïde, traînée au supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède; elle pousse un cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe, on la porte vers une pierre sur laquelle elle s'assied; il faut y être pour concevoir l'effet de cette situation; et puis imaginez quarante personnes sur la scène: Tancrède, Argire, les paladins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est vide d'action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce que c'est que le cinquième; il est long, froid, entortillé, excepté la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j'aurais rendu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n'aurait plus été une tragédie; et Grimm lui répondit: «Qu'est-ce que cela fait?» Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville n'aime pas qu'on cherche la mort, parce qu'on s'est attaché à une infidèle; il médisait: «Si vous aimiez, et qu'on vous trompât, que feriez-vous? – D'abord, lui répondis-je, j'aurais bien de la peine à le croire: quand j'en serais assuré, je crois que je renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond d'une campagne, et que j'irais attendre là ou la fin de ma vie ou l'oubli de l'injure qu'on m'aurait faite. La nature, qui nous a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le temps les soulageât malgré nous: heureusement, pour la conservation de l'espèce malheureuse des hommes, presque rien ne résiste à la consolation du temps. C'est là ce qui quelquefois me fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m'emporte. Je me dis à moi-même: Je cesserais de souffrir; et au bout de quelques années (et c'est beaucoup donner à la douleur amère de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressouvenir de moi, à s'en entretenir et à me pleurer.

Je joins à cette lettre le Discours sur la Satire des philosophes69. On l'attribue à M. de Saint-Lambert; c'est un ouvrage plein de modération et sur lequel il n'y a eu ici qu'un jugement. M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tancrède, lorsque celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses simples et des tableaux: «Vous voyez, mon cher, que j'ai fait bon usage des préceptes de votre ami»; et il lui disait la vérité. Je ne sais si je n'irai pas la semaine prochaine passer quelques jours à la Chevrette. Ils veulent tous que je raccommode le Joueur, et que je le donne aux Français70. Ce sera là mon occupation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme; c'est un sentiment que rien ne peut affaiblir; au contraire, je le crois quelquefois susceptible d'accroissement. Quand je suis à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c'est une illusion. Comment se pourrait-il faire que la mémoire du bonheur ne le cédât pas à la jouissance? Quelle comparaison entre le transport passé et l'ivresse présente? Je vous attends pour juger cela. Nous ne sommes qu'au 5 septembre. Que le temps me dure! Adieu.

60.Michel Casimir Oginski, grand-général de Lithuanie, né en 1731, mort en 1803. L'Encyclopédie, à l'article Harpe, lui attribue l'invention des pédales pour cet instrument.
  Il se mit en 1771 à la tête de la confédération lithuanienne pour s'opposer à l'invasion des Russes, et se fit distinguer par un courage qui était digne d'un meilleur succès. (T.)
61.Damilaville remplissait la place de premier commis au bureau des vingtièmes. Elle lui donnait le droit d'avoir le cachet du contrôleur général des finances et de contre-signer les paquets qui sortaient de son bureau; il s'en servait pour faire parvenir franc de port toutes les lettres de ses amis. C'est ainsi que la plus grande partie de la Correspondance de Voltaire passa par ses mains. (T.)
62.Ce discours, prononcé à l'Académie à l'occasion du prix pour 1760, est recueilli dans les Œuvres de d'Alembert, sous le titre de Réflexions sur la poésie.
63.Diderot a voulu citer une tragédie quelconque de Racine, et c'est par un lapsus calami qu'il a écrit le titre de la tragédie-ballet de Corneille, Molière et Quinault. (T.)
64.Épître du Diable à M. de V… par M. le marquis D… Avignon et Lille, 1760, in-8. Diderot, dans sa lettre XXXVII, attribue cette Épître à M. de Rességuier; Barbier et Quérard la mettent sur le compte de C. M. Giraud, médecin. On publia: Réponse de M. de Voltaire aux Épîtres du Diable, 1762, in-8. Cette Réponse n'est pas de Voltaire.
65.De Voltaire, représentée le 3 septembre 1760; elle n'était encore qu'en manuscrit à l'époque où écrivait Diderot.
66.Le drame de Diderot fut en effet représenté le 18 février suivant.
67.Claude Sallier, né à Saulieu (Côte-d'Or), en 1685, mort en 1761, membre de l'Académie française et de celle des Inscriptions, professeur d'hébreu au Collège de France et garde de la Bibliothèque du roi. Il avait commencé, avec l'abbé Saas, un catalogue dont il a été imprimé 5 vol in-folio.
68.Mme de Puisieux, sans doute.
69.Discours sur la Satire contre les philosophes, Athènes, 1760, in-12. Diderot, qui l'attribue ici à tort à Saint-Lambert, relève lui-même cette erreur dans la lettre XLVIII, en la mettant sur le compte de l'abbé Coyer, son véritable auteur. (T.)
70.Ce projet ne fut pas exécuté. Le Joueur, imprimé pour la première fois dans le Supplément aux Œuvres de Diderot, Paris, Belin, 1819, in-8, figure au t. VII de cette édition.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
11 августа 2017
Объем:
760 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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