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Читать книгу: «Le Crépuscule des Dieux», страница 5

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IV

La pompe des obsèques fut magnifique. Couronnes, lampadaires, catafalque, l'appartement tendu de velours blanc avec des lés de moire d'argent, le char funèbre couvert de plumes, de bouquets, de crépines et d'écussons, et plus de deux mille écus de cierges qui brûlaient continuellement, ce fut au milieu de cet apparat dont Son Altesse avait réglé les moindres détails, et parmi une foule énorme, amassée le long des rues et aux fenêtres, comme pour le passage d'une reine, que Claribel quitta son lit de parade et tous ceux qu'elle avait aimés, et le septième jour après sa mort, fut portée au Père La Chaise.

Le duc Charles drapa pour six mois. Il avait l'âme fort noircie et remuée, peut-être moins de la mort de sa fille, que de ces parfums, ces flambeaux, et tout cet appareil lugubre dont l'hôtel venait d'être enveloppé; si bien que, comme le ciel gris et la neige qui chargeait les toits s'harmoniaient à son chagrin, il s'ensevelit tout à coup, dans une tristesse épouvantable. Toute voix fut étouffée autour de lui, et jusqu'aux sourires retenus; parler haut, marcher, rire, siffler, devint un crime capital; et morne, entouré de lampes, tête-à-tête avec l'urne de plomb qui contenait le cœur de Claribel, et sur laquelle il avait fait graver:

ET FILIOLÆ ET MEUM
(Ci-gît mon cœur, avec celui de ma fille)

Charles d'Este passait ses journées à se rassasier de deuil, ne levant la tête de temps à autre, que pour dire, au milieu d'un soupir effroyable:

– Vois-tu, mon pauvre Arcangeli, rien de tout cela ne fût arrivé sans ce renumérotage maudit.

Il revint souvent sur cette chimère; sa tristesse sécha, et disparut; les mouvements artificiels de sa douleur se défirent promptement, comme ils s'étaient faits; mais il ne guérit de son deuil que pour vivre, à partir de ce jour, sous la frayeur croissante et continuelle du chiffre 7, comme d'une effroyable meule, suspendue au-dessus de sa tête, et qui pouvait à chaque instant, l'écraser. Ce fut un spectacle nouveau, où la chaise percée du Duc joua son rôle, car il n'avait plus, comme l'on dit, qu'un agonisant, dans sa chemise. Vapeurs, épreintes, accablements, le ton bas, geignard, pleurard, un perpétuel «si j'y suis encore» quand il parlait du lendemain, enfin, tous les hélas! des poltrons renforcés, rien ne fit défaut à la comédie, pas même des querelles sur ce sujet, et quotidiennes, avec Arcangeli:

– Oun noumero, disait l'Italien, ouna cosa inerté, inanimée!

Et là-dessus, il riait jaune, d'un air de douce compassion. Ce qui avait causé la mort de la contessina, affirmait le bouffon mystérieusement, en maniant l'énorme paquet de mains de corail qui lui brimbalaient sur le ventre, c'est que, dans la soirée du 25 juin, elle avait été regardée par un jettatore, le comte de Plessen, qu'il connaissait bien. C'était au tour du Duc de rire et de hausser les épaules, si bien, qu'à force de disputes, de contradictions et de colère, cette superstition devint pour Charles d'Este, sa plus chère et sa plus aveugle faiblesse.

Il harcelait les architectes, et les querellait de la durée des travaux de l'hôtel Beaujon, tout en les éternisant par ses caprices. Les écuries, surtout, entièrement distribuées, et la boiserie prête à poser, il les fit rechanger dix fois, même jeter bas à moitié, pendant le temps où il s'engoua de ne conserver à Beaujon que les quatre paires de chevaux affectés pour lui et pour ses enfants; il projetait de loger le reste à Saint-Germain, dans d'immenses écuries modèles, et rien n'eût pu le dépiquer de ce projet, sans la crainte qu'il éprouva, jaloux comme il était d'avoir des bêtes uniques, que quelque palefrenier soudoyé ne détournât les montes de ses étalons, au profit de juments étrangères.

Il devenait en effet de jour en jour, plus méfiant, plus soupçonneux, tellement que, pour certains travaux de serrurerie, il imagina de les confier à sept ou huit ouvriers différents, chacun d'eux ignorant à quel tout s'ajustait la partie sortie de ses mains. Cela fit encore des retards, l'impatience de Son Altesse allait croissant; le pauvre homme maigrissait de terreur dans l'hôtel des Champs-Elysées, et trois coups de tonnerre qu'il fit, une après-midi de la fin de mars, le mirent tout hors de lui-même. Il n'y put tenir, il déguerpit, abandonna cette maison maudite, et, escorté d'Arcangeli, alla se loger d'emprunt, dans le paisible hôtel Windsor, rue de la Paix, où il s'accommoda de l'appartement réservé d'ordinaire, au prince de Galles.

Il était sauvé; le Duc respira, ouvrit les yeux et reprit haleine, et comme il lui passa en tête, durant quelques jours, les soins les plus extraordinaires, on ne put douter que Charles d'Este ne revînt à son sens rassis, et à son train de vie habituel. Il eut de longues conférences avec Pomadère, son tailleur français, acheta pour quatre cents louis de parfumerie et de cravates, se fit tirer du sang à deux reprises, afin d'entretenir sa pâleur, qu'il jugeait intéressante et singulière, et prié d'une fête au Palais-Royal, inventa de se tenir les pieds, toute l'après-midi, dans l'eau froide, à l'effet de se chausser plus étroit. La foule fut prodigieuse autour de lui, pour admirer les mille pierreries sous le poids desquelles il ployait, et les voyeuses si ardentes et importunes, que le patient, au milieu de ce désordre, s'en trouva enfin accablé. Alors, du ton le plus engageant:

– Mon Dieu, mesdames, leur dit-il, si vous aimez tant les diamants, j'en ai de bien plus beaux, dessous.

Et il simulait de se défaire, ce qui mit les curieuses en fuite. C'est à partir de ce moment, que les gazettes ramassèrent jusqu'au moindre trait de Charles d'Este; et une chronique qui parut, amusa tous les Parisiens à aller voir aux Champs-Elysées, le défilé des laquais de Son Altesse, en culottes et en chapeau doré. Cette procession bizarre escortait un énorme palanquin bleu de ciel, renfermant sous deux cadenas, la viande et le couvert du Duc, car il avait continué à être nourri de ses cuisines. Arcangeli dressait les plats; le premier maître d'hôtel lui-même, lequel avait été officier de la bouche de Sa Majesté Nicolas, donnait la serviette et découpait les pièces, et le Duc, pendant ce ménage, se divertissait à l'attaquer, lui reprochant de faire ses orges trop grassement:

– Voyons, Michel, lui disait-il, je te payerais par année, cinquante frédérics de plus, si tu me promettais d'être raisonnable.

– Ah! Monseigneur, j'y perdrais trop, répondait l'autre, gravement, sans s'interrompre dans son service. Il était Français, Parisien, et avait publié sur son art un gros livre, avec cette épigraphe quelque peu irrévérencieuse:

L'homme ne vit pas seulement de pain

Chose étrange! un événement qui jeta le plus terrible émoi dans l'hôtel des Champs-Elysées, sembla donner raison, peu de jours après le départ de Charles d'Este, à l'horreur qu'il avait prise de cette maison. L'un de ces molosses de Cuba que l'on lâchait au jardin, pendant la nuit, fut soudainement atteint de la rage. Il s'échappa, courut les écuries, mordit deux valets du chenil, et bavant, sanglant, la langue tirée, finit par se jeter dans l'hôtel, où réfugié au fond d'un couloir, il faisait tête, et s'élançait sur ceux qui se hasardaient. On peut juger de l'épouvante et de la déroute des valets, qui s'en tenaient à discuter, sans livrer bataille, lorsque Emilia, sortant de sa chambre intrépidement, alla droit à Syphax, et le tua d'un coup de revolver.

Cet exploit si peu féminin, tout en mettant les langues en mouvement, n'excita pourtant pas à l'hôtel, un trop vif étonnement: il y avait bien près de quinze jours, que caméristes et laquais souriaient au nom de l'Italienne. Abandonnée depuis le départ de Giovan à sa conduite personnelle, son humeur et ses fantaisies venaient enfin de rompre la bride, et sous son masque ancien de sagesse, la Clorinde avait apparu. Plus de ménagements, plus de contrainte; c'était la vraie Emilia, toute d'élans, d'extravagances. Après un très long temps écoulé sans se laisser toucher par Franz le bout du doigt, elle s'abandonna tout d'un coup, alors qu'il l'espérait le moins:

– Bonne sainte! avait-elle dit à sa Santa Lucia de plâtre, je vais commettre un grand péché, mais vous êtes si puissante au ciel… et le pauvre homme est si malheureux!

Comme de vrai, il en était à se traîner aux genoux de sa maîtresse, et à lui protester par les plus solennels serments qu'il l'épouserait, – fermement résolu d'ailleurs, à ne jamais passer sous ce joug.

Tant de romanesque attendrit l'Italienne, restée, depuis ses fonctions de lectrice, un vivant répertoire de comédies et d'opéras, dont elle citait souvent des bribes. Elle adorait les spectacles en effet, les courses, les galas, les chevaux. Toujours par monts et sur les chemins, ses pieds ne tenaient pas en place; qui l'aurait cru, on n'eût pas pris le temps d'un seul repas. Vers midi, à son retour du Bois, rhabillée et déjà prête à ressortir, elle envoyait chercher du salé ou une tranche de jambon, quelquefois des petits pâtés qu'elle mangeait debout, tout en discourant. Son grand chapeau de feutre à plume grise, une sorte d'habit de chasse Louis XIII dont les parements galonnés d'argent se rabattaient sur la poitrine, ses bottines aux talons de cuivre, sa jupe rayée mastic et bleu, tout son ajustement en un mot, sentait la reine de théâtre, que ne démentait pas sa physionomie vive, mobile, audacieuse, et véritablement un peu folle, à voir le brillant de ses yeux. Franz s'émerveillait qu'elle eût réussi, pendant des semaines, à les rendre si impassibles; ses lorgneries, sa contenance, et jusqu'à son silence même, ne parlaient que trop clair maintenant! La maison entière s'apercevait de leur secrète intelligence, en sorte que le pauvre amoureux, toujours tremblant devant le Duc, redoutait prodigieusement que son intrigue n'arrivât enfin, jusqu'aux oreilles de son père.

Mais le Duc songeait bien à cela! Toujours noyé dans les mille détails dont il voulait se charger lui-même, il était machiniste à présent, pour bâtir et fortifier le caveau de l'hôtel Beaujon, où ses trésors seraient enfermés. Cela donna des scènes plaisantes. Confus d'esprit comme il l'était, on ne le débrouillait pas sans peine au travers de ses explications, et aussitôt, il s'échauffait, criait, et dérangeait les meubles de sa chambre, afin de mieux inculquer ses plans aux architectes et à M. Smithson. Finalement, Charles d'Este n'y tint plus, et, de colère, une après-midi, partit avec eux pour Beaujon, où, sans motifs, depuis près de quatre mois, il s'obstinait à ne plus paraître.

Il fut surpris et enchanté. Là où il avait laissé les gâcheurs, du tumulte et des échafaudages, l'hôtel se déployait au fond de la cour, avec ses murailles de marbre rose, son perron de pierre bleue poncée, et l'immense balustre doré qui dissimulait la toiture. Une rampe de jaspe à hauteur d'appui, couvrait le fossé des cuisines, et le Duc prit plaisir à considérer les statues de bronze qu'on voyait dessus, élevant en l'air des lampadaires.

Mais ce qui le charma le plus, ce fut le côté des jardins. Tout y avait été bâti l'un après l'autre, selon les caprices successifs de Son Altesse, et ce pêle-mêle, que les architectes avaient vainement tenté d'ajuster ensemble, formait un prodige de bâtiments, par les pavillons, les arcades, les rampes, les fers à cheval, les galeries qui s'escaladaient; nulle symétrie, nul plain-pied; un toit conique pour pendant à une coupole verte à la Russe, des terrasses chargées d'orangers s'enfuyant sans tenir à rien, l'écrasé et le suffoqué près du haut et du majestueux; partout enfin, une profusion de colonnes, de vases de métal, de myrtes taillés en pyramide, de déesses, de pots à feu, d'œils de bœuf à vitraux colorés, de marbres noirs et violets, et des bassins avec des vasques, où des jets d'eau partaient en fusée. Le duc Charles s'arrêta là une bonne heure; puis ce fut la visite des communs, de l'orangerie, des remises, de la grande et de la petite écurie, et toujours avec le même enchantement. Il ne fut pas même rebuté par les fanges énormes du jardin, où l'on commençait à écaver les trous des arbres et les pièces d'eau, et s'amusa encore, avant de partir, aux dorures d'une des trois portes, lamées de fer et peintes en rouge sang de bœuf, qui fermaient son immense palais.

Cette visite, en tirant Charles d'Este de l'appartement où il languissait, lui donna l'envie de la renouveler. Il revint, s'engoua encore davantage; son esprit, naturellement médiocre, se plaisait en ces mille occupations qu'il voyait naître de toutes parts, de manière que, peu à peu, il se reprit à faire sa poupée de l'hôtel Beaujon.

Chaque jour, à deux heures à la montre, on l'y entendait arriver, sans que les temps les plus extrêmes pussent le retarder, même d'un instant. Il écoutait les rapports des architectes, inspectait le progrès des travaux; puis, établi sur une chaise, à considérer les plafonneurs ou les raboteurs de parquets, il se laissait dévorer de poussière, pendant une bonne couple d'heures, demandait ensuite son porte-manteau, changeait de linge et d'habits, et partait. M. Smithson, que l'on réclamait à Villaharta, dans une des mines de mercure appartenant à Son Altesse, reçut enfin la permission de se mettre en route, différée depuis six semaines.

– Je vous suppléerai à l'hôtel, avait daigné lui dire le duc Charles, et il s'y rendit, s'il se peut, encore plus assidu qu'auparavant, principalement lorsque vint le temps de terminer les écuries, où l'on travailla même la nuit.

Elles étaient d'une splendeur royale, avec des boxes en chêne pour vingt-huit chevaux, un pavé de marbre sarancolin, le plafond de chêne à caissons sculptés, et un rang d'arcades vitrées du haut, dont la salle tirait tout son jour. Rien de si éblouissant d'or, et du luxe le plus rare. Au-dessus d'un revêtement d'azulejos arabes à mi-hauteur, montait un ancien cuir de Cordoue, garni partout de pièces de porcelaine et de faïences d'un grand prix, jusqu'à la corniche de vieux chêne, blasonnée sans nombre du Cheval-Passant, peint et argenté.

– Les pauvres bêtes! exclamait parfois le Duc, tout attendri à se représenter d'avance ses chevaux, au milieu de cette magnificence.

Aussi, célébra-t-il comme une fête, le jour où ses treize étalons passèrent des Champs-Elysées à Beaujon, avec la moitié des cochers. Ce fut un plaisir pendant longtemps, de voir Son Altesse se pavaner en se promenant par les écuries, tandis qu'Otto, que le fumier attirait maintenant au nouvel hôtel, étrillait ou bouchonnait lui-même quelqu'un de ses poulains favoris. Les plus furieux, les plus indomptables, le jeune comte les prenait, et les trouvait encore trop doux pour ses promenades de chaque jour. Cinq valets suffisaient à peine à maintenir Selam ou Firdousi, et à le dompter dans la cour. Puis, quand le comte était en selle, il fallait reconnaître, avant d'ouvrir les portes, si la rue se trouvait déserte, car le premier bond du cheval le portait jusqu'au milieu de la chaussée; et ces folles témérités, la rudesse et la violence d'Otto, rajeunissaient le Duc, rien qu'à les regarder:

– Il est ma vive image, disait-il souvent, se rappelant ses anciennes prouesses de boxeur et de cavalier, et toutes les fougues de sa jeunesse.

Elles lui duraient encore par accès, comme on vit lorsqu'il commença de s'empresser dans les soins de son installation. Il en mit ses bêtes, ses laquais, Arcangeli lui-même sur les dents; vingt-quatre heures de journée, le Duc les eût consumées comme douze. Dans sa furie d'activité, il ordonna que l'on dressât un inventaire général de ses meubles des Champs-Elysées. Le comte d'Œls venait chaque matin, en lire le détail exact, avec le cahier écrit de sa main, qui ne lui laissait plus, littéralement, le temps de manger ni de dormir. Il se plaignit, querella même Son Altesse; finalement, prit le parti de se rejeter sur la goutte qui le travaillait quelquefois, et de ne plus bouger de son lit, si bien que le Duc impatient, et auquel il importait peu qui était attelé à la roue, pourvu qu'elle marchât, se décida à lui donner un aide, et à créer dans sa maison, le titre de deuxième chambellan.

Cette résolution tomba justement en cadence de plusieurs sollicitations qu'on venait de lui adresser en faveur de M. Cordebœuf d'Andonville, bon gentilhomme de Normandie, et qui après avoir, durant dix années, bu frais, mangé son blé en herbe, grugé matrones et pucelles, et jeté, comme dit le proverbe, sa maison par les fenêtres, allait enfin se trouver réduit à vivre dans quelque masure, de ses choux et de son fusil, quand il fut ramassé par Mme d'Esparbès, sa cousine, une des beautés des Tuileries. Elle s'employait ardemment pour lui, et redoubla d'efforts et de machines, en voyant jour à le caser auprès de Charles d'Este.

– D'Andonville, d'Andonville, répondait le Duc en riant, aux diplomates chargés de l'affaire. Hé! que diable, voulez-vous que je m'assourdisse chez moi, de ce nom de cloche?

Il consentit pourtant, de bonne grâce, à ce que Mme d'Esparbès lui présentât le compagnon. C'était une sorte de colosse en hauteur et en épaisseur, l'air jovial et enflammé, qui sentait son hobereau de village, et lui donnait entièrement l'aspect de ces gros brutaux de maquignons, avec lesquels il avait si souvent trinqué; mais bon, honnête, et, pour l'instant, prodigieusement intimidé. Il rompit net en s'asseyant, la chaise que lui désignait Son Altesse, perdit la tête, et ne sut que tourner son chapeau dans ses doigts, tout le temps que dura l'entretien. Cette gaucherie, cet effarement plurent extrêmement au Duc, qui était l'homme le plus sensible à ce qu'on parût accablé de sa majesté et de ses rayons. Il se mit donc à faire fête au d'Andonville, et, sur ce qu'il passait au même moment, un régiment, musique en tête, dans la rue, se plaindre à lui de ce vacarme de trompettes, qui l'assassinait chaque jour. Voilà l'autre qui balbutie, puis tout à coup, prenant son parti:

– Votre Altesse Sérénissime devrait ordonner, lui dit-il, qu'on mît de la paille devant l'hôtel.

Le fou rire partit au Duc, une si sublime bêtise acheva de le conquérir, et le soir même, M. d'Andonville s'installait aux Champs-Elysées.

Il était temps; le coulage y allait au delà du croyable, et les mille relâchements de règle, de service et de discipline, furent longtemps pour le pauvre majordome, autant de fâcheuses épines, qu'il n'ôta qu'à force de rigueur et de réformes de toutes sortes. Une de celles-ci, qui ne vint pas de lui cependant, et bien amère à Son Altesse, fut la suppression du chasseur en plumet de coq et des valets qui marchaient, certains jours, devant le carrosse ducal, avec leur canne à pomme d'or. L'Empereur lui-même n'avait pas dédaigné de s'expliquer assez vivement, sur cette «étiquette gothique», et il fallut bien obéir à un ordre si peu déguisé, quelque blessé qu'en fût l'orgueil du souverain exilé.

Son Altesse eut, quinze jours après, une autre mortification. Les trois quarts de sa maison allemande, ses serviteurs les plus anciens, les plus affidés, le quittèrent, pris du mal du pays, et retournèrent dans leurs montagnes de Wolfenbuttel. Cet abandon navra le Duc, plus peut-être que n'aurait fait un grand et cruel malheur. Il s'attendrit en leur donnant leur congé:

– Quoi, répétait-il d'une voix émue, vous ne me verrez jamais plus?

Ces bonnes gens ne savaient que répondre. Il leur fit compter à chacun deux années entières de leurs gages, et à la petite Frida, la dernière amie de Claribel, une dot de trois mille florins. M. de Cramm qui parlait de départ, reçut aussi de cette manne, et en proportion du traitement qu'il venait de souffrir d'Otto. Ce démon n'avait-il pas tenté de le berner, aidé de trois valets, dans une couverture d'écurie? Enfin, après quelque débat, le Duc finit par tirer parole que le bonhomme demeurerait à son service.

Ce dépit de vouloir partir n'était que grimace: M. de Cramm avait les meilleures raisons pour ne point quitter la maison. Qui eût espionné le duc Charles? Qui eût envoyé, tous les deux mois, un long rapport chiffré à Blankenbourg? Ce petit homme, grosset, basset, avec sa figure poupine, sa voix ridicule, et ses yeux naïfs, avalait depuis nombre d'années, la perfidie et la fausseté comme l'eau. Il avait été, tour à tour, aux gages de la cour de Berlin, abandonné à François V de Modène, l'oncle et le tuteur du duc Charles, puis Hanovrien, puis payé par Wilhelm; il se serait pris à un fer rouge, plutôt que de n'avoir à qui se vendre. Ce n'était pas que l'on tirât un grand profit de ses bulletins. Ils n'apprenaient rien au delà de ce que tout le monde pouvait savoir; les événements de l'hôtel s'y trouvaient, jour par jour, à leur date, même les plus indifférents, mais sans aucune appréciation:

Du 6 septembre. – Dieu protège Votre Altesse Sérénissime! Ici, la plus furieuse pluie, dont Monseigneur était bien fâché. Ayant ressenti quelque vent coulis pendant la nuit, il a commandé que l'on mît des doubles châssis à ses fenêtres et que l'on fît venir ses fourrures et manchons, à l'hôtel Windsor.

Du 14. – J'aurais beaucoup à dire à Votre gracieuse Altesse, si ma plume n'était pas trop faible à exprimer mes sentiments. J'oubliais que lundi, Monseigneur est allé chez Binder, pour voir ses nouveaux équipages. Ils sont de couleur chocolat, avec des filets blancs, en bordure.

Et ainsi de suite, jusqu'au post-scriptum qui était habituellement:

Je ne dis rien à Votre Altesse de madame Augusta Linden. La bonne dame devient chaque mois, plus renfermée et plus lunatique.

Un amusement inattendu pour celle-ci, parmi ses étagères de vieux Saxe, ses doguins et ses chats empaillés, fut l'apparition de M. d'Andonville, armé de ses volumes d'inventaires dont il ne pouvait venir à bout, et que l'Autrichienne nomma «la plus belle figure d'homme qu'elle eût vue, depuis ce pauvre lieutenant Thomayer». Sa besogne ne dura guère chez Augusta que quelques feuillets, mais le grand cabinet commun de Hans Ulric et de Christiane lui donna un bien autre exercice. Tout ce que les arts ont de précieux, tout ce que le luxe peut étaler de somptuosité et de raffinement, Hans Ulric l'avait ramassé dans cette chambre unique à Paris, où il consumait, depuis des années, la bourse que lui donnait son père. Le plafond doré, sculpté en caissons, et du milieu duquel pendait un immense chandelier vénitien, était orné de médaillons d'anciennes fresques italiennes; des pièces de tapisserie, des damas de Lyon relevés d'or, des velours ramagés, couleur pensée, formaient les rideaux et les portières; la plus superbe brocatelle de vieil or, dont les murailles étaient tendues, n'y servait que de dessous et d'harmonie à quantité de tableaux, de triptiques, de sculptures sur bois, dorées et peintes, de madones d'émail entourées de fruits, et de portraits excellents des grands maîtres, dans des cadres d'écaille et d'argent noirci. Les divans, les vases singuliers, les monceaux de gravures et de livres rares, le grand piano à queue tourné en angle, les précieux meubles encombrés de violons curieux et de buires, tout cela dont la chambre était comble, y laissait à peine de quoi se retourner. Aucun coin qui ne méritât plusieurs heures de station, grâce aux merveilles entassées de bronzes, d'émaux, de porcelaines, de dentelles, d'objets de la Chine; des coupes de cristal de roche, des gobelets en grappe de raisin, un œuf de Nuremberg près d'un caillou breton taillé, un plat de mariage de Guido Fontana… L'on voyait au fond, dans une vitre, la dernière écritoire de Schumann, plusieurs manuscrits de Beethoven, et telles autres reliques romanesques. Un calvaire en vieux chêne, trouvé à Augsbourg, et qui faisait dire à M. d'Andonville:

– Quel grand sculpteur que cet Inri! occupait le trumeau de la porte; et quatre bustes florentins d'un marbre unique et de la bonne époque, des médailles, des filigranes, mille rien singuliers et charmants complétaient ces richesses immenses, dont l'amas épuisait les yeux et l'admiration, et pouvait apprendre aux plus connaisseurs ce que c'était que la profusion, le goût raffiné et le fastueux.

Ecoulée parmi les livres, les tableaux, et la profonde paix de cette magnifique et calme retraite, la vie du frère et de la sœur n'était qu'idéal, sourires, tendresse et amour du beau. Ils eurent des jours radieux, seuls tous deux, après le départ de ces importuns, à repaître leur âme de chants et de vers. La Belcredi qui s'était fait de la musique une clef de leur appartement, ordinairement si fermé à tous, se trouvait en ce moment même, à l'hôtel Windsor, où elle resta une quinzaine. Se la rappeler tout à coup et la venir enlever un matin, ç'avait été un caprice de Charles d'Este. Elle reparut enfin, si contente de son «cher seigneur» et de ses progrès auprès de lui, qu'elle commença de songer qu'il était temps de se mettre à l'œuvre.

Le vice et la noirceur de son âme, avec le perçant de ses yeux accoutumés à sonder sans peur les mystères les plus ténébreux, lui avaient fait promptement démêler, au milieu de cette intimité de Christiane et de Hans Ulric, à quoi leur cœur était entraîné. Endormis en eux-mêmes, depuis des années, dans le paisible enchantement de leur vie écoulée côte à côte, il suffisait qu'une main les poussât vers l'abîme où Giulia les voyait pencher, pour que ces joies et ces pures délices fussent changées en tourments amers et en tragiques catastrophes.

– Lorsque vous serez mariée… avait jeté une fois la terrible femme à Christiane, afin de se mieux éclaircir. Elle en eut la joie toute pleine: Hans Ulric se dressa en sursaut, et blanc comme son linge, tandis que Christiane protestait ne vouloir pas se marier, et qu'avec son frère, sa musique et ses livres, elle serait toujours trop heureuse.

– Mais si votre père ordonnait? avait objecté Giulia.

– Hé! le Duc pense bien à cela, reprit Hans Ulric, d'une voix frémissante…

Et pendant plusieurs jours après cet éclat, une sorte de timidité farouche lui mit un cachet sur les lèvres, sans que ce silence prolongé pût rebuter la Belcredi. Frivole et oisive devant Charles d'Este, elle se montrait avec les jeunes gens, toute Shakespeare et toute Beethoven. La chanteuse savait beaucoup; elle jugeait des ouvrages d'art avec goût et discernement, et simulait d'entrer dans les émotions des livres, aussi ardemment que le faisaient ces deux âmes enthousiastes. Ce fut Giulia qui leur révéla le sombre Manfred de Byron et la partition de Schumann qu'ils avaient toujours remis de lire. Elle leur en déclama des passages, l'invocation à Astarté: Entends-moi! Entends-moi, Astarté! Ma bien-aimée, réponds-moi, j'ai tant souffert, je souffre tant! et la scène entre le frère et le fantôme de la sœur. Elevée par sa mère anglaise, elle avait joué quelque temps à Londres, car ses gestes et son pathétique n'étaient pas moins admirables que son chant; et elle parla si fréquemment de certaines tragédies du temps de Shakespeare, le Cœur brisé de Ford, le Diable blanc de Webster, les citant comme des chefs-d'œuvre, qu'elle fit naître à Hans Ulric et à Christiane le désir pressant de les connaître.

Une après-midi donc, cédant à leurs instances, elle leur en apporta les volumes, et leur débita les plus belles scènes du Juif de Malte, de Marlowe, du Valentinien, de Fletcher, et du Volpone, de Ben Jonson. Virile et d'un esprit hardi, elle aimait ces pièces singulières, dont le sang, la terreur, les épées, le tumulte et les cris dont elles sont pleines, lui faisaient rugir l'âme à l'aise. La lecture se prolongea: à chaque fois que Giulia pensait finir, Hans Ulric et sa sœur s'écriaient, jusqu'au moment où ils convinrent enfin que «cette scène-ci» serait la dernière. Elle les enveloppa tous deux d'un sourire et d'un regard cruel, leur dit:

– Soit! c'est vous qui le voulez!

Et se déployant avec son volume, en femme qui prend son parti, lentement, sans nommer le titre, et uniquement l'auteur qui était Ford, elle commença:

GIOVANNI

Voyons, ma sœur, donnez-moi votre main. J'espère qu'une promenade avec moi ne va pas vous faire rougir; il n'y a personne ici que vous et moi.

ANNABELLA

Pourquoi me dites-vous cela?

GIOVANNI

En vérité, je ne pense pas à mal.

ANNABELLA

A mal?

GIOVANNI

Non, non, en vérité!.. Comment vous portez-vous?

ANNABELLA, à part

J'espère qu'il n'a pas perdu la raison! (Haut.) Je vais très bien, mon frère.

GIOVANNI

Moi, je suis malade, et si malade, je le crains, que j'y laisserai ma vie.

ANNABELLA

La bonté divine nous en préserve! Ce n'est pas vrai, j'espère!

GIOVANNI

Je crois que vous m'aimez, ma sœur.

ANNABELLA

Oui! vous le savez bien.

GIOVANNI

C'est vrai, je le sais!.. Vous êtes très belle…

Elle avait récité ce prélude d'un ton bas et glacé, et qui faisait pressentir quelque mystère. Alors la Belcredi reprit haleine. Il s'était peint un rouge sombre, avec des yeux étincelants, sur la figure tartare de Hans Ulric, et la tête en avant, le cœur battant, suspendu, il attendait avidement chacune des phrases du dialogue: Christiane en face de lui, les joues pâles, la bouche entr'ouverte, présentait un visage comme effrayé… Mais la voix de la Belcredi s'éleva, disant ces paroles:

GIOVANNI

Annabella, je suis perdu! L'amour que j'ai pour toi, ma sœur, et la vue journalière de ton immortelle beauté ont détruit l'harmonie de ma vie et de mon repos.

ANNABELLA

O mes justes craintes! Eloignez ce malheur! Si ce que vous dites est vrai, il vaut mieux que je meure!

GIOVANNI

Vrai! Annabella, est-ce le temps de plaisanter? J'ai trop longtemps étouffé les flammes cachées qui m'ont consumé. Combien de nuits silencieuses j'ai dépensées en soupirs et en sanglots! J'ai passé au crible toutes mes pensées, j'ai défié la destinée, j'ai plaidé contre ma passion, j'ai fait enfin tout ce que pouvait me conseiller la noble vertu, mais ce fut inutile: mon destin veut que vous m'aimiez ou que je meure!

ANNABELLA

Dites-vous votre pensée?

GIOVANNI

Que le malheur m'écrase à l'instant, si je la déguise!

ANNABELLA

Vous êtes mon frère, Giovanni.

GIOVANNI

Et vous ma sœur, Annabella, je le sais.

Alors, Giulia s'arrêta et leva la tête, et cela fit un long silence où l'on eût entendu un ciron marcher. Christiane toute blanche, les yeux mourants, s'était renversée dans son fauteuil; de grosses larmes s'amassaient au bord de ses paupières. Lui, le regard farouche et contraint, et sur les traits quelque chose d'éperdu, paraissait frappé de la foudre. Quel secret de leur âme angoissée retrouvaient-ils donc dans ces cris de Giovanni et d'Annabella? Ce je ne sais quoi de poignant qu'ils sentaient en eux soudainement, à travers les détours tortueux et les ténèbres de leur cœur, allonger la main sur leur blessure, ah! savaient-ils déjà que c'était du remords et l'horreur de leur coupable paix? Des nuages enflammés s'éteignaient au couchant; les oiseaux ne pépiaient plus; la lune se levait au haut du ciel, avec son croissant d'un argent pâle, et il se répandait de tous côtés, une sérénité extraordinaire. Cependant Giulia poursuivait:

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
291 стр. 2 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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