Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Le Crépuscule des Dieux», страница 3

Шрифт:

– Ah! la Belcredi! fit le Duc…

Et la stupeur d'un si complet oubli ne lui laissa pas ajouter une parole. Elle lui avait plu cependant, lui, à qui les femmes ne plaisaient guère, et il revit tous les détails de l'audience de Wendessen, sa mauvaise grâce, sa hauteur, sa brutalité affectée. Il se souvint confusément que Giulia avait fait le voyage en compagnie de Franz et d'Augusta Linden. Pourquoi abandonner sa suite? N'aurait-elle pas dû, tout au moins, venir prendre congé de lui? Mais une femme de théâtre aussi notoire qu'elle l'était, ne pouvait disparaître ainsi; et son caprice se réveillant, Charles d'Este finit par charger l'Italien de découvrir où se cachait la Belcredi. Hélas! Arcangeli ne le savait que trop bien, et il eut un sourire ironique, lui qui, depuis un mois, la voyait chaque jour, passer et repasser aux Champs-Elysées. La devinant sa rivale possible, – car que faisait-elle à Paris? – redoutant quelque intrigue secrète pour avoir accès auprès du Duc, le favori ne respirait plus de la frayeur extrême qu'il avait. Il ne servait de rien de monter la garde. Le plus sot hasard à chaque moment, pouvait tout révéler à Son Altesse; comme de fait, un beau matin, la plupart des journaux annoncèrent que la Giulia Belcredi, célèbre diva de Buda-Pesth, allait débuter au théâtre Lyrique, dans la Flûte enchantée, de Mozart.

Le Duc lut l'annonce, bondit, et envoya aussitôt au théâtre, pour avoir l'adresse de Giulia. L'Italien, qui eût pu la dire, aurait autant aimé se jeter dans un puits, et ce fut Hildemar qui revint annoncer que la cantatrice était logée au Grand-Hôtel. Le Duc fit atteler, et partit en toute hâte… Un escalier à monter, une porte; il était devant Giulia.

– Ah! mon Dieu! Monseigneur!.. Votre Altesse…

Car il avait donné un billet de visite sous le nom de comte de Dœllingen, qui était l'un de ceux qu'il prenait pour voyager incognito. Il demeura quelques moments sans répondre. Il la considérait avec étonnement, dans cette chambre au luxe banal, où des costumes de théâtre étoilés d'or étaient jetés çà et là, sur des chaises. Giulia lui paraissait tout autre, plus belle qu'il ne l'avait jamais vue. Elle était en cheveux, massés à la nuque, une robe brodée écrue, ses gants et son ombrelle sur la table; et s'occupait à se passer au poignet, un serpent de diamants, en bracelet.

– Vous alliez sortir? dit Charles d'Este.

– Oui, répondit-elle, j'allais répéter, et elle eut un geste d'insouciance exprimant que rien n'était moins important.

– C'est donc vrai, fit le Duc qui se leva, vous êtes engagée? et rompant brusquement la glace, il lui dit en la regardant entre les yeux, debout, et les deux mains posées sur la table:

– Eh bien! je m'en viens vous prier de ne plus désormais chanter que pour moi seul.

Elle demeura impassible, et une faible rougeur témoigna seule de son émotion, pendant la longue pause qui suivit. Etait-ce la joie du triomphe? Avait-elle osé se promettre qu'un jour Charles d'Este lui appartiendrait? Grande, élégante, l'air haut et noble, et quelque chose de majestueux dans le maintien, elle montrait au Duc un sourire de sphinx, des yeux bleus, profonds et redoutables. Elle répondit simplement:

– Votre Altesse n'ignore pas que c'est tout mon avenir qu'elle me demande.

Elle se tenait devant lui, comme attentive à le percer de ses regards. Alors le Duc, lui saisissant la main, la baisa au-dessous du poignet.

– Je le sais, répliqua-t-il, et je l'entends ainsi. Vous viendrez habiter mon hôtel, en attendant que nous repartions pour Blankenbourg; et se levant, comme après affaire conclue, il se mit à faire quelques tours de chambre, en disant des douceurs à la Belcredi, et s'arrêtant parfois à ouvrir les écrins, ou à considérer les couronnes, dont quelques-unes pendaient aux murs. L'une d'elles, reçue à Naples, était toute garnie de coraux rouges, et le duc Charles en plaisanta; puis, après un peu de silence, il se rassit, demanda une plume, griffonna cinq ou six mots sur une page blanche, et levant la tête:

– De combien est votre dédit?

– De cinquante mille francs, Monseigneur.

Il signa, mit l'adresse au bas: Monsieur le baron James de Rothschild, présenta la traite à la chanteuse, puis, tandis qu'il ramassait son stick et son chapeau:

– Ne vous servez donc plus d'extrait d'œillet, reprit-il. Je ne puis souffrir cette odeur; allons, adieu, ma chère; avant trois jours, votre appartement sera prêt.

Il ne fit, pendant le trajet, que rire dans sa barbe, et se moquer à part soi, du bon tour qu'il jouait à ces badauds de Parisiens. Que de bruit, que de conjectures sur cette disparition de la Belcredi! Il avait fallu cette idée, et je ne sais quelle jalousie de despote contre le public, pour tirer le Duc de son apathie. Il fut frappé en arrivant, du désordre et de la confusion, et de la dispersion des valets à son approche.

– Quoi? qu'est-il donc arrivé?

Et comme Karl balbutiait des mots sans suite, le Duc s'élança vers son appartement, redoutant quelque horrible malheur: César malade, ou la perruche morte. Tous ses enfants y étaient réunis, épars, assis et debout, et même Augusta, les yeux pleins de larmes, qui coulaient de temps en temps. Le comte Franz tenait en main une lettre que, d'un mouvement instinctif, il voulut cacher, quand son père entra.

– Donnez! dit le Duc, et il lut.

La longue dépêche du comte d'Œls contenait le texte du traité conclu entre la Prusse et le Blankenbourg. Le prince Wilhelm était nommé duc, ou, pour parler diplomatiquement, invité à vouloir bien se charger du gouvernement du duché.

– Les voleurs! murmura Charles d'Este, en pâlissant extraordinairement.

Ce fut une colère et une douleur sèches. Il resta trois jours sans parler, vaincu, moribond, anéanti. L'Italien lui lisait les gazettes, les dépêches de M. d'Œls, et la pauvre Altesse se consolait à l'aide du malheur des autres. Il était complet pour le Hanovre, le duché de Nassau, et le grand électorat de Hesse, incorporés à la Prusse. Brême, Hambourg perdaient leurs privilèges de villes libres. La Bavière, le Wurtemberg signaient des traités désastreux, et l'Autriche, amoindrie par la cession de la Vénétie, devait payer, en outre, une très forte indemnité de guerre. Tout le système politique de l'Allemagne était bouleversé au profit de la Prusse.

Le matin du quatrième jour, le Duc, dès son lever, revêtit son grand uniforme de généralissime blankenbourgeois, se para de tous ses ordres dont il avait un arc-en-ciel: Toison-d'Or, Cheval-Blanc, Guelfes, Henri le Lion, Saint-Etienne d'Autriche, Saint-Hubert de Bavière, le Lion et le Soleil de Perse, et commanda que l'on mît les chevaux au coupé de parade, chef-d'œuvre de Binder. Il prit avec lui M. Smithson, qui revêtit l'habit de cour, et tous deux se rendirent aux Tuileries, où le duc Charles envoya demander une audience à Sa Majesté. L'attente fut courte, et l'on revint avec l'ordre de l'introduire.

Ce n'était pas la première fois que le chef de la maison des Guelfes allait se trouver en présence de l'Empereur. Lors de sa venue à Paris, en 1862, les Tuileries l'avaient reçu à merveille, et, depuis ce temps, les deux souverains avaient toujours entretenu les plus amicales relations. Le Duc monta un escalier, escorté du chambellan de service, traversa une assez mesquine antichambre, et alors, au seuil d'une pièce, il aperçut Napoléon, qui s'avança de quelques pas à sa rencontre.

– Ah! Sire! s'écria le Duc, dans quelles terribles circonstances…

Mais l'Empereur, lui prenant le bras et mettant un doigt sur ses lèvres, le fit entrer dans son cabinet, dont la porte se referma, et leur entrevue n'eut pas de témoins. Pourtant, quand le Duc revint à l'hôtel, il semblait plus calme et résigné, et nul doute, qu'après quelques jours, il eût surmonté son chagrin, quand un nouveau désastre vint l'accabler. Le pauvre prince s'aperçut que ses cheveux tombaient en abondance, et Arcangeli ne put lui cacher plus longtemps l'effrayante vérité. Les journées qui suivirent, furent lugubres. Les volets demeuraient fermés; deux bougies éclairaient à peine la vaste chambre, où le silence régnait profondément; et le Duc, tout blanc comme un fantôme, dans ses grands peignoirs garnis de dentelles, coulait le temps sur sa chaise percée, se forgeait un funèbre avenir, et restait des heures à considérer fixement le paquet de ses cheveux tombés.

Le seul effort qu'il s'imposa fut d'écrire un court billet à la Belcredi, qui vint s'établir à l'hôtel, suivie de sa femme de chambre. Au reste, cette installation passa presque inaperçue, tant les enfants de Charles d'Este avaient été accoutumés de vivre au milieu des maîtresses de leur père. Le même jour vit arriver M. de Cramm, l'oreille basse, suant de frayeur et sentant d'avance sur son dos, les éclats de fureur de son maître. La peur d'être interrogé de toutes les façons, et qu'on n'éclairât sa conduite, ajoutait aux angoisses du petit baron. Aussi respira-t-il plus librement, quand il apprit que Son Altesse ne voulait pas lui donner audience.

Telle était la douleur du Duc, qu'il ne reçut pas davantage le comte d'Œls, lequel survint quelques jours plus tard, ramenant un convoi de fourgons qu'il avait pris à Francfort, au passage, et les trente-trois chevaux du Duc. Six étaient des présents du schah de Perse, et tous les autres appartenaient à la race de Blankenbourg, ces chevaux à la robe argentée, les yeux, les naseaux et les sabots roses. Ils descendent, dit la légende, du destrier de bataille donné par Charlemagne à Witikind, et que les princes Guelfes ont placé dans leurs armoiries. Ce fut d'Œls qui présida aux arrangements de l'écurie, et l'on recommença à voir par les couloirs de l'hôtel, ses yeux ardents, méchants, sa physionomie ténébreuse. Il arrivait plein des traits les plus âcres sur les défections empressées des courtisans de Son Altesse, sur les Autrichiens, sur le prince Wilhelm, et jusque sur le Duc lui-même.

Et de vrai, jamais homme aussi plein que celui-ci, de fantaisies et de caprices. Un matin, soudainement, sans mettre rien au net, ni parler de quoi que ce fût, le Duc se leva, retourna tout court à son ordinaire, secouant son chagrin ou n'y pensant plus. Il visita l'hôtel, des offices au grenier, commanda que l'on déballât quatre-vingts caisses, arrivées depuis quelque temps de Southampton, et surveilla leur aménagement. Il compléta le même jour, la réforme de sa maison, maison de bohême jusqu'à ce moment où il avait vécu en attente, et régla les titres de ses familiers. M. d'Œls restait le chambellan, l'aide-de-camp de Son Altesse; M. Smithson était nommé trésorier et grand-administrateur de la fortune du Duc, et le baron de Cramm prenait le titre de gentilhomme de la chambre, gouverneur du comte Otto.

– Quant à la Belcredi, pensa Arcangeli, qui vit Son Altesse se pencher et parler bas à la chanteuse, nous savons ce qu'elle sera.

Le Duc, deux jours après, comme afin de marquer qu'il était désormais bourgeois de Paris, envoya cinquante mille francs pour les pauvres, à l'Assistance publique, sorte de présent d'installation que les journaux ne manquèrent pas de célébrer.

III

Arcangeli parut rêveur à la suite de ces événements. Sous tant de masques et de grimaces, et au milieu de ses extravagances, le bouffon n'en restait pas moins sérieux comme un juif, à ses intérêts et à sa fortune, et ne songeait qu'à réussir. Il en eut bon espoir, en voyant la clôture où Charles d'Este se complut d'abord; il allait le tenir enfermé, avec la clef de sa prison en poche: mais quand il connut mieux le Duc, son naturel capricieux, soupçonneux, et sur quelle dangereuse glace c'était marcher qu'être en faveur auprès de lui, l'Italien pensa à se tourner ailleurs, et à se créer des appuis; en cas d'une disgrâce soudaine. Dépendre d'une humeur si fantasque, qu'on en était toujours en anxiété, comme d'une mine qui va partir, cet état précaire ne pouvait durer. Le favori commença donc à regarder de tous côtés autour de lui, tâchant d'abord à pénétrer les personnages et les intrigues de la petite cour où il vivait. Fils naturel d'un espion de la police du roi Bomba, Arcangeli avait de qui tenir dans le métier qu'il entreprenait. Il excellait à écouter aux portes, à traverser les corridors d'un pas muet et comme étoupé, à surprendre les gens par des irruptions plausibles, et n'était guère moins hardi à fureter des papiers intimes ou à se servir de fausses clefs, pour voir le dedans d'un secrétaire. Or, tout justement, le comte Franz avait l'habitude allemande de tenir un journal de sa vie, et l'emplissait de vers d'opéras, de myosotis desséchés et de ses effusions de cœur, avec une entière confiance.

Un matin du début d'octobre, Emilia se trouvait au jardin, en compagnie de Claribel et du comte Otto, quand Arcangeli l'aborda, et, après les premiers compliments, continua de marcher près d'elle. Le ciel était pâle et tranquille; les arbres, à demi dépouillés, ouvraient des échappées de vue par delà les parterres immobiles, jusqu'à une grille dorée, tout au loin; et rien ne troublait le silence que le bruissement des pas sur les feuilles sèches, et les voix paisibles des enfants. Ils jouaient au pied d'un pin parasol, non loin d'un bassin de marbre où nageaient des cygnes.

Alors Arcangeli, toujours occupé comme à humer, le nez levé, ce calme et cette fraîcheur, dit du ton le plus naturel:

– Tiens! je pensais rencontrer aussi le comte Franz dans le jardin.

Elle tressaillit, et, se relevant, car elle était courbée à cueillir un bouquet de géraniums, elle darda sur lui ses prunelles noires. Le feu lui monta au visage; sa fougue allait sans doute l'emporter, mais l'autre, avec son ton patelin:

– Voyons, Emilia, murmura-t-il, pourquoi t'es-tu cachée de moi? Tu sais bien que le comte t'aime.

– Hé! reprit-elle d'une voix sourde, qu'est-ce que cela te fait, ruffian?

Ils se remirent à marcher, sans plus rien dire. On entendait au bout de l'allée, les rires éclatants d'Otto, mêlés à des supplications de Claribel. Brandissant un rasoir ouvert, le petit comte feignait par jeu de se le passer sur la gorge, et tentait d'arracher de force, en même temps, les doigts dont sa compagne se couvrait les yeux.

– Hé! sorella, reprit Arcangeli, ma petite ragazza du bon Dieu, je ne suis pas un ennemi.

Il la caressa tant qu'il put, et il bouffonnait par habitude, si bien qu'enfin l'Italienne se mit à rire, en lui disant:

– Tu seras donc toujours le même, Giovan?

La première surprise passée, elle prêtait l'oreille à l'ouverture. Vive, impétueuse en ses désirs, et toujours bouillante de ce romanesque qui l'avait fait s'enfuir de Rome avec un chanteur, ce n'était qu'à force de volonté qu'Emilia montrait tant de sagesse, dans son entreprise de séduction. Mais au milieu de cette longue route, le pied ne lui glisserait-il pas? Se sachant prompte aux entraînements, elle se craignait elle-même, et regrettait de n'avoir pas un conseiller à qui recourir. Tout son espoir, dès qu'Arcangeli eut parlé, se tourna donc sur ce cher frère; elle vit en lui justement, la patience et l'esprit de ruse qu'elle n'avait point, et lui tendant la main tout d'un coup, par un élan de confiance:

– Eh bien oui, je l'avoue, j'ai eu tort de n'être pas franche avec toi.

Elle lui dit les attentions du comte Franz, ses présents de galanterie, comment elle l'avait traité pour mieux l'enflammer, et que, découragé un moment, il venait de se repiquer, et hasardait de nouveau des bouquets. Arcangeli daignait parfois secouer la tête et approuver; puis, le récit terminé, il avisa Emilia de le laisser conduire l'intrigue. Sans doute l'hameçon était bien préparé, mais le poisson mordrait-il?.. Ils remontèrent à pas lents, vers la pelouse où couraient les enfants. Otto maintenant se divertissait à ne plus parler qu'en ordures et avec d'effroyables jurons; mais une idée encore meilleure lui poussa, quand le mauvais garçon vit la colère et les larmes de Claribel. Il se prit à rire, et l'interpellant:

– Ecoute, Clary, répète avec moi les dernières choses que j'ai dites; ou bien, je me jette dans le bassin.

– Ah! Otto! mon frère, mon petit frère! et anxieuse et suffoquée, elle continuait de le supplier.

– Allons! dépêche-toi, ou je me jette!

Et Otto grimpé sur la margelle, la tête tournée vers Claribel, semblait prêt à se précipiter. Soudain, le pied lui glissa, ses deux mains lancées en avant cherchèrent en vain où se retenir, et il tomba dans la pièce d'eau, très peu profonde à cet endroit.

L'on accourut, l'on repêcha le jeune comte tout ruisselant et riant aux éclats; après quoi, il fallut songer à Claribel, qui s'était évanouie sur le coup: on la fit revenir, non sans peine, mais la secousse avait été trop forte; et le soir même, une maladie nerveuse, qui depuis longtemps, minait sourdement la frêle enfant, se déclara.

Elle déconcerta les médecins et aucun remède n'y put prendre. C'étaient des dégoûts, des accablements, avec une fièvre irrégulière, puis des crises de convulsions, des rages de douleur si extrêmes que la machine enfin défaillait et s'anéantissait dans une torpeur de mort. Rien d'effrayant comme les accès, par leur durée et leur violence; des spasmes furieux secouaient l'enfant, à croire que son âme ébranlait ses jointures d'avec le corps. Elle pâlit, fondit affreusement, les traits tirés, la figure comme de cire, où se dessinait le bleu des veines, sous ses cheveux décolorés. Perdue au milieu d'un immense lit de dentelles, ce fut là qu'elle vécut deux mois, environnée de saints coloriés, de chapelets et d'images, que la fervente Emilia épinglait du haut en bas des rideaux. Et ces amulettes autour du lit, les médailles, les scapulaires, une sainte Claire verte et rose, juste en face de son oreiller, avaient fini par prendre, aux yeux de Claribel, une importance extraordinaire, bien qu'en sa qualité de fervente luthérienne, la petite comtesse nourrît un secret mépris pour les superstitions des papistes.

Sur beaucoup de choses en effet, elle possédait le sérieux et la maturité d'une femme. Dès le temps qu'on lui montrait les lettres, sa préoccupation avait été de connaître l'histoire de sa famille; et elle savait fort bien dire qu'elle sortait d'une des plus grandes maisons de la chrétienté. Toujours elle prenait plaisir à discourir longuement des Guelfes, dont elle connaissait la suite, le chaos de tant de diverses branches, les vertus et les actions mémorables. Singulière petite fille, espèce de monstre charmant comme en produit le déclin des races, l'esprit affiné, et le corps débile, orgueilleuse et tendre cependant, avec ceux qu'elle affectionnait! Elle tendait du fond de son lit, ses bras mourants à l'Italienne, la voulait sans cesse à son chevet, l'embrassait, l'appelait tout bas: mamaccia, ma petite maman, mais souffrait d'être tutoyée par le vieux docteur Ferney. Et plus tard, quand elle alla mieux, et que les familiers du Duc se succédèrent à la féliciter, Claribel ne pardonna pas au comte d'Œls d'avoir tardé jusqu'au lendemain. Lorsqu'il se présenta ensuite, elle se tourna du côté du mur, et reçut ses compliments sans dire un seul mot. Puis, comme Emilia, une heure après, lui reprochait un tel procédé, la petite comtesse répliqua:

– Pourquoi ne m'a-t-il pas visitée quand il le devait, moi qui suis la fille de son maître?

Ses crises lui donnant un peu de relâche, les médecins permirent qu'on la levât, mais ce n'était que pour passer du lit à une sorte d'immense niche, matelassée de satin vert doré. Elle y restait la journée entière, plongée, noyée dans un amas de dentelles et de point d'Angleterre, toute blanche, au fond de cette chapelle, avec ses étranges cheveux d'or pâle, relevés haut sur sa petite tête.

Elle ne s'ennuyait pas cependant; les visiteurs étaient nombreux. Le Duc survenait après son lever, frais du bain, mais déjà sous les armes, coiffé, cosmétiqué et rajeuni: il se divertissait à badiner, jouait aux olives ou à la mourre en se laissant rafler son argent, et régalait Claribel d'ordinaire, de quelque cadeau de bijoux, des friandises ou des jouets superbes. Souvent, la prenant par la main, il faisait plusieurs tours de chambre avec l'enfant, si mignonne, si inégale à côté de son père haut et robuste, qu'elle avait l'air de sortir de sa poche. Ces visites enorgueillissaient Claribel, et elle y déployait ses gentillesses, quoiqu'elle craignît extrêmement les parfums violents dont le Duc était toujours empesté. Il y avait des jours où elle pâlissait et se sentait près d'étouffer, mais elle fût morte plutôt que de paraître incommodée, et de se permettre la moindre plainte.

Le comte Hans Ulric et Christiane descendaient aussi l'après-midi, et la charmante fille aussitôt, animait tout de sa légèreté de nymphe, inventait cent sortes d'amusements, et forçait Claribel de s'y mêler. Alors, on tirait des armoires, les joujoux somptueux de la petite: poupées, pantins, polichinelles, des chasses dans leur décor de sapins, des arches de Noé, vrais chefs-d'œuvre sculptés par les montagnards de Wolfenbuttel, puis force merveilles d'automates, des danseuses pirouettant, des chariots dorés dont les chevaux marchaient, des éléphants, qui haussaient leur trompe; mais la petite comtesse les considérait d'un œil morne, et demandait presque toujours Micke. C'était la préférée de l'enfant, une pauvre laide poupée que lui avait donnée une paysanne, un jour que Claribel passait dans la rue. Elle couchait son amie entre ses bras, s'allongeait et fermait les paupières, lui parlant bas de temps à autre, et répondant par un sourire triste aux encouragements de Christiane.

Mais nul ne se montrait, chez la malade, aussi assidu que l'amoureux comte Franz. La passion était venue ainsi qu'il arrive, à force de la simuler, et l'adroite politique d'Emilia l'avait rapidement portée au comble. Le jeune homme ne montait plus à cheval; il oubliait de se jouer des valses de Strauss après son dîner, et sa bonne figure prenait même une expression de langueur touchante, pendant ses visites à Claribel. Il s'y consumait en soupirs, en lorgneries et en longs silences, ne bougeant point, passant sa main, qu'il avait belle, dans ses favoris rejoints aux moustaches, et se faisant au milieu de ses extases, si parfaitement oublier, que Claribel, comme si elle n'eût été qu'avec les meubles de sa chambre, adressait tout haut à sa poupée des objurgations maternelles, la grondait ou la consolait. Le petit bonhomme de Cramm, qui survint à l'un de ces moments, s'étant avisé de lui demander combien il y avait de temps que sa poupée était sevrée:

– Et vous, combien y a-t-il? riposta Claribel offensée, car vous n'êtes guère plus grand.

Elle avait de ces traits, de ces reparties soudaines, et dans l'esprit, un tour singulier à dire les choses les plus communes. Une fois, le Duc l'était venu voir, apportant un nouveau jouet de mécanique, un renard au milieu de poules, contre lequel un coq battait des ailes. Sitôt qu'elle aperçut l'animal, elle avait mis la main à son collier, comme en garde d'être volée, et elle donnait pour raison, avec une petite mine gentille: Ils sont si rusés dans les fables! puis, interrogée sur Arcangeli, que le Duc avait amené ce jour-là, elle se contenta de répondre:

– Oh! je crois qu'il est encore plus rusé que le renard!

L'Italien s'inclina sans protester, et son regard sournois et impudent se coulait malignement vers le comte Franz, témoin indifférent de cette scène. Arcangeli tenait son homme; il était sûr de prendre enfin pied dans cette intrigue languissante, et de la diriger à son gré. Un peu las du parfait amour, et espérant qu'un respect si prolongé devait avoir attendri Emilia, le comte venait, ce matin même, de joindre à son bouquet quotidien une lettre des plus pathétiques. Ce fut autant de bien perdu. Deux minutes après sa réception, la missive passait aux mains du frère, et Giovan, vers la fin de l'après-midi, se présentait chez le jeune comte.

Sa matière était préparée. Il prolongea d'abord les remerciements sur la grâce que Franz lui faisait de le recevoir, mais l'affaire en valait la peine; ce qu'il avait à lui remettre risquait de s'égarer, rendu d'autre sorte; et tout de suite, tirant la lettre de sa poche, il la posa au coin de la table, de manière à montrer toutefois que le cachet n'était pas rompu.

– Ah! fit l'amoureux qui demeura court, et le silence succéda, tandis qu'Arcangeli, les mains à plat sur les genoux, feignait une mine attentive. Des plantes vertes retombaient en touffes, d'une jardinière; un trophée de flèches mogoles décorait le mur, tendu d'un ancien cuir de Cordoue, et sur le bureau de marqueterie entre-deux, une bougie rose brûlait, à côté d'une écritoire de jade, et d'autres bagatelles de curiosité.

A la fin, se levant de sa chaise et se promenant par le cabinet, le comte fort embarrassé, se prit à enfiler des protestations. – Loin de lui l'intention de blesser la personne à qui cette lettre était adressée! comment l'avait-elle pu supposer? et le voilà à battre la campagne sur son respect et ses sentiments, parlant toujours en termes vagues; puis, comme Giovan ne soufflait pas mot:

– D'ailleurs, continua-t-il, ma passion est sincère.

L'Italien eut un faible sourire, et il reprit d'une voix pateline:

– Sans doute, Monseigneur, mais vos intentions…

– Mes intentions… balbutia le comte, mes intentions… n'ont rien… croyez-moi, dont Emilia puisse s'offenser.

Ce fut un vrai coup de théâtre. Arcangeli s'était jeté à lui, le serrait frénétiquement et lui embrassait les cuisses, en criant:

– Votre Excellence daignerait songer au mariage! quel honneur! Jésus-Maria!

Il paraissait étourdi de joie, sans que Franz lâchât une parole, de peur de perdre contenance. Epouser l'ancienne camériste! La supposition semblait si saugrenue que le comte ne put la croire sincère, et les propos qu'il entendait, n'étaient pas pour dissiper ses soupçons…

– Ah! de ce moment, Son Excellence pouvait compter sur le plus absolu dévouement! Arcangeli, son humble serviteur, était à lui corps et âme! Emilia s'amadouerait, corpo di Bacco! et facilement! La pauvrette ne se sentait déjà que trop bien disposée pour le seigneur comte.

– Tu crois, mon bon Arcangeli? demanda vivement le jeune homme.

– Que Votre Altesse ait confiance, exclama l'Italien, montrant un visage enflammé d'ardeur. Dieu me damne, si la pécore n'apprécie pas l'honneur que vous lui faites! Et pour commencer, ajouta-t-il, elle recevra de ma propre main, cette lettre qu'elle a dédaignée.

Et, tout rubicond et gesticulant, Giovan glissa l'épître dans sa poche, quoique sa sœur et lui la connussent mot pour mot, car il possédait, entre autres talents, celui de violer un cachet, le plus doucement du monde. Ensuite, il se leva, ne voulant pas importuner Son Excellence, et comme le jeune homme soupirait:

– Ah! tu as beau dire, Arcangeli, je crains bien de n'être pas aimé!

L'Italien lui répondit d'un air goguenard, et la bouche contre son oreille:

– Croyez-moi, seigneur comte, il faut prendre les femmes comme on prend les tortues, en les mettant sur le dos.

L'Italien, en effet, s'employa d'un si beau zèle, (car en somme, à trop différer, le jeune homme pouvait se lasser de courre après du vent), qu'Emilia, trois jours après, donna enfin un rendez-vous au comte dans la petite serre de l'hôtel, mais sous la condition que Giovan y serait présent. Ce fut le rusé Italien qui assista l'amoureux ravi, lui présenta le miroir à sa toilette, et en achevant de l'accommoder, il le gourmandait d'un ton paterne:

– Je ne voudrais pas voir Votre Altesse si follement passionnée. Qu'est-ce que les femmes, seigneur comte? et il faisait claquer ses doigts. – J'ai moi-même aimé autrefois une grande dame, affirma-t-il: eh bien! trois ou quatre cavaliers qui avaient été ses galants, ne souhaitaient rien tant que d'être quittes d'elle.

Cette entrevue fut suivie de beaucoup d'autres, et Arcangeli, comme on peut croire, se dispensa promptement d'y assister, sous prétexte de l'attachement de ses fonctions auprès du Duc. Il est vrai qu'il ne le quittait guère, l'Italien étant devenu le personnage indispensable à l'hôtel. Nul n'aurait su baigner, masser, parfumer Son Altesse et lui brosser les pieds et les chevilles, aussi légèrement qu'il faisait; nul, éclater en admiration comme lui, sur la personne du duc Charles, presser sa bottine contre son cœur, s'extasier de ses bras, de ses jambes, de ses cuisses, de la finesse de sa taille: sans compter que le maraud était unique à glisser un clystère, tailler les cors et les durillons, et préparer les plumes d'oie, dont son maître usait communément.

Ce dernier talent le servit même comme pas un autre, dans une occasion assez singulière, et qui montra que le duc Charles savait assaisonner ses grâces. Essayant un jour de ces plumes, Giovan avait griffonné, par hasard, ces mots que Son Altesse répétait souvent:

Monsieur Smithson, mon trésorier…

Le Duc passa dans l'antichambre, avisa cette feuille blanche qui traînait, la lut, et s'asseyant, écrivit tout de suite à ce qu'avait écrit l'Italien:

Vous payerez à Arcangeli, mon secrétaire des commandements, la somme de 3000 livres, à titre de don gracieux.

Il signa, cacheta de son anneau, mit le dessus, et fit porter la lettre. Telle fut la façon dont Giovan apprit sa nouvelle fortune, sa nomination à un poste, resté vacant depuis de longs mois, sans que l'on sût à qui Son Altesse se réservait de lâcher ce morceau.

Le crédit de Giovan paraissait bien établi. Il avait enchaîné la capricieuse volonté du Duc, et conquis sur lui un ascendant où aucun rival ne pouvait prétendre. M. Smithson, si entière que fût la confiance que son maître lui témoignait, n'était heureusement guère à redouter, voltigeant sans cesse d'un pays à l'autre, et ne faisant en quelque sorte, que venir relayer à Paris. Le Duc l'appelait en riant:

– Mon chien de garde, comme véritablement il lui protégeait, lui défendait, lui ramenait ses millions imprudents et aventurés. Tantôt en Espagne, aux marais salants; tantôt en Moravie, où Son Altesse exploitait plusieurs hauts-fourneaux, l'Américain partait, voyageait, en tous temps, dans toutes les saisons, – et n'avait-il pas dû dernièrement, en plein hiver, courir au fond de la Russie, à Nijni-Taguilsk, immense domaine, situé moitié en Europe, moitié en Asie, et renfermant des filons d'or, de fer et de platine, et la mine de cuivre la plus riche du monde. Au reste, il possédait admirablement la mécanique des affaires, parlait peu, s'engageait moins encore, et sans s'attabler à écrire, correspondait principalement en télégrammes.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
291 стр. 2 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают