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Читать книгу: «Le Crépuscule des Dieux», страница 11

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VIII

On put croire que la Belcredi n'avait eu qu'à tirer une chaîne dont le bout était dans sa main, pour ramener Otto à Paris. Quarante-huit heures après l'étrange scène de Beaujon, un samedi, dernier septembre, vers le milieu de l'après-dînée, le jeune homme, qui n'avait pris que le temps de changer d'habits, gâtés par cette longue route, et d'avaler du potage et un œuf, se présenta au Grand-Hôtel, où la chanteuse s'était retirée. Quoiqu'il eût roulé jour et nuit, sans s'arrêter, jusqu'à Paris, tirant sa montre à chaque demi-quart d'heure, Otto eût souhaité au-dedans de lui même, de ne pas rencontrer Giulia.

Elle se dressa, en poussant un cri…

– Ah! c'est vous, Otto, balbutiait-elle.

Il demeurait en silence, il ne lui disait rien, il la regardait enivré, et il attendait qu'elle lui parlât; elle avait un vêtement blanc, chargé de falbalas pressés de dentelle et de mille rubans, et où la chanteuse s'était amusée à attacher, de place en place, tout du long, des bouquets de roses naturelles. Il contemplait éperdument ces roses, ce vêtement éblouissant, les yeux, les cheveux de sa maîtresse, jusqu'au plus petit de ses traits; il lui semblait qu'il allait aimer Giulia, des siècles entiers, et, plongé dans des images délicieuses, le jeune homme ne remuait point. Ce silence le réveilla; il fit un brusque effort sur lui-même, et sans savoir ce qu'il disait:

– Oui! répondit-il, je suis parti, sitôt que j'ai reçu votre dépêche. Je serais accouru de plus loin, rien ne me retenait là-bas.

– Et la Schlosser? fit Giulia.

– La Schlosser! répéta Otto, qui rougit à l'excès, puis pâlit tout à coup, blanc comme le marbre où il s'appuyait; et après un instant de pesant silence qui avouait tout, il se mit précipitamment, à tâcher de se disculper. Mais est-ce qu'il aimait la Schlosser? Pouvait-il aimer pareille sotte, une femme toujours pleurante, laide, maigre, une vraie sauterelle? Et, dans son trouble et son irritation, il accompagnait ce discours de gestes outrés, en parlant avec une sorte de transport. Il avait trouvé en wagon, les paroles les plus touchantes et les plus tendres; mais la crainte qu'il éprouvait de ne pouvoir fléchir Giulia, l'agitation de la revoir enfin, et cet air lourd et parfumé, à force de jonquilles et de roses dont l'appartement était plein, jusque sur la table en face d'Otto, lui dissipaient maintenant ses pensées, de manière que, malgré ses efforts, il s'égarait, ne se retrouvait plus: et le spectacle de la Belcredi, qui, rêveuse et silencieuse, jetait distraitement au feu, de vieilles brochures de théâtre, des lettres, des bouquets fanés, dont la cassette reposait sur ses genoux, déconcertait par surcroît, l'amoureux; – tellement, qu'il commençait à dire le contraire de ce qu'on voyait qu'il voulait dire, quand à ce moment, une camériste mit la tête dans le salon, et pria que Mademoiselle indiquât l'heure, à laquelle on devait venir enlever les malles.

– Vous quittez donc l'hôtel? demanda le comte.

– J'ai loué, répondit Giulia, un petit pavillon tout meublé, rue du Puits-qui-parle, numéro 7.

Et sur ces mots, gagnant la porte, comme en deux sauts légers, elle parla bas à Laury, qui entra ramasser de dessus les fauteuils, des palatines et des manchons qui y traînaient.

Otto s'était levé aussi, et considérait, par la vitre, l'immense rue fourmillante de monde, les boutiques parées et remplies, et les voitures innombrables, rapides, continuelles, roulant sous ce ciel pluvieux, qui redoublait sa tristesse. Il se répétait cependant, que c'était là une heure unique, un des plus vifs et des plus beaux moments qu'il aurait jamais; et enragé contre lui-même, bandait son âme tant qu'il pouvait, pour se donner de l'émotion. Il se sentait porté à pleurer, à faire des actions singulières; et comme, en cet instant, Laury étant enfin sortie, Giulia rejetait confusément dans la cassette, ce qu'elle en avait tiré de papiers et mis à mesure sur la nappe, Otto s'approcha tout à coup, et lui passa le bras autour de la taille. Elle dit:

– N'avez-vous pas faim? Ne mangeriez-vous pas un morceau?

Puis, baissée devant les tisons, elle commença de secouer la cassette dans la cheminée, en tenant avec les pincettes, les brochures amoncelées, afin qu'aucune ne s'écartât; le jeune homme, pendant ce temps, lui couvrait la nuque de baisers. Le cœur d'Otto avait séché subitement; il était là, comme une souche, comme une bête, devant elle; et Giulia restait de glace elle aussi, muette ainsi qu'une statue, et les yeux fixés sur le feu, regardait flamber et pétiller un dernier bouquet desséché, dont les rubans de satin vert étaient peints par le fameux Dalbono, de Milan. Un sourire étrange lui monta aux lèvres… Quel souvenir longtemps oublié, ce bouquet lui rappelait-il? Etait-ce point cette journée, où le Duc aussi l'avait trouvée, environnée d'habits et de couronnes…? Mais leurs prunelles se rencontrèrent, elle donna un baiser au jeune homme, – et la Belcredi s'abandonna.

Les jambes tremblaient à Otto, quand il descendit l'escalier; il éprouvait un vide de dégoût, un horrible désenchantement. – Ah! voilà donc ce que c'était qu'aimer; rien de plus qu'avec les autres femmes! Comme un enfant qui reste étonné, aussitôt qu'il a mangé le fruit convoité, Otto doutait si ce moment était bien une réalité. Quoi! les ravissantes douceurs de ses longues rêveries, cet amour qui avait dormi trois années, à un endroit de son être si profond et si retiré, que lui-même n'en soupçonnait rien, ces ardentes lettres écrites dans le plus ténébreux secret, ses désirs, ses élans, sa passion, ses lèvres qui tremblaient vers elle, tout cela se réduisait donc à cette triste et courte débauche, à ce néant affreux qu'il sentait!

– Et je croyais l'aimer! pensa le jeune homme…

Son cœur se brisa en morceaux; Otto pleura amèrement et à sanglots. Il ne s'est jamais rappelé comment, après avoir erré dans des théâtres et des cafés, il se retrouva, au matin, chez une appareilleuse connue, ni par quels compagnons il y avait été mené. Il passa là deux jours entiers, cruellement livré à tous les transports d'une humeur terrible et égarée: tantôt, s'abandonnant aux derniers excès, pour se venger de Giulia et avilir en lui son image; tantôt, au contraire, vengeant sa maîtresse contre lui-même, et se frappant la tête aux murailles, en désespéré. Mais au milieu de la troisième nuit, comme son imagination agitée ramenait sans cesse les mêmes pensées, il se représenta de nouveau, le bonheur de voir Giulia, avec un sentiment de tendresse, irrésistible et singulier; toutes ses violentes douleurs de la surveille, ne parurent plus qu'un songe à Otto. Il n'y tient plus: il se lève, s'habille, et donne à un cocher le nom de la vieille rue du Puits-qui-parle, bien plus connu à ce moment, que celui de rue Amyot, par lequel on venait de le remplacer. Il faisait froid, Paris dormait, la lune rayonnait en son plein. Otto, tout en considérant cette roue d'or immobile, se livrait à une rêverie si vive et si impatiente, qu'elle semblait le mettre par avance, en possession du bonheur auquel il songeait. Il arrive devant un mur; il sonne, frappe, appelle, redouble, si bien qu'enfin, Laury vient lui ouvrir. Il traverse un carré de jardin, gravit un escalier de bois; Giulia réveillée, paraît… Ils se jetèrent éperdus, dans les bras l'un de l'autre.

Ah! bonheur et bonheur d'aimer! philtre de vie qui renouvelle toutes choses! source à laquelle une fois uni, le cœur se répand de là sur le monde entier, comme un torrent qui prend sa course! A peine les amants se retrouvèrent-ils, leurs prunelles se dessillèrent, leur âme fut toute changée par une espèce d'enchantement. Jamais les couleurs du soleil ne leur avaient paru si brillantes, le ciel d'une sérénité aussi splendide et aussi continuelle. Ils jouissaient avec transport, d'une fleur, d'une herbe, d'un nuage, des humbles objets qui les entouraient; leurs moindres actions étaient mêlées d'une joie et d'une impétuosité extraordinaires; de leurs yeux, jaillissait un esprit qui animait pour eux, tout l'univers. Jusqu'à ce quartier gueux et noir, mal peuple, mal pavé, mal bâti, qui dort à l'ombre du Panthéon, les brins d'herbe entre les pavés, les croisées où séchaient des guenilles, et l'étroite et petite rue du Puits-qui-parle, bordée de masures branlantes et de vieux murs de jardin, leur semblaient les plus beaux endroits, que tous deux eussent vus sur la terre; et lorsqu'ils découvraient de loin, leur porte basse dans la muraille, avec l'ancien avis collé dessus, et écrit à la main:

Pour les lettres et réclamations, s'adresser à M. Spitzer neveu,

que ni Otto ni Giulia ne songeait jamais à arracher, ils sentaient éclater en eux une lumière intérieure, qui leur dévoilait combien ils aimaient.

Leur tendresse rompue pendant deux journées, maintenant réconciliée, se reprenait plus étroitement; leur âme avait plaisir à serrer ses nœuds: et ravis après ces mortelles langueurs, du réveil de leur passion, ils ne savaient comment bien répandre leur cœur, et se prouver leur grand amour, dans cet infini qui les remplissait. Tout en courant par la maison, ils se suivaient, s'appelaient, s'embrassaient, se rajustaient les habits, ou bien, se les dérangeaient par badinage, et se parlaient d'une voix tendre, uniquement pour se dire «toi» et goûter le délice nouveau de cette familiarité. Mais, à si peu de jours de la Schlosser, les mêmes propos de tendresse qu'Otto avait tenus à celle-ci, les mêmes pensées, les mêmes phrases, jusqu'au même arrangement et aux mêmes mots, se retrouvèrent sur ses lèvres; de manière que, peu à peu, et quelque ennui qu'il en eût, l'amant nomma la Belcredi de ces mêmes termes mignards dont il avait appelé la danseuse, – tant l'homme a des ressources bornées, pour exprimer l'infini de son cœur!

Au reste, que lui importait! Que lui importait une autre femme, quand il possédait Giulia! Jamais elle ni lui n'avaient eu leurs pareils. Ils se sentaient uniques, seuls au monde: et d'heure en heure, si l'on peut dire, tous deux se formaient l'un de l'autre, des idées nouvelles, embellies au gré de leurs sens et de leur imagination, comme autant d'idoles spirituelles qu'ils érigeaient au profond d'eux-mêmes, pour les adorer. – Que tu es douce! que tu es bonne! répétait l'enfant à Giulia, quoique cet orgueilleux sût bien qu'elle n'était point douce et bonne. Il se rabaissait, il avait soif d'obéir, de se prosterner, d'être l'esclave de sa maîtresse; mais cette humilité d'amour, vouée à Giulia seule, haussait d'autant plus sa superbe, à l'égard du reste des humains. Une joie, une force effrayante, lui coulaient parmi le sang. Il eût voulu crier, frapper, mordre, étouffer des lions; et cependant, ses yeux tournés sur Giulia, ne cessaient point de lui parler avec une douceur infinie. Il ne pouvait se retenir de lui sourire, de l'admirer, de lui toucher l'épaule ou les cheveux, – même en présence des ouvriers, qu'on venait, depuis quelques jours, de mettre après le petit logis, afin d'en rafraîchir les murs et de le rendre un peu plus commode.

Il consistait en trois pièces au premier, où l'on montait par un degré de bois appuyé au mur, entre deux bâtons pour garde-fou, ni plus ni moins que l'escalier d'un meunier de village. On entrait de là, dans un corridor, sur lequel donnaient les trois chambres assez pauvrement meublées, qui s'ouvraient à gauche et à droite et c'était là le logement, sans rien de plus que quelques placards, un petit galetas au-dessus, et la cuisine, au rez-de-chaussée. Comme la Belcredi, en louant aux héritiers du vieux «souffleur» qui occupait la maison avant elle, s'était installée précipitamment, il ne se trouvait rien de prêt: pas une serrure en état, les clefs des appartements mêlées, et à peine, le soir, quelque mauvaise bougie, en attendant le retour de Laury, qui s'en allait chercher de l'huile. Dans cette ombre, Otto s'asseyait en face de Giulia pensive, et les paumes posées à plat sur les genoux de sa maîtresse, il la contemplait avidement. Le crépuscule descendait, la chambre devenait plus obscure. Il avançait la main tout éperdu, il caressait avec des doigts tremblants, la pâle joue de son idole; et la douceur de cette sensation lui dilatait l'âme, et l'inondait d'une clarté semblable à celle de l'aurore.

Mais déjà, le plâtre et les coups de marteau les incommodaient grandement là-haut, et Giulia ayant découvert une clef du rez-de-chaussée, les deux amants y pénétrèrent, s'y logèrent sans façon, pour déballer des caisses d'armes anciennes, polonaises et lithuaniennes, que le jeune comte Dzalinski, un des nouveaux amis d'Otto, lui avait expédiées en cadeau; – et ils finirent même par n'en plus bouger, encore que l'on eût excepté ces deux chambres de la location, jusqu'après la vente qui s'allait faire des cornues, des matras, des creusets, et des raretés du vieux Spitzer, lesquelles y étaient en dépôt.

On ne voyait de toutes parts, sous la poussière et les araignées, que squelettes d'hommes et de bêtes, des plantes, des oiseaux, des métaux, des productions extravagantes, une main de nymphe marine, un singe et un chat nés avec des ailes:

– Adam et Eve, comme les avait surnommés bizarrement, la Belcredi, des médailles, des urnes, des momies, des arbres de corail noir, et plus de deux cents fioles, pleines d'une liqueur balsamique transparente, où étaient conservés des scorpions, des tarentules et des serpents; bref, un obscur capharnaüm, où se plaisaient pourtant, les amants. Ils allaient, s'exclamaient, furetaient, s'amusaient aux roues de cristal d'où jaillissaient des étincelles; leurs doigts faisaient comme fleurir tout ce noir fatras, en y touchant. Et ce que ces âmes tragiques ont eu peut-être de meilleur, dans leur court et sanglant passage sur la terre, le moment de leur vie sans doute, le plus doux et le plus rayonnant, c'est une après-dînée d'amour, de folies, de jeux d'enfants, et d'éclats de rire qui les reprenaient, sans qu'ils se pussent arrêter, à cause d'un récit de la Belcredi sur une ferme hollandaise, où les vaches avaient la queue retroussée par une cordelette fixée au plafond, de peur qu'elles ne se salissent.

Ils s'adoraient, ils défiaient le sort, ils s'étreignaient l'un l'autre, avec emportement. – Ah! que je t'aime, cher trésor, comme je voudrais mourir pour toi! Le seul nom de l'hôtel Beaujon, où il faudrait pourtant reparaître, ne fût-ce que quelques instants, donnait au terrible enfant, un visage froncé d'ennui; quitter une heure Giulia, lui semblait comme un amer poison. Elle lui était plus douce que la vie, plus nécessaire que la main droite. Quand il l'apercevait d'en bas, appuyée sur la rampe de bois, son âme sortait de lui-même, dans un transport d'extase délirante, pour s'attacher, pour se coller à sa maîtresse; et rien qu'au murmure de ses jupes, tous les sens d'Otto se réveillaient, toutes les forces de son esprit et de son corps se précipitaient ardemment, vers elle. Une intime chaleur d'amour lui fondait le cœur comme la cire; il se taisait, il s'abîmait, il s'enfonçait dans son adoration: son âme, entièrement vibrante et immobile, bientôt, ne connaissait plus rien qu'un bonheur tranquille et infini, où chaque joie distincte se perdait, ainsi que les pâles étoiles sont effacées par le soleil. Tout était comble en lui; il n'y avait rien de vide, – jusqu'au moment où cette plénitude amassée et surabondante, crevait enfin par des sanglots, des pleurs, des abattements, le plus souvent, par des rages de bruit et des gaîtés extravagantes.

Après avoir mangé, surtout, rassasié de viande et de vins, et tandis qu'il mordait goulûment aux fruits, dont le jus lui coulait le long du menton, c'était alors que les pensées bestiales et frénétiques, lui bouillonnaient au cerveau. Il se jetait à quatre pattes, hennissait, se roulait sur les lits, bâtonnait comme un furieux, les squelettes du vieux Spitzer, soulevait des meubles énormes qui donnaient peur à Giulia qu'il se rompît la poitrine, hurlait, tourbillonnait, jouait des pantomimes, sans que tout cela pût le délivrer du démon chaud et lourd qui l'oppressait. Il se faisait amener Bellua, arrivée depuis quelques jours, sous l'escorte du valet Lajos, et logée provisoirement, au manège Bernard-Pelletier, à une portée de fusil de la maison du Puits-qui-parle; et alors commençaient, dans le petit jardin, les plus téméraires folies, comme de tomber tout botté, d'une fenêtre, au dos de la jument, et cent autres voltiges pareilles. La musique qu'il entendait avec une sorte de ravissement, loin de lui apaiser le cœur, l'emplissait d'un tel regorgement de soupirs, de larmes, d'émotion, qu'au pied de la lettre, Otto suffoquait: il le fallait déboutonner; en cet état, le coucher sur son lit; et les orages quotidiens, qu'il fit à ce début d'octobre, achevaient de le mettre hors de lui. Rien ne pouvait un peu mater ses furies, que de s'en aller dans le jardin, recevoir les torrents de pluie de ce ciel sulfureux et noir, nu sous un drap, ainsi qu'un cadavre.

Cependant, de légers embarras d'argent commençaient d'avertir le jeune homme fort sérieusement, qu'il était temps d'aller à Beaujon, afin de s'y remplir les poches. Les quelques cents napoléons qui lui restaient encore, du million si vite dévoré à Vienne, avaient fondu, sans qu'il sût comment; de petites dettes criardes ne laissaient pas d'importuner les deux amants. Et puisqu'il fallait bien, tôt ou tard, se résigner à ce calice, Otto et Giulia, un soir, se rendirent en coupé de louage, à l'hôtel de Charles d'Este. Les mantelets étaient baissés, la voiture pleine de bouquets, pour égayer et parfumer cette vilaine boîte puante; et tous deux, immobiles à leur coin, perdus dans des pensées profondes, ils se dirent à peine quelques mots, jusqu'à la place de l'Etoile, où la Belcredi, bien enfermée derrière ces vitres obscures, devait attendre le retour de son amant. Il reparut presque aussitôt; le Duc n'était pas à Paris, mais non loin de Fontainebleau, au château de la Roche-Brûlée, ainsi que l'avait annoncé l'excellent M. d'Andonville, rencontré au bas de l'escalier.

– A la Roche-Brûlée? répéta Giulia pensive.

– Oui! répondit Otto, il ne reste à l'hôtel que ma sœur Christiane, et Emilia, la femme de Franz, car je viens d'apprendre à l'instant, que mon frère l'a épousée.

Quelle mouche avait piqué le Duc, lui si fastueux d'ordinaire, et comme amoureux des regards, de se venir cette fois, enterrer au fond de cette solitude, tel un berger, qui ne se plaît qu'aux antres sourds, aux rochers et aux fontaines? Aussi bien, dès le premier soir, parmi force plaintifs bâillements, et en se noircissant le nez d'un bouchon brûlé, pour se distraire, la pétulante Lyonnette s'avisa-t-elle de trouver la fantaisie un peu sauvage, tête-à-tête avec ce vieux taureau amoureux, qui piaffait autour d'elle, et ces dieux de pierre moisis du jardin; pas même dieux, mais demi-dieux, puisqu'ils ne commençaient qu'au-dessus du ventre: – Et voilà de beaux amoureux!.. Son imagination s'échauffe, se remplit de ses bonnes amies, qu'elle n'a pas vues depuis trois jours. Il lui tarde de leur montrer son faste nouveau et son bonheur; et tout d'un trait, notre héroïne écrit à Anna Deslions et à Julietta Barucci, de lui venir rendre visite. Les deux princesses arrivées, Lyonnette tourna quelque peu, pour avouer la chose à Son Altesse. – Bien, bien! ma chère, et invitez qui vous voudrez! se contenta de répondre le Duc. Sur quoi, billets de s'envoler, dépêches de se succéder, en sorte qu'au bout de quatre jours, la Roche-Brûlée fut emplie de ce qu'il y avait à Paris, de plus riche et de plus galant, parmi les demoiselles de moyenne vertu.

Le château coquet, pavoisé, décoré de balcons en saillie, et riant au soleil avec ses briques rouges, ses colonnes à la rustique, et le fer à cheval de son escalier, sous lequel se voyait un ancien buffet-d'eau, était accompagné par derrière, de bois de haute futaie, dont les massifs pressés, touffus, qui s'étendaient sur plusieurs lieues, fourmillaient de biches et de daims. C'était là, tandis que le Duc se promenait seul dans le parterre, garni de vases de métal, et où des jardiniers, dès qu'il rentrait, effaçaient ses pas avec des râteaux, sur le sable roux des allées, que Lyonnette et ses folles amies s'échappaient, et erraient, tout le long du jour. Vêtues de capes bigarrées, de pèlerines à collet vert, d'habits rayés zinzolin et blanc, et tout empanachées de plumes assorties, sous leur parasol à franges, ces nymphes couraient, bavardaient, combattaient, se jetaient des fleurs, inventaient mille jeux pour se divertir, gageaient à qui ramasserait le plus de bruyères ou de champignons, se cachaient par folâtrerie, dans les fougères safranées qui poussent géantes, sous les futaies; et leurs cris, au milieu des allées humides et silencieuses, faisaient s'envoler, tout d'un coup, quelque noir corbeau qui planait dans l'air gris, sur ses lourdes ailes, puis disparaissait en croassant.

– Tiens! voilà encore Flora qui chante, disaient-elles…

Et cette plaisanterie, toujours la même, qu'elles adressaient à la Van Bloemen, leur amie de l'Opéra-Comique, provoquait des rires éclatants qui sonnaient dans le parc tranquille. C'était alors ces jours d'automne, aux matins mouillés et blancs de vapeurs, que le soleil d'après-midi emplit de longs traits de lumière rousse. L'atmosphère, encore tiède et molle, se balançait entre le chaud et le froid; le canal d'une eau transparente, était parsemé de feuilles mortes. Et la fraîcheur des arbres épais, la tranquillité infinie de ce beau lieu, séparé du reste du monde, et où ne s'entendait que le bruit des ruisseaux, le murmure des forêts de pins, et parfois, le rapide galop d'un cerf, détalant au fond des halliers, saisissaient même, par instants, ces pauvres têtes de poupées, et les arrêtaient tout ébahies, au sommet de quelque sentier, devant les échappées de vue et les perspectives charmantes, qui changeaient, tous les cinquante pas, – jusqu'à ce que bientôt, la Fougerette tirât sa boîte à fard, de sa poche, ou que la fantasque Gabrielle Odry regrettât qu'il n'y eût pas là, de chevaux de bois où tourner.

Une après-midi, qu'elles revenaient de cette partie de la forêt où se voient l'épitaphe du Chien, le rocher de la Pierre qui rage, et le rond-point des Daguets, le très léger panier d'osier, que Lyonnette conduisait, la versa au rebord d'un sentier de bruyères et de sable mouillés, sans autre accident que de gâter les volants et les fanfreluches, dont cette belle était attifée. On peut penser les jolis éclats de risée, qui retentirent tout au long de la route, et les coups de fouet cinglants dont Lyonnette stimula les petits poneys écossais, pour rentrer vite au château. Remontée aussitôt dans la chambre du Duc, où se trouvait tout l'attirail de parures et d'ajustements qu'elle avait traînés après elle, la jeune femme, en changeant d'habit, devant le feu clair et pétillant, jouait à mille enfantillages avec Pepa Sanchez et Giovannina Flor, qui lui servaient de caméristes, quand, à ce moment, la porte s'ouvrit, et Otto parut sur le seuil, enflammé, suant, et couvert de boue, car il était venu à pied, toujours courant, depuis la gare de Montigny.

– Mon père n'est-il pas ici? fit-il, d'une voix rauque.

– En voilà un de malitourne! riposta Lyonnette courroucée; qu'est-ce qui lui prend d'entrer comme ça, chez les personnes!

Ses yeux bleus étincelants, son nez levé, ses jolis cheveux annelés, qu'elle secouait d'impatience, et l'incarnat qui lui était monté aux joues, tout faisait d'elle à ce moment, la Bellone la plus mutine, autour de laquelle eussent jamais voltigé les Amours, les Jeux et les Plaisirs. Surprise à demi-rhabillée, Otto la voyait dans les miroirs, dont l'appartement était plein, avec le cou et les bras nus, peu de gorge, mais aiguë et ferme, entre laquelle descendait, au bout d'un cordonnet de soie, un médaillon de vermeil; et son corset de satin mauve-bleu, où la lumière s'irisait comme au col d'une tourterelle, et qui était brodé de vieil argent, laissait voir ses charmantes épaules, délicates et enfantines.

– Ah! vous êtes monsieur Otto! reprit Lyonnette radoucie, et qui reconnut le jeune homme, d'après les nombreux portraits de lui, appendus à l'hôtel Beaujon. – Non! non! il n'est pas ici, le vieux chien-fou, ajouta-t-elle, en allant et venant par la chambre; et son court jupon de dentelles, blanc, léger, tournoyant autour d'elle, découvrait ses jambes, chaussées de bas de soie, couleur de rose sèche… Il s'en est allé à Fontainebleau, avec son singe d'Italien, et l'autre, la vieille momie, qui a des yeux pareils à des braises.

– Mon père n'est pas à la Roche-Brûlée? répéta Otto, stupéfait de ce contre-temps inopiné.

– Hé, non! non! quand on vous le dit, reprit la belle, en se passant un corps de jupe; je dois bien le savoir, je crois, puisqu'il voulait m'emmener avec lui. Mais qu'a-t-il à faire d'abord, au château de Fontainebleau, ce vieux Salomon, ce vieux Cosaque? C'est-il donc, pour aller visiter ce qu'ils nous en ont volé, au temps du premier Empereur? poursuivit Lyonnette, qui s'échauffait dans le musical de ses injures, et qui croyait réellement, que Charles d'Este était Cosaque, ou tout au moins, «de ces pays-là.» Elle s'arrêta, se sourit, fit une révérence au miroir, dans lequel elle s'apercevait, depuis les pieds jusqu'à la tête, toucha du doigt les fossettes charmantes de ses épaules et de son cou, en disant successivement:

– Le sel… le poivre… la moutarde…

Et tout de suite, s'appuyant sur les bras de ses deux compagnes, elle se mit à sauter et à chantonner:

– Hé! le vieux loup-garou! je me moque de lui; hé! ce soir, le feu d'artifice; hé! nous allons nous amuser; hé! vous y serez, monsieur Otto; hé! nous danserons tous les deux!

Mais une épingle la piqua; un peu de sang lui perla au doigt. Par un mouvement enfantin, elle en barbouilla la joue d'Otto, lui jeta:

– Maintenant, vous êtes mon cousin…

Après quoi, toutes trois de rire, et de s'esquiver précipitamment.

Le jour déclinait, le soleil était sur son penchant. Une couleur de pourpre immobile enveloppait le ciel, la rivière, le parc tout entier; et Otto, resté seul dans la chambre, se sentait ivre de tristesse. – Giulia! Giulia! cher bonheur!.. Un appétit de la revoir, de l'étreindre, de la posséder, le tirait violemment vers Paris; il n'y pouvait plus résister. Et poussant tout à coup un cri rauque, Otto commença d'enfoncer le massif secrétaire d'acajou ronceux, où le Duc enfermait son argent. Il portait par dessous la sienne, une chemise que sa maîtresse avait portée, et de temps à autre, il étalait dedans ses membres, pour la mieux coller à sa peau. Alors, ses larmes éclataient, et les coups de chenet de fer dont il battait la serrure plus furieusement, lui assouvissaient sa colère. Il éprouvait comme une honte au cœur, qui lui reprochait d'avoir vu cette femme dans ce désordre; et l'âme enflée et mal à l'aise, il entrait en un si vif transport de rage contre Lyonnette, et d'adoration devant Giulia, que suffoquant, criant et soupirant vers elle:

– Ah! mon amour! mon cher amour! Otto devait à ces moments, s'en venir à la fenêtre ouverte. Il y avait longtemps que le soir ne s'était trouvé si beau. Le couchant, derrière l'étang qu'on nomme la petite mer, était rayé d'orange et de turquoise, où flottaient mille nuages d'or; et là-bas, au bord de cette eau, dans laquelle se réfléchissait l'archipel éclatant du ciel, sous les feuillages peints d'un roux sombre, dont les perspectives profondes laissaient voir au fond du bois, un vieil hémicycle ruiné, les dix femmes, à souhait pour le plaisir des yeux, goûtaient tranquillement sur l'herbe, avec des fiasques et des pâtés, servies par des valets en livrée rouge.

La nuit était venue, quand le secrétaire enfin, se trouva ouvert. Otto enflamma une allumette, et prit les liasses de billets, dix à douze rouleaux de louis, et ne laissa que l'argent blanc; puis, l'enfant se sauva à travers le bois. Il lui partait des cris intérieurs vers Giulia, vers sa lointaine idole; il s'arrêtait alors, appuyait son front brûlant contre l'écorce des arbres. Mais un bruit qui le poursuivait, le fit tout à coup, se retourner. C'étaient deux des chiennes courantes, dont il avait pris soin autrefois, qui s'étaient échappées, et venaient le rejoindre:

– Miss… Turlu

Et se penchant vers elles, Otto les flattait de la main. Les larmes lui jaillirent des yeux; un air humide, qui portait une âcre senteur de champignons, le pénétrait et le glaçait; le parc immobile dormait: pas une lumière, pas un bruit. Il eut peur tout à coup, s'enfuit, – et ne respira librement, que lorsqu'il aperçut au loin, les feux rouges de la gare de Montigny.

Mais, de même qu'un baume subtil dissipe quelquefois tout son parfum, avant que l'on se soit aperçu de l'émanation qui s'en fait, Otto, pendant cette journée, avait vidé et exhalé son âme en vains désirs, vers sa maîtresse absente; de sorte qu'en la revoyant, il ne trouva plus rien en lui, de ces transports qu'il s'était promis. La conversation languissait, et tous deux, réciproquement affamés de mille détails, ils attendaient pourtant, chacun en peine, par où l'autre commencerait:

– Quels bas as-tu mis? dit Otto, en portant une main à la jupe de la Belcredi. Elle avait des bas de fil vert, relevés près à près, de raies noires. Tout dormait, les étoiles brillaient; les deux amants rêvaient sur le balcon de bois, encombré d'un petit jardin, dans des caisses et des majoliques. Il lui demanda tout à coup, supposé qu'il mourût avant elle, et que Giulia vît son fantôme apparaître, si elle en prendrait de l'effroi. Elle ne savait que répondre, et de la main, lui caressait les cheveux, en murmurant:

– Enfant… enfant…

– Ah! reprit Otto, amèrement, moi, je n'aurais pas peur de toi; et tout pâle, les yeux noyés dans l'orbe de la lune, il sentait son cœur défaillir, comme sous un lourd chagrin.

Il ne dormit pas de la nuit. Fiévreux, dressé sur son séant, buvant continuellement, à même un pot d'eau, dans lequel il jetait des citrons avec leur écorce, coupés en deux, l'agitation lui faisait faire cent tours et retours dans son lit; et ses rêveries étaient un tissu de tout ce qu'il se peut imaginer de folies, de transports passionnés, de souvenirs de voluptés, et surtout des plaintes et de la colère, parce qu'elle l'avait appelé: enfant… Hélas! il ne le sentait que trop, qu'il était un enfant pour elle, et que leur âge différent les séparait, ainsi qu'un abîme. Et en allant et venant par la chambre, durant la brumeuse matinée qui suivit cette ardente nuit, l'orgueilleux roula mille pensées, se rappelant le peu de cas que Giulia paraissait faire de lui. – Jamais une prévenance amie, jamais un pas à sa rencontre; à l'époque de ce marché avec les serres de Fontenay, pour avoir tout l'hiver, des fleurs fraîches, lui en avait-elle parlé? Et quoi de plus impatientant, sitôt qu'il s'approchait d'elle, que ces éternelles questions, s'il avait bien parfumé ses mains, s'il avait lavé sa bouche!..

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
291 стр. 2 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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