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Читать книгу: «Madame Putiphar, vol 1 e 2», страница 23

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XV

Nous avons laissé Déborah et Vengeance, une courageuse mère et son enfant échappés de l’esclavage, Geneviève de Brabant et son fils Bénoni, échappés à la hache du traître Golo, avec Icolm-Kill l’aventurier et ses compagnons, faisant force de voile sur le sloop. Après un séjour de près d’un mois aux îles Baléares, après bien des bonnes et des mauvaises fortunes de mer, qui, seules, pourroient donner matière à un livre plus gros et peut-être d’un intérêt plus palpitant que celui-ci, mais sur lesquelles, n’entendant rien aux choses maritimes, nous garderons un modeste silence, la vigie, ayant enfin reconnu la plage d’Irlande, cria trois fois: terre! Et, de même qu’en quittant Lerins, dès qu’au soleil levant elle avoit eu crié trois fois: soleil! les matelots, tête nue, entonnèrent l’hymne à la patrie; mais cette fois ils le chantèrent d’un air triste et presque à voix basse. On n’étoit plus sous un ciel étranger et libre: on étoit sous le ciel natal, en proie à l’étranger. L’esclave étoit rentré sous le fouet du maître.

Sir John Chatsworth reçut Déborah avec une vive satisfaction. Il avoit peu compté sur le succès de l’entreprise, malgré toute l’habileté et toute l’audace qu’il avoit bien voulu lui-même reconnoître à Icolm-Kill. Sir John Chatsworth n’étoit pas un homme de poésie et d’aventure. Ce qu’on appelle le sort, le hasard, la providence, sonnoit à son oreille comme une parole vide. Les choses ne lui sembloient pas faciles et prospères; il ne voyoit pas en beau comme on dit; le présent, quelque triste et quelque mauvais qu’il pût être, à ses yeux étoit bien; l’avenir n’étoit qu’une brume épaisse au-dessus d’un abyme. Chez lui, point d’espérance, point d’espoir, jamais! mais aussi point de déception.

Ce qui causa surtout l’admiration de M. Chatsworth, c’étoit le changement magnifique qui s’étoit fait dans la personne de sa pupille. De la jeune et folâtre enfant qu’il avoit vue à Limerick pour la dernière fois, peu de mois avant la mort de sir Francis Meadowbanks, son grand-père, le temps et le malheur avoient fait une grande et belle dame sérieuse. Plusieurs fois M. Chatsworth revint avec éloge sur ce changement. Déborah, comme on le devine bien, appela à elle les mots les plus suaves pour remercier son tuteur dans toute l’étendue de sa reconnoissance sincère et profonde, et elle lui prodigua les marques d’une affection si bonne et si vraie, que l’âme aguerrie de l’homme de loi ne se put défendre maintes fois de quelque émotion. Son arrivée répandit un peu de joie dans la maison de sir John, et lui donna, pendant quelques jours, presque un air de fête; mais comme cette joie étoit sévère, mais comme cet air de fête étoit grave, car la maison de sir John étoit une de ces maisons angloises où règnent la règle et l’austérité, cela ne déparoit pas la mélancolie séduisante que professoit la jeune infortunée, et qui convenoit au deuil de son cœur. Sir John crut devoir à ses amis de leur ouvrir les portes de ses salons pour qu’ils vinssent déposer leurs hommages aux pieds de sa pupille. Il donna plusieurs repas, il tint plusieurs cercles où Déborah, si c’eût été possible, se fût dispensée de paroître, mais où elle brilla dans tout son éclat. Les infortunes et le courage de cette belle prisonnière d’État excitoient les plus vives sympathies et ajoutoient un charme secret et irrésistible à ses charmes naturels. Les premiers temps de son retour s’écoulèrent ainsi quelquefois dans le trouble du monde, mais le plus souvent dans l’échange paisible des plus aimables témoignages d’amitiés et de gratitude, et dans la confidence et le récit du passé.

Déborah apprit alors que lord Cockermouth, son père, n’habitoit plus l’Irlande. Sans doute, sa disparition, qui avoit détruit le bon effet qu’il s’étoit promis du jugement de Tralée, qui pourtant lui avoit coûté gros, l’avoit déterminé à prendre ce parti. Il n’étoit retourné à son manoir de Killarney que pour le vendre à la hâte avant de passer à Londres, où, depuis la mort de sa femme, quelques-uns de ses anciens compagnons de table le sollicitoient de venir habiter; car, depuis qu’Anna Meadowbanks lui manquoit, il nourrissoit dans quelque coin inconnu de son cœur un chagrin assez véritable, et des regrets qui souvent, malgré lui, avoient transpiré jusque dans sa correspondance. Au fond de tout, lord Cockermouth n’avoit pas été sans quelque affection pour sa femme et pour sa fille. S’il avoit fait souffrir sa femme, ce n’étoit pas qu’il se fût donné à tâche le martyre de cette douce créature. Il ne s’étoit pas dit: Je vais être méchant avec elle, je vais payer d’ingratitude sa tendresse, son dévouement, sa résignation; elle avoit eu une vie triste et pénible, par cela seul qu’on l’avoit mise en contact avec un être lourd, grossier, brutal, et que sa nature délicate et choisie avoit été forcée de subir les lois d’un maître implacable et médiocre qu’elle n’avoit pas rêvé. Par convenance de famille, la tourterelle avoit été accouplée à un bœuf, et condamnée à tracer un sillon. – Si lord Cockermouth avoit fait souffrir Déborah, sa fille, ce n’étoit pas non plus qu’il fût pour elle dénué de toute espèce de tendresse et d’attachement: c’étoit à cause de Patrick. Malgré sa rustique enveloppe et ses mœurs triviales, ce lord, comme nous l’avons dit quelque part autrefois, entretenoit la morgue la plus fière et les plus hautes prétentions aristocratiques. Un sentiment mal digéré, mais inaltérable, de l’honneur de sa maison et de son sang, vivoit en lui, et ce sentiment vivace ne lui avoit pas permis de transiger en faveur des liaisons de sa fille. La seule pensée que le fils d’un bouvier, d’un laboureur, pût être l’ami et peut-être l’amant et l’époux de Déborah, le révoltoit, et allumoit en lui une indignation, une colère pleine d’une noble passion, comme on a pu le remarquer, à laquelle le caractère ordinaire de cet homme n’eût pas donné lieu de s’attendre. Il avoit fallu vraiment qu’il vît la chose bien en mal, que la tache dont son blason étoit menacé lui eût semblé bien inévitable et bien énorme, pour qu’il en fût venu à prêter les mains, sinon à commander l’attentat manqué sur Patrick dans le sentier creux de Killarney; car ce bourru à l’âme dure, qui profitoit volontiers des droits de la guerre, avoit toujours répugné à l’injustice; et une fois cette première injustice commise, une fois compromis par cette triste affaire, il s’étoit vu, sans doute, lui soigneux de la gloire de sa maison et de son honneur, entraîné, pour sortir de ce pas cruel, tout en pesant bien dans son cœur ce que valoit cette mauvaise action, à provoquer ou plutôt à acheter le jugement des juges de Tralée, qui avoit déclaré Patrick l’assassin absent de Déborah. Oui, à travers tout cela, il faut bien le reconnoître, lord Cockermouth avoit eu une affection assez réelle pour Déborah, et le grand trouble dans lequel il étoit tombé, lors de son retour dans la salle du festin, trouble allant jusqu’au délire, qui lui avoit fait jouer un rôle si inconvenant par-devant ses convives, qui lui avoit fait dégainer si inconsidérément son épée encore toute sanglante, avoit eu sa plus grande source dans la profonde douleur qui l’avoit saisi intérieurement à la vue de sa fille si horriblement mutilée par Chris, cet imbécille assassin. Après ce coup pitoyable pour la rendre à la vie, pour faire disparoître ses blessures, il lui avoit fait donner avec joie, les soins les plus affectueux; et si, à peine convalescente, il l’avoit emmenée aux Assises de Tralée, c’est qu’une nécessité impérieuse, à ses yeux, ne l’avoit pas laissé libre en ce cas.

Soit que les bâtiments du château, pour la plupart de la plus vieille date, eussent besoin de réparations trop considérables, soit que, par une sorte de superstition, personne n’eût voulu venir habiter ce lieu maudit, comme on le regardoit, après un phantôme, un serviteur de Satan: car le bruit public, qui noircit et grossit tout, avoit fait tout cela et pis que cela du vieux commodore, lord comte Cockermouth n’avoit pu trouver un acquéreur; mais comme il s’étoit avancé, plutôt que d’en avoir le démenti, il avoit morcelé son beau domaine, et l’avoit livré pièce à pièce aux campagnards circonvoisins. Des fermiers avoient acheté, comme matériaux, la demeure seigneuriale, et l’avoient démolie, et en avoient extrait les pierres pour bâtir des murs autour de leurs clos. Quelques salles basses avoient été seules respectées, et servoient de granges et d’étables; aujourd’hui, c’est à peine si l’on en trouveroit quelques vestiges, et si, au fond de quelque hutte, on trouveroit encore quelque vieillard qui ait gardé mémoire des Cockermouth. Ainsi finit ce castel, qui étoit là debout depuis tant de siècles, qu’il n’avoit plus d’âge, comme les vieux chênes de la forêt. Ainsi finit Cockermouth-Castle, comme finissent autour de nous tant de monuments, tant de ces belles horloges de pierre, qui semblent placées là pour compter les générations qui s’écoulent, comme un cadran compte les heures écoulées. Ainsi finit Cockermouth-Castle, ainsi finissent les plus saintes et les plus belles choses, sous la faulx du temps et sous la faulx de l’homme: c’est le sort commun. L’épée du conquérant s’en va à la ferraille; le manoir, dont les tours escaladoient le ciel, est rasé à hauteur d’homme; l’âne brait dans la salle du thrône, et le sépulcre royal, à demi enterré, n’est plus qu’une auge à porcs.

Un jour, Déborah étoit seule au salon; assise près de la cheminée elle lisoit, et Vengeance jouoit et se rouloit à ses pieds sur une peau de léopard. M. Chatsworth entra, fit glisser un siége sur le parquet, et vint se placer à côté d’elle. Déborah ferma son livre par respect et s’inclina, et M. Chatsworth lui prit la main, la serra affectueusement et lui dit: – Depuis long-temps, madame, votre tuteur avoit quelque chose à vous dire dans le secret; mais, ne voulant rien brusquer, au lieu de provoquer une occasion favorable, il a attendu patiemment que cette occasion se présentât. Le temps et le lieu sont convenables; écoutez-moi: – Me croyez-vous votre ami? – En puis-je douter, monsieur. – Me croyez-vous assez votre ami pour n’avoir rien tant à cœur que l’intérêt de votre bien et de votre gloire? – Oui, monsieur. – C’est que, voyez-vous, j’ai à toucher à des choses bien délicates, madame, auxquelles nul au monde n’auroit le droit de toucher, à moins qu’il ne fût ce que je suis pour vous, et que vous n’ayez la foi en lui que vous daignez avoir en moi. Vous avez là, à vos pieds, un bel enfant, madame, que j’aime comme je vous aime, croyez-le bien, et pour qui je suis prêt à faire ce que je ferois pour vous; eh bien, votre ami va vous dire une parole cruelle: il faut que ce bel enfant soit éloigné de vous, il faut que cet enfant disparoisse. – Eh! qui veut cela? – Le monde, madame. – Le monde!.. – Le monde et votre honneur, madame. – Le monde et mon honneur!.. je ne comprends pas. – Le monde a des lois et l’honneur est sévère, madame; et le monde et votre honneur, et votre avenir, exigent de vous ce sacrifice. A ces mots, Déborah tomba à genoux auprès de son enfant, et, le serrant contre son sein, elle le couvrit de baisers et de larmes. – Toi, mon Vengeance, toi, mon Patrick, mon fils, mon bien, mon âme, t’abandonner! Oh! non, jamais! s’écrioit-elle. – Il faut que cet enfant soit éloigné de vous, madame; mais je ne dis pas qu’il faille qu’il soit perdu pour vous. – Je comprends bien, monsieur. – La naissance et l’existence de cet enfant est chose tout-à-fait ignorée. Depuis votre arrivée j’ai fait en sorte, sans vous en donner le motif, que cet enfant fût tenu à l’écart; ne divulguons pas ce que le Ciel, dans sa bienveillance, a voilé; confiez-moi ce doux être, je le ferai élever dans l’ombre d’abord, puis je le ramènerai près de moi, et je le soignerai, et je veillerai sur lui, et je le chérirai comme mon propre sang. Il passera pour l’enfant d’un parent à moi, éloigné et pauvre, ou pour un orphelin, un adoptif. – Votre offre est grande et généreuse, sir John, et je vous en rends grâce; mais je sens là qu’il y a en moi quelque chose d’énorme, d’inexplicable, qui repousse la pensée seule de ce moyen, et qui ne me permettra jamais de m’y prêter. Cela, j’en conviens, pourroit sauver les dehors; ce qui se paie d’apparences pourroit être satisfait; mais mon cœur ne le seroit pas, mais cela ne me sauveroit pas du remords. – Vous voyez mal, mylady; une faute, et c’en est une, peut donner du remords; mais on n’a pas de remords pour avoir effacé une faute. – Une faute! mais de quoi parlez-vous? Je n’ai pas commis de faute. Mais que voulez-vous dire?.. J’avois un époux de mon choix, un ami, un amant, je l’aimois, et voilà le fruit de notre amour, fruit que j’aime! et ce que j’ai fait je l’ai voulu, et je ne saurois vouloir une faute: il n’y a rien à effacer, monsieur. – En prenant les choses d’en haut, ma bonne amie, il se peut que devant la nature il n’y ai pas de faute; mais nous ne sommes pas ici au bord du fleuve Saint-Laurent, et c’est une faute devant les hommes?. – Devant les hommes? pitié! Oh! qu’ils ont bien mon mépris ceux-là!.. J’ai à me louer d’eux, en effet, je dois les ménager. Non, non, mon fils, non, non, mon Vengeance, je ne te renierai pas! tu ne seras pas sans mère! tu ne m’appelleras pas madame! je ne ferai pas la vierge à tes dépens!.. N’insistez pas, ô mon tuteur; vous me faites souffrir horriblement! Je suis sa mère, sa mère, sa mère, et ne veux être que ça! Je ne suis pas en quête d’un nouvelle alliance; qu’on me laisse pour ce que je suis, comme je laisse les autres. C’est fini! je suis à mon fils, et je pleure Patrick, et voilà tout!.. Vous êtes bon, sir John, je vous aime; mais brisons là-dessus; vous êtes un homme régulier, et je suis une folle! vous êtes un archonte, et je ne suis qu’une pauvre Sapho.

Sir John ému, attendri jusqu’aux larmes, pressa contre son cœur la mère et l’enfant, Geneviève de Brabant et son fils Bénoni, et leur dit: Cela peut blesser mes sentiments, cela peut froisser un coin de mon âme; mais cela ne vous ôte ni mon amitié ni mon dévouement; à la vie, à la mort, je suis à vous; faisons la paix; baise-moi, pauvre enfant! embrassez-moi, pauvre femme!

Et depuis, l’honnête sir John Chatsworth, qui avoit à son service une noble intelligence, n’insista pas, ne toucha plus à rien dans ce sens. Là-dessus silence éternel.

XVI

L’échelle fut remontée et la trappe s’abaissa, et il se fit une nuit profonde.

– Oh! mon Dieu!.. s’écria Patrick, fléchissant les genoux et se prosternant la face contre terre.

L’horreur et l’effroi avoient ouvert par surprise son cœur stoïque au désespoir; mais sa courageuse raison reprit aussitôt son empire, et il s’ôta du cœur ce mouvement de foiblesse comme on s’ôteroit de la main une écharde.

Il se releva, et, guidé dans les ténèbres par ses gémissements, il s’approcha de Fitz-Harris, et l’appela et prêta l’oreille. Fitz-Harris ne répondit point. Il se pencha sur lui et lui prit la main: sa main étoit froide. Alors il s’éloigna de lui, et, se tenant à la muraille, il poussa du pied, dans un des coins du caveau, la paille, ou plutôt le fumier dont on avoit eu l’attention de joncher le sol. Sur cette litière, ayant porté doucement son ami, il l’appela de nouveau après lui avoir posé la tête comme sur un chevet; mais toujours point de réponse. C’étoient là touts les soins qu’il pouvoit lui donner; il se coucha donc auprès de lui, dans une anxiété inexprimable, s’assurant de minute en minute du battement de son cœur, écoutant silencieusement son haleine, épiant l’instant suprême où il auroit enfin cessé de souffrir, où il auroit passé de la condition humaine si triste, et de la plus dure des conditions humaines, à un état digne d’envie: l’état de la mort. Il demeura long-temps, sans doute, dans cette cruelle position, car un sommeil de plomb, avec lequel il lutta corps à corps, finit par l’accabler et l’assoupir. A son réveil, Fitz-Harris se plaignoit assez fort; ses extrémités n’étoient plus froides comme le marbre. Patrick lui passa la main sur le front et l’appela presque à voix basse: – Harris! Harris, mon frère!.. lui dit-il. Cette fois Fitz-Harris fit un mouvement. Peu à peu il se ranima, et quand il eut recouvré tout-à-fait le sentiment, Patrick lui dit: – Tu as fait une chute horrible, mon frère; tu souffres, où es-tu blessé? – Je souffre beaucoup dans les reins, et j’ai des élancements qui se croisent comme des épées dans ma tête. Tiens, touche là à mon crâne. Patrick y porta la main avec précaution; sous les cheveux trempés de sang, il rencontra une saillie énorme et la bouche d’une plaie. – Sais-tu où nous sommes, mon frère? dit ensuite Fitz-Harris. – Où nous sommes, demandes-tu, mon frère? dans une basse-fosse. – Et que fait-on de nous? – Ne te souvient-il plus, mon frère, que M. le lieutenant pour le Roi s’est chargé du soin de venger la Couronne? Ce qu’on fait de nous, mon frère? on venge la Couronne. – Dieu m’a-t-il retiré la vue, Patrick, ou sommes-nous au milieu de la nuit? – Non, Dieu ne t’a pas affligé comme son serviteur Tobie; mais je ne sais, mon frère, si nous sommes au milieu du jour ou de la nuit; cette fosse n’a ni meurtrière ni lucarne. – Mais c’est donc un tombeau? – Moins que cela, mon frère, un cloaque sans issue, un puisard immonde. – Un puisard! répéta Fitz-Harris avec effroi: un puisard! C’est donc avec des puisards qu’on venge la Couronne? – Avec des puisards, tu l’as dit.

Je ne sais là-dessus ce qui se passa d’affreux dans leur âme; ils gardèrent touts les deux un morne et long silence.

Ce fut Fitz-Harris qui le rompit: – Sans doute, dit-il, on nous a plongés dans cette basse-fosse, condamnés que nous sommes à y périr de faim: tant mieux! Il est bien temps que nos maux aient un terme. Quelle vienne donc la mort! Elle se fait bien prier la capricieuse! Diroit-on pas une bégueule, une mijaurée, une prude qui choisit son monde! Qu’on nous jette des aliments ou qu’on nous laisse sans nourriture, au demeurant, peu m’importe! C’est assez de misère comme ça, je veux en finir; si j’approche plus rien de mes lèvres, que je sois un lâche! – Tu parjureras ton serment, mon frère, reprit tristement Patrick, parce qu’il est beau de se laisser tuer et qu’il est honteux de se laisser mourir; parce que tu ne sais pas ce que c’est que mourir de faim.

Il y avoit, du moins leur sembloit-il, l’intervalle de plusieurs nuits et de plusieurs jours qu’ils étoient là, et personne n’avoit reparu, et ils n’avoient entendu d’autre bruit que le bruit qu’eux-mêmes avoient produit, comme s’ils eussent été dans les entrailles de la terre. Déjà ils étoient en proie aux souffrances de l’inanition; l’opération de la pensée étoit déjà chez eux pénible et lente; leurs idées s’enchaînoient mal et ne se succédoient plus. Vers ce temps-là, Patrick, qui lui-même avoit eu plusieurs défaillances qu’il avoit cachées avec soin, prit la main de Fitz-Harris et lui dit: – Jusqu’ici je m’étois refusé à croire avec toi qu’on ait pu concevoir la pensée de nous plonger dans cet abyme pour nous y laisser périr; mais je vois bien que c’est là le sort qui nous attend; ta prévision étoit juste; et pour nous ravaler au niveau de la brute, on nous livre à la mort sans prêtre, sans conseil, sans assistance. Soin perdu! ceux qui ont su vivre comme nous avons vécu, ceux qui ont su souffrir comme nous avons souffert, ceux-là ne se dépouilleront pas, dans un moment suprême, de la dignité qui convient à l’homme; ceux-là sauront mourir. Frère, préparons-nous à paroître devant Dieu. Alors Patrick s’agenouilla, et, après un moment de recueillement, il poursuivit: – Je viens de descendre en esprit, ô mon Dieu, dans le fond de mon âme, je l’ai trouvée sans replis; j’y ai cherché partout un crime, et je n’y ai rencontré que des fautes dont ta miséricorde ne me refusera pas la rémission. Ce n’est pas, sans doute, ô mon Dieu! que je sois meilleur qu’un autre, et que je mérite plus à tes yeux; mais tu m’as laissé si peu vieillir dans le monde que le temps m’a manqué pour le péché. Vous que le long du court chemin de ma vie j’ai pu offenser; vous pour qui j’ai pu être un objet de scandale, je vous en demande humblement pardon; pardonnez-moi comme je pardonne à ceux qui se sont faits mes ennemis, comme je pardonne à mes bourreaux. – A toi, Fitz-Harris, mon frère, qu’ai-je à dire, sinon que je te bénis et te porte en mon cœur, comme tu me bénis et me porte dans le tien? – Après la vie la plus dure il te plaît, ô mon Dieu! de m’envoyer la mort la plus cruelle; que ta volonté soit faite! puisqu’il faut mourir, j’accepte et meurs avec espérance. Tu m’avois donné une amie, ô mon Dieu! puis tu m’en as séparé; et tu me fais mourir sans l’avoir revue! ô mon Dieu! que cela est amer!.. mourir sans l’avoir revue!.. Heu!.. que cette lame est froide! qu’elle entre lentement, et qu’elle fait de mal! – O mon Dieu! – O mon Dieu! – O mon Dieu!.. Et sa voix s’étouffa dans les larmes. Fitz-Harris reprit alors avec audace: – Quant à moi, ô mon Dieu! je ne meurs pas résigné comme mon frère, et je meurs sans espérance. Un bon tient vaut mieux que deux tu auras; je suis franc, j’eusse mieux aimé, ô mon Dieu! une pomme sur ma table qu’une orange dans le jardin des Hespérides. – Je ne reviendrai pas sur le passé, mon frère: il est oublié, il est expié, je crois. Je te dirai seulement, mon doux Patrick, que je t’aime, et puisqu’il faut que je meure, et puisqu’il faut que tu meures, que je suis heureux de mourir avec toi. – Embrassons-nous une dernière fois, mon frère, dit alors Patrick; et, s’étant rapproché de Fitz-Harris et s’étant penché sur lui, ils se donnèrent un long baiser, le baiser cuisant de l’adieu, d’un adieu éternel, le baiser qu’entre le billot et la hache deux amis se donnent sur le plancher de l’échafaud. Leurs lèvres se quittèrent enfin; Patrick reprit place à côté de son ami, et là, sur une couche de fumier, se tenant affectueusement par la main, semblant deux figures taillées dans l’épaisseur d’un tombeau, l’âme brisée par la douleur, le corps déchiré par la faim, ils se remirent froidement à attendre la mort, qui venoit à pas lents.

Après ceci il se passa encore un long intervalle. Le mal étoit devenu si violent qu’il arrachoit des plaintes à Patrick, et que Fitz-Harris pleuroit. – Tu souffres donc beaucoup, mon Harris? Ayons courage! disoit Patrick. A quoi Fitz-Harris répondoit: – Ce sont mes blessures qui me font souffrir, et puis la faim – un peu – aussi. – Ayons courage, Harris! encore quelques heures d’agonie, et le calice sera bu jusqu’à la lie; tout sera fini. On ne meurt qu’une fois; ayons courage, mon frère! – Oh! j’en ai du courage, mon Patrick; quelque cruelle qu’elle soit, j’accepte cette mort volontiers, parce que la mort est un terme. J’en ai du courage! je saurois mourir de même par ma volonté. Sur un plat d’argent m’apporteroit-on la chasse la plus succulente, que je la repousserois avec dédain. – O mon pauvre ami! ne pensons pas à ces choses-là: cela aiguise encore la faim.

A ces paroles avoit succédé un nouveau silence, ou plutôt de nouveaux gémissements. Nos deux martyrs se tenoient toujours attachés par la main. La mort ne venoit pas; mais le jeûne avec son râteau de fer leur déchiroit les entrailles. Tout-à-coup la trappe de la voûte se leva, une foible lueur de flambeau se répandit peu à peu dans la fosse, quelque chose qui pendoit à une corde descendit, et une voix connue, celle d’un porte-clefs, cria à l’extérieur: Voici votre pitance, prenez. La surprise leur fit jeter un cri. Il leur sembloit que c’étoit du Ciel que venoit ce message. Après être demeuré quelque temps suspendu à quelques pieds du sol, l’objet remonta, puis un instant après on laissa choir quelque chose, et la trappe se referma. – Qu’est-ce? s’écria Fitz-Harris. – Je ne sais, répondit Patrick. – Va donc voir, mon frère. Patrick, non sans bien des efforts, se traîna sur les genoux du côté où le bruit s’étoit fait, et sa main ayant rencontré l’objet: – C’est du pain! s’écria-t-il. Du pain! répéta Fitz-Harris avec un râlement de joie; du pain! du pain! Saints-du-Ciel! Donne-m’en, mon frère, donne-m’en! La faim est une chose atroce! puis, vois-tu, ce n’est pas vrai, je ne veux pas mourir.

Au bout d’un espace de temps qui leur parut assez court, le lendemain, sans doute, la voûte s’ouvrit de nouveau, une corde descendit de même, portant du pain que Patrick cette fois alla détacher. Depuis lors ils eurent rarement à supporter d’aussi longs jeûnes; on leur apporta assez régulièrement leur pitance, à savoir: de temps en temps trois ou quatre onces de mauvais pain.

Pour compléter l’horrible de leur position, d’énormes rats, dont le nombre sembloit aller croissant, habitoient ou hantoient le même puisard. Ces hôtes immondes, pour qui nos deux victimes avoient la plus violente aversion, avec une familiarité et une audace révoltantes, les harceloient sans cesse et sans pitié. Ils s’attroupoient autour de la cruche à eau, sur le goulot de laquelle ils déposoient leur morceau de pain, et, dans leur acharnement, souvent ils la renversoient, ou combloient, en s’entassant sur le corps l’un de l’autre, la distance mise entre eux et leur proie. Pendant leur sommeil, pendant les moments de silence et d’accablement, ces animaux leur passoient dessus, leur rongeoient, leur déchiroient leurs vêtements, les couvroient de morsures à la face et aux mains. Fitz-Harris, qui ne se mouvoit qu’avec peine, en avoit le plus à souffrir; on eût dit que cette engeance avoit le sentiment de son état: elle bravoit ses menaces et s’attaquoit à lui sans plus de façon qu’à un cadavre. Continuellement étendu sur une paille pourrie et sur un sol humide, ses jambes peu à peu s’enroidirent et se paralysèrent, et, quoiqu’il eût tout le haut du corps dans un état d’amaigrissement, d’émaciation horrible à dire, elles devinrent comme œdémateuses, et s’enflèrent prodigieusement. Ses pieds acquirent un volume si énorme que Patrick fut obligé de lui ôter ses chaussures, qui les bridoient comme un brodequin de supplice. Ses pieds ainsi à découvert, une misère plus cruelle l’attendoit. Plusieurs fois des bandes de rats affamés se jetèrent dessus, et, malgré ses cris et les efforts de Patrick, mal servi par l’obscurité, ils lui déchirèrent et lui mâchèrent les orteils. Je n’insisterai pas sur l’atrocité de cette torture; on sait de reste quelle corrélation a le cœur avec les extrémités, et combien est aigu et foudroyant le frémissement du tétanos. Patrick ne put mettre Fitz-Harris tout-à-fait à l’abri de cette voracité qu’en lui enterrant les pieds dans de la litière, et en recouvrant cette litière d’une couche de terre, qu’avec la patience d’un captif il avoit arrachée du sol avec ses ongles.

Notre nature vivace est rétive à la mort. La mort nous enlève rarement de haute lutte. Ce n’est qu’après bien des menées sourdes, bien des combats, qu’elle nous terrasse. Sans employer le fer ni le poison, ce n’est pas chose facile que de tuer un homme, un jeune homme surtout, un brise-cou comme Fitz-Harris, né pour fournir la plus longue carrière, sain, vigoureux, et dont touts les ressorts de la vie étoient neufs et du plus pur acier. Dans l’état de dépérissement où il se trouvoit vers les derniers temps de son séjour dans la chambre octogone, qui n’eût pensé le voir s’éteindre prochainement? Un médecin l’eût ajourné au plus à quelques semaines. Et depuis, cependant, il avoit fait une chute terrible; il avoit supporté un jeûne de plusieurs jours, et avoit passé bien des mois couché sur des ordures humides dans un puisard infect, sans jour, sans air, accablé de douleurs corporelles, rongé par l’ennui et le désespoir le plus profond, n’ayant pour mesurer le temps, qui ne passoit pas, que son imagination, que l’imagination, cette folle qui multiplie, qui amplifie, qui exagère; et pour toute subsistance que de l’eau, comme on sait, et de temps à autre quelques onces de mauvais pain. D’abord il avoit paru résister et végéter à peu près dans le même état, sans mieux ni pire, tandis que Patrick se minoit et tomboit en chartre à vue d’œil, comme un enfant arraché aux mamelles de sa mère, ou plutôt, devrois-je dire, comme un homme arraché aux mamelles fécondes de la liberté; puis tout-à-coup il avoit baissé, et baissoit de jour en jour et déclinoit rapidement. Mais à mesure que son pauvre corps s’approchoit de sa dissolution dernière, il perdoit de plus en plus la conscience de sa position, et s’éloignoit en esprit de toute idée d’anéantissement. Son état n’étoit plus qu’un mal-être passager: il sentoit, disoit-il d’une voix mourante, sa vigueur revenir; son horizon s’éclaircissoit, son ciel se peuploit d’étoiles, il n’avoit plus que quelques heures à passer dans ce puits; il étoit sûr d’une prochaine délivrance; il la voyoit venir; elle venoit en effet: mais quelle délivrance!.. pauvre jeune homme!

Bien loin de se détacher des choses de ce monde, il n’avoit la tête remplie que de projets d’ameublement, de toilette, d’équipage, d’équipement de chasse. D’où lui viendroit l’or qu’il faudroit pour faire face à ce luxe? cela ne l’inquiéta pas une seule fois: cette question étoit trop froide et trop terrestre. Pour raviver tout-à-fait la fleur un peu froissée de sa jeunesse, désormais il ne devoit plus quitter le cheval; il devait s’incorporer comme un centaure à un impétueux et fringant andalou, au plus beau genet de toutes les Espagnes. Ce genet à tout poil devoit avoir un mors bosselé, des fers d’argent, une selle magnifique, un caparaçon du plus riche tartan d’Irlande, une housse de velours, une émouchette en réseau d’or; il ne devoit sortir qu’avec un bouquet de rose sur le front. Avec cela c’étoient des bottes faites à ravir; des éperons qu’on eût dits forgés par saint Éloi, une longue escopette turque, marquetée, sculptée, ciselée, niellée, damasquinée; une paire de pistolets de ceinture, des pistolets d’arçon, un couteau de chasse avec une devise sur la lame, un huchet d’ivoire, et une trompe de sonneur. Son souci cuisant étoit de paroître à Chantilly à la prochaine Saint-Hubert, et pour cela il devoit se commander une soubreveste de velours vert avec des passements d’or. Son imagination se berçoit sans cesse des plus séduisantes rêveries. Des caprices, des fantaisies merveilleuses naissoient et se succédoient en son esprit comme les vagues de la mer. Il bâtissoit des enfilades de romans dont il se faisoit le héros aventureux, et dont le dénouement le plaçoit toujours au sein des plaisirs, au comble de la fortune; et ces romans en l’air avec leurs additions, leurs améliorations, leurs variantes, il les contoit naïvement à Patrick. – Le prince, chassant dans la forêt, s’acharnoit à la poursuite d’une chevrette et de ses faons, et s’égaroit. Seul, loin du gros des chasseurs, dans une laie détournée, un sanglier furieux se jetoit sur lui; mais, comme il alloit être blessé, Fitz-Harris, qui providentiellement se trouvoit là, je ne sais comment, déchargeoit ses pistolets dans le flanc de l’animal, et lui plongeoit son couteau dans la gorge. Le prince, ainsi miraculeusement délivré, plein d’une splendide reconnoissance pour son hardi libérateur, l’attachoit à sa personne, le combloit de biens, et, l’introduisant dans son intimité, il devenoit un favori craint, puissant, admiré. – Patrick n’étoit jamais oublié dans ces coups du sort, il lui faisoit toujours la plus belle place dans son char. – Au loin, à l’horizon, sur un arbre jeté entre deux roches, au-dessus d’un torrent, une femme leste comme une biche s’élançoit; mais, parvenue au milieu de l’abyme, son pied léger se heurtoit; elle tomboit, elle disparoissoit sous les eaux. Fitz-Harris, qui d’aventure cueilloit des narcisses sur le bord, la voyoit; une sympathie indicible aussitôt l’agitoit; il couroit de ce côté, il se précipitoit dans le torrent, il plongeoit et replongeoit. Des bras s’étant enlacés à lui, il remontoit à la surface et amenoit au-dessus de l’onde le plus beau sein et la plus belle tête de jeune fille qu’on eût su voir. A la lueur douteuse de la lune argentée, Fitz-Harris, dans un ravissement céleste, contemploit éperdu cette pâle Ophélie; avec un saint frémissement il posoit ses lèvres amoureuses sur son front humide et renversé, et l’entraînoit sur le rivage. Là, se trouvoit une nacelle d’osier recouverte de peaux de bisquain teintes en pourpre, Fitz-Harris y couchoit doucement la vierge évanouie. La richesse de ses vêtements indiquoit une damoiselle du haut parage. Fitz-Harris s’atteloit à la nacelle, et s’en alloit frapper à la porte d’un manoir voisin. C’étoit justement la fille unique, adorée, du châtelain de ce château. Le seigneur pleuroit sur sa fille, pressoit Fitz-Harris dans ses bras, il le nommoit son fils. Isabelle revenoit à la vie, et, la reconnoissance et l’amour s’en mêlant, elle offroit à Fitz-Harris sa main glorieuse; et Fitz-Harris passoit une vie filée d’or et de soie dans les voluptés paisibles de l’hymen, dans les plaisirs turbulents de la chasse.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
05 июля 2017
Объем:
501 стр. 3 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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