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Читать книгу: «Des homicides commis par les aliénés», страница 3

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R. Non, mais depuis, cela m'est revenu: j'ai oublié de vous dire cela; je me suis rappelé qu'il y a quelques années, en 1867, je crois, M… me fit cadeau de plusieurs bouteilles d'eau-de-vie.

Un matin, avant de partir pour mon travail, j'en pris un petit verre; je ne me suis senti de rien d'abord; un quart d'heure après, voilà qu'il me pousse des sueurs, je me sens un grand malaise, et je vomis dans la rue. Je m'arrête chez un marchand de vin, où je prends un verre d'eau sucrée; j'arrive au magasin, M… me dit: «qu'est-ce que tu as, tu es tout pâle, tu as l'air malade», j'avais un mal de tête épouvantable, puis ça s'est passé.»

D. Avez-vous cru que l'eau-de-vie était empoisonnée?

R. Sur le premier moment, je n'y ai pas pensé, mais après, j'ai eu des doutes, parce qu'il m'avait demandé ce que j'avais, d'un drôle d'air. Je me suis rappelé qu'il m'avait déjà, dit: «as-tu goûté l'eau-de-vie?» C'est depuis ce moment-là. que j'ai un peu perdu la boule – je me suis aperçu que je n'étais plus comme avant – je n'avais plus de mémoire.

D. Est-ce que vous avez remarqué chez d'autres personnes des dispositions malveillantes pour vous?

R. Il y avait l'emballeur, M. A… qui me regardait souvent en ricanant; un jour il me dit: «vous avez beaucoup d'argent, vous?» qui vous a dit cela? «Je le sais, M. L…».

Eh bien, je lui réponds, cela ne vous regarde pas. Tout cela, ce n'était pas naturel. Il y a longtemps qu'on manigance ça.

Tel est le résumé de nos longues conversations avec L… Les indications les plus importantes que nous y ayons trouvées au point de vue de nos recherches sont confirmées par des indications semblables que nous relevons dans l'examen attentif, et fait au point de vue médical, des documents du dossier.

Voici, en effet, ce qui ressort pour nous de cet examen: c'est que L… nourrissait depuis longtemps une haine profonde contre M… Mais les motifs de cette haine sont insensés, ils sont éclos de toutes pièces, pour ainsi dire, dans une tête faible, chez un homme d'une intelligence au-dessous de la moyenne, et qui, dans une petite ville, où l'on est volontiers indulgent pour un individu aisé, passe pour un faible d'esprit, dont la conversation est nulle, les idées souvent décousues.

Calme, sans excitation d'aucune sorte, L… reste inoffensif; mais qu'à certains moments l'idée lui soit venue de se venger de M… qu'il accuse de le tromper, cela ne saurait faire doute pour nous. Cependant de la conception à l'exécution il y avait loin, et nous ne pensons pas que cette résolution ait été le motif réel du départ de L… pour Paris. Une fois en présence de M… il s'est passé dans son esprit ce qui se passe dans l'esprit de tous les délirants persécutés: L… après une longue période de calme apparent, de vague, d'incertitude, a été poussé au meurtre par un mot, un regard, un geste, qui, en le confirmant dans les soupçons dont il était poursuivi depuis longtemps, ont tout à coup fait éclater la détermination homicide.

Cet acte était donc préparé, et il a été accompli sous l'influence d'une surexcitation cérébrale momentanément plus intense; il peut être directement rattaché à une disposition morbide antérieure, qui est restée, peut-être à l'état latent, ne donnant lieu qu'à des manifestations dans le langage, dans le tenue, dont la cause était inconnue; et cependant ces manifestations étaient assez caractéristiques pour que, dans le pays qu'habitait L… elles aient été remarquées et lui aient valu la réputation d'un homme dont la tête était faible, d'un homme sujet à des emportements et dont les idées étaient souvent décousues.

Voici les pièces que nous croyons devoir reproduire; elles nous ont semblé n'avoir pas moins d'intérêt que les réponses même de L…

«Nous, brigadier de gendarmerie, nous sommes rendu au domicile du sieur L… où nous avons trouvé sa femme, qui nous a fait la déclaration suivante:

«Le 5 octobre dernier, mon mari est parti pour Paris, pour tâcher de régler des comptes avec un nommé M… son associé, lesquels nous ne pouvions depuis longtemps régler à cause du mauvais vouloir continuel dudit M… quand, le 7 ou le 8, j'appris par les journaux le crime qu'avait commis mon mari. Je vous déclare que j'ignore complètement ce qui s'est passé et qu'au moment du départ de mon mari il n'avait contre M… aucune idée de lui faire du mal; mais il a la tête si faible que depuis longtemps je crains de sa part un suicide; il me parle souvent de se tuer

«Quant aux autres renseignements que nous avons pu obtenir auprès des personnes notables du pays qui connaissent le sieur L… depuis son arrivée dans la commune, on s'accorde à dire qu'il vivait d'une manière très-sobre, ne fréquentant intimement personne et n'entrant jamais dans les lieux publics, ne s'occupant que de la pêche.

«Il résulte de notre enquête, qui a été très-minutieuse, que nous n'avons pu trouver une seule personne ayant entendu L… tenir contre son associé des propos menaçants. Une seule personne n'a pas pu non plus dire si L… portait ou avait porté sur lui un couteau poignard.

«Nous connaissons L… et depuis que nous l'avons connu, nous l'avons toujours considéré pour une tête très-faible et sujette aux égarements.

Le 1er novembre 1871, le maire d'E… dans une lettre, dont nous reproduisons textuellement la plus grande partie, signale l'état d'exultation de L… au moment de son départ; il n'a pu toutefois obtenir l'assurance, qu'avant son départ, L… ait tenu des propos menaçants contre M…; il écrit:

«Soit par habitude, soit qu'il ait conservé ici la défiance soupçonneuse de la profession qu'il a exercée en Californie, soit par manie, L… avait continué à porter en tout temps sur lui un couteau poignard. Je n'ai encore pu savoir s'il était porteur de cette arme en partant le 5 octobre. D'un autre côté, je n'ai que de bons renseignements à vous fournir sur la tenue de L… dans la commune, et sur ses relations avec les habitants… sa probité, ses moeurs, ont toujours été irréprochables, les garanties offertes par sa famille, composée de sa femme et d'une jeune fille de 12 ans, n'ont jusqu'à présent rien laissé à désirer. L… n'était ici intimement lié avec personne, peut-être à cause du peu de fonds de son caractère; assez communicatif pourtant, il confiait facilement ses affaires, et il a conservé de nombreuses sympathies dans le village. Il a décelé en plusieurs circonstances un tempérament irascible, attribué à son séjour en Californie, et surtout à une faiblesse intellectuelle qu'on a pu constater en maintes circonstances. L… ne fréquentait jamais les établissements publics, et il n'a non plus montré en aucune occasion une violence de caractère qui ait pu inspirer des craintes à qui que ce fût.

«L… est connu dans le pays, comme ayant une intelligence étroite et peu entendue. Ses voisins ont pu remarquer fréquemment chez lui des moments d'égarement dans lesquels il perdait le fil de ses idées.»

L… était donc pour les gens au milieu desquels il vivait, qui ne savaient à quoi rapporter les bizarreries de son caractère, les emportements subits auxquels il se livrait, et qui ne les pouvaient juger qu'avec leur simple bon sens, L… disons-nous, était un faible d'esprit: mais pour nous, il était, de plus, tourmenté par des idées de persécution.

Ces conceptions délirantes se sont développées peu à peu, elles se sont imposées et ont fini par dominer L… complètement. Qu'on ne s'étonne pas de n'y retrouver ni la cohésion, ni la systématisation rigoureuse de la plupart des aliénés persécutés; la condition intellectuelle de L… est trop restreinte pour qu'il lui soit possible de s'élever à une combinaison compliquée; il n'a pas longtemps guetté sa victime, et s'il est impossible d'écarter toute préméditation, il est au moins permis de faire ressortir toute l'insanité des motifs d'un meurtre, accompli en plein jour, devant des témoins, lesquels, tout émus encore de ce qui s'est passé sous leurs yeux, ne peuvent s'empêcher de remarquer et de trouver étrange le calme du meurtrier.

Cette attitude, d'ailleurs, sans forfanterie, sans cynisme, ne s'est pas démentie un seul jour dans la prison, et les surveillants de Mazas qui n'ont pu nous donner aucun renseignement au sujet des conceptions délirantes de L… n'hésitent pas pourtant à le considérer «comme un homme qui n'a pas sa tête à lui».

Il vit insouciant, souvent gai, accomplissant avec une satisfaction puérile une besogne d'une extrême simplicité et qui n'exige que de l'agilité dans les doigts; il n'est pas malheureux, «il a du gaz toute la nuit, suffisamment à manger; il travaille pour se distraire, il ne demande rien de plus;» quant à sa liberté, il n'en est pas trop privé, nous dit-il: «en Californie, il fallait toujours être sur le qui-vive, on n'était pas si tranquille qu'ici.»

Aux nombreuses visites que nous lui avons faites, que notre observation ait été directe, ou qu'elle ait porté sur lui, sans qu'il s'en doutât, nous l'avons toujours trouvé le même, inconscient et de la valeur morale de l'acte qu'il a commis, et de sa situation présente.

De tout ce qui précède, nous concluons que:

1° L… (Antoine), âgé de 53 ans, est un homme d'une intelligence originellement faible; d'un caractère méfiant et soupçonneux.

2° Les prédispositions délirantes ont pu rester latentes au milieu d'une vie aventureuse, mais toujours occupée, pendant laquelle le souci des affaires, l'activité qu'exigeait une clientèle nombreuse, apportaient une diversion puissante aux préoccupations maladives. Sous l'influence du passage d'une vie de travail à une vie de loisir, L… s'est trouvé tout entier livré à ses réflexions; les retournant sans cesse dans son esprit, il est arrivé peu à peu à un état de véritable obsession.

Ses méfiances, ses soupçons, d'abord mal déterminés, se sont traduits ensuite par des bizarreries, des tristesses, des emportements, puis encore, par la croyance absolue à des complots contre sa fortune, contre sa sécurité personnelle.

Ces conceptions délirantes ont présenté tous les caractères scientifiquement reconnus du délire de persécution; elles ont abouti enfin à une exaltation violente, elles ont amené L… à un état de trouble mental tel, que toute résistance aux impulsions morbides est devenue impossible.

3° Au moment où il a commis le meurtre dont il est inculpé, L… avait perdu toute conscience de la valeur de ses actes, toute liberté morale, et, conséquemment, on n'en saurait faire peser sur lui la responsabilité.

4° L… est un aliéné des plus dangereux.

Nous pensons que, dans l'intérêt de l'ordre public et de la sécurité des personnes, il est nécessaire de le placer et de le maintenir dans un établissement spécialement consacré aux aliénés.

En foi de quoi nous avons rédigé le présent rapport pour valoir ce que de droit.

Paris, le 25 décembre 1871.

Signé: A. MOTET, É. BLANCHE.

Il m'a semblé utile de reproduire en entier ce rapport, afin que l'on pût bien suivre toutes les phases par lesquelles L… a passé avant la crise qui a abouti au meurtre.

D'une intelligence faible, d'un tempérament nerveux, L… avait conservé de son séjour en Californie et des aventures émouvantes dans lesquelles il avait été, soit acteur, soit témoin, une tendance très-prononcée au soupçon, à la défiance, en même temps qu'une grande disposition à la violence et aux idées de vengeance.

Pendant qu'il fut absorbé par les affaires, L… ne manifesta ces penchants que par de l'irritabilité et un état habituel de surveillance sournoise à l'égard de son associé. Après avoir quitté la maison de commerce, livré à une oisiveté complète, L… n'ayant plus le contre-poids des soucis du commerce, fut progressivement dominé et enfin envahi par ses pensées de méfiance; il en arriva à la conviction que M… l'avait trompé et l'avait lésé dans ses intérêts. Il en conçut d'abord du chagrin, puis un ressentiment de plus en plus vif, et les conceptions délirantes, qui n'avaient été jadis que fugitives et légères, s'emparèrent complètement de son esprit; il lutta encore cependant, et s'en remit à sa femme du soin de faire valoir ses réclamations. N'obtenant pas la satisfaction à laquelle il croyait avoir des droits, il se décide à venir lui-même l'exiger. Arrivé à Paris, il hésite encore; il ne se rend pas tout de suite chez M…; il fait des visites; il rencontre des gens de connaissance avec lesquels il cause; il s'informe indirectement, et il interprète dans le sens de sa préoccupation les paroles et les faits les plus simples et les plus naturels.

Enfin, la crise éclate, et, sous l'influence immédiate d'illusions des sens et de conceptions délirantes, L… entre chez M… et presqu'aussitôt le frappe, sans qu'il n'y ait eu entre eux que l'échange de quelques mois de politesse banale.

Le meurtre accompli, L… redevient calme. À Mazas, où nous l'avons visité souvent, L… est insouciant, presque gai; il ne se trouve pas malheureux; il ne semble avoir aucune conscience ni de la gravité de l'acte qu'il a commis, ni de sa situation.

Il a toutefois des accès d'excitation, et une fois, devant nous, il a eu une véritable crise d'agitation furieuse au souvenir des mauvais traitements dont il prétend avoir été l'objet, et nous avons dû recommander des mesures exceptionnelles de surveillance.

L… a été déclaré par le jury irresponsable, et placé dans une Maison d'aliénés.

DÉLIRE DE PERSÉCUTION AVEC ACCÈS IMPULSIFS

M. A… est fils d'une mère aliénée, et son frère est mort aliéné dans une maison de santé spéciale. Dès son enfance, il s'est montré sombre, taciturne, soupçonneux, irritable, violent. Un jour, dans un accès d'emportement dont il n'a pas voulu dire le motif, il tire un coup de fusil sur son père, qui est légèrement blessé; il en témoigne sur le moment quelque repentir, mais son humeur redevient bientôt la même. Sa famille habitait la province; il demande à venir demeurer à Paris; on le lui accorde, et on l'y installe largement, avec tout le luxe qu'autorise une grande fortune; il reçoit autant d'argent qu'il en désire, mais, malgré de sages remontrances, il le gaspille au lieu de payer le propriétaire, les fournisseurs et les domestiques. Dans une conversation sur ce sujet avec un de ses amis, il se précipite sur lui et le menace de le jeter par la fenêtre si celui-ci continue à le vexer. Un jour, un huissier se présente accompagné d'un commissaire de police; il s'arme de son fusil, et, les couchant en joue, leur ordonne de se retirer.

Son père, averti, se hâte d'accourir, et M. A… lui déclare qu'il est fatigué des plaisanteries dont les Parisiens l'accablent, qu'il ne peut vivre ainsi, qu'on l'empêche de garder ses domestiques, que l'on rend ses chevaux malades, que l'on brise les essieux de ses voitures, que dans les rues on lui fait des grimaces, qu'il a été déjà plusieurs fois sur le point de souffleter les impertinents qui rient en le regardant, et qu'il est décidé à ne plus supporter ces ennuis.

Placé dans une maison de santé, peu de jours après son entrée, il saute un matin, par la fenêtre, non pour se tuer, mais pour échapper aux visions qu'on fait passer devant ses yeux et aux mauvaises odeurs avec lesquelles on cherche à l'asphyxier. Un peu plus tard, il se plaint qu'on lui serve à ses repas de la viande d'animaux féroces et de la chair humaine; mais, malgré ses griefs, il ne se livre à aucune violence, ni sur les médecins de la maison, ni sur les serviteurs. Seulement il veut qu'on le change de maison et qu'on le place dans celle où son frère est mort, ce qui a lieu. M. A… se montre d'abord content de son changement de résidence; calme, de bonne humeur, il s'occupe, il dessine, mais il redevient bientôt sombre, taciturne; ses yeux sont menaçants, et il annonce sa résolution de tuer le médecin dont il avait réclamé les soins, auquel il avait presque témoigné de l'affection, et à qui il reproche maintenant de vouloir l'empoisonner, comme il a déjà empoisonné son frère. Ces accès d'emportement se renouvellent à des époques plus ou moins éloignées. Déjà plusieurs fois M. A… s'est précipité pour frapper; retenu par les gardiens, il a exprimé le chagrin d'avoir manqué son coup, se promettant d'être plus adroit une autre fois. Dans les intervalles des accès, il est très-paisible, et il reprend sa physionomie souriante et douce.

M. A… est un type d'aliéné persécuté à accès impulsifs. Chez lui, pas d'interruption dans les conceptions délirantes et dans les hallucinations, et malgré cette continuité de trouble mental, il est le plus habituellement calme, doux, aimable, affable même, et on pourrait le considérer comme étant absolument inoffensif. Sans aucun motif extérieur appréciable, sans qu'on ait eu à lui imposer un refus, une contrariété, sans discussion préalable, il change de physionomie, devient menaçant, et serait capable des plus extrêmes violences. Après une crise de quelques jours, M. A… retombe dans l'inertie, jusqu'à ce qu'il éprouve une autre commotion cérébrale qui détermine les mêmes symptômes de surexcitation transitoire.

LYPÉMANIE. – DÉLIRE DE PERSÉCUTION. – ILLUSIONS DES SENS. – ACCÈS DE VIOLENCE. – ABUS ALCOOLIQUES. – ALCOOLISME. – HALLUCINATIONS. – MEURTRE. – IRRESPONSABILITÉ

Commis par ordonnance de M. Blanquart des Salines, juge d'instruction près le tribunal de la Seine, en date du 3 décembre 1877, à l'effet d'examiner, au point de vue de l'état mental, le nommé D… inculpé d'assassinat sur la personne de sa femme, et de dire s'il paraît jouir de ses facultés, et s'il doit être réputé responsable de l'acte qui lui est reproché, nous, soussignés, docteurs en médecine de la Faculté de Paris, après avoir prêté serment, avoir pris connaissance des pièces du dossier, et avoir fait plusieurs longues visites à l'inculpé dans la prison de Mazas, avons consigné le résultat de nos investigations et de notre examen dans le présent rapport:

D… né à R… marié à Euphrasie L… père d'un enfant, pâtissier, demeurant à Boulogne-sur-Seine, est un homme de taille élevée, d'une constitution vigoureuse, qui n'offre aucun signe de malformation congénitale, et qui paraît avoir toujours été d'une bonne santé, sauf qu'il était sujet à de violents maux de tête. Nous n'avons rien trouvé qui fût à noter dans ses antécédents héréditaires, si ce n'est qu'il est le fils d'un père qui était déjà assez avancé en âge à l'époque où il est né, mais aucun de ses parents ne semble avoir été atteint d'affections cérébrales. L'expression de sa physionomie est sérieuse, réfléchie, et annonce un caractère triste et concentré. Il parle avec lenteur et précision; on voit qu'il tient à dire exactement ce qu'il pense, et qu'il ne veut rien avancer dont il ne soit certain. S'il s'aperçoit qu'on ne l'a pas bien compris, ou qu'il l'a été au delà de sa pensée, il rectifie avec un soin qui témoigne de son désir de ne dire que ce qu'il considère comme étant la vérité.

Les renseignements recueillis sur son compte jusqu'en 1876 sont favorables, et il avait la réputation d'un bon travailleur, économe, et d'habitudes sobres. Quoi qu'il en soit, il n'a jamais prospéré dans ses affaires, et en a ressenti un grand chagrin. Bien que sa femme eût une conduite irréprochable et lui donnât toute l'aide dont elle était capable, il eut toujours une tendance à lui attribuer son peu de succès dans ses entreprises. Irrité de perdre de l'argent, alors que par son travail il pouvait espérer en gagner, dominé par la passion de l'avarice, il a toujours rejeté la responsabilité de ses contrariétés sur sa femme, avec injustice, et avec une violence parfois terrible, comme à l'époque où elle devint grosse de son second enfant; en effet, redoutant le surcroît de dépenses qui résulterait de la naissance de cet enfant, il prétendit qu'il n'en était pas le père, et lança un coup de pied dans le ventre de sa femme, espérant sans doute la faire avorter.

Son irritation se révélait d'ailleurs en toutes choses. Dès les premiers temps de son mariage, il s'emportait sans motif plausible contre sa femme, et la frappait, ou, se livrant à des colères furieuses, il brisait les objets qu'il avait sous la main. Il n'avait pas d'amis, vivait comme un sauvage, dit un des témoins; pendant le siège de Paris, il faisait son service de garde national, sans jamais causer avec ses camarades, ne buvant pas, prenant ses repas seul, et paraissant toujours plongé dans de sombres réflexions.

Après plusieurs tentatives infructueuses, las de réaliser des pertes au lieu de bénéfices, il vendit son fonds, et se mit à travailler de son métier chez les autres, tandis que sa femme faisait de la broderie, lorsqu'au mois de mars 1875, sur le conseil d'un blanchisseur de Boulogne, il se décida à louer une boutique, route de la Reine, et y ouvrit une pâtisserie. Là, les choses n'allèrent pas beaucoup mieux qu'à Paris; malgré beaucoup d'activité et de travail, les époux D… s'ils ne perdaient pas d'argent, ne gagnaient pas assez pour faire des économies. Aussi D… était-il toujours d'humeur sombre et chagrine et maltraitait-il de plus en plus sa femme.

Celle-ci ne se plaignit pas et supporta avec résignation tous les mauvais traitements dont elle était victime. On peut croire qu'elle avait reconnu que son mari avait la raison souvent troublée, que, peut-être même, elle s'était aperçue qu'il buvait, car il résulte de la déposition d'un apprenti de D… que celui-ci faisait acheter de l'absinthe, en prenant toutes sortes de précautions pour qu'on ne le sût pas, et qu'il en absorbait de grandes quantités. Mais, par affection pour son mari, elle ne voulait pas faire de révélations auxquelles on aurait pu ne pas ajouter foi, et qui n'auraient apporté aucun soulagement à sa détresse.

Toutefois, les scènes se multipliaient; non seulement D… frappait sa femme, mais il l'accablait des soupçons les plus injurieux, et la malheureuse, poussée plus encore par l'humiliation des reproches de son mari au sujet de sa prétendue légèreté de conduite, que par la terreur de ses menaces et de ses violences, fit enfin quelques confidences à la concierge de la maison et à une parente qui l'avait élevée, qui l'avait mariée, qui était comme une mère pour elle, et que D… avait suppliée de venir demeurer près d'eux, à Boulogne, sans doute avec la pensée qu'elle l'aiderait à surveiller sa femme; mais malgré toute leur bonne volonté, la concierge et la parente ne purent lui être d'aucun secours, et ce n'est qu'après l'événement, que l'on a su par elles le long martyre de la femme D…

Si la vie commune n'avait jamais cessé d'être très-pénible pour la femme D… la situation devint plus douloureuse dans le courant de l'année 1877, par la jalousie insensée dont son mari fut, dès lors, incessamment dominé. Nous disons insensée, parce que les témoignages sont unanimes sur la parfaite honnêteté et la tenue irréprochable de sa femme; néanmoins, les démarches les plus simples, les courses les plus nécessaires, les paroles les plus innocentes, devenaient l'occasion d'outrages et de voies de fait. Un jour, la parente, toute émue de qu'elle apprenait de l'attitude et du langage de D… vint lui en faire des observations; celui-ci lui répondit qu'il allait lui placer sous les yeux la preuve de la mauvaise conduite de sa femme, et allant chercher des torchons sales qu'il avait mis de coté, il les lui montra, en lui disant: tenez, voyez! et ce qu'il montrait, c'était des graines et des pellicules de tomates: on s'était servi des torchons pour écraser des tomates. Ils ne purent s'empêcher de rire, et D… embrassa sa femme; mais il revint bientôt à son idée fixe. Depuis plus de deux mois il ne dormait plus; il se plaignait de grandes douleurs de tête; il était toujours agité; il voyait dans chaque homme du pays un amant de sa femme. Un jour, il engagea un de ses voisins à se promener avec lui, l'emmena sur le bord de la Seine, voulut l'y retenir jusqu'à la nuit, et c'était certainement avec l'intention de le jeter à l'eau. Il suppliait sa femme de lui avouer ses intrigues, affectant d'avoir reçu des avis sur ses rendez-vous, sur les rencontres qu'elle faisait, comme par hasard, dans ses courses; puis, il confessait que personne ne lui en avait dit un mot, que tout était de son invention; il lui demandait pardon, la couvrait de caresses, et le lendemain il redoublait d'injures et de colère; il emportait les chemises de sa femme pour les montrer à des médecins, qui y constateraient les signes de ses infidélités.

À ces idées de folle jalousie, vinrent bientôt s'ajouter des idées d'empoisonnement: il était un obstacle aux mauvaises passions de sa femme, et naturellement, elle voulait se débarrasser de lui; il l'en accusa d'abord directement elle-même, puis il alla le déclarer au commissaire de police. Dans le courant de novembre 1877, il dit au docteur que sa femme voulait l'empoisonner, et, quelques jours plus tard, ayant pris des pilules et quelques cuillerées d'une potion qui lui avaient été prescrites, il s'imagina que le médecin était d'accord avec sa femme, et que les médicaments qu'il lui avait donnés étaient du poison; il s'adressa alors à un autre médecin, auquel il fit le même tableau de ses malheurs et des tentatives d'empoisonnement dont il était l'objet.

D… n'avait plus un seul instant de repos; obsédé par les soupçons et les inquiétudes, il était en outre souvent dans un état de surexcitation produite par les excès d'absinthe auxquels il se livrait. Nous savons déjà par un témoin qu'il en buvait d'une façon immodérée; il nous a avoué que dans les mois d'octobre et de novembre, il en avait pris beaucoup plus encore; il l'avalait pure, et il en absorbait environ un tiers de litre par jour. Autrefois, nous dit-il, je n'y avais presque jamais touché, mais depuis tous mes ennuis, il est vrai que j'en ai beaucoup bu.

D… craignait également que sa femme voulût le quitter, en emmenant sa fille, et il se rendit à Montreuil, où cette enfant était en pension, pour défendre qu'on la remît à sa mère.

Ne trouvant aucun appui, ni aucun soulagement auprès de toutes les personnes auxquelles il racontait ses souffrances morales et physiques, D… résolut d'en faire part à sa mère, qui habite R…; le 21 novembre, il partit donc de chez lui, sans dire à sa femme où il allait; celle-ci ne le voyant pas rentrer le soir, en fut même très-inquiète, et pria un de ses voisins d'aller à sa recherche, laissant percer dans son langage ses préoccupations sur l'état d'esprit de son mari, et exprimant la crainte qu'il n'eût été arrêté, ou qu'il lui fût arrivé un accident.

Il était allé à R… D'abord, ne voulant pas affliger sa mère, il ne lui dit rien, mais pressé de questions sur le but de son voyage inattendu et inexplicable, il finit par lui faire la confidence de ses malheurs.

Nous allons maintenant reproduire textuellement le récit qu'il nous a fait à notre première visite:

«Dans mon voyage, il y a eu une chose extraordinaire; j'ai couché chez ma mère, je suis reparti le jeudi matin, et je suis arrivé à Compiègne de bonne heure. Je suis entré chez un cafetier, j'ai pris un petit verre, et je suis allé me promener jusqu'au pont, en attendant le train. Je vois une personne qui me regardait, je ne la reconnaissais pas, elle vient à moi et me dit: c'est vous, mon oncle! C'était, en effet, ma nièce; elle m'invite à déjeuner; je n'ai pas accepté; ça m'étonnait; j'ai trouvé que c'était un peu hardi de la part d'une nièce; elle m'offre le café; je ne voulus pas refuser; elle revint avec moi et m'emmena chez le cafetier où j'avais été le matin. Elle se fit servir du café; moi, je n'en voulais pas; j'ai dit que j'aimais mieux la bière; on m'apporta un verre de bière; j'en ai bu le tiers à peu près. On sonne pour le départ du train; elle me dit qu'elle va payer, que je finisse vite mon verre. Je me dépêche; je monte en wagon, j'étais gai, bien portant. Il n'y avait pas un quart d'heure que nous marchions, que le mal de tête me prend: plus de gaieté, un grand malaise. À Creil, voilà un éraillement sur la colonne vertébrale; je n'en pense pas plus long. En arrivant à Paris, voilà le coeur qui me bat; je me dis: c'est drôle, je n'ai pris qu'un verre de bière avec ma nièce, et en y réfléchissant, je me rappelle qu'il y avait des graines qui sautaient dans la bière; c'est ça, que je me suis dit: c'est donc que ma femme lui aurait écrit de me donner quelque chose qui me fasse mal. Je reviens à pied rue des Abbesses, à Montmartre, j'entre dans une crémerie, je bois une tasse de lait; un peu plus loin, j'en reprends une autre; je me suis trouvé mieux; ça a lavé soit la poudre, soit l'estomac; un peu plus tard, je reprends une troisième tasse de lait. Je monte dans l'omnibus et j'arrive au Point du Jour, où je descends; je prends une quatrième tasse de lait, et je rentre à pied chez nous. Quand j'arrive, ma femme me dit: On ne m'embrasse pas! tout en me regardant fixement. C'est à toi de venir, que je lui dis. Alors, elle est venue, il n'en a été que ça. Pour savoir si elle avait écrit à sa nièce, je lui dis: j'ai vu le facteur à Compiègne; il m'a dit qu'il avait porté une lettre à la tante Lisa; tu lui as donc écrit. Ah! mais non, qu'elle me répond, c'est à ta mère que j'ai écrit; je lui ai dit qu'elle vienne tout de suite, parce que tu es très-malade. Ça m'étonne que tu aies écrit cela. Tu as écrit à ta nièce? Mais non. C'était le jeudi. Le soir, je suis allé chez le commissaire; il n'y était pas; il y avait un employé; j'espérais qu'il écrirait mieux la SOLUTION que l'autre jour; il me dit de revenir le lendemain.»

(À ce moment D… qui parle du ton le plus paisible et le plus naturel, cherche son mouchoir dans sa poche; ne le trouvant pas, il se lève, nous quitte, va dans sa cellule, revient, se rassied et reprend son récit.)

«En rentrant de chez le commissaire, je prends encore du lait chez nous; je me fais un lavement; je ne me suis pas couché, je me suis soigné toute la nuit; je comptais écrire à ma mère ce qui s'était passé à Compiègne. À dix heures du soir, j'entends rôder devant la boutique; j'ai reconnu le pas d'un monsieur qui allait avec ma femme; il savait sans doute cet empoisonnement, il était là pour la protéger, si j'avais des raisons avec elle. Ma femme se couche dans la chambre à côté; elle veut fermer sa porte, moi je ne veux pas; l'autre était toujours là à rôder, ça m'ennuyait. J'ai dit au petit apprenti: va donc avertir le commissaire de police, et dis-lui d'envoyer deux agents; je croyais qu'il y avait dans la rue des individus armés de revolvers pour me tuer, et je me suis enfermé dans la boutique. Je voulais qu'on arrêtât ces individus, ainsi que ma femme.

«À cinq heures et demie du matin, je sors pour aller chercher du lait. Je rencontre le laitier et je lui dis que ma femme se conduisait mal, qu'elle voulait m'empoisonner. Il me répond: c'est à peu près comme ça avec toutes les femmes, quand elles voient que ça ne convient pas à leur mari. Je m'en vais à une crémerie, elle n'était pas ouverte; je vois un petit marchand de vins qui ouvrait sa boutique; je lui demande s'il connaissait un hôtel, je fuyais la maison, j'avais peur que l'individu que j'avais entendu rôder vienne m'attaquer. Le marchand de vins m'indique un petit hôtel; j'y vais, je demande un cabinet et une seringue; le maître de l'hôtel a été assez bon pour me donner ce que je lui demandais; j'ai pris un lavement; j'ai gardé dans un vase et dans une assiette l'urine et les matières que j'avais rendues; je suis resté là jusqu'à dix heures et demie; je suis sorti pour aller chez le commissaire: je l'ai trouvé, je lui ai dit que ma femme avait voulu m'empoisonner, il m'a donné une lettre pour qu'elle vienne quand elle voudrait. Je suis retourné à l'hôtel, où je me suis encore reposé; je suis rentré chez moi à midi. Je me suis mis dans la salle à manger; j'ai repris des lavements; le corps se resserrait; c'était vraiment servi; c'était la troisième fois qu'elle m'empoisonnait: la première fois ça avait été avec un morceau de porc que je n'avais pas voulu manger; une seconde fois en me faisant prendre des pilules et une potion; cette troisième fois, en faisant jeter du poison dans le verre de bière que j'avais pris à Compiègne. Je souffrais beaucoup; j'ai renvoyé mon petit apprenti me chercher quatre litres de lait et de la farine de graines de lin; quand il revint, je fis un cataplasme que je me mis sur le ventre; je me couchai. J'avais donné des ordres au petit, et je lui avais dit de ne pas me déranger. Alors, j'ai écrit une lettre à mon beau-frère; on peut bien voir dans cette lettre que je ne pensais pas, à ce moment, à tuer ma femme, vers cinq heures et demie, elle est entrée et m'a dit: je vais à Vincennes. Comme nous n'y avons ni parents, ni amis, j'ai pensé qu'elle allait encore faire mal, ou qu'elle ne voulait pas être témoin de ma mort qu'elle savait être prochaine. Ça m'a fait un tel effet que je me suis précipité sur elle, je l'ai frappée à coups de poings, elle est tombée, puis j'ai pris, sur le lavabo, un rasoir qui se trouvait là, j'ai saisi ma femme par le col, et j'ai coupé. L'individu qui était chez le concierge est arrivé tout de suite; j'ai envoyé le petit me chercher du tabac, et lorsque les gendarmes sont venus, je fumais ma pipe, et après avoir répondu aux questions du commissaire, je me suis étendu sur un matelas, et je me suis endormi. J'ai dit au commissaire que je ne regrettais pas ce que j'avais fait, que je le ferais encore, si c'était à recommencer, que j'aurais dû le faire six mois plus tôt. C'étaient les douleurs que je ressentais au coeur, à la tête, aux reins et au ventre qui me faisaient croire qu'elle avait cherché à m'empoisonner. Il y avait deux rasoirs sur la table: j'ai montré celui dont je m'étais servi. On a trouvé un revolver chargé; j'ai dit que c'était pour la tuer si je l'avais surprise en flagrant délit, ayant la conviction qu'elle me trompait toujours; il y avait longtemps qu'on le disait. Quand nous sommes venus nous établir à Boulogne, le charcutier avait dit aux voisins, ce n'est pas D… qu'il doit s'appeler, c'est cocu. À ce moment là, je n'ai pas fait attention, je pensais que c'était peut-être de la jalousie, parce qu'il avait idée que nous lui ferions du tort. Le lendemain, chez le commissaire, comme j'ai vu que je n'étais pas empoisonné, et que j'allais beaucoup mieux, j'ai dit que je regrettais de l'avoir tuée.

«Je ne suis pas d'un mauvais caractère; je n'ai jamais eu de raisons avec personne; je n'ai jamais fait une heure de poste: avec ma femme, quand nous avions quelque chose ensemble, c'était moi qui revenais le premier; au bout d'une heure, je n'y pensais plus.»

Pendant ce récit D… ne s'est pas animé un instant; il l'a débité avec l'accent de la sincérité, sans aucune passion, ne paraissant préoccupé que du désir d'être exact, et de prouver que ses convictions étaient fondées sur des faits positifs, s'attachant aux plus petits détails, avec cette précision de mémoire que l'on rencontre chez les aliénés dont l'esprit est dominé par un nombre restreint de conceptions délirantes, cherchant à expliquer ce qu'il avait fait, mais non à s'en disculper, finissant seulement par dire qu'il regrettait d'avoir cédé à un mouvement de fureur, mais ne témoignant pas du moindre doute ni de la moindre hésitation sur la vérité absolue de tout ce qu'il avait dit.

Nous lui demandons alors comment il se porte depuis qu'il est en prison. «Ça ne va pas bien, nous dit-il; je ne sais pas ce qu'il y a dans ce que je mange et ce que je bois, mais ça me donne des constipations; je voudrais prendre des lavements, mais je ne peux pas les avoir comme je les désirerais.»

Les gardiens nous disent que D… est très méfiant et très-inquiet, qu'il croit qu'on veut l'empoisonner, qu'il voudrait toujours s'administrer des remèdes, prétendant qu'il ne peut pas aller à la garde-robe, qu'il refuse les aliments qu'on lui apporte, qu'il ne veut manger que des pommes, et qu'il se plaint sans cesse de tout.

Quelques jours plus tard, nous le revoyons; il a la même attitude triste et sombre; il parle du même ton paisible; il nous dit cette fois qu'il y a certainement quelque chose de pas bon dans le tabac qu'il fume, que ce tabac lui donne des maux de tête; nous lui faisons remarquer qu'on lui apporte les paquets tels que la régie les livre, fermés et scellés; «il n'y a pas à discuter, reprend-il, c'est comme on voudra, mais je n'en ai pas moins mal à la tête quand j'ai fumé, et ce n'est pas naturel; c'est comme mes entrailles, on peut me dire ce qu'on voudra, mais, moi, je sens bien ce que je sens; je sens bien que mes boyaux sont collés; j'ai beau prendre des lavements, je ne peux rien faire; expliquez ça.»

À notre troisième visite, nous apprenons que depuis trois jour D… paraissait plus tourmenté, plus irascible, qu'il ne dormait pas, qu'il marchait dans sa cellule pendant toute la nuit, et que le matin même, il avait grièvement blessé un de ses codétenus, en le frappant violemment sur la tête avec une bouteille, et alors que cet homme dormait, et sans qu'il y ait eu de discussion, ni de provocation.

Nous le trouvons dans le préau, marchant la tête baissée, et comme plongé dans des réflexions pénibles; quand nous lui demandons pourquoi il a frappé son camarade, il nous répond: «Il me taquinait, il me reprochait de l'empêcher de dormir la nuit, en marchant dans la cellule.» Puis, il ajoute: «Il était d'accord avec les gardiens pour me tuer, il me l'avait dit, sans me le dire précisément

D… ne s'excite pas en nous parlant; il dit bien quelques mots de pitié sur l'homme qu'il a blessé, mais il est manifeste qu'il croit avoir accompli un acte de juste vengeance.

À notre visite suivante, D… avait la camisole de force, et nous sommes informés qu'il avait caché dans son lit le couvercle du siège des commodités, morceau de bois très-lourd, avec lequel il avait certainement le projet d'exercer quelque nouvelle vengeance; il avait d'ailleurs menacé de tuer le premier gardien qui lui adresserait la parole.

Quand nous l'abordons, il nous fait un accueil qui dénote une vive irritation; il récrimine amèrement contre les mauvais traitements dont il est l'objet: «Pourquoi ne me juge-t-on pas? Eh bien! oui, je l'ai tuée; si je suis coupable, qu'on me condamne, mais pourquoi vouloir m'ouvrir le ventre? Je sais bien que c'est pour ce soir; j'ai entendu aujourd'hui le directeur qui le disait; les gardiens chuchotaient entre eux, quand ils passaient devant ma cellule; je sais bien ce qu'ils disent; d'ailleurs, dimanche j'ai bien vu leurs épées qui étaient derrière la porte; qu'on en finisse donc!» Ce jour-là, les craintes d'empoisonnement ne semblent plus le préoccuper; il ne nous dit plus que le tabac lui fait mal à la tête, que les aliments lui collent les intestins; il ne pense plus qu'au supplice qu'il doit subir le soir, et nous le quittons sans avoir réussi à le rassurer.

Ce long exposé était nécessaire pour bien faire connaître D…; nous allons maintenant l'analyser pour en déduire ensuite nos conclusions.

D… a toujours été d'un caractère triste et peu expansif; dès sa jeunesse, il songeait à gagner de l'argent et à en amasser; il travaillait beaucoup et dépensait le moins possible; un témoin a dit qu'il était le bourreau de son corps. Malgré son ardeur au travail, et sa stricte économie, il n'a pas fait fortune, il vivait avec peine, et presque jamais il n'a recueilli de résultats de ses efforts. Une seule fois il a réalisé quelques bénéfices; c'est pendant qu'il exploitait, sans sa femme, un petit commerce de pâtisserie, dans lequel il n'était aidé que par une servante. Ce fait, qui était assurément de pur hasard, l'a confirmé dans l'opinion qu'il semble avoir eue dès le commencement de son mariage, que sa femme n'était pas aussi économe qu'elle aurait dû l'être. Il n'avait pas attendu jusque là pour lui marquer son mécontentement par ses reproches et ses violences; mais après, il se montra encore plus irrité et plus injuste. Déjà cependant, à l'époque où elle était grosse pour la seconde fois, il lui avait laissé entendre qu'il n'était peut-être pas le père de l'enfant qu'elle portait; il témoignait ainsi de ses sentiments de jalousie insensée, et de son ennui du surcroît de dépenses qu'entraînerait un second enfant; c'est ici que nous trouvons la première manifestation de conceptions délirantes, engendrées par des préoccupations d'avarice, poussées jusqu'à l'obsession.

Pendant quelques années, D… se maintient sans se montrer ni plus déraisonnable, ni plus violent, mais ayant toujours au fond de son coeur et dans son esprit les mêmes ressentiments et les mêmes convictions erronées. Le ménage vient s'établir à Boulogne, les choses vont d'abord assez bien, mais bientôt, au contraire, la situation s'aggrave; D… se montre plus sombre, plus méfiant, il se met à boire de l'absinthe, et il en arrive à un état presque constant de surexcitation et de colère; il perd le sommeil, n'a presque plus d'empire sur lui-même, et n'est plus maître de contenir l'expression des inquiétudes et des frayeurs qui l'obsèdent; il accable sa femme des reproches les plus outrageants; il l'accuse de le tromper, il le proclame, il va se plaindre à l'autorité, il colporte les prétendues preuves de son déshonneur, et enfin, apparaissent les idées d'empoisonnement. Un jour, on lui sert un morceau de porc, qui n'était peut-être pas très-frais; il y trouve un goût particulier; il ne le mange pas; sa femme jette l'os aux ordures dans la rue; la pensée lui vient que si elle n'a pas gardé cet os pour le vendre avec les autres, c'est qu'elle a voulu se défaire d'une pièce à conviction.

Sa femme, inquiète des maux de tête de son mari, de ses insomnies, de ses malaises, appelle un médecin; celui-ci prescrit des pilules et une potion; D… se trouve plus souffrant après avoir pris les pilules et la potion, il en conclut que le médecin est de complicité avec sa femme pour l'empoisonner.

Ne voyant autour de lui que des ennemis, ne trouvant d'assistance auprès de personne, D… pense à s'adresser à sa mère, et, sans en rien dire, il se rend auprès d'elle, et lui raconte ses malheurs. La mère accueille, probablement avec incrédulité, ses confidences; il revient à Compiègne, il y rencontre sa nièce qui y demeure; elle lui offre à déjeuner; quoi de plus naturel? Il n'accepte qu'un verre de bière; on sonne pour le départ du train; il n'a que juste le temps de monter en wagon; sa nièce le presse d'achever son verre, lui dit qu'elle paiera, et il la quitte. À peine en chemin de fer, il ressent des malaises: il se croit empoisonné; c'est la bière qu'il a bue; en effet, il se rappelle qu'il y avait comme des graines qui sautaient dans la bière; c'est sa femme qui a écrit à sa nièce de lui donner quelque chose qui lui fasse du mal; de retour à Paris, il avale plusieurs tasses de lait; arrivé chez lui, il s'informe, cherche à découvrir des preuves de la vérité qu'il soupçonne; il est très-agité; il passe la nuit à se soigner; il entend et il voit devant sa maison des individus armés qui le guettent pour le tuer; il veut les faire arrêter; le matin il se sauve de chez lui, va se réfugier dans un hôtel, où il continue à prendre des lavements et à s'appliquer des cataplasmes; enfin, après une démarche chez le commissaire, il revient chez lui et se couche; sa femme se présente, lui dit qu'elle part pour Vincennes, et saisi d'un accès de fureur, convaincu qu'elle va à un rendez-vous, ou qu'elle ne veut pas assister à sa mort, il se précipite sur elle et l'égorge.

Le meurtre accompli, la crise est momentanément épuisée, il reste calme et insouciant, se met à fumer, et se laisse arrêter, sans chercher à se disculper, donnant lui-même tous les détails, indiquant le rasoir dont il s'est servi, n'exprimant aucun regret, disant au contraire que si c'était à recommencer il le referait, et montrant ainsi sa conviction qu'il avait usé du droit de légitime défense. Ce n'est que le lendemain que, reposé par un sommeil paisible, n'éprouvant plus de malaise, ni de douleur, voyant par conséquent qu'il n'est pas empoisonné, il exprime le regret d'avoir tué sa femme.

À Mazas, nous le trouvons préoccupé des mêmes conceptions délirantes, des mêmes illusions des sens; il se croit encore empoisonné; les boissons lui collent les intestins, le tabac lui donne des maux de tête; ce n'est pas naturel; il est sombre, inquiet, exigeant, il se plaint, il récrimine, mais il se contient; survient une nouvelle crise; il perd le sommeil, il passe les nuits à marcher dans sa cellule, il se montre plus tourmenté, plus soupçonneux, plus irritable, et un matin, sans querelle préalable, sans discussion, il assomme un de ses camarades et le blesse grièvement; puis, il reste comme affaissé, inerte, et se contente de dire que cet homme le taquinait et était d'accord avec les gardions pour l'assassiner. Cette fois, la crise dure après l'acte de violence, ou du moins, la détente n'est que de quelques instants, et D… obsédé des mêmes frayeurs, des mêmes hallucinations, prépare une nouvelle vengeance contre ses persécuteurs, contre les gardiens qu'il a entendus chuchoter, dont il a vu les épées, contre ses codétenus qui sont les complices des gardiens, et contre le directeur dont il a reconnu la voix, et qui a dit que c'était le soir qu'on devait en finir.

Pour éviter un nouvel accident, on doit priver D… de l'usage de ses mains et le revêtir de la camisole. Il ne paraît plus avoir de craintes d'empoisonnement, ne songe plus qu'aux épées avec lesquelles les gardiens vont lui ouvrir le ventre, de même que dans la nuit qui a précédé le meurtre il croyait être menacé d'être tué par des individus armés de revolvers.

L'état mental dans lequel est D… depuis trois semaines, est analogue à celui dans lequel il était à l'époque où il a tué sa femme; les manifestations délirantes, les illusions des sens, les hallucinations que nous constatons aujourd'hui chez D… sont la confirmation la plus évidente du délire, sous l'empire duquel il a agi le 23 novembre dernier.

De tout ce qui précède, nous tirons les conclusions suivantes:

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
190 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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