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Читать книгу: «Picrate et Siméon», страница 3

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III
PICRATE INTERROMPT LE RÉCIT

Depuis quelque temps. Picrate donnait tous les signes d’une irritation violente. Il ne put contenir sa mauvaise humeur, il s’écria:

– A bas la calotte!

Cette devise éclatait inopinément. Siméon, surpris, demanda:

– Compterais-tu, Picrate, parmi nos «libres penseurs»?

– Que oui! – répliqua l’autre; – et je m’en flatte!

– Tu as tort – reprit Siméon – de t’en flatter. Il est vain de s’enorgueillir des opinions que l’on a, car de nulle chose nous ne sommes moins les maîtres que de nos opinions. Elles nous sont insinuées par les circonstances; et tantôt nous acceptons celles de nos éducateurs naturels, tantôt nous réagissons contre leur influence. Dans l’un comme l’autre cas, nous sommes incités par notre caractère, par le hasard quotidien de la vie, à prendre tel ou tel parti. Le rôle de notre raison n’est pas, en tout cela, considérable. Picrate, un esprit humain n’est pas un endroit paisible où les idées font entre elles de la logique.

– A bas la calotte! – recommença Picrate, – mort aux curés!

– Je vois – continua Siméon – que tu tiens à tes opinions. C’est une assez bonne chose, qui parfois suscite des héros, des confesseurs et des martyrs, toutes personnes qui résolument ont limité leur rêverie et sacrifié à l’orgueil de la certitude le plaisir de la dialectique. C’est un don. Le scepticisme en est un autre. Le dogmatisme est plus fécond en actes d’énergie; le scepticisme est une source d’idéologies plus belles.

Picrate s’agitait. Siméon lui dit:

– Tu es sur le point de crier encore: «A bas la calotte!» Cela est convenu, enregistré. Ne te fatigue pas à de telles répétitions. Laisse-moi plutôt te pourvoir de plusieurs motifs d’humilité. Cette doctrine que tu préconises si fougueusement t’est commune avec une quantité d’imbéciles. Elle est à la portée de bien du monde. As-tu vu quelquefois, à la procession Dolet, la figure de tes camarades? Ne te contrarie-t-elle pas? Ce sont des gens qui mangent du curé de la façon la plus irréfléchie. Ils ont exprimé toute leur philosophie quand ils ont prononcé ces quatre mots: «A bas la calotte!»

– Mais enfin, ça veut dire quelque chose, ces quatre mots! – objecta Picrate, avec impatience.

– Quelque chose – répondit Siméon – de rudimentaire. Ils affirment qu’ils sont libres penseurs. Je les crois, en effet, libres de toute pensée. Par ailleurs, ils ressassent, en des estaminets, de vieilles diatribes anticléricales, dépourvues d’intérêt … Tu as, Picrate, de fâcheux coreligionnaires …

– Je n’admets pas – gronda Picrate – que tu dises: «coreligionnaires», puisque nous réprouvons, en principe, toute religion. A bas, disons-nous, toutes les calottes!

– Mais non!.. Vous substituez un dogme à un autre. Vous avez une religion: c’est bien là le comique de votre aventure. Une vieille religion, traditionnelle presque autant que l’autre. Vous remontez au delà de ce pauvre Dolet, que vous attifez si plaisamment en précurseur. Et même il vous parut indispensable d’avoir vos martyrs: c’est à quoi vous servit encore ce même Dolet, médiocre sire que bientôt vous diviniserez. Il eut maille à partir avec des tribunaux ecclésiastiques: telle fut l’origine, pour lui, d’une renommée sur laquelle il ne comptait pas. Ses délits, de nos jours, relèveraient de la correctionnelle, tout simplement, et il ne tirerait du fait de sa condamnation banale aucun profit posthume. Mais vous avez organisé sa légende et, en somme, son évangile … Votre foi se contente d’affirmations gratuites; elle se définit en peu de mots; elle se refuse à toute discussion; elle est intolérante, cruelle, tracassière: elle est une véritable religion …

– Secondement, – reprit Picrate, qui suivait son idée et n’écoutait pas son interlocuteur, – secondement, si tu blagues la figure des libres penseurs, c’est donc que tu n’as point regardé des Ignorantins?..

– J’en ai vu de piteux, – dit Siméon, – je l’accorde.

– Piteux?.. Pouah! leur bedaine qui bombe sous la robe, leur frimousse tondue, leurs cheveux trop longs, leurs yeux hypocrites qui lorgnent à droite et à gauche, jamais en face!.. N’est-ce pas une pitié de les voir conduire, à travers les rues, le misérable troupeau des gamins qu’on leur donne à éduquer, qu’ils abêtissent et rendent pareils à eux? Pauvres petits êtres! On déforme leur intelligence, on leur impose une croyance qu’ils n’ont pas choisie. C’est un abus de pouvoir, c’est un viol!

– Picrate, laisse-moi t’interrompre pour aller plus loin que toi dans ce sens.

»Un vieux maître que j’eus, et qui était un savant digne d’estime, a écrit: «Heureux les peuples qui n’ont pas de livres sacrés!» C’est une belle et morne parole, plus tragique de se trouver où il l’a mise, dans la préface d’une histoire de la Scolastique. L’ouvrage entier la commente, et de la plus émouvante manière. Car peut-être sais-tu, Picrate, de quel poids ont pesé sur l’esprit de notre moyen âge l’Ancien Testament et le Nouveau. Tout essor intuitif était empêché par l’autorité du texte; toute hardiesse de la dialectique était contenue par la rigueur du dogme. Ah! si jamais la lettre fut meurtrière, c’est bien alors. Pour s’évader de cette discipline âpre et jalouse, il fallut que l’on inventât un curieux stratagème mental: ce procédé nommé allégorie et qui dédouble, en quelque sorte, la pensée. De mauvais écrivains, depuis, l’ont employé pour le ridicule ornement de leur style. Mais, au temps dont je te parle, sous le règne de Philippe-Auguste ou de saint Louis, l’allégorie était un moyen de libération prudente, auquel devaient recourir les plus audacieux idéologues et qui devint la forme de leur jugement. On s’astreignait, d’une part, aux servitudes nécessaires et, de l’autre, on manifestait le plus possible d’indépendance. Certes, une telle contrainte est funeste au fier épanouissement des âmes vives. Et c’est pourquoi l’esprit médiéval nous apparaît comme si tourmenté, contourné, souffrant, dénué d’allégresse et de joyeuse spontanéité … Oui, heureux les peuples qui n’ont pas de livres sacrés!..

– Tu vois bien! – s’écria Picrate.

– Je vois bien – reprit Siméon. – Oui, je vois bien qu’il est terrible pour un peuple tel qu’était le nôtre au temps de Philippe-Auguste ou de saint Louis, de subir la lourde oppression d’un culte oriental, transcrit en latin par les successeurs ecclésiastiques des Césars quelque mille ans plus tôt. Ce culte qui s’imposait si violemment n’était pas fait pour nous; il n’était pas né sur notre sol, et il ne répondait pas à nos aspirations particulières, à nos besoins. Il venait du dehors, en conquérant; et sa tyrannie fut, à cause de cela, plus gênante. Seulement, Picrate, disons: «Heureux les peuples qui n’auraient pas de livres sacrés!..» Car ils en ont tous. Cherche avec moi, dans l’histoire des civilisations. Eh bien?.. il y a les Grecs, que Renan définit: «le seul miracle de l’histoire». Platon, dans son Timée, raconte à leur sujet une anecdote merveilleuse et que je t’engage à méditer. Donc, Timée visita l’Égypte, – l’Égypte millénaire, emmaillottée de traditions, comme de leurs bandelettes ses momies. – Il rencontra le prêtre d’un temple très ancien. Ce vieil homme lui dit: «Vous êtes des enfants, vous, les Grecs, vous êtes la jeunesse du monde; tandis que nous, un immémorial passé nous accable. Chez nous, rien ne s’est aboli au cours de la durée. Nos temples et nos bibliothèques conservent éternellement les plus lointains souvenirs. Vous avez eu, vous, le déluge de Deucalion qui ravagea et rénova tout le pays; il ne laissa subsister que les pâtres, au sommet des montagnes, les pâtres étrangers aux Muses et qui ne savent pas l’histoire. Chez nous, le Nil déborde avec régularité; il épargne nos monuments. Aussi sommes-nous vieux et êtes-vous, ô Grecs, des enfants …»

»Cet admirable discours, d’un si délicieux anarchisme, est poignant. Songe, Picrate, qu’il nous fait remonter à plus de quatre siècles avant notre ère: alors déjà l’on s’attristait de la vieillesse de la Terre!

»Or, aujourd’hui, le soin des savants a trouvé que les Grecs eux-mêmes, ce peuple privilégié, subit l’influence des civilisations orientales, qu’il leur doit, en bonne partie, sa religion, que l’hellénisme n’est pas autochtone comme il se vantait de l’être.

»Ainsi s’atténue et se gâte le «seul miracle de l’histoire». Picrate, il n’y a pas de miracle dans l’histoire. Un fait la domine toute: la survivance des idées bien au delà des hommes qui les inventèrent pour leur usage ou leur agrément. Après qu’elles n’ont plus de raison d’être, après que sont morts leurs promoteurs, après qu’ont changé les circonstances qui les légitimaient, elles demeurent, elles s’obstinent à régner …

– Il faut qu’on les tue! – s’écria Picrate.

– Seulement, – répliqua Siméon, – elles sont pareilles à ces monstres de la Fable, que l’on ne peut tuer et qui renaissent de leurs cadavres … M. Combes, ministre des Cultes et qui ne rêve que de les détruire tous, a dit un jour une parole pleine de sens: «On ne supprime pas, d’un trait de plume, quinze siècles d’histoire …» La vérité, Picrate, c’est qu’on ne supprime de l’histoire absolument rien. Certains faits sont plus riches que d’autres en conséquences durables; les plus menus augmentent quelque peu les complexités ultérieures. Il est vain de prétendre, une fois, décréter: «Nous allons faire comme si le christianisme n’avait point eu lieu.» C’est une simagrée. Il est fou de vouloir vivre comme si d’innombrables générations humaines n’avaient essayé, bien avant nous, mille et mille manières de vivre.

»Que cette pensée soit mélancolique, je l’avoue. Que l’on puisse n’en pas tenir compte, je le nie.

»Un seul homme, vois-tu, Picrate, eut ici-bas le privilège de vivre une vie neuve, de l’arranger à sa guise et d’en goûter la parfaite fraîcheur: c’est Adam!

»Je songe souvent à lui. J’imagine qu’il dut lui être exquis de vivre sans que nulle hérédité lui donnât le sentiment qu’il ressassait. Il a vu le premier lever de l’aube, il a vu le premier printemps. Il s’est enivré des premières fleurs et du baiser de la première femme. Il lui était impossible de rien prévoir; son ingénuité protégeait sa ferveur du désastre de l’habitude, et il allait de surprise en surprise: il put s’émerveiller sans cesse. La douleur même lui dut être charmante. Il ignorait qu’elle fût la douleur; il ignorait la signification des larmes: qui sait s’il ne leur trouva pas une saveur délicieuse? Il ne dépendait que de soi; rien n’était, autour de lui, galvaudé. Chacune de ses impressions lui appartenait et ne s’altérait pas d’un vieil usage séculaire. Telle fut sa destinée unique.

»Ses fils héritèrent de lui son expérience; il leur avait déjà gâté la nouveauté de vivre. Lui-même n’en profita qu’une saison, sans doute. Il s’accoutuma vite à ses entours. Il eut bientôt la certitude qu’un jour suivrait une nuit achevée; l’aube cessa de l’étonner et dès lors perdit son principal attrait.

»La douceur de vivre la vie nouvelle est ce qu’on nomme, en langage biblique, le paradis terrestre, – lequel ne pouvait être qu’éphémère. – Adam fut chassé de ce beau paradis, c’est-à-dire que l’habitude avait gâté son fin bonheur. La faute originelle, irrémédiable, fut d’avoir vécu. Elle se transmit de génération en génération, de par l’hérédité funeste. Et le paradis terrestre est fermé pour jamais. D’aventureux rêveurs en ont cherché la porte, inutilement.

»Excuse-moi, Picrate, d’avoir recours à des symboles de l’ancienne Loi. Fais-moi l’amitié de ne crier point, là-dessus: «A bas la calotte!» En échange de quoi je te concède que cet Adam, que je suppose, est une hypothèse désuète. Si tu y tiens, j’accorde qu’il fut une espèce de brute, incapable de profiter de son incomparable privilège. Traitons-le d’anthropopithèque et n’en parlons plus.

»Mais, si je renonce volontiers aux termes de ma métaphore, je n’abandonne pas mes conclusions, et j’insiste, Picrate, pour que tu prennes conscience du passé.

– Pas du tout! – s’écria Picrate. – Le passé, je le supprime. L’avenir seul me préoccupe. Je suis un homme de progrès, et tu es un homme de réaction.

– Crois-tu?

– Je ne crois pas, je suis sûr!

– Cela revient au même, – fit observer Siméon; – entre tes assurances et mes présomptions, il n’y a que la différence de nos tempéraments: la certitude est l’opinion des nervoso-sanguins, comme le probabilisme est la philosophie des lymphatiques. Omettons, si tu veux, les particularités du vocabulaire et limitons à l’essentiel notre dispute … Tu m’appelles réactionnaire et me traites de clérical. Ton erreur me désole et m’amuse. Elle me prouve combien vous autres, les libres-penseurs, êtes pourvus d’un caractère religieux. Votre secte est intransigeante comme les sectes rivales, et vous dites aussi: «Quiconque n’est point avec moi est contre moi.» C’est le point de départ de tout évangile.

»Tu me dis clérical parce que je m’applique à parler doucement des vieux rêves humains, parce que j’embaume avec sollicitude le souvenir de mes ferveurs et de mes puériles cosmologies. Que veux-tu?.. Une colère pareille à celle qui t’exalte serait la marque d’un moindre détachement.

»Mon nihilisme est souriant et se plaît à une sorte de déférence impartiale et courtoise pour l’universelle erreur.

»Tu me trouves une particulière indulgence à l’égard des dogmes que tu combats. C’est esprit de justice, tout simplement. En présence d’un clérical, je parlerais de tes dogmes avec aménité. Conclus que j’ai le goût de la contradiction. Je l’avoue. Elle donne, au total, un assez bon résultat; elle tient compte de la thèse et de l’antithèse et dispose l’esprit à éviter les solutions catégoriques.

»Enfin, si j’ai peut-être une légère préférence pour les dogmes les plus anciens, c’est qu’ils ont passé depuis longtemps l’ère des violences. Ils se sont assagis peu à peu; ils renoncent à l’offensive, ayant assez à faire de se défendre. Ils ont cessé d’être provocants; ils ne demandent plus qu’à être laissés tranquilles… Ne les agacez pas, ils dorment.

»Mais si vous les éveillez en sursaut, ils vous grifferont. Voilà votre fâcheuse imprudence, à vous autres, les énergumènes.

»Je ne vous aime pas. Votre succès récent vous a rendus intrépides et farouches; vos ardeurs m’offensent. Vous êtes à l’âge ingrat. La sagesse de l’esprit et la douceur du geste ne vous sont pas encore venues …

– Et moi – dit Picrate – je te déteste!

– Tu as tort, – répliqua Siméon, – de me détester pour des divergences d’opinion. Plus tard, Picrate, tu sauras que nulle idée ne vaut la peine qu’on lui sacrifie un ami. Tant que la science ne sera pas achevée, ni la bisbille des métaphysiciens terminée, aimons-nous provisoirement, au delà des systèmes.

IV
SUITE DE L’HISTOIRE DE SIMÉON

Siméon dit à Picrate, un soir:

– Les jeunes hommes de Platon, qui méditaient de discourir sur quelque thème ingénieux, choisissaient un paysage qui convînt à leurs propos. Et, par exemple, pour épiloguer de l’âme immortelle et de ses destinées magnifiques, un bois sacré auprès d’un fleuve aux belles rives leur offrait l’asile charmant d’une ombre fraîche et peuplée de légendes.

»Il m’aurait plu, Picrate, quand je voulais te raconter mon enfance dévote et sans joie, de t’emmener vers le parvis d’une cathédrale ancienne, d’installer ton chariot contre un arc-boutant de pierre grise, roussie par endroits de soleil et lavée de pluies séculaires. Je n’avais pas de cathédrale à ma portée; et toi, tu n’aurais pas toléré ce voisinage clérical.

»Mais aujourd’hui, pour te narrer ma vie de collège, quel paysage conviendrait à la mélancolie de ce propos? Celui-ci, somme toute, illogique, absurde et fou!.. C’est un favorable hasard. Vois quel désordre, ce soir de fête nationale, bouleverse autour de nous ce carrefour et ce cabaret vulgaire où nous nous sommes réfugiés. Des tambours, des clairons se font martiaux en pure perte. Cette foule paraît secouée d’un étrange délire que ne motive pas suffisamment la prise d’une Bastille, à l’époque des rois. Illuminations fâcheuses: les couleurs en sont criardes et les courbes mal ordonnées. Il me semble que les auteurs de nos programmes scolaires ont dû travailler au milieu de ce vacarme inepte: ainsi s’expliquerait la merveilleuse incohérence de leurs idées.

»Ma grand’mère mourut, et je fus placé comme interne dans un lycée parisien. Lequel? Peu importe, puisqu’ils sont tous pareils; tu sais que l’uniformité de l’enseignement sur toute la surface du territoire est la grande pensée – stupide! – d’un temps qui aima la centralisation. Je te dis, Picrate, qu’en dépit de nos toquades variées et de nos fougues, nous sommes, en ce pays, simplistes souverainement. Un ministre, jadis, se réjouissait de déclarer, montre en main, qu’à cette heure exacte tous les garçons de quatorze ou quinze ans, provençaux, bretons, lorrains ou auvergnats, à qui leurs parents ou l’État pouvaient offrir le luxe d’une éducation classique, composaient en version latine: de cette manière, ils se préparaient tous identiquement aux plus dissemblables existences. En fait, ils ne se préparaient à rien du tout. Mais ils composaient en version latine, et cela suffisait à ravir l’orgueil ministériel. On range, chez nous, les enfants dans des classes numérotées, comme tel maniaque range sa bibliothèque selon la reliure de ses livres: cela met des poèmes libertins à côté de contes édifiants, du Royer-Collard à côté du Thomas Graindorge de Taine. Tant pis! L’ordre règne, ou semble régner.

»J’avais douze ans. Le peu de latin que je savais, un vicaire me l’avait appris, qui ne possédait pas beaucoup de science en réserve. Je connaissais l’Epitome historiæ sacræ, les soixante premières pages de la grammaire, environ. Quant au reste, mon ignorance était absolue. Seulement, j’avais, au cours de mes longues et mornes journées, un peu plus réfléchi que la plupart des gamins de mon âge. Oh! réfléchi … rêvé, plutôt; et ma sensibilité surtout s’était affinée dans ma solitude orpheline. La religion m’occupait, l’espoir des paradis et la terreur des infernaux supplices. La maison natale, sombre et silencieuse, que dominait l’ombre majestueuse de la cathédrale, m’avait peu à peu formé une âme analogue à la sienne, recueillie, craintive et mélancolique.

»Un grand-oncle, mon dernier parent, qui demeurait dans le Midi et qui n’avait nul souci de s’empêtrer de moi, considéra qu’un bon internat parisien le débarrasserait d’un pupille gênant.

»Picrate, j’ai, de ma vieille vie, de mauvais souvenirs. Il y a, dans mon passé, des jours que rien ne me déciderait à revivre, quand même la promesse d’une divine récompense, d’une féerie de voluptés, serait au bout de l’épreuve. Mais, de tous, les plus éperdument douloureux ont été ceux de mon entrée au collège. C’est dans la cour carrée, encadrée d’un promenoir monacal, de cet ancien couvent génovéfain que j’ai senti l’amertume gagner mon cœur et la haine s’y installer. Oui, c’est là que je suis devenu pessimiste et misanthrope. Il m’a fallu longtemps ensuite pour adoucir l’âpreté de ma rancune et me rasséréner à force de désespoir. Alors je n’étais point à l’âge ou l’on soigne avec de la philosophie sa peine, où l’on use de dialectique pour transformer en badinage sa tristesse.

»Il me sembla que j’étais au bagne injustement; et, en moi-même, mon inconscient cherchait le crime que j’expiais. Je n’apercevais pas de terme à mon supplice. Des semaines, des années, des siècles, qu’en savais-je? La durée avait perdu pour moi ses limites habituelles, ses stades qui permettent de la mesurer, de la détailler. Elle s’allongeait, indéterminée, devant ma nostalgie et l’exaspérait.

»On doit distinguer, Picrate, deux sortes de tempéraments humains: ceux qui souffrent et ceux qui ne souffrent pas de la longueur du temps. Ceux-ci peuvent être patients et résignés; ils n’ont presque pas de mérite à ne pas geindre. Ceux-là passent leur existence dans un perpétuel martyre; l’attente les torture. Certains esprits, exacts et nets, font à l’infortune sa part et, lucides, en voient le terme; d’autres l’exagèrent. Il y a, si tu veux, des âmes en papier très sec, où la vie s’inscrit avec justesse; et il y a des âmes en papier buvard, où la moindre tache s’étend, s’étend et gâche tout.

»A l’époque dont je te parle, j’avais une âme en papier buvard, ah! molle et sans résistance. Je me suis plus tard réformé, volontairement: j’y eus beaucoup de mal.

»Les camarades que le hasard me procurait me houspillèrent. Ma gaucherie de solitaire, soudain jeté dans le tumulte de leurs jeux et de leurs cris et de leur nombre, me désignait à leurs lazzi et me laissait parmi eux sans défense. Mon costume provincial et négligé, mon air souffreteux excitèrent leurs rires. Mon orgueil les irritait et augmentait leur rage de m’humilier. Ils me furent méchants et lâches. Je les ai haïs de tout mon être offensé. S’il m’avait été possible de les tuer, je les aurais tués.

»Les enfants sont «déjà des hommes». C’est avec mes jeunes condisciples de collège que j’ai fait l’expérience de l’humanité. En vieillissant, je n’ai que vérifié mon diagnostic.

»Chacun de ces garçons, séparé des autres et replacé dans sa famille, avait sans doute ses gentillesses. Leur réunion formait une tourbe affreuse. Il en est toujours ainsi des hommes agglomérés. Ce qu’ils ont de joli, c’est ce qu’ils ne sauraient mettre en commun. Ce qu’ils ont de commun, c’est la brutalité, la grossièreté, l’instinct trivial, l’appétit vilain. Car voilà toute la psychologie des foules. Et de là, Picrate, les inconvénients du parlementarisme.

»Les heures sonnaient, lourdes et lentes, à une horloge lamentable. Un carillon dont le mécanisme grinçait les aggravait de sa piteuse jérémiade. Une note surtout, qui achevait la ritournelle, et qui se traînait en plainte vibrante, me fendait l’âme.

»Le lendemain de mon entrée dans ce lieu d’horreur, mon oncle vint me voir. Il utilisait ce prétexte pour un bref séjour à Paris. La «récréation» battait son plein. C’est-à-dire que mes camarades menaient leur tapage, et que, moi, je m’étais relégué dans un coin de la cour, guettant la minute de la délivrance: l’«étude», malgré sa torpeur, m’était un refuge; là, au moins, je ne redoutais que le pion, ses remontrances inutiles, ses encouragements à ne point flâner; mes camarades me laissaient tranquille, et j’arrivais à m’isoler … Une porte de fer s’ouvrit. Un domestique sale hurla mon nom, tout de travers. Cela suffit à exciter mille quolibets. En outre, un jeune espiègle me ravit la petite toque fourrée, trop enfantine, que je conservais d’autrefois. Ahuri, les mains crispées dans les poches de ma veste, je restais là, ne sachant que faire, n’osant aller au parloir tête nue, n’osant bouger. On me criait: «Au parloir, tout petiot! Maman t’appelle!..» Je frissonnais de colère, de chagrin vague … Mon oncle m’aperçut et s’approcha. La scène l’avait égayé: un gros rire le secouait. Je le vis et j’éclatai en sanglots. Il fut cordial et bourru. Il me dit que je n’étais pas une petite fille, pour pleurer comme ça … «Et je ne jouais donc pas avec mes copains?.. Et qu’est-ce que c’était que ces lamentations?.. Voyons, voyons, un peu de courage, mon bonhomme!..» Je sanglotais sans pouvoir me retenir. Et, plus j’aurais voulu me maîtriser, à cause de l’humiliation d’être surpris en si misérable posture, plus abondaient mes larmes sur mes joues, sur mes mains, dans mon nez et dans ma bouche. Les exhortations de l’oncle ne réussissaient qu’à m’impatienter davantage. A bout d’arguments, il déclara: «C’est ta folle de grand’mère, avec ses dévotions, qui t’a rendu petite fille à ce point!..»

– Il avait raison! – affirma Picrate.

– Peut-être; mais surtout il avait tort. Et il me fut odieux. Cette façon de traiter ma pauvre grand’mère défunte m’offensa, comme un outrage abominable. Dès lors, je m’attachai de tout mon cœur à la mémoire de la disparue. L’oncle, les camarades, le lycée constituèrent l’ennemi. Elle, au contraire, était l’amie très douce et très bonne; et je m’attendris sur sa mort plus que le jour où je l’avais perdue. Je me rappelai son visage, que la tristesse indélébile ornait d’un charme pénétrant; je me rappelai sa voix, le toucher de ses mains et sa démarche grave et silencieuse. Mille détails se précisèrent et m’émurent: les nodosités de ses doigts, les rides de son front, les papillottes blanches qui encadraient sa figure, le tremblement perpétuel de ses lèvres minces et la lenteur de son regard. Il me sembla que je ne l’avais point aimée comme elle le méritait, que je lui avais mal témoigné mon affection déférente, que j’aurais dû dorloter mieux ses vieux jours. Ce scrupule me tourmentait. J’oubliai tout le reste.

»Dans ma pensée, elle s’idéalisa bientôt, au point d’y devenir presque une sainte auréolée, une compagne de la Sainte Vierge. Ma piété redoubla, et elle unit dans un même sentiment ces deux célestes personnes. Au fond de mon cœur elles eurent leur chapelle privilégiée, où je les honorais secrètement comme, au temps des persécutions, les chrétiens reléguaient au creux obscur des catacombes leur culte harcelé.

»Ma vie quotidienne me fut moins pénible quand j’eus organisé, hors de l’atteinte des barbares, ma rêverie. Et peu à peu leur méchanceté se lassa.

»Je devins une sorte de bon élève, afin de me préserver mieux de l’ennemi. La révolte excite la férocité des vainqueurs; les esclaves dociles ont moins à souffrir que les autres. Je crois qu’il y avait dans mon calcul de la bassesse, de la servilité: n’est-ce pas la conséquence naturelle d’une discipline quasi militaire appliquée à des garçons que ne requinque nulle ardeur belliqueuse?

»J’appris le grec et le latin.

»Picrate, as-tu réfléchi quelquefois à la prodigieuse absurdité de notre enseignement classique?

»Alors, dis-moi, je t’en conjure, pourquoi les enfants mâles de ce pays doivent passer les plus beaux jours de leur aimable adolescence à étudier ces langues mortes? Dis-le-moi!

»A étudier ces langues mortes et non, par exemple, le mède et l’éthiopien!.. Parce que la littérature latine et la grecque sont riches en souveraines beautés? Heu! pour les cinq ou six volumes latins qui méritent d’être lus, est-ce la peine, en vérité, de languir, des années durant, sur des grammaires et des lexiques? Non!.. Les grecs sont, assurément, plus dignes d’un tel effort; mais, quoi qu’il en soit, un fait domine cette discussion: sur vingt bacheliers, frais émoulus de nos lycées, il n’y en a pas deux qui puissent lire une églogue virgilienne; pas un, – tu m’entends, Picrate, pas un! – qui puisse lire une tragédie de Sophocle!.. Tel est le résultat final des études classiques: le néant. Cette seule constatation devrait suffire à éclairer nos pédagogues. Pas du tout! Ils s’acharnent.

»On affirme que jadis les jeunes Français étudiaient volontiers ces idiomes désuets et parvenaient à les bien entendre. Jadis, peut-être; aujourd’hui, non. Et l’on continue néanmoins à prendre le grec et le latin comme base de l’enseignement national. Voilà!

»Il faut un prétexte. Alors, on dit que notre langue vient directement du latin, – ce qui n’est pas vrai; – et que notre vocabulaire doit beaucoup aux racines grecques, – mais je te demande à quoi peuvent servir ces étymologies: «voix au loin», «écriture au loin», pour l’intelligence des mots téléphone ou télégramme?

»Ces pitoyables arguments prêtant à rire, on inventa le cliché de ces «vertus éducatives» que possèdent exclusivement, dit-on, le grec et le latin, – l’une des plus comiques fariboles que l’on ait imaginées pour légitimer un état de choses grotesque, mais auquel on tient fort. – Selon ces messieurs, le grec et le latin jouiraient d’une efficacité si merveilleuse qu’il serait inutile de les savoir jamais pour profiter de les avoir appris, etc … J’aurais honte, Picrate, d’arrêter là-dessus ton esprit.

»La vérité, c’est que l’on veut, coûte que coûte, épargner un désastre à des spécialistes trop âgés pour recommencer leur carrière. Il y a des marchands de grec et de latin qui, la clientèle abolie, seraient dans la misère, pauvres diables! De même, on a depuis longtemps reconnu la parfaite inutilité des sous-préfets; on ne supprimera pas les sous-préfectures: que faire de bons jeunes hommes qui ne sont pas capables d’autre chose que de parader en habit à broderies d’argent? Et quand il n’existera plus d’autre raison d’écarter l’hypothèse du désarmement général, celle-ci sera concluante: que faire de messieurs les officiers, dès lors qu’on n’aura point de soldats à leur offrir?

»On sacrifie, de cette manière, des milliers et des milliers d’adolescents au corps estimable, mais restreint, des professeurs. Que veux-tu?..

»Note encore, Picrate, pour t’amuser, que les règlements universitaires sont élaborés par des universitaires bien en place. Espères-tu que ces braves gens pousseront l’amour de l’abnégation jusqu’à se suicider? Soyons raisonnables, Picrate!.. Songe à ces gros bonnets qui ont vieilli et qui ont acquis tous les honneurs dans un état de choses où les feues langues dominaient la culture classique. Déclareront-ils, en supprimant les feues langues, cet état de choses ridicule et suranné? Autant vaudrait, pour eux, se reconnaître périmés, archaïques et, en quelque sorte, paléontologiques. Ils n’y sauraient souscrire aucunement. J’imagine que, si l’on avait consulté la faune du terrain tertiaire sur l’opportunité de passer au quaternaire, nous serions toujours ichtyosaures ou plésiosaures, mon ami, sans plus!

»Et voilà pourquoi les petits garçons de France continueront à étudier – mais à ne point apprendre – le grec et le latin. Cela gaspille leur jeunesse, mais conserve une suffisante actualité aux grands lamas de l’alma mater!

»Le goût excessif des littératures anciennes est un héritage de la Renaissance. L’antiquité, que l’on retrouvait, séduisit alors les délicats par sa récente nouveauté. Elle a perdu cet agrément. Au sortir du moyen âge et de la discipline chrétienne, elle apparut comme libératrice de la pensée, qui était lasse de sa longue soumission. Elle a perdu cette raison d’être. Mal connue, elle sembla réaliser la perfection de l’esprit humain. La méthode historique l’a remise à sa place: elle n’est plus, pour nous, qu’une époque, entre bien d’autres, qui eut ses qualités et ses tares. Elle a perdu, à n’être plus seule, le meilleur de son prestige.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 июня 2017
Объем:
280 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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