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Читать книгу: «Picrate et Siméon», страница 2

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II
HISTOIRE DE SIMÉON

– Si j’entreprends de te raconter mon histoire, Picrate, ce n’est pas qu’elle me paraisse admirable ni singulière; seulement, il n’y en a pas d’autre que je connaisse mieux.

»Tout est dans tout; il tient beaucoup d’humanité dans une courte vie humaine, même modeste et dépourvue d’extraordinaires accidents. Les annalistes ont tort de n’enregistrer que des batailles, des entrevues de souverains et des conclusions de traités: la destinée d’un pauvre homme est plus significative et poignante …

»Quoi qu’il en soit, au surplus, d’Alexandre le Grand, de Charlemagne et de Louis XIV, je suis né, voici quarante ans à peu près, dans une petite ville beauceronne, composée d’une cathédrale et de quelques maisons autour. Je ne sais pas de lieu, sur terre, plus excessivement silencieux que celui-là.

»Ailleurs, dans la campagne, on entend des rumeurs confuses, des chants d’oiseaux, des cliquetis de feuilles. La campagne est vivante; on y travaille, elle-même travaille à produire les moissons. Tandis que ma ville natale est morte: elle était morte bien avant que je vinsse au monde. Les gens qui continuent d’y demeurer ne vivent qu’à peine: on les dirait soigneux de ne pas faire de bruit, comme dans une chambre mortuaire.

»Les rues sinueuses, bordées de vieux murs moussus, ont de l’herbe entre leurs pavés. Et il n’y passe guère personne qu’aux jours de marché.

»C’est une ville, pourtant, immémoriale et qui eut son temps de magnificence. Cette cathédrale prodigieuse indique évidemment que cette ville fut un centre de richesse et d’activité, autrefois, il y a six siècles environ. Quand on la construisit, on ne disposait pas de moyens commodes et expéditifs. La pierre en était prise à des carrières éloignées. On transportait les blocs sur des chars que des hommes traînaient au chant des cantiques. Le soir, on s’arrêtait et campait. Et la Notre-Dame pour qui ces gens peinaient les gratifiait de miracles suaves. Ainsi s’édifia cette masse énorme et gracieuse, où se résume le labeur de plusieurs milliers d’existences anonymes.

»Or, si l’on fouille au pied de cette cathédrale, on découvre les fondations d’églises plus anciennes, toujours plus anciennes, à mesure qu’on enfonce davantage dans le sol; les derniers vestiges que l’on remarque proviennent, sans doute, d’un temple païen et d’un sanctuaire druidique.

»Ah! Picrate, tu te figures que je suis loin de mon propos? Mais cette cathédrale a tant pesé sur mon enfance que j’en sens, aujourd’hui encore, l’ombre fraîche et l’odorante humidité autour de moi. Picrate, je ne saurais te rendre intelligible ma vie sans t’avoir expliqué cette cathédrale!..

»Ces ouvriers qui l’ont bâtie, ces gens qui vinrent y prier, il y a six siècles, et ceux aussi qui avaient bâti, pour y prier, les églises antérieures, faut-il dire qu’ils sont morts? Le trépas ne les a point anéantis. Il ne reste rien de leurs corps qu’un peu de poussière méconnaissable mêlée à la terre; et de l’aventure de leurs âmes dans les paradis ou les purgatoires, je ne sais rien. Mais leur fantôme, je l’affirme, est toujours là. Pas leur fantôme, si tu veux. Je ne te parle point d’apparitions: ne prends pas mon récit pour un conte de revenants! Quelque chose d’eux, que je ne sais nommer et qui ressemble à eux-mêmes singulièrement, subsiste à jamais dans la vieille ville qu’ils ont occupée. On ne les voit pas, et l’on vit en leur compagnie sans apercevoir leur présence. Ce n’est peut-être que leur souvenir … Encore ce souvenir est-il étonnant en ceci qu’il échappe à la claire conscience. Ainsi la plupart de mes compatriotes, qui ignorent tout du passé, se souviennent d’eux et ne savent pas qu’ils ont existé.

»Ces morts vivants, j’ai grandi parmi eux, pareil à eux. J’ai suivi, dans les nefs de la cathédrale et dans la crypte noire, des processions qu’ils menaient, occultes pèlerins. Et j’ai récité des prières qu’ils me soufflaient, et j’ai fait les signes de croix qu’ils ont voulu.

»La petite âme avec laquelle j’étais né, ils ne l’ont pas laissée s’ouvrir, selon sa guise, à la vie nouvelle. Ils l’ont façonnée, ils l’ont travaillée. Ah! que de fois, Picrate, quand une ingénue velléité allait s’éveiller en moi, j’ai senti qu’ils étaient là, prêts à contenir mes beaux élans! Alors je n’avais plus qu’à leur obéir docilement. Ils m’avaient ravi ma force jeune, pour m’asservir mieux.

»De ma mère, Picrate, je ne te dirai rien. Je ne l’ai pas connue. Elle est morte très peu d’années après ma naissance: quelque effort que je fasse, il m’est impossible de me la rappeler. Jamais on ne me parlait d’elle, ni mon père ni ma grand’mère. A mes questions, plus tard, on ne répondit que d’une manière évasive. J’ai soupçonné qu’il y avait un mystère sur sa mort; j’ai deviné qu’avant de mourir, prématurément, elle avait été frivole assez pour qu’en prissent ombrage la jalousie de mon père et l’austérité de la famille. Quel fut son péché? je l’ignore. Elle était Provençale. On l’avait exilée de sa gaie patrie dans la sombre ville beauceronne, dans la vieille maison grise et morne de mes grands-parents. J’imagine que son allégresse méridionale ne put s’accoutumer à cette existence privée de soleil et de joie …

»Je ne possède nulle image de ses traits; je l’ignore autant que nul être au monde. Et pourtant sa pensée m’obsède. Je songe souvent à elle. Il me plaît de me la figurer plus frivole que peut-être elle ne le fut, spirituellement jolie, coquette, désireuse de vivre.

»Et moi, quand je naquis, j’étais sans doute pareil à elle; j’aurais sans doute adoré vivre, si ma ville natale, par sa quotidienne influence, ne m’en avait ôté le goût.

»Il me semble que mes spontanéités enfantines étaient, en moi, la persistance de sa frivolité. Une sévère discipline les étouffa. Les fantômes de la cathédrale beauceronne n’ont point voulu que se développât selon sa nature cet enfant qui, dans les veines, avait le sang d’une gaie Provençale …

»Mon père était professeur au collège. Lui, je me le rappelle. Il ne souriait jamais. Il portait une longue redingote noire, une cravate noire et des gants noirs. Gardait-il le deuil de ma mère? Je ne sais; je ne me représente pas qu’il lui eût été possible de s’habiller autrement qu’en noir. La tristesse était dans sa complexion. Entre lui et moi, il n’y eut aucune intimité. Du reste, il ne sortait guère de son cabinet de travail, où je n’avais point accès. A table, il ne m’adressait la parole que pour m’enseigner une bonne tenue et m’avertir si je péchais contre les lois de la civilité. Il le faisait sans rudesse, mollement, comme pour s’acquitter d’un devoir, d’une formalité plutôt. Il s’en était remis à ma grand’mère des soins qu’il me fallait. Il lui témoignait une extrême déférence, cérémonieuse même, et froide.

»Je ne sais pas s’il m’aimait. Je ne le crois pas. Peut-être avais-je le tort de lui trop évoquer le souvenir de sa femme. Pour la mémoire de celle-ci, éprouvait-il de la haine ou du regret?.. Quand il est mort, j’avais sept ou huit ans; je ne me suis posé que plus tard ces questions troublantes et qui parfois, ensuite, m’ont angoissé. Le souvenir de la petite Provençale lui était-il, malgré l’amertume, voluptueux? Dans ces heures de solitude qu’il passait enfermé entre les quatre murs de son cabinet, de quelle façon se souvenait-il de ses deux ou trois ans de mariage? Il était rigoureusement pieux. Chaque matin, été comme hiver, avant d’aller au collège, il assistait à la messe. Je le vois encore, agenouillé, ne levant pas la tête de son gros paroissien noir. Avait-il des scrupules de conscience, des remords? Je ne sais pas: je ne sais rien de lui. Son âme m’a toujours été fermée … Est-ce que je l’aimais?.. Non, Picrate, il m’est impossible de croire que je l’aimais.

»Il fut tué à la guerre, étant garde national, par une balle perdue, sans avoir tiré lui-même un seul coup de fusil. On m’a souvent raconté que, le matin de ce jour-là, quand il partit, il avait le pressentiment certain de sa mort. Il nous fit, à grand’mère et à moi, ses adieux avec plus d’émotion que d’habitude. Il dit: «Vous prierez pour moi et pour que mes péchés me soient remis!» Il me souleva dans ses bras de telle manière que mon visage fût à la hauteur du sien; il fixa son regard sur mes veux et, avec une solennité singulière, une assurance dogmatique et didactique, il énonça: «La vie ici-bas est par elle-même absurde et affreuse; elle n’a d’autre sens que d’aboutir à la vie céleste et de la préparer.»

»Trente-deux ans se sont écoulés depuis cette scène rapide. Mais je te certifie, Picrate, que ces paroles me furent dites exactement telles que je te les rapporte. Je ne les ai jamais oubliées; et, quand je les répète ainsi, j’entends la voix sifflante et rèche qui les prononça. Je me rappelle l’intonation, l’accent. Elle ne se sont aucunement déformées dans mon souvenir; elles y demeurent telles que les prononça cet homme qui était mon père, qui allait mourir et qui le savait.

»Quand il eut dit ces mots, mon père continua, quelques secondes, à regarder au fond de mes yeux, comme pour s’assurer que sa pensée s’inscrivait bien dans mon esprit. Puis, sans plus m’embrasser, il me déposa sur le sol, prit son fusil, son képi, vérifia qu’il avait dans ses poches tout ce qu’il lui fallait; il embrassa grand’mère et il partit. Je ne l’ai plus revu.

»Dans quel trouble il me laissa! Je ne comprenais pas la raison de cette emphase inaccoutumée. Grand’mère s’enferma dans sa chambre. Ma bonne me recommanda d’être sage. Je le fus. Tout l’après-midi, la phrase me gêna. Elle me gêna bien souvent, depuis lors …

»J’étais si péniblement consterné que la mort de mon père n’ajouta presque rien à ma tristesse. On me tint à l’écart des cérémonies funèbres. L’absence de mon père ne modifia pas ma vie journalière: il ne s’y mêlait que si peu! Mais, s’il avait disparu, lui, la phrase restait. Elle me fut une compagne incessante.

»Je n’en ai pas saisi tout de suite la signification. Je ne l’ai que longtemps après analysée, étudiée. Aujourd’hui encore, que j’y ai réfléchi des années durant, une chose m’échappe: je ne sais pas avec une certitude parfaite quel était, au sujet de cette doctrine chrétienne, le sentiment de celui qui l’exprimait ainsi, en termes formels, absolus. Etait-ce chez lui sérénité mystique et piété fervente? Éprouvait-il une consolante douceur à espérer les joies définitives de l’outre-monde? Ou bien n’aboutissait-il qu’avec désespoir à ce mépris violent de l’ici-bas?.. Sa voix n’était ni tendre ni féroce … Nous étions là, pourtant, les yeux dans les yeux, ce père et ce fils, à la minute décisive de nos existences. Il a fait un immense effort pour que communiassent nos deux âmes dans une identique foi: il m’a seulement appris par cœur une formule impersonnelle qu’en effet j’ai, mot pour mot, retenue; son âme m’est restée étrangère …

»Mais la formule avait, à elle seule, sa valeur et sa vertu redoutable. Elle suffit à me gâter la joie de vivre.

»Sur les murs jaunes et nus des couvents, les moines qui cheminent, en cortège las, lisent de noires inscriptions où le siècle est dénigré péremptoirement. Les trappistes, chaque fois qu’ils se rencontrent, se doivent dire l’un à l’autre: «Frère, il faut mourir!» Ces devises sont appropriées le mieux du monde à l’état qu’ils ont choisi. Elles les réconfortent et les encouragent à persévérer dans leur farouche renoncement. Les règles monastiques composent une discipline forte et minutieuse, dont les détails sont cohérents, dont l’énergie est efficace. Si tu acceptes le principe de la croyance, obéis.

»Mais moi, je n’avais renoncé à rien. Je voulais vivre!..

»Je fus un petit enfant qui voulait vivre et à qui l’on enseignait une formule de mort.

»Si le souvenir de la désolante parole avait pu s’effacer, sache qu’elle m’était à chaque instant renouvelée, sinon en sa teneur même, du moins en son esprit, par la rigoureuse mélancolie de mes journées. C’est ainsi que je m’en imprégnai, qu’elle pénétra jusqu’au fond de moi.

»Il ne me fut pas donné d’être gourmand avec délices, comme je crois que c’est, pour les autres enfants, un bonheur. Une tartine dérobée avait l’inconvénient terrible d’une faute qui aventurait ma destinée éternelle. Aucun plaisir n’était pour moi pur d’inquiétude et de scrupule.

»Ma grand’mère vivait aussi retirée qu’une nonne. Elle consacrait des heures longues à des lectures pieuses, à des prières, auxquelles elle m’associait soir et matin. Je ne les comprenais pas toutes. J’ai mille et mille fois répété que le Verbe était en Dieu, que le Verbe était Dieu, sans trop savoir de quoi il retournait. Et même une confusion se fit, dans ma puérile pensée, entre ce Verbe-là et ces autres – actifs, passifs ou neutres – dont une pédagogie routinière m’enjoignait la conjugaison. Que de fois, assis à ma table de travail, les jambes ballantes, n’ai-je pas médité sur les mystérieux rapports du Verbe qui était Dieu et de tel subjonctif dont m’échappait la qualité divine! Je rongeais le bois de mon porte-plume; avec l’ongle, j’en détachais des brindilles, que je trempais rêveusement dans l’encrier. Cependant j’échafaudais de bizarres théologies, à dérouter un «Ange de l’École».

»Mais je te fais grâce de ces dialectiques déraisonnables.

»Ma grand’mère occupait son loisir à tricoter des bas et des brassières pour les œuvres de charité. La grosse pelote de laine tombait de ses genoux sur le tapis et là sautillait à chaque petit coup que la vieille dame donnait de son aiguille. Il me plaisait de m’acouffler par terre, de tenir entre les mains la pelote épaisse et molle, de rester ainsi longtemps à ne rien faire, à ne guère penser, tandis que bourdonnaient des mouches dans les rideaux des fenêtres et que, sur les chevrotantes lèvres, les Pater et les Ave du rosaire se marmonnaient. Si j’étais sage, ma grand’mère ne semblait pas s’apercevoir de ma présence, tant son esprit demeurait ailleurs, au pays du Verbe, ou peut-être s’assoupissait dans la monotone lenteur des oremus. Nous étions proches à nous toucher; mes doigts se posaient sur le bas de sa jupe: seulement, nos âmes étaient l’une à l’autre tout à fait étrangères, parce que ma petite âme ne pouvait accompagner la sienne aux régions supra-sensibles.

»As-tu remarqué, Picrate, que, dans les tableaux religieux, les personnages, côte à côte, ne se connaissent pas? Ils n’ont pas de gestes mutuels; ils ne se regardent même pas les uns les autres. S’ils sont groupés, c’est en vertu d’un pareil sentiment qui anime chacun d’eux et tous les dirige vers Dieu.

»J’étais donc isolé. Ma petite âme faisait de vains et timides efforts pour aller retrouver, si loin, là-haut, à l’infini où se joignent les parallèles, l’âme de ma grand’mère.

»Quelquefois, excédé de désœuvrement, je poussais un grand soupir. L’orante s’inclinait vers moi et me disait:

» – Qu’est-ce, mon petit?.. Joue!

»Alors, comme ravi de la permission, je bondissais, et mon entrain me lançait à de folles gambades. Mais bientôt j’apercevais, fixé sur moi, le regard triste de ma grand’mère. Sans qu’elle fît à mes jeux une objection, je voyais dans ses yeux un amer reproche, une inquiétude douloureuse. Il n’en fallait pas plus pour me rappeler que j’abusais de la vie présente et négligeais mon éternité. Sans doute, aussi, la pauvre femme s’effarait à diagnostiquer en moi les signes d’une allégresse condamnable, oui, de la gaieté maternelle, légère et païenne un peu …

»Si je persistais dans mon tumulte exubérant, une voix craintive et dolente m’accablait de ces mots:

» – Ne fais pas trop de bruit. Sois un bon petit garçon.

»Toute mon ardeur tombait. Je concevais qu’un bon petit garçon ne joue pas. Je revenais à mon ennui sempiternel. Il me semblait que la plus grande faute et celle qui compromettait le plus dangereusement mon salut consistait à faire du bruit. J’identifiai le silence et la sainteté. Mais le silence m’était insupportable.

»En outre, il me faisait peur; la sainteté aussi. La sainteté, le silence et la mort étaient liés dans ma puérile imagination. Le soir, au fond de mon alcôve, j’évoquais les défunts nombreux de la famille, mon père lugubre, ma mère indistincte, des oncles et des tantes, des aïeux et des aïeules dont je ne savais rien, sinon qu’ils avaient autrefois vécu, dans cette chambre, et qu’il fallait prier pour eux, afin de leur valoir le suprême repos.

»Picrate, la maison de mon enfance était pleine de morts. Il y avait aux murs, le long des glaces, au-dessus des cheminées, leurs portraits, daguerréotypes miroitants où apparaissaient de pauvres visages, et photographies à demi effacées par le temps. Des anecdotes relatives à leur passage ancien sur la terre sanctifiaient chaque meuble. Un petit fauteuil de tapisserie, que j’aimais parce qu’il était bien à ma taille et qu’on nommait «le fauteuil de l’oncle Bernard», un jour me devint odieux, l’oncle Bernard m’ayant troublé, la précédente nuit, en rêve, à l’état de squelette.

»Cette famille antérieure m’était quotidiennement rappelée par l’énumération que ma prière en faisait. Aux princes héritiers on enseigne leur généalogie, afin qu’elle leur soit un motif d’orgueil; moi, j’ai connu mon ascendance à force de supplier Dieu que ses péchés lui fussent remis.

»Tous ces morts!.. Il me semblait que ma grand’mère et moi n’étions vivants que par hasard. La singularité de cet accident m’étonnait. J’en vins à me figurer que nous avions été laissés ici-bas en vue de quelque mission rédemptrice.

»Ah! Picrate, je donnerai un libre cours à tout le lyrisme qui m’oppresse!.. Je n’imagine rien de plus pathétique au monde que ma vie d’enfant. Si elle m’émeut ainsi, c’est peut-être de par l’inévitable égoïsme; mais plutôt elle me paraît émouvante de résumer en sa durée courte la millénaire angoisse humaine. Quand le soir tombait de la cathédrale en nappes d’ombre, Picrate, je me sentais environné de siècles morts, qui autour de moi subsistaient. Du fond des lointains funèbres, des âmes abolies d’ancêtres anonymes, suscitées comme par un prestige impérieux, s’agitaient en moi et me tourmentaient.

»J’étais une tombe consciente de ses cadavres!

»Seule me fut douce et bienfaisante l’église. J’y ai goûté des heures délicieuses, certes dangereuses et qui alarmaient mon cœur excessivement! Des heures de volupté charmante.

»Les chants, l’alternative savamment ménagée de la musique et du silence entretenaient ma ferveur. Le luxe des cérémonies me divertissait. L’illumination de l’autel me ravissait. Et les vitraux peints, éclairés de soleil, me composaient le plus beau des livres d’images.

»Tu sais, Picrate, l’objet de ces verrières magnifiques que des artistes pieux ont placées au fenestrage des églises: elles étaient destinées à l’enseignement du peuple. On célébrait l’office en latin; les symboles de la liturgie ne sont point accessibles à l’intelligence des pauvres diables; et même les sermons risquent de dépasser l’entendement des multitudes. Les images sont mieux persuasives, et leurs riches couleurs attirent l’attention du populaire. Enfin, les vitraux eurent dans les églises médiévales un peu la même utilité que, de nos jours, dans les casernes, les tableaux de la propagande anti-alcoolique.

»L’Évangile, la vie des saints, les dévotes légendes, figurés sur les belles verrières éblouissantes, je les connus et les aimai. J’appris ainsi l’aventure de saint Hubert et son histoire de chasse qui tourne si bien à l’édification. Ce fut mon cher espoir de rencontrer, plus tard, en quelque course forestière, un cerf porteur, entre ses amples ramures, d’une croix lumineuse. Je rêvai d’être un saint, pour le plaisir de tels incidents merveilleux. Cependant l’histoire de l’enfant prodigue avait toutes mes préférences, à cause des jeunes filles élégantes qui, penchées sur l’adolescent, le couronnent de roses et le festoient. Leur geste souple et amical, la gentillesse de leur procédé, la courtoisie de leurs manières me les rendaient plus sympathiques, sans doute, que ne l’avait voulu l’artiste pieux. Une pareille compagnie m’eût agréé tant et si bien que je ne fusse pas revenu vers la demeure paternelle au mépris de telles félicités. Plutôt, j’aurais gardé, de temps à autre, les cochons afin d’expier, par périodes, mes délices … Et je voyais encore, dans la transparence des vitres, Roland qui donne de son épée illustre sur la roche de Roncevaux et qui souffle, à s’en rompre le cou, l’appel du cor d’ivoire. Que j’eusse volontiers suivi ce fier exemple!

»Ainsi se mêlaient à mes piétés de profanes désirs, du reste vagues et ingénus. Je n’osais pas m’y arrêter, craignant les perfides embûches du Tentateur et sachant qu’il se dissimule, lui si laid, sous les dehors les plus alliciants.

»J’étais enfant de chœur; et je dois à l’exercice de ces modestes fonctions quelques-uns des souvenirs qui me sont le plus précieux. J’aimais surtout les messes matinales. Il faut dès l’aurore être debout, s’habiller vite et se laver en hâte. L’eau est froide et vous réveille bien. Dehors, il n’y a personne dans les rues. Les marchands ouvrent à peine leurs boutiques. On sent qu’on se dévoue au service du Seigneur, qu’on est son Éliacin. Cette pensée vous anime: et vous courez, heureux d’être pur et consacré aux divines tâches. Le bedeau vous accueille avec bonhomie à la porte de la cathédrale, plus silencieuse que jamais, vaste et sublime.

»Le lourd battant de cuir feutré faisait, en retombant sur son cadre, un bruit sourd et bientôt perdu dans la déserte immensité des voûtes; et alors le monde extérieur n’existait plus. Le soleil levant, radieux aux vitres multicolores, semblait émané d’elles. La cathédrale était la seule réalité; le reste avait sombré dans le néant, et moi, j’accomplissais une mission d’ange.

»Qu’il m’était doux de revêtir le costume prescrit, la robe rouge, très longue, et le surplis de batiste blanche orné de dentelle! Habillé ainsi, je me croyais plus pur encore et plus digne de Dieu.

»Avec quelle foi sincère et absolue je suivais les péripéties de la messe! Car la messe, Picrate, est, pour le vrai fidèle, un drame terrible et glorieux. Songe à l’émoi sublime de tenir entre ses mains les saintes burettes et de verser dans le calice le vin qui, tout à l’heure, à n’en point douter, sera le sang du Christ.

»Un instant m’emplissait de religieuse épouvante, celui de l’élévation, quand le prêtre, prenant l’hostie qui est le corps authentique du Rédempteur, se tourne vers l’assistance et lui dévoile le mystère incarné. Mais le spectacle est trop prodigieux pour les yeux humains: ils se cachent au creux des paumes, ils s’humilient vers les dalles. Et la solennité de l’acte est si extraordinaire qu’à peine en peut-on supporter l’angoisse. Le silence redouble. Et moi, je secoue la sonnette argentine; et une sorte de terreur me saisit à percevoir ce bruit dont je suis le maître; et je frissonne jusqu’aux moelles, de ce vacarme frénétique par lequel je signale la présence de Dieu.

»Tu me demanderas, Picrate, comment je me figurais Dieu. D’une manière confuse, je l’avoue, et indistincte. Pourquoi ne pas tout dire? J’avais peur de lui plus que je ne l’aimais. Sa rigueur me décontenançait. Je ne doutais pas de son existence; mais si j’eusse, un jour, acquis la certitude qu’il fût mort, et pour ne point ressusciter de longtemps, j’aurais accueilli cette nouvelle avec satisfaction, pourvu que Satan, son adversaire insidieux, disparût aussi. Tandis que j’éprouvais une tendresse infinie pour la Sainte Vierge.

»Elle, je la savais compatissante et miséricordieuse, indulgente aux erreurs que l’on commet sans méchanceté, prête à intercéder toujours en faveur de qui l’implore.

»Au moyen âge, Picrate, ce fut ainsi. Dieu était la justice, et la Vierge la charité. Ces deux principes ne s’accordent guère. Et c’est pourquoi, dans les légendes, la Vierge brouille un peu les décrets de la simple justice. Elle a recours à de fins stratagèmes pour épargner à des larrons les conséquences de leurs méfaits. Elle s’est déguisée en nonne pour remplacer à la chapelle une nonne qu’avait emmenée son galant; elle a substitué des mannequins spécieux à des misérables qu’on allait pendre.

»Elle, je l’aimais de tout mon cœur enfantin. Je l’admirais, et sa belle robe de soie dorée, et son diadème orné de pierreries. Je lui apportais souvent l’hommage d’un petit cierge, dont il me plaisait que s’ajoutât la jaune lueur aux feux des cires plus resplendissantes. Et je récitais à Dieu les prières obligatoires; mais à elle je confiais mes tristesses et mes ennuis, la conjurant d’intervenir et d’arranger tout cela …

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 июня 2017
Объем:
280 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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