Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 2», страница 26

Шрифт:

58. – DEUX PERTES CONTRE UN PROFIT

30 Mai 1847.
À M. Arago, de l'Académie des sciences

Monsieur,

Vous avez le secret de rendre accessibles à tous les esprits les plus hautes vérités de la science. Oh! ne pourriez-vous, à grand renfort d'x, trouver au théorème suivant une de ces démonstrations par a + b, qui ne laissent plus de place à la controverse! Son simple énoncé suffira pour montrer l'immense service que vous rendriez au pays et à l'humanité. Le voici:

Si un droit protecteur élève le prix d'un objet d'une quantité donnée, la nation gagne cette quantité une fois et la perd deux fois.

Si cette proposition est vraie, il s'ensuit que les nations s'infligent à elles-mêmes des pertes incalculables. Il faudrait reconnaître qu'il n'est aucun de nous qui ne jette des pièces d'un franc dans la rivière chaque fois qu'il mange ou qu'il boit, qu'il s'avise de toucher à un outil ou à un vêtement.

Et comme il y a longtemps que ce jeu dure, il ne faut pas être surpris si, malgré le progrès des sciences et de l'industrie, une masse bien lourde de misère et de souffrances pèse encore sur nos concitoyens.

D'un autre côté, tout le monde convient que le régime protecteur est une source de maux, d'incertitudes et de dangers, en dehors de ce calcul de profits et de pertes. Il nourrit les animosités nationales, retarde l'union des peuples, multiplie les chances de guerre, fait inscrire dans nos codes, au rang des délits et des crimes, des actions innocentes en elles-mêmes. Ces inconvénients accessoires du système, il faut bien s'y soumettre quand on croit que le système repose lui-même sur cette donnée: que tout renchérissement, de son fait, est un gain national. – Car, Monsieur, je crois avoir observé et vous aurez peut-être observé comme moi que, malgré le grand mépris que les individus et les peuples affichent pour le gain, ils y renoncent difficilement, – mais s'il venait à être prouvé que ce prétendu gain est accompagné d'abord d'une perte égale, ce qui fait compensation, puis d'une seconde perte encore égale, laquelle constitue une duperie bien caractérisée; comme dans le cœur humain l'horreur des pertes est aussi fortement enracinée que l'amour des profits, il faut croire que le régime protecteur et toutes ses conséquences directes et indirectes s'évanouiraient avec l'illusion qui les a fait naître.

Vous ne serez donc pas surpris, Monsieur, que je désire voir cette démonstration revêtue de l'évidence invincible que communique la langue des équations. Vous ne trouverez pas mauvais non plus que je m'adresse à vous; car, parmi tous les problèmes qu'offrent les sciences que vous cultivez avec tant de gloire, il n'en est certainement aucun plus digne d'occuper, au moins quelques instants, vos puissantes facultés. J'ose dire que celui qui en donnerait une solution irréfutable, n'eût-il fait que cela dans ce monde, aurait assez fait pour l'humanité et pour sa propre renommée.

Permettez-moi donc d'établir en langue vulgaire ce que je voudrais voir mettre en langue mathématique.

Supposons qu'un couteau anglais se donne en France pour 2 fr.

Cela veut dire qu'il s'échange contre 2 fr. ou tout autre objet valant lui-même 2 fr., par exemple une paire de gants de ce prix.

Admettons qu'un couteau semblable ne puisse se faire chez nous à moins de 3 fr.

Dans ces circonstances, un coutelier français s'adresse au gouvernement et lui dit: Protégez-moi. Empêchez mes compatriotes d'acheter des couteaux anglais, et moi je me charge de les pourvoir à 3 fr.

Je dis que ce renchérissement d'un franc sera gagné une fois, mais j'ajoute qu'il sera perdu deux fois par la France, et que le même phénomène se présentera dans tous les cas analogues.

D'abord, finissons-en avec les 2 fr. qui sont en dehors du renchérissement. En tant que cela concerne ces 2 fr., il est bien clair que l'industrie française n'aura rien gagné ni perdu à la mesure. Que ces 2 fr. aillent au coutelier ou au gantier, cela peut arranger l'un de ces industriels et déranger l'autre, mais cela n'affecte en rien l'ensemble du travail national. Jusque-là, il y a changement de direction, mais non accroissement ou décroissement dans l'industrie: 2 fr. de plus prennent le chemin de la coutellerie, 2 fr. de moins prennent celui de la ganterie, voilà tout. Injuste faveur ici, oppression non moins injuste là, c'est tout ce qu'il est possible d'apercevoir; ne parlons donc plus de ces 2 fr.

Mais il reste un troisième franc dont il est essentiel de suivre la trace; il constitue le surenchérissement du couteau; c'est la quantité donnée dont le prix des couteaux est élevé. C'est celle que je dis être gagnée une fois et perdue deux par le pays.

Qu'elle soit gagnée une fois, cela est hors de doute. Évidemment l'industrie coutelière est favorisée, par la prohibition, dans la mesure de un franc, qui va solder des salaires, des profits, du fer, de l'acier. En d'autres termes, la production des gants n'est découragée que de 2 fr. et celle des couteaux est encouragée de 3 fr., ce qui constitue bien pour l'ensemble de l'industrie nationale, tout balancé jusqu'ici, un excédant d'encouragement de 20 sous, 1 franc ou 100 centimes, comme on voudra les appeler.

Mais il est tout aussi évident que l'acquéreur du couteau, quand il l'obtenait d'Angleterre contre une paire de gants, ne déboursait que 2 fr., tandis que maintenant il en dépense 3. Dans le premier cas, il restait donc à sa disposition un franc au delà du prix du couteau; et, comme nous sommes tous dans l'habitude de faire servir les francs à quelque chose, nous devons tenir pour certain que ce franc aurait été dépensé d'une manière quelconque et aurait encouragé l'industrie nationale tout autant qu'un franc peut s'étendre.

Si, par exemple, vous étiez cet acheteur, – avant la prohibition vous pouviez acheter une paire de gants pour 2 fr., contre laquelle paire de gants vous auriez obtenu le couteau anglais. – Et, en outre, il vous serait resté 1 fr., avec lequel vous auriez acheté, selon votre bon plaisir, des petits pâtés ou un petit volume in-12.

Si donc nous faisons le compte du travail national, nous trouvons de suite à opposer au gain du coutelier une perte équivalente, savoir celle du pâtissier ou du libraire.

Il me semble impossible de nier que, dans un cas comme dans l'autre, vos 3 fr., puisque vous les aviez, ont encouragé dans une mesure exactement semblable l'industrie du pays. Sous le régime de la liberté, ils se sont partagés entre un gantier et un libraire; sous le régime de la protection, ils sont allés exclusivement au coutelier, et je crois qu'on pourrait défier le génie de la prohibition lui-même d'ébranler cette vérité.

Ainsi, voilà le franc gagné une fois par le coutelier et perdu une fois par le libraire.

Reste à examiner votre propre situation, vous acheteur, vous consommateur. Ne saute-t-il pas aux yeux qu'avant la prohibition, vous aviez pour vos 3 fr. et un couteau et un petit volume in-12, tandis que depuis, vous ne pouvez avoir pour vos mêmes 3 fr. qu'un couteau et pas de volume in-12? Vous perdez donc dans cette affaire un volume, soit l'équivalent d'un franc. Or, si cette seconde perte n'est compensée par aucun profit pour qui que ce soit en France, j'ai raison de dire que ce franc, gagné une fois, est perdu deux fois.

Savez-vous, Monsieur, ce qu'on dit à cela? car il est bon que vous connaissiez l'objection. On dit que votre perte est compensée par le profit du coutelier, ou, en termes généraux, que la perte du consommateur est compensée par le profit du producteur.

Votre sagacité aura bien vite découvert que la mystification ici consiste à laisser dans l'ombre le fait déjà établi que le profit d'un producteur, le coutelier, est balancé par la perte d'un autre producteur, le libraire; et que votre franc, par cela même qu'il a été encourager la coutellerie, n'a pu aller encourager, comme il l'aurait fait, la librairie.

Après tout, comme il s'agit de sommes égales, qu'on établisse, si on le préfère, la compensation entre le producteur et le consommateur, peu importe, pourvu qu'on n'oublie pas le libraire, et qu'on ne fasse pas reparaître deux fois le même gain pour l'opposer alternativement à deux pertes bien distinctes.

On dit encore: Tout cela est bien petit, bien mesquin. Il ne vaut guère la peine de faire tant de bruit pour un petit franc, un petit couteau, et un petit volume in-12. Je n'ai pas besoin de vous faire observer que le franc, le couteau et le livre sont mes signes algébriques, qu'ils représentent la vie, la substance des peuples; et c'est parce que je ne sais pas me servir des a, b, c, qui généralisent les questions, que je mets celle-ci sous votre patronage.

On dira encore ceci: Le franc que le coutelier reçoit en plus, grâce à la protection, il le fait gagner à des travailleurs. – Je réponds: Le franc que le libraire recevrait en plus, grâce à la liberté, il le ferait gagner aussi à d'autres travailleurs; en sorte que, de ce côté, la compensation n'est pas détruite, et il reste toujours que, sous un régime vous avez un livre, et sous l'autre vous n'en avez pas. – Pour éviter la confusion volontaire ou non qu'on ne manquera pas de faire à ce sujet, il faut bien distinguer la distribution originaire de vos 3 francs d'avec leur circulation ultérieure, laquelle, dans l'une et dans l'autre hypothèse, suit des parallèles infinies, et ne peut jamais affecter notre calcul91.

Il me semble qu'il faudrait être de bien mauvaise foi pour venir argumenter de l'importance relative des deux industries comparées, disant: Mieux vaut la coutellerie que la ganterie ou la librairie. Il est clair que mon argumentation n'a rien de commun avec cet ordre d'idées. Je cherche l'effet général de la prohibition sur l'ensemble de l'industrie, et non si l'une a plus d'importance que l'autre. Il m'eût suffi de prendre un autre exemple pour montrer que ce qui, dans mon hypothèse, se résout en privation d'un livre est, dans beaucoup de cas, privation de pain, de vêtements, d'instruction, d'indépendance et de dignité.

Dans l'espoir que vous attacherez à la solution de ce problème l'importance vraiment radicale qu'il me semble mériter, permettez-moi d'insister encore sur quelques objections qu'on pourra faire. – On dit: La perte ne sera pas d'un franc, parce que la concurrence intérieure suffira pour faire tomber les couteaux français à 2 fr. 50, peut-être à 2 fr. 25. Je conviens que cela pourra arriver. Alors il faudra changer mes chiffres. Les deux pertes seront moindres, et le gain aussi; mais il n'y aura pas moins deux pertes pour un gain tant que la protection protégera.

Enfin, on objectera, sans doute, qu'il faut au moins protéger l'industrie nationale en raison des taxes dont elle est grevée. La réponse se déduit de ma démonstration même. Soumettre le peuple à deux pertes pour un gain, c'est un triste moyen d'alléger ses charges. Qu'on suppose les impôts aussi élevés qu'on voudra; qu'on suppose que le gouvernement nous prend les 99 centièmes de nos revenus, est-ce un remède proposable, je le demande, que de gratifier le coutelier surtaxé d'un franc pris au libraire surtaxé, avec perte par-dessus le marché d'un franc pour le consommateur surtaxé?

Je ne sais, Monsieur, si je me fais illusion, mais il me semble que la démonstration rigoureuse que je sollicite de vous, si vous prenez la peine de la formuler, ne sera pas un objet de pure curiosité scientifique, mais dissipera bien des préjugés funestes.

Par exemple, vous savez combien on est impatient de toute concurrence étrangère. C'est le monstre sur lequel se déchargent toutes les colères industrielles. Eh bien! que voit-on dans le cas proposé? où est la rivalité réelle? quel est le vrai, le dangereux concurrent du gantier et du libraire français? N'est-ce pas le coutelier français qui sollicite l'appui de la loi, pour absorber à lui seul la rémunération de ses deux confrères, même aux dépens d'une perte sèche pour le public? Et de même, quels sont les vrais, les dangereux antagonistes du coutelier français? Ce n'est pas le coutelier de Birmingham; ce sont le libraire et le gantier français, qui, du moins s'ils n'ont pas une taie sur les yeux, feront des efforts incessants pour reprendre au coutelier une clientèle qu'il leur a législativement et injustement ravie. N'est-il pas assez singulier de découvrir que ce monstre de la concurrence, dont nous croyons entendre les rugissements de l'autre côté du détroit, nous le nourrissons au milieu de nous? D'autres points de vue aussi neufs qu'exacts sortiront de cette équation que j'ose attendre, Monsieur, de vos lumières et de votre patriotisme92.

59. – LA PEUR D'UN MOT

I

Un Économiste. Il est assez singulier que le Français, si plein de courage et même de témérité, qui n'a peur ni de l'épée, ni du canon, ni des revenants, ni guère du diable, se laisse quelquefois terrifier par un mot. Morbleu, j'en veux faire l'expérience. (Il s'approche d'un artisan et dit en grossissant la voix: Libre-Échange!)

L'artisan (tout effaré): Ciel! vous m'avez épouvanté. Comment pouvez-vous prononcer ce gros mot?

– Et quelle idée, s'il vous plaît, y attachez-vous?

– Aucune; mais il est certain que ce doit être une horrible chose. Un gros monsieur vient souvent dans nos quartiers, disant: Sauve qui peut! le libre-échange va arriver. Ah! si vous entendiez sa voix sépulcrale! tenez, j'en ai encore la chair de poule.

– Et le gros monsieur ne vous dit pas de quoi il s'agit?

– Non, mais c'est assurément de quelque invention diabolique, pire que la poudre-coton ou la machine Fieschi, – ou bien de quelque bête fauve récemment trouvée dans l'Atlas, et tenant le milieu entre le tigre et le chacal, – ou encore de quelque terrible épidémie, comme le choléra asiatique.

– À moins que ce ne soit de quelqu'un de ces monstres imaginaires dont on a fait peur aux enfants, Barbe-Bleue, Gargantua ou Croquemitaine.

– Vous riez? Eh bien! si vous le savez, dites-moi ce que c'est que le libre-échange.

– Mon ami, c'est l'échange libre.

– Ah! bah! rien que cela?

– Pas autre chose; le droit de troquer librement nos services entre nous.

– Ainsi, libre-échange et échange libre, c'est blanc bonnet et bonnet blanc?

– Exactement.

– Eh bien! tout de même, j'aime mieux échange libre. Je ne sais si c'est un effet de l'habitude, mais libre-échange me fait encore peur. Mais pourquoi le gros monsieur ne nous a-t-il pas dit ce que vous me dites?

– C'est, voyez-vous, qu'il s'agit d'une discussion assez singulière entre des gens qui veulent la liberté pour tout le monde, et d'autres qui la veulent aussi pour tout le monde, excepté pour leurs pratiques. Peut-être le gros monsieur est-il du nombre de ces derniers.

– En tout cas, il peut se vanter de m'avoir fait une fière peur, et je vois bien que j'ai été dupe comme le fut feu mon grand-père.

– Est-ce que feu votre grand-père avait pris aussi le libre-échange pour un dragon à trois têtes?

– Il m'a souvent conté que dans sa jeunesse on avait réussi à l'exalter beaucoup contre une certaine madame Véto. Il se trouva que c'était une loi qu'il avait prise pour une ogresse.

– Cela prouve que le peuple a encore bien des choses à apprendre, et qu'en attendant qu'il les sache il ne manque pas de personnes, comme votre gros monsieur, disposées à abuser de sa crédulité93.

– En sorte donc que tout se réduit à savoir si chacun a le droit de faire ses affaires, ou si ce droit est subordonné aux convenances du gros monsieur?

– Oui; la question est de savoir si, subissant la concurrence dans vos ventes, vous ne devez pas en profiter dans vos achats.

– Voudriez-vous m'éclaircir un peu plus la chose?

– Volontiers. Quand vous faites des souliers, quel est votre but?

– De gagner quelques écus.

– Et si l'on vous défendait de dépenser ces écus, que feriez-vous?

– Je cesserais de faire des souliers.

– Votre vrai but n'est donc pas de gagner des écus?

– Il va sans dire que je ne recherche les écus qu'à cause de ce que je puis me procurer avec: du pain, du vin, un logis, une blouse, un paroissien, une école pour mon fils, un trousseau pour ma fille, et de belles robes pour ma femme94.

– Fort bien. Négligeons donc les écus pour un instant, et disons, pour abréger, que lorsque vous faites des souliers c'est pour avoir du pain, du vin, etc. Mais alors pourquoi ne faites-vous pas vous-même ce pain, ce vin, ce paroissien, ces robes?

– Miséricorde! pour faire seulement une page de ce paroissien, ma vie entière ne suffirait pas.

– Ainsi, quoique votre état soit bien modeste, il met en votre pouvoir mille fois plus de choses que vous n'en pourriez faire vous-même95.

– C'est assez plaisant, surtout quand je songe qu'il en est ainsi de tous les états. Pourtant, comme vous dites, le mien n'est pas des meilleurs, et j'en aimerais mieux un autre, celui d'évêque, par exemple.

– Soit. Mais mieux vaut encore être cordonnier et échanger des souliers contre du pain, du vin, des robes, etc., que de vouloir faire toutes ces choses. Gardez donc votre état, et tâchez d'en tirer le meilleur parti possible.

– J'y fais de mon mieux. Le malheur est que j'ai des concurrents qui me rabattent le caquet. Ah! si j'étais le seul cordonnier de Paris seulement pendant dix ans, je n'envierais pas le sort du roi, et je ferais joliment la loi à la pratique.

– Mais, mon ami, les autres en disent autant; et s'il n'y avait qu'un laboureur, un forgeron et un tailleur dans le monde, ils vous feraient joliment la loi aussi. Puisque vous subissez la concurrence, quel est votre intérêt?

– Eh parbleu! que ceux à qui j'achète mon pain et mes habits la subissent comme moi.

– Car si le tailleur de la rue Saint-Denis est trop exigeant…

– Je m'adresse à celui de la rue Saint-Martin.

– Et si celui de la rue Saint-Denis obtenait une loi qui vous forçât d'aller à lui?

– Je le traiterais de…

– Doucement; ne m'avez-vous pas dit que vous avez un paroissien?

– Le paroissien ne dit pas que je ne doive pas profiter de la concurrence, puisque je la subis.

– Non; mais il dit qu'il ne faut maltraiter personne et qu'il faut toujours se croire le plus pécheur de tous les pécheurs.

– Je l'ai lu bien souvent. Et, tout de même, j'ai peine à me croire plus malhonnête homme qu'un fripon.

– Croyez toujours, la foi nous sauve. Bref, il vous paraît que la concurrence doit être la loi de tous ou de personne?

– Justement.

– Et vous avez reconnu qu'il est impossible d'y soustraire tout le monde?

– Bien évidemment, à moins de ne laisser qu'un homme dans chaque métier.

– Donc, il faut n'y soustraire personne.

– Cela va tout seul. À chacun liberté de vendre, acheter, marchander, troquer, échanger, – honnêtement néanmoins.

– Eh! mon ami, c'est ce qui s'appelle libre-échange.

– Pas plus malin que cela?

– Pas plus malin que cela. (À part: En voilà un de converti.)

– En ce cas, vous pouvez déguerpir et me laisser tranquille avec votre libre-échange. Nous en jouissons complétement. Me donne sa pratique qui veut, et je donne la mienne à qui il me plaît.

– C'est ce qu'il nous reste à voir.

II

– Ah! monsieur l'éconi… l'écona… l'éconé… comment diable s'appelle votre métier?

– Vous voulez dire économiste.

– Oui, économiste. En voilà un drôle de métier! Je gage qu'il rapporte plus que celui de cordonnier; mais aussi, je lis quelquefois des gazettes où vous êtes joliment habillé! Quoi qu'il en soit, vous faites bien de venir un dimanche. L'autre jour vous m'avez fait perdre un quart de journée, avec vos échanges.

– Cela se retrouvera. Mais en effet, vous voilà tout endimanché. Dieu! le bel habit! L'étoffe en est mœlleuse. Où l'avez-vous prise?

– Chez le marchand.

– Oui; mais d'où le marchand l'a-t-il tirée?

– De la fabrique, sans doute.

– Et je suis sûr qu'il a fait un profit dessus. Pourquoi n'êtes-vous pas allé vous-même à la fabrique?

– C'est trop loin, ou, pour mieux dire, je ne sais où cela est, et n'ai pas le temps de m'en informer.

– Vous vous adressez donc aux marchands? On dit que ce sont des parasites qui vendent plus cher qu'ils n'achètent, et ont l'audace de se faire payer leurs services.

– Cela m'a toujours paru fort dur; car enfin, ils ne façonnent pas le drap comme je fais le cuir; tel qu'ils l'ont acheté, ils me le vendent; quel droit ont-ils de bénéficier?

– Aucun. Ils n'ont que celui de vous laisser aller chercher votre drap à Mazamet et vos cuirs à Buenos-Ayres.

– Comme je lis quelquefois la Démocratie pacifique, j'ai pris en horreur les marchands, ces intermédiaires, ces agioteurs, ces accapareurs, ces brocanteurs, ces parasites, et j'ai bien souvent essayé de m'en passer.

– Eh bien?

– Eh bien! je ne sais comment cela se fait, mais cela a toujours mal tourné. J'ai eu de mauvaise marchandise, ou elle ne me convenait pas, ou l'on m'en faisait prendre trop à la fois, ou je ne pouvais choisir; j'en étais pour beaucoup de frais, de ports de lettres, de temps perdu; et ma femme, qui a bonne tête, celle-là, et qui veut ce qu'elle veut, m'a dit: Jacques, fais des souliers96.

– Et elle a eu raison. En sorte que vos échanges se faisant par l'intermédiaire des marchands et négociants, vous ne savez pas même de quel pays sont venus le blé qui vous nourrit, le charbon qui vous chauffe, le cuir dont vous faites des souliers, les clous dont vous les cuirassez, et le marteau qui les enfonce.

– Ma foi, je ne m'en soucie guère, pourvu qu'ils arrivent.

– D'autres s'en soucient pour vous; n'est-il pas juste qu'ils soient payés de leur temps et de leurs soins?

– Oui, mais il ne faut pas qu'ils gagnent trop.

– Vous n'avez pas cela à craindre. Ne se font-ils pas aussi concurrence entre eux?

– Ah! je n'y pensais pas.

– Vous me disiez l'autre jour que les échanges sont parfaitement libres. Ne faisant pas les vôtres par vous-même, vous ne pouvez le savoir.

– Est-ce que ceux qui les font pour moi ne sont pas libres?

– Je ne le crois pas. Souvent, en les empêchant d'aller dans un marché où les choses sont à bas prix, on les oblige à aller dans un autre où elles sont chères.

– C'est une horrible injustice qu'on leur fait là!

– Point du tout; c'est à vous qu'on fait l'injustice, car ce qu'ils ont acheté cher, ils ne peuvent vous le vendre à bon marché.

– Contez-moi cela, je vous prie.

– Le voici. Quelquefois, le drap est cher en France et à bon marché en Belgique. Le marchand qui cherche du drap pour vous va naturellement là où il y en a à bas prix. S'il était libre, voici ce qui arriverait. Il emporterait, par exemple, trois paires de souliers de votre façon, contre lesquels le Belge lui donnerait assez de drap pour vous faire une redingote. Mais il ne le fait pas, sachant qu'il rencontrerait à la frontière un douanier qui lui crierait: Défendu! Donc le marchand s'adresse à vous et vous demande une quatrième paire de souliers, parce qu'il en faut quatre paires pour obtenir la même quantité de drap français.

– Voyez la ruse! Et qui a aposté là ce douanier?

– Qui pourrait-ce être, sinon le fabricant de drap français?

– Et quelle est sa raison?

– C'est qu'il n'aime pas la concurrence.

– Oh! morguienne, je ne l'aime pas non plus, et il faut bien que je la subisse.

– C'est ce qui nous fait dire que les échanges ne sont pas libres.

– Je pensais que cela regardait les marchands.

– Cela vous regarde, vous, puisqu'en définitive c'est vous qui donnez quatre paires de souliers au lieu de trois pour avoir une redingote.

– C'est fâcheux; mais cela vaut-il la peine de faire tant de bruit?

– La même opération se répète pour presque tout ce que vous achetez; pour le blé, pour la viande, pour le cuir, pour le fer, pour le sucre, en sorte que vous n'avez pour quatre paires de souliers que ce que vous pourriez avoir pour deux.

– Il y a du louche là-dessous. Tout de même, je remarque, d'après ce que vous dites, que les seuls concurrents dont on se débarrasse sont des étrangers.

– C'est vrai.

– Eh bien! il n'y a que moitié mal; car, voyez-vous, je suis patriote comme tous les diables.

– À votre aise. Mais remarquez bien ceci: ce n'est pas l'étranger qui perd deux paires de souliers; c'est vous, et vous êtes Français!

– Je m'en vante!

– Et puis, ne disiez-vous pas que la concurrence doit être pour tous ou pour personne?

– Ce serait de toute justice.

– Cependant M. Sakoski est étranger, et nul ne l'empêche d'être votre concurrent.

– Et un rude concurrent encore. Comme ça vous trousse une botte!

– Difficile à parer, n'est-ce pas? Mais puisque la loi laisse nos fashionables choisir entre vos bottes et celles d'un Allemand, pourquoi ne vous laisserait-elle pas choisir entre du drap français et du drap belge?

– Que faut-il donc faire?

– D'abord, n'avoir pas peur du libre-échange.

– Dites l'échange libre, c'est moins effrayant. Et ensuite?

– Ensuite, vous l'avez dit: demander liberté pour tous ou protection pour tous.

– Et comment diable voulez-vous que la douane protége un avocat, un médecin, un artiste, un pauvre ouvrier?

– C'est parce qu'elle ne le peut pas qu'elle ne doit protéger personne; car favoriser les ventes de l'un, c'est nécessairement grever les achats de l'autre97.

91
  Sur le Sophisme des ricochets, V. au présent volume, no 48, page 320; au tome IV, les pages 74, 160, 229; et au tome V, indépendamment des pages 80 à 83, les pages 336 et suivantes, contenant le pamphlet Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas.
(Note de l'éditeur.)

[Закрыть]
92
  Sur la Concurrence, V. tome IV, page 45, et tome VI, le chap. X.
(Note de l'éditeur.)

[Закрыть]
93
  V. tome IV, pages 121 à 123.
(Note de l'éditeur.)

[Закрыть]
94.V. le pamphlet Maudit argent, tome V, page 64.
95.V. les chap. I et IV du tome VI.
96
  V. le chap. VI du pamphlet Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, tome V, page 356.
(Note de l'éditeur.)

[Закрыть]
97
  V. la fin du no 43, pages 244 et 245, et le no 53, page 359.
(Note de l'éditeur.)

[Закрыть]
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 июня 2017
Объем:
545 стр. 9 иллюстраций
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают