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Читать книгу: «La Comédie humaine – Volume 03», страница 9

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Un semblable événement devait produire d'affreux retentissements dans la vie d'une femme, et voici l'un des échos les plus terribles qui de temps en temps troublèrent les amours de Juliette.

Deux ou trois ans après, un soir, après dîner, chez le marquis de Vandenesse alors en deuil de son père, et qui avait une succession à régler, se trouvait un notaire. Ce notaire n'était pas le petit notaire de Sterne, mais un gros et gras notaire de Paris, un de ces hommes estimables qui font une sottise avec mesure, mettent lourdement le pied sur une plaie inconnue, et demandent pourquoi l'on se plaint. Si, par hasard, ils apprennent le pourquoi de leur bêtise assassine, ils disent: – Ma foi, je n'en savais rien! Enfin, c'était un notaire honnêtement niais, qui ne voyait que des actes dans la vie. Le diplomate avait près de lui madame d'Aiglemont. Le général s'en était allé poliment avant la fin du dîner pour conduire ses deux enfants au spectacle, sur les boulevards, à l'Ambigu-Comique ou à la Gaieté. Quoique les mélodrames surexcitent les sentiments, ils passent à Paris pour être à la portée de l'enfance, et sans danger, parce que l'innocence y triomphe toujours. Le père était parti sans attendre le dessert, tant sa fille et son fils l'avaient tourmenté pour arriver au spectacle avant le lever du rideau.

Le notaire, l'imperturbable notaire, incapable de se demander pourquoi madame d'Aiglemont envoyait au spectacle ses enfants et son mari sans les y accompagner, était, depuis le dîner, comme vissé sur sa chaise. Une discussion avait fait traîner le dessert en longueur, et les gens tardaient à servir le café. Ces incidents, qui dévoraient un temps sans doute précieux, arrachaient des mouvements d'impatience à la jolie femme: on aurait pu la comparer à un cheval de race piaffant avant la course. Le notaire, qui ne se connaissait ni en chevaux ni en femmes, trouvait tout bonnement la marquise une vive et sémillante femme. Enchanté d'être dans la compagnie d'une femme à la mode et d'un homme politique célèbre, ce notaire faisait de l'esprit; il prenait pour une approbation le faux sourire de la marquise, qu'il impatientait considérablement, et il allait son train. Déjà le maître de la maison, de concert avec sa compagne, s'était permis de garder à plusieurs reprises le silence là où le notaire attendait une réponse élogieuse; mais, pendant ces repos significatifs, ce diable d'homme regardait le feu en cherchant des anecdotes. Puis le diplomate avait eu recours à sa montre. Enfin, la jolie femme s'était recoiffée de son chapeau pour sortir, et ne sortait pas. Le notaire ne voyait, n'entendait rien; il était ravi de lui-même, et sûr d'intéresser assez la marquise pour la clouer là.

– J'aurai bien certainement cette femme-là pour cliente, se disait-il.

La marquise se tenait debout, mettait ses gants, se tordait les doigts et regardait alternativement le marquis de Vandenesse qui partageait son impatience, ou le notaire qui plombait chacun de ses traits d'esprit. A chaque pause que faisait ce digne homme, le joli couple respirait en se disant par un signe: – Enfin, il va donc s'en aller! Mais point. C'était un cauchemar moral qui devait finir par irriter les deux personnes passionnées sur lesquelles le notaire agissait comme un serpent sur des oiseaux, et les obliger à quelque brusquerie. Au beau milieu du récit des ignobles moyens par lesquels du Tillet, un homme d'affaires alors en faveur, avait fait sa fortune, et dont les infamies étaient scrupuleusement détaillées par le spirituel notaire, le diplomate entendit sonner neuf heures à la pendule; il vit que son notaire était bien décidément un imbécile qu'il fallait tout uniment congédier, et il l'arrêta résolûment par un geste.

– Vous voulez les pincettes, monsieur le marquis? dit le notaire en les présentant à son client.

– Non, monsieur, je suis forcé de vous renvoyer. Madame veut aller rejoindre ses enfants, et je vais avoir l'honneur de l'accompagner.

– Déjà neuf heures! le temps passe comme l'ombre dans la compagnie des gens aimables, dit le notaire qui parlait tout seul depuis une heure.

Il chercha son chapeau, puis il vint se planter devant la cheminée, retint difficilement un hoquet, et dit à son client, sans voir les regards foudroyants que lui lançait la marquise: – Résumons-nous, monsieur le marquis. Les affaires passent avant tout. Demain donc nous lancerons une assignation à monsieur votre frère pour le mettre en demeure; nous procéderons à l'inventaire, et après, ma foi…

Le notaire avait si mal compris les intentions de son client, qu'il en prenait l'affaire en sens inverse des instructions que celui-ci venait de lui donner. Cet incident était trop délicat pour que Vandenesse ne rectifiât pas involontairement les idées du balourd notaire, et il s'ensuivit une discussion qui prit un certain temps.

– Écoutez, dit enfin le diplomate sur un signe que lui fit la jeune femme, vous me cassez la tête, revenez demain à neuf heures avec mon avoué.

– Mais j'aurais l'honneur de vous faire observer, monsieur le marquis, que nous ne sommes pas certains de rencontrer demain monsieur Desroches, et si la mise en demeure n'est pas lancée avant midi, le délai expire, et…

En ce moment une voiture entra dans la cour; et au bruit qu'elle fit, la pauvre femme se retourna vivement pour cacher des pleurs qui lui vinrent aux yeux. Le marquis sonna pour faire dire qu'il était sorti; mais le général, revenu comme à l'improviste de la Gaieté, précéda le valet de chambre, et parut en tenant d'une main sa fille dont les yeux étaient rouges, et de l'autre son petit garçon tout grimaud et fâché.

– Que vous est-il donc arrivé? demanda la femme à son mari.

– Je vous dirai cela plus tard, répondit le général en se dirigeant vers un boudoir voisin dont la porte était ouverte et où il aperçut les journaux.

La marquise impatientée se jeta désespérément sur un canapé.

Le notaire, qui se crut obligé de faire le gentil avec les enfants, prit un ton mignard pour dire au garçon: – Hé bien, mon petit, que donnait-on à la comédie?

– La Vallée du torrent, répondit Gustave en grognant.

– Foi d'homme d'honneur, dit le notaire, les auteurs de nos jours sont à moitié fous! La Vallée du torrent! Pourquoi pas le Torrent de la vallée? il est possible qu'une vallée n'ait pas de torrent, et en disant le Torrent de la vallée, les auteurs auraient accusé quelque chose de net, de précis, de caractérisé, de compréhensible. Mais laissons cela. Maintenant comment peut-il se rencontrer un drame dans un torrent et dans une vallée? Vous me répondrez qu'aujourd'hui le principal attrait de ces sortes de spectacles gît dans les décorations, et ce titre en indique de fort belles. Vous êtes-vous bien amusé, mon petit compère? ajouta-t-il en s'asseyant devant l'enfant.

Au moment où le notaire demanda quel drame pouvait se rencontrer au fond d'un torrent, la fille de la marquise se retourna lentement et pleura. La mère était si violemment contrariée qu'elle n'aperçut pas le mouvement de sa fille.

– Oh! oui, monsieur, je m'amusais bien, répondit l'enfant. Il y avait dans la pièce un petit garçon bien gentil qui était seul au monde, parce que son papa n'avait pas pu être son père. Voilà que, quand il arrive en haut du pont qui est sur le torrent, un grand vilain barbu, vêtu tout en noir, le jette dans l'eau. Hélène s'est mise alors à pleurer, à sangloter; toute la salle a crié après nous, et mon père nous a bien vite, bien vite emmenés…

Monsieur de Vandenesse et la marquise restèrent tous deux stupéfaits, et comme saisis par un mal qui leur ôta la force de penser et d'agir.

– Gustave, taisez-vous donc, cria le général. Je vous ai défendu de parler sur ce qui s'est passé au spectacle, et vous oubliez déjà mes recommandations.

– Que Votre Seigneurie l'excuse, monsieur le marquis, dit le notaire, j'ai eu le tort de l'interroger, mais j'ignorais la gravité de…

– Il devait ne pas répondre, dit le père en regardant son fils avec froideur.

La cause du brusque retour des enfants et de leur père parut alors être bien connue du diplomate et de la marquise. La mère regarda sa fille, la vit en pleurs, et se leva pour aller à elle; mais alors son visage se contracta violemment et offrit les signes d'une sévérité que rien ne tempérait.

– Assez, Hélène, lui dit-elle, allez sécher vos larmes dans le boudoir.

– Qu'a-t-elle donc fait, cette pauvre petite? dit le notaire, qui voulut calmer à la fois la colère de la mère et les pleurs de la fille. Elle est si jolie que ce doit être la plus sage créature du monde; je suis bien sûr, madame, qu'elle ne vous donne que des jouissances. Pas vrai, ma petite?

Hélène regarda sa mère en tremblant, essuya ses larmes, tâcha de se composer un visage calme, et s'enfuit dans le boudoir.

– Et certes, disait le notaire en continuant toujours, madame, vous êtes trop bonne mère pour ne pas aimer également tous vos enfants. Vous êtes d'ailleurs trop vertueuse pour avoir de ces tristes préférences dont les funestes effets se révèlent plus particulièrement à nous autres notaires. La société nous passe par les mains; aussi en voyons-nous les passions sous leur forme la plus hideuse, l'intérêt. Ici, une mère veut déshériter les enfants de son mari au profit des enfants qu'elle leur préfère; tandis que, de son côté, le mari veut quelquefois réserver sa fortune à l'enfant qui a mérité la haine de la mère. Et c'est alors des combats, des craintes, des actes, des contre-lettres, des ventes simulées, des fidéi-commis; enfin, un gâchis pitoyable, ma parole d'honneur, pitoyable! Là, des pères passent leur vie à déshériter leurs enfants en volant le bien de leurs femmes… Oui, volant est le mot. Nous parlions de drame; ah! je vous assure que si nous pouvions dire le secret de certaines donations, nos auteurs pourraient en faire de terribles tragédies bourgeoises. Je ne sais pas de quel pouvoir usent les femmes pour faire ce qu'elles veulent; car, malgré les apparences et leur faiblesse, c'est toujours elles qui l'emportent. Ah! par exemple, elles ne m'attrapent pas moi. Je devine toujours la raison de ces prédilections que dans le monde on qualifie poliment d'indéfinissables! Mais les maris ne la devinent jamais, c'est une justice à leur rendre. Vous me répondrez à cela qu'il y a des grâces d'ét…

Hélène, revenue avec son père du boudoir dans le salon, écoutait attentivement le notaire, et le comprenait si bien, qu'elle jeta sur sa mère un coup d'œil craintif en pressentant avec tout l'instinct du jeune âge que cette circonstance allait redoubler la sévérité qui grondait sur elle. La marquise pâlit en montrant au comte, par un geste de terreur, son mari, qui regardait pensivement les fleurs du tapis. En ce moment, malgré son savoir-vivre, le diplomate ne se contint plus, et lança sur le notaire un regard foudroyant.

– Venez par ici, monsieur, lui dit-il en se dirigeant vivement vers la pièce qui précédait le salon.

Le notaire l'y suivit en tremblant et sans achever sa phrase.

– Monsieur, lui dit alors avec une rage concentrée le marquis de Vandenesse, qui ferma violemment la porte du salon où il laissait la femme et le mari, depuis le dîner vous n'avez fait ici que des sottises et dit que des bêtises. Pour Dieu! allez-vous-en; vous finiriez par causer les plus grands malheurs. Si vous êtes un excellent notaire, restez dans votre étude; mais si, par hasard, vous vous trouvez dans le monde, tâchez d'y être plus circonspect…

Puis il rentra dans le salon, en quittant le notaire sans le saluer. Celui-ci resta pendant un moment tout ébaubi, perclus, sans savoir où il en était. Quand les bourdonnements qui lui tintaient aux oreilles cessèrent, il crut entendre des gémissements, des allées et venues dans le salon, où les sonnettes furent violemment tirées. Il eut peur de revoir le comte, et retrouva l'usage de ses jambes pour déguerpir et gagner l'escalier; mais, à la porte des appartements, il se heurta dans les valets qui s'empressaient de venir prendre les ordres de leur maître.

– Voilà comme sont tous ces grands seigneurs, se dit-il enfin quand il fut dans la rue à la recherche d'un cabriolet, ils vous engagent à parler, vous y invitent par des compliments; vous croyez les amuser, point du tout! Ils vous font des impertinences, vous mettent à distance et vous jettent même à la porte sans se gêner. Enfin, j'étais fort spirituel; je n'ai rien dit qui ne fût sensé, posé, convenable. Ma foi, il me recommande d'avoir plus de circonspection, je n'en manque pas. Hé! diantre, je suis notaire et membre de ma chambre. Bah! c'est une boutade d'ambassadeur, rien n'est sacré pour ces gens-là. Demain il m'expliquera comment je n'ai fait chez lui que des bêtises et dit que des sottises. Je lui demanderai raison; c'est-à-dire je lui en demanderai la raison. Au total, j'ai tort, peut-être… Ma foi, je suis bien bon de me casser la tête! Qu'est-ce que cela me fait?

Le notaire revint chez lui, et soumit l'énigme à sa notaresse en lui racontant de point en point les événements de la soirée.

– Mon cher Crottat, Son Excellence a eu parfaitement raison en te disant que tu n'avais fait que des sottises et dit que des bêtises.

– Pourquoi?

– Mon cher, je te le dirais, que cela ne t'empêcherait pas de recommencer ailleurs demain. Seulement, je te recommande encore de ne jamais parler que d'affaires en société.

– Si tu ne veux pas me le dire, je le demanderai demain à…

– Mon Dieu, les gens les plus niais s'étudient à cacher ces choses-là, et tu crois qu'un ambassadeur ira te les dire! Mais, Crottat, je ne t'ai jamais vu si dénué de sens.

– Merci, ma chère!

V
LES DEUX RENCONTRES

Un ancien officier d'ordonnance de Napoléon, que nous appellerons seulement le marquis ou le général, et qui sous la restauration fit une haute fortune, était venu passer les beaux jours à Versailles, où il habitait une maison de campagne située entre l'église et la barrière de Montreuil, sur le chemin qui conduit à l'avenue de Saint-Cloud. Son service à la cour ne lui permettait pas de s'éloigner de Paris.

Élevé jadis pour servir d'asile aux passagères amours de quelque grand seigneur, ce pavillon avait de très-vastes dépendances. Les jardins au milieu desquels il était placé l'éloignaient également à droite et à gauche des premières maisons de Montreuil et des chaumières construites aux environs de la barrière; ainsi, sans être par trop isolés, les maîtres de cette propriété jouissaient, à deux pas d'une ville, de tous les plaisirs de la solitude. Par une étrange contradiction, la façade et la porte d'entrée de la maison donnaient immédiatement sur le chemin, qui, peut-être autrefois, était peu fréquenté. Cette hypothèse paraît vraisemblable si l'on vient à songer qu'il aboutit au délicieux pavillon bâti par Louis XV pour mademoiselle de Romans, et qu'avant d'y arriver, les curieux reconnaissent, çà et là, plus d'un casino dont l'intérieur et le décor trahissent les spirituelles débauches de nos aïeux, qui, dans la licence dont on les accuse, cherchaient néanmoins l'ombre et le mystère.

Par une soirée d'hiver, le marquis, sa femme et ses enfants se trouvèrent seuls dans cette maison déserte. Leurs gens avaient obtenu la permission d'aller célébrer à Versailles la noce de l'un d'entre eux; et, présumant que la solennité de Noël, jointe à cette circonstance, leur offrirait une valable excuse auprès de leurs maîtres, ils ne faisaient pas scrupule de consacrer à la fête un peu plus de temps que ne leur en avait octroyé l'ordonnance domestique. Cependant, comme le général était connu pour un homme qui n'avait jamais manqué d'accomplir sa parole avec une inflexible probité, les réfractaires ne dansèrent pas sans quelques remords quand le moment du retour fut expiré. Onze heures venaient de sonner, et pas un domestique n'était arrivé. Le profond silence qui régnait sur la campagne permettait d'entendre, par intervalles, la bise sifflant à travers les branches noires des arbres, mugissant autour de la maison, ou s'engouffrant dans les longs corridors. La gelée avait si bien purifié l'air, durci la terre et saisi les pavés, que tout avait cette sonorité sèche dont les phénomènes nous surprennent toujours. La lourde démarche d'un buveur attardé, ou le bruit d'un fiacre retournant à Paris, retentissaient plus vivement et se faisaient écouter plus loin que de coutume. Les feuilles mortes, mises en danse par quelques tourbillons soudains, frissonnaient sur les pierres de la cour de manière à donner une voix à la nuit, quand elle voulait devenir muette. C'était enfin une de ces âpres soirées qui arrachent à notre égoïsme une plainte stérile en faveur du pauvre ou du voyageur, et nous rendent le coin du feu si voluptueux. En ce moment, la famille réunie au salon ne s'inquiétait ni de l'absence des domestiques, ni des gens sans foyer, ni de la poésie dont étincelle une veillée d'hiver. Sans philosopher hors de propos, et confiants en la protection d'un vieux soldat, femme et enfants se livraient aux délices qu'engendre la vie intérieure quand les sentiments n'y sont pas gênés, quand l'affection et la franchise animent les discours, les regards et les jeux.

Le général était assis, ou, pour mieux dire, enseveli dans une haute et spacieuse bergère, au coin de la cheminée, où brillait un feu nourri qui répandait cette chaleur piquante, symptôme d'un froid excessif au dehors. Appuyée sur le dos du siége et légèrement inclinée, la tête de ce brave père restait dans une pose dont l'indolence peignait un calme parfait, un doux épanouissement de joie. Ses bras, à moitié endormis, mollement jetés hors de la bergère, achevaient d'exprimer une pensée de bonheur. Il contemplait le plus petit de ses enfants, un garçon à peine âgé de cinq ans, qui demi-nu, se refusait à se laisser déshabiller par sa mère. Le bambin fuyait la chemise ou le bonnet de nuit avec lequel la marquise le menaçait parfois; il gardait sa collerette brodée, riait à sa mère quand elle l'appelait, en s'apercevant qu'elle riait elle-même de cette rébellion enfantine; il se remettait alors à jouer avec sa sœur, aussi naïve, mais plus malicieuse, et qui parlait déjà plus distinctement que lui, dont les vagues paroles et les idées confuses étaient à peine intelligibles pour ses parents. La petite Moïna, son aînée de deux ans, provoquait par des agaceries déjà féminines d'interminables rires, qui partaient comme des fusées et semblaient ne pas avoir de cause; mais à les voir tous deux se roulant devant le feu, montrant sans honte leurs jolis corps potelés, leurs formes blanches et délicates, confondant les boucles de leurs chevelures noire et blonde, heurtant leurs visages roses, où la joie traçait des fossettes ingénues, certes un père et surtout une mère comprenaient ces petites âmes, pour eux déjà caractérisées, pour eux déjà passionnées. Ces deux anges faisaient pâlir par les vives couleurs de leurs yeux humides, de leurs joues brillantes, de leur teint blanc, les fleurs du tapis moelleux, ce théâtre de leurs ébats, sur lequel ils tombaient, se renversaient, se combattaient, se roulaient sans danger. Assise sur une causeuse à l'autre coin de la cheminée, en face de son mari, la mère était entourée de vêtements épars et restait, un soulier rouge à la main, dans une attitude pleine de laisser-aller. Son indécise sévérité mourait dans un doux sourire gravé sur ses lèvres. Agée d'environ trente-six ans, elle conservait encore une beauté due à la rare perfection des lignes de son visage, auquel la chaleur, la lumière et le bonheur prêtaient en ce moment un éclat surnaturel. Souvent elle cessait de regarder ses enfants pour reporter ses yeux caressants sur la grave figure de son mari; et parfois, en se rencontrant, les yeux des deux époux échangeaient de muettes jouissances et de profondes réflexions. Le général avait un visage fortement basané. Son front large et pur était sillonné par quelques mèches de cheveux grisonnants. Les mâles éclairs de ses yeux bleus, la bravoure inscrite dans les rides de ses joues flétries, annonçaient qu'il avait acheté par de rudes travaux le ruban rouge qui fleurissait la boutonnière de son habit. En ce moment les innocentes joies exprimées par ses deux enfants se reflétaient sur sa physionomie vigoureuse et ferme où perçaient une bonhomie, une candeur indicibles. Ce vieux capitaine était redevenu petit sans beaucoup d'efforts. N'y a-t-il pas toujours un peu d'amour pour l'enfance chez les soldats qui ont assez expérimenté les malheurs de la vie pour avoir su reconnaître les misères de la force et les priviléges de la faiblesse? Plus loin, devant une table ronde éclairée par des lampes astrales dont les vives lumières luttaient avec les lueurs pâles des bougies placées sur la cheminée, était un jeune garçon de treize ans qui tournait rapidement les pages d'un gros livre. Les cris de son frère ou de sa sœur ne lui causaient aucune distraction, et sa figure accusait la curiosité de la jeunesse. Cette profonde préoccupation était justifiée par les attachantes merveilles des Mille et une Nuits et par un uniforme de lycéen. Il restait immobile, dans une attitude méditative, un coude sur la table et la tête appuyée sur l'une de ses mains, dont les doigts blancs tranchaient au milieu d'une chevelure brune. La clarté tombant d'aplomb sur son visage, et le reste du corps étant dans l'obscurité, il ressemblait ainsi à ces portraits noirs où Raphaël s'est représenté lui-même attentif, penché, songeant à l'avenir. Entre cette table et la marquise, une grande et belle jeune fille travaillait, assise devant un métier à tapisserie sur lequel se penchait et d'où s'éloignait alternativement sa tête, dont les cheveux d'ébène artistement lissés réfléchissaient la lumière. A elle seule Hélène était un spectacle. Sa beauté se distinguait par un rare caractère de force et d'élégance. Quoique relevée de manière à dessiner des traits vifs autour de la tête, la chevelure était si abondante que, rebelle aux dents du peigne, elle se frisait énergiquement à la naissance du cou. Ses sourcils, très-fournis et régulièrement plantés, tranchaient avec la blancheur de son front pur. Elle avait même sur la lèvre supérieure quelques signes de courage qui figuraient une légère teinte de bistre sous un nez grec dont les contours étaient d'une exquise perfection. Mais la captivante rondeur des formes, la candide expression des autres traits, la transparence d'une carnation délicate, la voluptueuse mollesse des lèvres, le fini de l'ovale décrit par le visage, et surtout la sainteté de son regard vierge, imprimaient à cette beauté vigoureuse la suavité féminine, la modestie enchanteresse que nous demandons à ces anges de paix et d'amour. Seulement il n'y avait rien de frêle dans cette jeune fille, et son cœur devait être aussi doux, son âme aussi forte que ses proportions étaient magnifiques et que sa figure était attrayante. Elle imitait le silence de son frère le lycéen, et paraissait en proie à l'une de ces fatales méditations de jeune fille, souvent impénétrables à l'observation d'un père ou même à la sagacité des mères: en sorte qu'il était impossible de savoir s'il fallait attribuer au jeu de la lumière ou à des peines secrètes les ombres capricieuses qui passaient sur son visage comme de faibles nuées sur un ciel pur.

Les deux aînés étaient en ce moment complétement oubliés par le mari et par la femme. Cependant plusieurs fois le coup d'œil interrogateur du général avait embrassé la scène muette qui, sur le second plan, offrait une gracieuse réalisation des espérances écrites dans les tumultes enfantins placés sur le devant de ce tableau domestique. En expliquant la vie humaine par d'insensibles gradations, ces figures composaient une sorte de poème vivant. Le luxe des accessoires qui décoraient le salon, la diversité des attitudes, les oppositions dues à des vêtements tous divers de couleur, les contrastes de ces visages si caractérisés par les différents âges et par les contours que les lumières mettaient en saillie, répandaient sur ces pages humaines toutes les richesses demandées à la sculpture, aux peintres, aux écrivains. Enfin, le silence et l'hiver, la solitude et la nuit prêtaient leur majesté à cette sublime et naïve composition, délicieux effet de nature. La vie conjugale est pleine de ces heures sacrées dont le charme indéfinissable est dû peut-être à quelque souvenance d'un monde meilleur. Des rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortes de scènes, destinées à payer à l'homme une partie de ses chagrins, à lui faire accepter l'existence. Il semble que l'univers soit là, devant nous, sous une forme enchanteresse, qu'il déroule ses grandes idées d'ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois en parlant de l'avenir.

Cependant, malgré le regard d'attendrissement jeté par Hélène sur Abel et Moïna quand éclatait une de leurs joies; malgré le bonheur peint sur sa lucide figure lorsqu'elle contemplait furtivement son père, un sentiment de profonde mélancolie était empreint dans ses gestes, dans son attitude, et surtout dans ses yeux voilés par de longues paupières. Ses blanches et puissantes mains, à travers lesquelles la lumière passait en leur communiquant une rougeur diaphane et presque fluide, eh! bien, ses mains tremblaient. Une seule fois, sans se défier mutuellement, ses yeux et ceux de la marquise se heurtèrent. Ces deux femmes se comprirent alors par un regard terne, froid, respectueux pour Hélène, sombre et menaçant chez la mère. Hélène baissa promptement sa vue sur le métier, tira l'aiguille avec prestesse, et de long-temps ne releva sa tête, qui semblait lui être devenue trop lourde à porter. La mère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cette sévérité nécessaire? Était-elle jalouse de la beauté d'Hélène, avec qui elle pouvait rivaliser encore, mais en déployant tous les prestiges de la toilette? Ou la fille avait-elle surpris, comme beaucoup de filles quand elles deviennent clairvoyantes, des secrets que cette femme, en apparence si religieusement fidèle à ses devoirs, croyait avoir ensevelis dans son cœur aussi profondément que dans une tombe?

Hélène était arrivée à un âge où la pureté de l'âme porte à des rigidités qui dépassent la juste mesure dans laquelle doivent rester les sentiments. Dans certains esprits, les fautes prennent les proportions du crime; l'imagination réagit alors sur la conscience; souvent alors les jeunes filles exagèrent la punition en raison de l'étendue qu'elles donnent aux forfaits. Hélène paraissait ne se croire digne de personne. Un secret de sa vie antérieure, un accident peut-être, incompris d'abord, mais développé par les susceptibilités de son intelligence sur laquelle influaient les idées religieuses, semblait l'avoir depuis peu comme dégradée romanesquement à ses propres yeux. Ce changement dans sa conduite avait commencé le jour où elle avait lu, dans la récente traduction des théâtres étrangers, la belle tragédie de Guillaume Tell, par Schiller. Après avoir grondé sa fille de laisser tomber le volume, la mère avait remarqué que le ravage causé par cette lecture dans l'âme d'Hélène venait de la scène où le poète établit une sorte de fraternité entre Guillaume Tell, qui verse le sang d'un homme pour sauver tout un peuple, et Jean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène ne souhaitait plus d'aller au bal. Jamais elle n'avait été si caressante pour son père, surtout quand la marquise n'était pas témoin de ses cajoleries de jeune fille. Néanmoins, s'il existait du refroidissement dans l'affection d'Hélène pour sa mère, il était si finement exprimé, que le général ne devait pas s'en apercevoir, quelque jaloux qu'il pût être de l'union qui régnait dans sa famille. Nul homme n'aurait eu l'œil assez perspicace pour sonder la profondeur de ces deux cœurs féminins: l'un jeune et généreux, l'autre sensible et fier; le premier, trésor d'indulgence; le second, plein de finesse et d'amour. Si la mère contristait sa fille par un adroit despotisme de femme, il n'était sensible qu'aux yeux de la victime. Au reste, l'événement seulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu'à cette nuit, aucune lumière accusatrice ne s'était échappée de ces deux âmes; mais entre elles et Dieu certainement il s'élevait quelque sinistre mystère.

– Allons, Abel, s'écria la marquise en saisissant un moment où silencieux et fatigués Moïna et son frère restaient immobiles; allons, venez, mon fils, il faut vous coucher… Et, lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement sur ses genoux.

– Comment, dit le général, il est dix heures et demie, et pas un de nos domestiques n'est rentré? Ah! les compères. Gustave, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, je ne t'ai donné ce livre qu'à la condition de le quitter à dix heures; tu aurais dû le fermer toi-même à l'heure dite et t'aller coucher comme tu me l'avais promis. Si tu veux être un homme remarquable, il faut faire de ta parole une seconde religion, et y tenir comme à ton honneur. Fox, un des plus grands orateurs de l'Angleterre, était surtout remarquable par la beauté de son caractère. La fidélité aux engagements pris est la principale de ses qualités. Dans son enfance, son père, un Anglais de vieille roche, lui avait donné une leçon assez vigoureuse pour faire une éternelle impression sur l'esprit d'un jeune enfant. A ton âge, Fox venait, pendant les vacances, chez son père, qui avait, comme tous les riches Anglais, un parc assez considérable autour de son château. Il se trouvait dans ce parc un vieux kiosque qui devait être abattu et reconstruit dans un endroit où le point de vue était magnifique. Les enfants aiment beaucoup à voir démolir. Le petit Fox voulait avoir quelques jours de vacances de plus pour assister à la chute du pavillon; mais son père exigeait qu'il rentrât au collége au jour fixé pour l'ouverture des classes; de là brouille entre le père et le fils. La mère, comme toutes les mamans, appuya le petit Fox. Le père promit alors solennellement à son fils qu'il attendrait aux vacances prochaines pour démolir le kiosque. Fox retourne au collége. Le père crut qu'un petit garçon distrait par ses études oublierait cette circonstance, il fit abattre le kiosque et le reconstruisit à l'autre endroit. L'entêté garçon ne songeait qu'à ce kiosque. Quand il vint chez son père, son premier soin fut d'aller voir le vieux bâtiment; mais il revint tout triste au moment du déjeuner, et dit à son père: – Vous m'avez trompé. Le vieux gentilhomme anglais dit avec une confusion pleine de dignité: – C'est vrai, mon fils, mais je réparerai ma faute. Il faut tenir à sa parole plus qu'à sa fortune; car tenir à sa parole donne la fortune, et toutes les fortunes n'effacent pas la tache faite à la conscience par un manque de parole. Le père fit reconstruire le vieux pavillon comme il était; puis, après l'avoir reconstruit, il ordonna qu'on l'abattît sous les yeux de son fils. Que ceci, Gustave, te serve de leçon.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
721 стр. 2 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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