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Читать книгу: «La Comédie humaine – Volume 03», страница 8

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– Madame, il faut savoir oublier ses douleurs, ou se creuser une tombe, dit-il.

Mais la raison est toujours mesquine auprès du sentiment; l'une est naturellement bornée, comme tout ce qui est positif, et l'autre est infini. Raisonner là où il faut sentir est le propre des âmes sans portée. Vandenesse garda donc le silence, contempla longtemps madame d'Aiglemont et sortit. En proie à des idées nouvelles qui lui grandissaient la femme, il ressemblait à un peintre qui, après avoir pris pour types les vulgaires modèles de son atelier, rencontrerait tout à coup la Mnémosyne du Musée, la plus belle et la moins appréciée des statues antiques. Charles fut profondément épris. Il aima madame d'Aiglemont avec cette bonne foi de la jeunesse, avec cette ferveur qui communique aux premières passions une grâce ineffable, une candeur que l'homme ne retrouve plus qu'en ruines lorsque plus tard il aime encore: délicieuses passions, presque toujours délicieusement savourées par les femmes qui les font naître, parce qu'à ce bel âge de trente ans, sommité poétique de la vie des femmes, elles peuvent en embrasser tout le cours et voir aussi bien dans le passé que dans l'avenir. Les femmes connaissent alors tout le prix de l'amour et en jouissent avec la crainte de le perdre: alors leur âme est encore belle de la jeunesse qui les abandonne, et leur passion va se renforçant toujours d'un avenir qui les effraie.

– J'aime, disait cette fois Vandenesse en quittant la marquise, et pour mon malheur je trouve une femme attachée à des souvenirs. La lutte est difficile contre un mort qui n'est plus là, qui ne peut pas faire de sottises, ne déplaît jamais, et de qui l'on ne voit que les belles qualités. N'est-ce pas vouloir détrôner la perfection que d'essayer à tuer les charmes de la mémoire et les espérances qui survivent à un amant perdu, précisément parce qu'il n'a réveillé que des désirs, tout ce que l'amour a de plus beau, de plus séduisant?

Cette triste réflexion, due au découragement et à la crainte de ne pas réussir, par lesquels commencent toutes les passions vraies, fut le dernier calcul de sa diplomatie expirante. Dès lors il n'eut plus d'arrière-pensées, devint le jouet de son amour et se perdit dans les riens de ce bonheur inexplicable qui se repaît d'un mot, d'un silence, d'un vague espoir. Il voulut aimer platoniquement, vint tous les jours respirer l'air que respirait madame d'Aiglemont, s'incrusta presque dans sa maison et l'accompagna partout avec la tyrannie d'une passion qui mêle son égoïsme au dévouement le plus absolu. L'amour a son instinct, il sait trouver le chemin du cœur comme le plus faible insecte marche à sa fleur avec une irrésistible volonté qui ne s'épouvante de rien. Aussi, quand un sentiment est vrai, sa destinée n'est-elle pas douteuse. N'y a-t-il pas de quoi jeter une femme dans toutes les angoisses de la terreur, si elle vient à penser que sa vie dépend du plus ou du moins de vérité, de force, de persistance que son amant mettra dans ses désirs! Or, il est impossible à une femme, à une épouse, à une mère, de se préserver contre l'amour d'un jeune homme; la seule chose qui soit en sa puissance est de ne pas continuer à le voir au moment où elle devine ce secret du cœur qu'une femme devine toujours. Mais ce parti semble trop décisif pour qu'une femme puisse le prendre à un âge où le mariage pèse, ennuie et lasse, où l'affection conjugale est plus que tiède, si déjà même son mari ne l'a pas abandonnée. Laides, les femmes sont flattées par un amour qui les fait belles; jeunes et charmantes, la séduction doit être à la hauteur de leurs séductions, elle est immense; vertueuses, un sentiment terrestrement sublime les porte à trouver je ne sais quelle absolution dans la grandeur même des sacrifices qu'elles font à leur amant et de la gloire dans cette lutte difficile. Tout est piége. Aussi nulle leçon n'est-elle trop forte pour de si fortes tentations. La réclusion ordonnée autrefois à la femme en Grèce, en Orient, et qui devient de mode en Angleterre, est la seule sauvegarde de la morale domestique; mais, sous l'empire de ce système, les agréments du monde périssent: ni la société, ni la politesse, ni l'élégance des mœurs ne sont alors possibles. Les nations devront choisir.

Ainsi, quelques mois après sa première rencontre, madame d'Aiglemont trouva sa vie étroitement liée à celle de Vandenesse, elle s'étonna sans trop de confusion, et presque avec un certain plaisir, d'en partager les goûts et les pensées. Avait-elle pris les idées de Vandenesse, ou Vandenesse avait-il épousé ses moindres caprices? elle n'examina rien. Déjà saisie par le courant de la passion, cette adorable femme se dit avec la fausse bonne foi de la peur: – Oh! non! je serai fidèle à celui qui mourut pour moi.

Pascal a dit: Douter de Dieu, c'est y croire. De même, une femme ne se débat que quand elle est prise. Le jour où la marquise s'avoua qu'elle était aimée, il lui arriva de flotter entre mille sentiments contraires. Les superstitions de l'expérience parlèrent leur langage. Serait-elle heureuse? pourrait-elle trouver le bonheur en dehors des lois dont la Société fait, à tort ou à raison, sa morale? Jusqu'alors la vie ne lui avait versé que de l'amertume. Y avait-il un heureux dénouement possible aux liens qui unissent deux êtres séparés par des convenances sociales? Mais aussi le bonheur se paie-t-il jamais trop cher? Puis ce bonheur si ardemment voulu, et qu'il est si naturel de chercher, peut-être le rencontrerait-elle enfin! La curiosité plaide toujours la cause des amants. Au milieu de cette discussion secrète, Vandenesse arriva. Sa présence fit évanouir le fantôme métaphysique de la raison. Si telles sont les transformations successives par lesquelles passe un sentiment même rapide chez un jeune homme et chez une femme de trente ans, il est un moment où les nuances se fondent, où les raisonnements s'abolissent en un seul, en une dernière réflexion qui se confond dans un désir et qui le corrobore. Plus la résistance a été longue, plus puissante alors est la voix de l'amour. Ici donc s'arrête cette leçon ou plutôt cette étude faite sur l'écorché, s'il est permis d'emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques; car cette histoire explique les dangers et le mécanisme de l'amour plus qu'elle ne le peint. Mais dès ce moment, chaque jour ajouta des couleurs à ce squelette, le revêtit des grâces de la jeunesse, en raviva les chairs, en vivifia les mouvements, lui rendit l'éclat, la beauté, les séductions du sentiment et les attraits de la vie. Charles trouva madame d'Aiglemont pensive; et, lorsqu'il lui eut dit de ce ton pénétré que les douces magies du cœur rendirent persuasif: – Qu'avez-vous? elle se garda bien de répondre. Cette délicieuse demande accusait une parfaite entente d'âme; et, avec l'instinct merveilleux de la femme, la marquise comprit que des plaintes ou l'expression de son malheur intime seraient en quelque sorte des avances. Si déjà chacune de ces paroles avait une signification entendue par tous deux, dans quel abîme n'allait-elle pas mettre les pieds? Elle lut en elle-même par un regard lucide et clair, se tut, et son silence fut imité par Vandenesse.

– Je suis souffrante, dit-elle enfin effrayée de la haute portée d'un moment où le langage des yeux suppléa complétement à l'impuissance du discours.

– Madame, répondit Charles d'une voix affectueuse mais violemment émue, âme et corps, tout se tient. Si vous étiez heureuse, vous seriez jeune et fraîche. Pourquoi refusez-vous de demander à l'amour tout ce dont l'amour vous a privée? Vous croyez la vie terminée au moment où, pour vous, elle commence. Confiez-vous aux soins d'un ami. Il est si doux d'être aimé!

– Je suis déjà vieille, dit-elle, rien ne m'excuserait donc de ne pas continuer à souffrir comme par le passé. D'ailleurs il faut aimer, dites-vous? Eh! bien, je ne le dois ni ne le puis. Hors vous, dont l'amitié jette quelques douceurs sur ma vie, personne ne me plaît, personne ne saurait effacer mes souvenirs. J'accepte un ami, je fuirais un amant. Puis serait-il bien généreux à moi d'échanger un cœur flétri contre un jeune cœur, d'accueillir des illusions que je ne puis plus partager, de causer un bonheur auquel je ne croirais point, ou que je tremblerais de perdre? Je répondrais peut-être par de l'égoïsme à son dévouement, et calculerais quand il sentirait; ma mémoire offenserait la vivacité de ses plaisirs. Non, voyez-vous, un premier amour ne se remplace jamais. Enfin, quel homme voudrait à ce prix de mon cœur?

Ces paroles, empreintes d'une horrible coquetterie, étaient le dernier effort de la sagesse. – S'il se décourage, eh! bien, je resterai seule et fidèle. Cette pensée vint au cœur de cette femme, et fut pour elle ce qu'est la branche de saule trop faible que saisit un nageur avant d'être emporté par le courant. En entendant cet arrêt, Vandenesse laissa échapper un tressaillement involontaire qui fut plus puissant sur le cœur de la marquise que ne l'avaient été toutes ses assiduités passées. Ce qui touche le plus les femmes, n'est-ce pas de rencontrer en nous des délicatesses gracieuses, des sentiments exquis autant que le sont les leurs; car chez elles la grâce et la délicatesse sont les indices du vrai. Le geste de Charles révélait un véritable amour. Madame d'Aiglemont connut la force de l'affection de Vandenesse à la force de sa douleur. Le jeune homme dit froidement: – Vous avez peut-être raison. Nouvel amour, chagrin nouveau. Puis, il changea de conversation, et s'entretint de choses indifférentes, mais il était visiblement ému, regardait madame d'Aiglemont avec une attention concentrée, comme s'il l'eût vue pour la dernière fois. Enfin, il la quitta, en lui disant avec émotion: – Adieu, madame.

– Au revoir, dit-elle avec cette coquetterie fine dont le secret n'appartient qu'aux femmes d'élite. Il ne répondit pas, et sortit.

Quand Charles ne fut plus là, que sa chaise vide parla pour lui, elle eut mille regrets, et se trouva des torts. La passion fait un progrès énorme chez une femme au moment où elle croit avoir agi peu généreusement, ou avoir blessé quelque âme noble. Jamais il ne faut se défier des sentiments mauvais en amour, ils sont très salutaires; les femmes ne succombent que sous le coup d'une vertu. L'enfer est pavé de bonnes intentions, n'est pas un paradoxe de prédicateur. Vandenesse resta pendant quelques jours sans venir. Pendant chaque soirée, à l'heure du rendez-vous habituel, la marquise l'attendit avec une impatience pleine de remords. Écrire était un aveu; d'ailleurs, son instinct lui disait qu'il reviendrait. Le sixième jour, son valet de chambre le lui annonça. Jamais elle n'entendit ce nom avec plus de plaisir. Sa joie l'effraya.

– Vous m'avez bien punie! lui dit-elle.

Vandenesse la regarda d'un air hébété.

– Punie! répéta-t-il. Et de quoi?

Charles comprenait bien la marquise; mais il voulait se venger des souffrances auxquelles il avait été en proie, du moment où elle les soupçonnait.

– Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir? demanda-t-elle en souriant.

– Vous n'avez donc vu personne? dit-il pour ne pas faire une réponse directe.

– Monsieur de Ronquerolles et monsieur de Marsay, le petit d'Esgrignon, sont restés ici, l'un hier, l'autre ce matin, près de deux heures. J'ai vu, je crois, aussi madame Firmiani et votre sœur, madame de Listomère.

Autre souffrance! Douleur incompréhensible pour ceux qui n'aiment pas avec ce despotisme envahisseur et féroce dont le moindre effet est une jalousie monstrueuse, un perpétuel désir de dérober l'être aimé à toute influence étrangère à l'amour.

– Quoi! se dit en lui-même Vandenesse, elle a reçu, elle a vu des êtres contents, elle leur a parlé, tandis que je restais solitaire, malheureux!

Il ensevelit son chagrin et jeta son amour au fond de son cœur, comme un cercueil à la mer. Ses pensées étaient de celles que l'on n'exprime pas; elles ont la rapidité de ces acides qui tuent en s'évaporant. Cependant son front se couvrit de nuages, et madame d'Aiglemont obéit à l'instinct de la femme en partageant cette tristesse sans la concevoir. Elle n'était pas complice du mal qu'elle faisait, et Vandenesse s'en aperçut. Il parla de sa situation et de sa jalousie, comme si c'eût été l'une de ces hypothèses que les amants se plaisent à discuter. La marquise comprit tout, et fut alors si vivement touchée qu'elle ne put retenir ses larmes. Dès ce moment, ils entrèrent dans les cieux de l'amour. Le ciel et l'enfer sont deux grands poèmes qui formulent les deux seuls points sur lesquels tourne notre existence: la joie ou la douleur. Le ciel n'est-il pas, ne sera-t-il pas toujours une image de l'infini de nos sentiments qui ne sera jamais peint que dans ses détails, parce que le bonheur est un; et l'enfer ne représente-t-il pas les tortures infinies de nos douleurs dont nous pouvons faire œuvre de poésie, parce qu'elles sont toutes dissemblables?

Un soir, les deux amants étaient seuls, assis l'un près de l'autre, en silence, et occupés à contempler une des plus belles phases du firmament, un de ces ciels purs dans lesquels les derniers rayons du soleil jettent de faibles teintes d'or et de pourpre. En ce moment de la journée, les lentes dégradations de la lumière semblent réveiller les sentiments doux; nos passions vibrent mollement, et nous savourons les troubles de je ne sais quelle violence au milieu du calme. En nous montrant le bonheur par de vagues images, la nature nous invite à en jouir quand il est près de nous, ou nous le fait regretter quand il a fui. Dans ces instants fertiles en enchantements, sous le dais de cette lueur dont les tendres harmonies s'unissent à des séductions intimes, il est difficile de résister aux vœux du cœur qui ont alors tant de magie! alors le chagrin s'émousse, la joie enivre, et la douleur accable. Les pompes du soir sont le signal des aveux et les encouragent. Le silence devient plus dangereux que la parole, en communiquant aux yeux toute la puissance de l'infini des cieux qu'ils reflètent. Si l'on parle, le moindre mot possède une irrésistible puissance. N'y a-t-il pas alors de la lumière dans la voix, de la pourpre dans le regard? Le ciel n'est-il pas comme en nous, ou ne nous semble-t-il pas être dans le ciel? Cependant Vandenesse et Juliette, car depuis quelques jours elle se laissait appeler ainsi familièrement par celui qu'elle se plaisait à nommer Charles; donc tous deux parlaient, mais le sujet primitif de leur conversation était bien loin d'eux; et, s'ils ne savaient plus le sens de leurs paroles, ils écoutaient avec délices les pensées secrètes qu'elles couvraient. La main de la marquise était dans celle de Vandenesse, et elle la lui abandonnait sans croire que ce fût une faveur.

Ils se penchèrent ensemble pour voir un de ces majestueux paysages pleins de neige, de glaciers, d'ombres grises qui teignent les flancs de montagnes fantastiques; un de ces tableaux remplis de brusques oppositions entre les flammes rouges et les tons noirs qui décorent les cieux avec une inimitable et fugace poésie; magnifiques langes dans lesquels renaît le soleil, beau linceul où il expire. En ce moment, les cheveux de Juliette effleurèrent les joues de Vandenesse; elle sentit ce contact léger, elle en frissonna violemment, et lui plus encore; car tous deux étaient graduellement arrivés à une de ces inexplicables crises où le calme communique aux sens une perception si fine, que le plus faible choc fait verser des larmes et déborder la tristesse si le cœur est perdu dans ces mélancolies, ou lui donne d'ineffables plaisirs s'il est perdu dans les vertiges de l'amour. Juliette pressa presque involontairement la main de son ami. Cette pression persuasive donna du courage à la timidité de l'amant. Les joies de ce moment et les espérances de l'avenir, tout se fondit dans une émotion, celle d'une première caresse, du chaste et modeste baiser que madame d'Aiglemont laissa prendre sur sa joue. Plus faible était la faveur, plus puissante, plus dangereuse elle fut. Pour leur malheur à tous deux, il n'y avait ni semblant ni fausseté. Ce fut l'entente de deux belles âmes, séparées par tout ce qui est loi, réunies par tout ce qui est séduction dans la nature. En ce moment le général d'Aiglemont entra.

– Le ministère est changé, dit-il. Votre oncle fait partie du nouveau cabinet. Ainsi, vous avez de bien belles chances pour être ambassadeur, Vandenesse.

Charles et Julie se regardèrent en rougissant. Cette pudeur mutuelle fut encore un lien. Tous deux, ils eurent la même pensée, le même remords; lien terrible et tout aussi fort entre deux brigands qui viennent d'assassiner un homme qu'entre deux amants coupables d'un baiser. Il fallait une réponse au marquis.

– Je ne veux plus quitter Paris, dit Charles Vandenesse.

– Nous savons pourquoi, répliqua le général en affectant la finesse d'un homme qui découvre un secret. Vous ne voulez pas abandonner votre oncle, pour vous faire déclarer l'héritier de sa pairie.

La marquise s'enfuit dans sa chambre, en se disant sur son mari cet effroyable mot: – Il est aussi par trop bête!

IV
LE DOIGT DE DIEU

Entre la barrière d'Italie et celle de la Santé, sur le boulevard intérieur qui mène au Jardin-des-Plantes, il existe une perspective digne de ravir l'artiste ou le voyageur le plus blasé sur les jouissances de la vue. Si vous atteignez une légère éminence à partir de laquelle le boulevard, ombragé par de grands arbres touffus, tourne avec la grâce d'une allée forestière verte et silencieuse, vous voyez devant vous, à vos pieds, une vallée profonde, peuplée de fabriques à demi villageoises, clair-semée de verdure, arrosée par les eaux brunes de la Bièvre ou des Gobelins. Sur le versant opposé, quelques milliers de toits, pressés comme les têtes d'une foule, recèlent les misères du faubourg Saint-Marceau. La magnifique coupole du Panthéon, le dôme terne et mélancolique du Val-de-Grâce dominent orgueilleusement toute une ville en amphithéâtre dont les gradins sont bizarrement dessinés par des rues tortueuses. De là, les proportions des deux monuments semblent gigantesques; elles écrasent et les demeures frêles et les plus hauts peupliers du vallon. A gauche, l'Observatoire, à travers les fenêtres et les galeries duquel le jour passe en produisant d'inexplicables fantaisies, apparaît comme un spectre noir et décharné. Puis, dans le lointain, l'élégante lanterne des Invalides flamboie entre les masses bleuâtres du Luxembourg et les tours grises de Saint-Sulpice. Vues de là, ces lignes architecturales sont mêlées à des feuillages, à ces ombres, sont soumises aux caprices d'un ciel qui change incessamment de couleur, de lumière ou d'aspect. Loin de vous, les édifices meublent les airs; autour de vous, serpentent des arbres ondoyants, des sentiers campagnards. Sur la droite, par une large découpure de ce singulier paysage, vous apercevez la longue nappe blanche du canal Saint-Martin, encadré de pierres rougeâtres, paré de ses tilleuls, bordé par les constructions vraiment romaines des Greniers d'abondance. Là, sur le dernier plan, les vaporeuses collines de Belleville, chargées de maisons et de moulins, confondent leurs accidents avec ceux des nuages. Cependant il existe une ville, que vous ne voyez pas, entre la rangée de toits qui borde le vallon et cet horizon aussi vague qu'un souvenir d'enfance; immense cité, perdue comme dans un précipice entre les cimes de la Pitié et le faîte du cimetière de l'Est, entre la souffrance et la mort. Elle fait entendre un bruissement sourd semblable à celui de l'Océan qui gronde derrière une falaise comme pour dire: – Je suis là. Si le soleil jette ses flots de lumière sur cette face de Paris, s'il en épure, s'il en fluidifie les lignes; s'il y allume quelques vitres, s'il en égaie les tuiles, embrase les croix dorées, blanchit les murs et transforme l'atmosphère en un voile de gaze; s'il crée de riches contrastes avec les ombres fantastiques; si le ciel est d'azur et la terre frémissante, si les cloches parlent, alors de là vous admirerez une de ces féeries éloquentes que l'imagination n'oublie jamais, dont vous serez idolâtre, affolé comme d'un merveilleux aspect de Naples, de Stamboul ou des Florides. Nulle harmonie ne manque à ce concert. Là, murmurent le bruit du monde et la poétique paix de la solitude, la voix d'un million d'êtres et la voix de Dieu. Là gît une capitale couchée sous les paisibles cyprès du Père-Lachaise.

Par une matinée de printemps, au moment où le soleil faisait briller toutes les beautés de ce paysage, je les admirais, appuyé sur un gros orme qui livrait au vent ses fleurs jaunes. Puis, à l'aspect de ces riches et sublimes tableaux, je pensais amèrement au mépris que nous professons, jusque dans nos livres, pour notre pays d'aujourd'hui. Je maudissais ces pauvres riches qui, dégoûtés de notre belle France, vont acheter à prix d'or le droit de dédaigner leur patrie en visitant au galop, en examinant à travers un lorgnon les sites de cette Italie devenue si vulgaire. Je contemplais avec amour le Paris moderne, je rêvais, lorsque tout à coup le bruit d'un baiser troubla ma solitude et fit enfuir la philosophie. Dans la contre-allée qui couronne la pente rapide au bas de laquelle frissonnent les eaux, et en regardant au delà du pont des Gobelins, je découvris une femme qui me parut encore assez jeune, mise avec la simplicité la plus élégante, et dont la physionomie douce semblait refléter le gai bonheur du paysage. Un beau jeune homme posait à terre le plus joli petit garçon qu'il fût possible de voir, en sorte que je n'ai jamais su si le baiser avait retenti sur les joues de la mère ou sur celles de l'enfant. Une même pensée, tendre et vive, éclatait dans les yeux, dans les gestes, dans le sourire des deux jeunes gens. Ils entrelacèrent leurs bras avec une si joyeuse promptitude, et se rapprochèrent avec une si merveilleuse entente de mouvement, que, tout à eux-mêmes, ils ne s'aperçurent point de ma présence. Mais un autre enfant, mécontent, boudeur, et qui leur tournait le dos, me jeta des regards empreints d'une expression saisissante. Laissant son frère courir seul, tantôt en arrière, tantôt en avant de sa mère et du jeune homme, cet enfant, vêtu comme l'autre, aussi gracieux, mais plus doux de formes, resta muet, immobile, et dans l'attitude d'un serpent engourdi. C'était une petite fille. La promenade de la jolie femme et de son compagnon avait je ne sais quoi de machinal. Se contentant, par distraction peut-être, de parcourir le faible espace qui se trouvait entre le petit pont et une voiture arrêtée au détour du boulevard, ils recommençaient constamment leur courte carrière, en s'arrêtant, se regardant, riant au gré des caprices d'une conversation tour à tour animée, languissante, folle ou grave.

Caché par le gros orme, j'admirais cette scène délicieuse, et j'en aurais sans doute respecté les mystères si je n'avais surpris sur le visage de la petite fille rêveuse et taciturne les traces d'une pensée plus profonde que ne le comportait son âge. Quand sa mère et le jeune homme se retournaient après être venus près d'elle, souvent elle penchait sournoisement la tête, et lançait sur eux comme sur son frère un regard furtif vraiment extraordinaire. Mais rien ne saurait rendre la perçante finesse, la malicieuse naïveté, la sauvage attention qui animait ce visage enfantin aux yeux légèrement cernés, quand la jolie femme ou son compagnon caressaient les boucles blondes, pressaient gentiment le cou frais, la blanche collerette du petit garçon, au moment où, par enfantillage, il essayait de marcher avec eux. Il y avait certes une passion d'homme sur la physionomie grêle de cette petite fille bizarre. Elle souffrait ou pensait. Or, qui prophétise plus sûrement la mort chez ces créatures en fleur? est-ce la souffrance logée au corps, ou la pensée hâtive dévorant leurs âmes, à peine germées? Une mère sait cela peut-être. Pour moi, je ne connais maintenant rien de plus horrible qu'une pensée de vieillard sur un front d'enfant; le blasphème aux lèvres d'une vierge est moins monstrueux encore. Aussi l'attitude presque stupide de cette fille déjà pensive, la rareté de ses gestes, tout m'intéressa-t-il. Je l'examinai curieusement. Par une fantaisie naturelle aux observateurs, je la comparais à son frère, en cherchant à surprendre les rapports et les différences qui se trouvaient entre eux. La première avait des cheveux bruns, des yeux noirs et une puissance précoce qui formaient une riche opposition avec la blonde chevelure, les yeux vert de mer et la gracieuse faiblesse du plus jeune. L'aînée pouvait avoir environ sept à huit ans, l'autre six à peine. Ils étaient habillés de la même manière. Cependant, en les regardant avec attention, je remarquai dans les collerettes de leurs chemises une différence assez frivole, mais qui plus tard me révéla tout un roman dans le passé, tout un drame dans l'avenir. Et c'était bien peu de chose. Un simple ourlet bordait la collerette de la petite fille brune, tandis que de jolies broderies ornaient celle du cadet, et trahissaient un secret de cœur, une prédilection tacite que les enfants lisent dans l'âme de leurs mères, comme si l'esprit de Dieu était en eux. Insouciant et gai, le blond ressemblait à une petite fille, tant sa peau blanche avait de fraîcheur, ses mouvements de grâce, sa physionomie de douceur; tandis que l'aînée, malgré sa force, malgré la beauté de ses traits et l'éclat de son teint, ressemblait à un petit garçon maladif. Ses yeux vifs, dénués de cette humide vapeur qui donne tant de charme aux regards des enfants, semblaient avoir été, comme ceux des courtisans, séchés par un feu intérieur. Enfin, sa blancheur avait je ne sais quelle nuance mate, olivâtre, symptôme d'un vigoureux caractère. A deux reprises son jeune frère était venu lui offrir, avec une grâce touchante, avec un joli regard, avec une mine expressive qui eût ravi Charlet, le petit cor de chasse dans lequel il soufflait par instants; mais, chaque fois, elle n'avait répondu que par un farouche regard à cette phrase: – Tiens, Hélène, le veux-tu? dite d'une voix caressante. Et, sombre et terrible sous sa mine insouciante en apparence, la petite fille tressaillait et rougissait même assez vivement lorsque son frère approchait; mais le cadet ne paraissait pas s'apercevoir de l'humeur noire de sa sœur, et son insouciance, mêlée d'intérêt, achevait de faire contraster le véritable caractère de l'enfance avec la science soucieuse de l'homme, inscrite déjà sur la figure de la petite fille, et qui déjà l'obscurcissait de ses sombres nuages.

– Maman, Hélène ne veut pas jouer, s'écria le petit qui saisit pour se plaindre un moment où sa mère et le jeune homme étaient restés silencieux sur le pont des Gobelins.

– Laisse-la, Charles. Tu sais bien qu'elle est toujours grognon.

Ces paroles, prononcées au hasard par la mère, qui ensuite se retourna brusquement avec le jeune homme, arrachèrent des larmes à Hélène. Elle les dévora silencieusement, lança sur son frère un de ces regards profonds qui me semblaient inexplicables, et contempla d'abord avec une sinistre intelligence le talus sur le faîte duquel il était, puis la rivière de Bièvre, le pont, le paysage et moi.

Je craignis d'être aperçu par le couple joyeux, de qui j'aurais sans doute troublé l'entretien; je me retirai doucement, et j'allai me réfugier derrière une haie de sureau dont le feuillage me déroba complétement à tous les regards. Je m'assis tranquillement sur le haut du talus, en regardant en silence et tour à tour, soit les beautés changeantes du site, soit la petite fille sauvage qu'il m'était encore possible d'entrevoir à travers les interstices de la haie et le pied des sureaux sur lesquels ma tête reposait, presque au niveau du boulevard. En ne me voyant plus, Hélène parut inquiète; ses yeux noirs me cherchèrent dans le lointain de l'allée, derrière les arbres, avec une indéfinissable curiosité. Qu'étais-je donc pour elle? en ce moment, les rires naïfs de Charles retentirent dans le silence comme un chant d'oiseau. Le beau jeune homme, blond comme lui, le faisait danser dans ses bras, et l'embrassait en lui prodiguant ces petits mots sans suite et détournés de leur sens véritable que nous adressons amicalement aux enfants. La mère souriait à ces jeux, et, de temps à autre, disait, sans doute à voix basse, des paroles sorties du cœur; car son compagnon s'arrêtait, tout heureux, et la regardait d'un œil bleu plein de feu, plein d'idolâtrie. Leurs voix mêlées à celle de l'enfant avaient je ne sais quoi de caressant. Ils étaient charmants tous trois. Cette scène délicieuse, au milieu de ce magnifique paysage, y répandait une incroyable suavité. Une femme, belle, blanche, rieuse, un enfant d'amour, un homme ravissant de jeunesse, un ciel pur, enfin toutes les harmonies de la nature s'accordaient pour réjouir l'âme. Je me surpris à sourire, comme si ce bonheur était le mien. Le beau jeune homme entendit sonner neuf heures. Après avoir tendrement embrassé sa compagne, devenue sérieuse et presque triste, il revint alors vers son tilbury qui s'avançait lentement conduit par un vieux domestique. Le babil de l'enfant chéri se mêla aux derniers baisers que lui donna le jeune homme. Puis, quand celui-ci fut monté dans sa voiture, que la femme immobile écouta le tilbury roulant, en suivant la trace marquée par la poussière nuageuse, dans la verte allée du boulevard, Charles accourut à sa sœur près du pont, et j'entendis qu'il lui disait d'une voix argentine: – Pourquoi donc que tu n'es pas venue dire adieu à mon bon ami?

En voyant son frère sur le penchant du talus, Hélène lui lança le plus horrible regard qui jamais ait allumé les yeux d'un enfant, et le poussa par un mouvement de rage. Charles glissa sur le versant rapide, y rencontra des racines qui le rejetèrent violemment sur les pierres coupantes du mur; il s'y fracassa le front; puis, tout sanglant, alla tomber dans les eaux boueuses de la rivière. L'onde s'écarta en mille jets bruns sous sa jolie tête blonde. J'entendis les cris aigus du pauvre petit; mais bientôt ses accents se perdirent étouffés dans la vase, où il disparut en rendant un son lourd comme celui d'une pierre qui s'engouffre. L'éclair n'est pas plus prompt que ne le fut cette chute. Je me levai soudain et descendis par un sentier. Hélène stupéfaite poussa des cris perçants: – Maman! maman! La mère était là, près de moi. Elle avait volé comme un oiseau. Mais ni les yeux de la mère ni les miens ne pouvaient reconnaître la place précise où l'enfant était enseveli. L'eau noire bouillonnait sur un espace immense. Le lit de la Bièvre a, dans cet endroit, dix pieds de boue. L'enfant devait y mourir, il était impossible de le secourir. A cette heure, un dimanche, tout était en repos. La Bièvre n'a ni bateaux ni pêcheurs. Je ne vis ni perches pour sonder le ruisseau puant, ni personne dans le lointain. Pourquoi donc aurais-je parlé de ce sinistre accident, ou dit le secret de ce malheur? Hélène avait peut-être vengé son père. Sa jalousie était sans doute le glaive de Dieu. Cependant je frissonnai en contemplant la mère. Quel épouvantable interrogatoire son mari, son juge éternel, n'allait-il pas lui faire subir? Et elle traînait avec elle un témoin incorruptible. L'enfance a le front transparent, le teint diaphane; et le mensonge est, chez elle, comme une lumière qui lui rougit même le regard. La malheureuse femme ne pensait pas encore au supplice qui l'attendait au logis. Elle regardait la Bièvre.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
721 стр. 2 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

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