Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Le roi du Klondike», страница 9

Шрифт:

XVI
PRÉSENCE RÉELLE

– Nom d'un loup! Impossible d'avaler cette soupe! Elle vous brûle le nez, et, si on attend quelques minutes, ce n'est plus qu'un bloc de glace où l'on a bien du mal à lécher sa vie! Gueux de pays! À quoi pensent les hommes qui nous amènent au Yukon?.. La-laouh! Ou-la-laouh!

Ils étaient douze chiens d'attelage à lapper leur écuelle de riz et de lard, avec, de temps à autre, un regard de côté, puis un grondement féroce si un camarade faisait mine de se rapprocher. Il y avait quatre malamutes, un énorme Saint-Bernard, six métis variés, produits du hasard, enfants de Bohême, et notre ami Caton.

Le museau entre les pattes, celui-ci rêvait à l'écart. De temps à autre, levant la tête, il reniflait l'air froid, puis, d'un bond, cherchait à prendre le large: chaque fois, une secousse de la chaîne qu'il portait au cou le rappelait à la raison; et il revenait s'accroupir aux pieds de son pilori, tandis que ses camarades le raillaient à qui mieux mieux. Cette fois, pourtant, personne n'y fit attention, pas plus qu'au hurlement de Pitou, le bâtard de chien de berger: tout le monde était trop occupé à nettoyer sa terrine dessus, dessous, dedans. Enfin, un semblant d'épagneul répondit:

– Oui, c'est une existence de brute… Mais, ce qu'il y a de pis, ce n'est pas le froid, la faim ou la fatigue: c'est la vermine. Dire que moi, moi, Sancho, qui n'avais jamais rien attrapé à Frisco…

– La vermine! Qu'est-ce que vous nous aboyez là, monsieur l'aristocrate? Les puces, voire même les poux, sont la santé du corps. Ce qui nous tue, c'est le traînage. Quand je pense que depuis un mois et demi nous tirons mille livres sur ces damnés…

– Pitou, mon petit, ne jurez pas! – dit le Saint-Bernard en se léchant une patte. – Ce n'est pas joli; et puis, à quoi ça sert-il?

D'indignation, le roquet sauta en l'air, et, retombant d'aplomb sur ses quatre pattes, il regarda avec une colère de dyspeptique ce gros bœuf qui ne demandait qu'à faire la sieste:

– Écoutez, écoutez, monseigneur qui rumine! Si mes imprécations troublent sa quiétude, qu'il s'en prenne aux hommes qui ont traversé le Chilkoot avec nous l'an passé, et qui juraient dix fois par minute: «Maache! – Murche! – Mââche dein! Ghi17, ah-oh-ah! damnés fils de chienne!» et les «dam» de Londres, les «f…» ou les «crrré nom» de Paris, les «Teufel» de Berlin!.. les… mais je n'en finirais pas. Tas de sauvages! Il fallait toujours les comprendre, et, le soir, après trente ou quarante kilomètres, ils voulaient bien nous accorder une dégelée de coups de pieds et de pâtée à la graisse rance. Pouah! le cœur m'en lève encore!

– Ou bien, fit un autre, c'était une balle dans la tête, au bas du lac Laberge, quand nos pattes avaient laissé leur peau à tous les glaçons coupants de la route. Mes deux frères y sont restés. Moi, je me suis sauvé, et une barque m'a recueilli le long de la rivière des Quarante-huit kilomètres.

– Vous auriez mieux fait de vous noyer. Est-ce que ce n'eût pas été préférable au métier que nous faisons depuis un mois, depuis le jour où le maître nous a jetés sur cette trace fantastique qui s'en allait d'abord aux Montagnes Rocheuses?..

– Quelque piste de chercheur d'or… Les nouvelles découvertes sont des avalanches: plus elles arrivent de loin, plus elles sont grosses. Allez à l'origine: que trouvez-vous? du vent!

– Non, ce devait être un chasseur, puisqu'elle a tourné sur la Stewart, redescendu au Yukon, remonté la White River, où nous l'avons perdue, ce qui ne nous a pas empêchés de venir jusqu'ici, en plein pays de loups-garous ou de grizzlys. Regardez plutôt autour de vous! Je commence à en avoir assez, moi!.. Hou, la-laouh!

– Il a raison, le gamin! fit un aboiement. Moi, les pattes me saignent à chaque enjambée…

– Moi, je n'y vois plus d'un œil: ou plutôt je ne vois plus que du blanc.

– C'est abominable! Nous allons tous y rester! Révoltons-nous, Pitou!

L'indignation éclata, générale, parmi les métis. Très fier, Pitou se redressa:

– C'est mon avis. Seulement, il faut savoir où nous sommes! Y a-t-il quelqu'un qui se reconnaisse?

– Moi! bâilla un malamute.

– Parlez, parlez donc, alors!

– Je crois bien que le ruisseau qui descend là à l'ouest est la tête de la Tanana! celui qui file au sud-est la Rivière du Cuivre… Océan Pacifique à gauche, mer de Behring à droite: curieux, très curieux, même pour moi qui ai mon Alaska au bout des pattes, mes enfants. Grand pays! Nous devons être sur les terrains de chasse de ces géants qui s'appellent Natanuskas… Ce sont des anthropophages.

Les métis n'étaient jamais ailés à l'école, même primaire. Ils s'écrièrent ensemble:

– Qu'est-ce que c'est que ça?

– Si vous m'interrompez, je ne dirai plus rien, fit le malamute.

Étant du Nord, il parlait peu et n'aimait pas à répéter.

– C'est un mot de missionnaires d'en bas du fleuve, et ça signifie: «Des mangeurs de…»

– De chiens! hurla Pitou avec horreur, tout hérissé. Eh bien, vrai de vrai, il ne nous manquait plus que ça! Frères, debout! Allons-nous-en!

– Calme-toi, petit! fit le Saint-Bernard. Quel potin vous faites, à vous six! Laissez dormir les honnêtes chiens.

Le malamute se tourna vers le bon gros dogue:

– Ne faites pas attention! Ce bâtard radote. Est-ce qu'il est capable de trouver sa vie en liberté?

Sans bruit, les autres chiens indiens ricanèrent, et leur chef continua:

– Ça ne sait rien, ces enfants des villes, pas même écorcher un hérisson du coin des lèvres, sans se piquer… Et puis, demain, le froid les calmera. Avez-vous remarqué quatre soleils aujourd'hui, et, autour, des cercles, comme des yeux de hibou la nuit? Oui? Eh bien, c'est le signe d'un refroidissement tel que, dans quelques heures, la langue de ceux qui ouvriront la gueule pendra dehors, gelée, comme un bout de stalactite. J'ai vu ça, moi qui vous parle, et je n'ai pas quinze ans!

Il se tut, soupira une fois, et se tourna en tire-bouchon pour dormir au fond de son trou, dans la neige.

Mais le bivouac s'était réveillé à ses terribles prédictions. Un souffle d'inquiétude sortait des gueules, et Pitou, qui ne voulait plus se sauver, mais qui voulait rester le chef, eut une inspiration de génie. Il se tourna vers Caton:

– Voici le coupable, frères et amis! C'est lui qui nous mène chaque jour au caprice de son museau du Labrador! C'est lui qui nous fait courir, pire que des chevaux, sur des pistes où il est le seul à sentir quelque chose. Le maître le suit toujours: donc, à lui de nous ramener demain en arrière… Entendez-vous, maître Caton!

Pas de réponse, si ce n'est une queue raide, deux oreilles couchées, une lèvre vilainement retroussée sur des crocs très pointus. Et puis, au fond des yeux jaunes, il y avait sûrement de la rage. Pitou se retourna vers ses troupes: elles étaient prêtes à le suivre, s'il avançait. Les malamutes dormaient en un cercle parfait, prenant la vie comme elle venait, et, somme toute, contents de servir qui les nourrissait. Mais le Saint-Bernard, la tête de trois quarts, avait un œil ouvert sous une oreille des plus ironiques.

Quand les gros chiens regardent les petits comme ça, les petits ne savent plus ce qu'ils font. Pitou sauta sur Caton: le roquet jaune le terrassa, le cloua à terre, où il commença à râler. Les autres se précipitèrent à sa rescousse, quand accourut Tildenn. L'ordre fut tôt rétabli à coups de fouet. Cependant Caton fut épargné dans cette distribution: même, le maître examina soigneusement chacune de ses pattes, comme si elles eussent été plus précieuses que celles de ses camarades. Aussi, quand il se fut retiré, pour se venger, les fouettés entonnèrent un hymne à la lune, où, sans s'arrêter, ils répétèrent trois mille six cent fois chacun en sept heures:

– Caton est fou, fou, fou!.. Ou, la la-houh! La hou hou hou-hou-hou!

Lorsque Tildenn s'était décidé à suivre Labelle à son insu, il avait aussitôt préparé tout ce qu'il fallait pour un voyage d'au moins six mois, à l'époque la plus rigoureuse du Yukon. Son expérience de deux hivers arctiques lui avait permis de laisser tout le bagage inutile dont s'encombrent les novices, – manteaux de fourrure, trop chauds pour la marche, épaisses couvertures, encombrantes autant que lourdes et qui laissent filtrer le froid, une fois qu'on s'est retourné d'un coté sur l'autre; provisions ou extraits de viande, enfin, dont les boîtes d'étain augmentent le poids sans que leur valeur nutritive soit le vingtième de celle annoncée dans leurs prospectus… Il s'était contenté de deux paires d'excellentes bottes lacées au cou-de-pied et sur le côté, de mocassins et de vingt-quatre paires de chaussettes, – on ne saurait trop en avoir au cours de ces marches forcées d'hiver, – d'une parka, veste de cuir fourrée à l'intérieur, avec capuchon pour la nuit, et enfin d'un sac-lit à triple rang de plumes, à travers lesquelles le froid ne trouvait aucune fissure pour venir brûler la peau. Le reste du bagage se composait d'un poêle, d'une tente de soie, et de sept cents livres de lard et de biscuits de marine. Ainsi lesté, il pouvait aller jusqu'au pôle Nord; il pouvait aller du moins, tant qu'il aurait du bois pour sa cuisine du soir et du lard pour se nourrir avec ses chiens, – charbon de bois et charbon de viande, pour le poêle de tôle et le poêle de chair. – Du thé et de la saccharine complétaient cet approvisionnement de sybarite. En route, il avait tiré quelques caribous, dont la carcasse gelée faisait les délices de l'attelage. Et grâce à Caton, toujours attaché pour ne pas se perdre, il avait pu dépister le trappeur à travers ses extraordinaires crochets qui commençaient à l'inquiéter tout de bon.

Le vieux se savait-il suivi? Riait-il dans sa barbe en emmenant Tildenn sur une fausse trace? Ou bien ne ramassait-il son or, comme on l'avait prétendu, qu'en le glanant çà et là, au hasard de ses vagabondages annuels? S'il en était ainsi, si vraiment il n'avait pas trouvé la veine mère, si lui, Tom Tildenn, avait couru après un spectre, – ce spectre de l'or que tous les mineurs voient une fois au moins avant de mourir, – pendant qu'à New-York ses amis, près d'Aélis!.. Non, il ne voulait pas y penser, en ce moment. Ou bien son cerveau se viderait, sa raison continuerait à courir le désert, pendant que ses chiens ramèneraient son corps vivant au Boulder. Il ne serait pas le premier: vous rappelez-vous Whipple? – Ha! ha! ha! – Aélis viendrait le baiser au front, et ça lui ferait tant de mal, parce qu'il n'y aurait plus rien dedans et qu'il ne pourrait plus rattraper ce qui en serait sorti pour toujours… Depuis combien de temps avait-il vu un autre homme que lui? Trente jours? cent jours? Il ne savait plus; il ne voulait pas savoir, puisque là, à côté, veillait le démon du désert d'Alaska, et que, pour la seconde fois, il guettait l'occasion de s'agripper à son âme.

Tildenn se rappela son aventure du Dôme et fit un effort: il alluma son poêle pour se préparer quelques grillades, qu'il arroserait d'une tasse de thé bouillant. Au dehors, la température s'abaissait tellement que son thermomètre éclata vers minuit, avec le même bruit qu'une amorce d'enfant. Il sortit pour aller couper du bois; en quelques secondes, ses gants se recouvrirent d'une mince couche de glace: – l'évaporation qui se faisait par les pores de la peau; – ses doigts crispés sur le manche de la hache ne pouvaient plus s'ouvrir. Il eut peur de laisser le sang s'y arrêter, courut sur la glace du ruisseau, fit un faux pas et tomba les mains en avant. La droite entra dans un trou où l'eau fumait au lieu de geler, comme cela arrive au cœur même de l'hiver. Il la retira aussitôt: elle se trouvait déjà emprisonnée dans une énorme mitaine de glace, au milieu de laquelle il sentait encore ses doigts dans l'eau qu'il battait en les ouvrant, en les refermant, pour les empêcher de geler tout à fait. Il s'en alla vite à sa tente, et, quand il eut fait fondre cette croûte, il ressortit pour ramener sa charge de bois. Comme il rentrait, la tempête annoncée par les quatre soleils et prédite par le malamute éclata soudainement.

Ce fut un ouragan de neige follette, qui venait de partout, sur la bouche où elle fondait, dans les oreilles qu'elle assourdissait, sur les yeux où elle s'humectait d'abord, puis gelait en soudant les deux paupières ensemble et vous faisait tourner sur place, perdu à dix pas de votre abri. Tildenn eut à peine le temps de rejoindre sa tente, qui disparaissait dans la blancheur universelle. Il y entassa son bois, se blottit à côté du poêle, et ferma la porte.

La neige continua de tomber, épaisse, pressée maintenant, tellement qu'on ne distingua plus, le jour suivant, le disque blanchâtre qui, d'habitude vers midi, prenait le nom de soleil. Et le déluge continua, ensevelissant le traîneau, les chiens autour de la tente, étouffant tout ce qui restait de vie en Alaska. Le second jour, les vents commencèrent à siffler des quatre coins du monde, comme pour se battre autour de la loque d'où sortait un peu de fumée bleue, et ce fut dans la plus effroyable désolation qui se puisse concevoir que Tildenn laissa passer les heures, blotti au fond de son sac-lit, pour économiser le combustible.

Enfin, la nuit du troisième jour, la Grande Ourse resplendit au ciel, redevenu merveilleusement transparent; on revit scintiller les feux colorés d'Arcturus; les vents et l'ouragan passèrent en Sibérie d'Asie; l'aurore boréale empourpra l'horizon de splendides, de fantastiques illuminations qui jaillissaient en geysers de lumière douce pour disparaître plus vite encore, reparaître ainsi que les cordes d'une lyre céleste, sur laquelle des nuages allongeaient comme des mains hésitantes. Même, Tildenn, qui s'était remis en marche aussitôt, car il craignait pour l'instinct de Caton, quelque surprenant qu'il fût, Tildenn entendit tout à coup des arpèges successifs, venant de très loin, – devant, derrière, au-dessus, il n'aurait su le dire, car ils s'en allèrent au nord, revinrent au sud, se divisèrent peu à peu entre tous les points cardinaux qui jouaient à se les renvoyer à travers l'immensité. – Des voix d'enfants s'y mêlèrent, modulèrent des gammes changeantes comme celles du ciel. Du moins, Tildenn s'efforça de s'en rendre compte, il voulut s'assurer qu'il ne dormait pas. Pour mieux le vérifier, il se dit: «Je vais m'asseoir; je serai très bien sur cette bonne neige molle. Ah! la jolie musique qui chante, qui pleure… Et voyez, en l'air, cette ville de palais blancs… sans doute, la «cité qui dort», des Indiens… On voit les clochers, les tours, les avenues et les squares, mais personne…»

Un brusque aboiement de Caton le secoua: il fit un effort, se remit en route. Est-ce qu'il allait se laisser endormir par ce froid excessif? Il avait des pointes de feu par tout le corps: mieux aurait valu attendre une journée de plus sous la tente, mais, puisque c'était fait, autant continuer à foncer en avant et se réchauffer par un trot continu, en attendant le soleil.

Six heures plus tard, en effet, le soleil parut à l'horizon, éblouissant sur la neige fraîche, dans sa splendeur de Dieu triomphant de la mort. Caton aboya une seconde fois et prit le galop. Ses onze camarades s'emballèrent à sa suite: leurs jambes s'étaient refaites toutes neuves depuis soixante-douze heures, et ils avaient mangé beaucoup de ce lard qui ne se digère que par des trentaines de kilomètres au galop! Tom voulut les rappeler: ils ne l'écoutèrent pas. La distance qui les séparait de leur maître, augmentant de plus en plus, commençait à l'inquiéter, quand il les vit s'arrêter brusquement le long d'un petit monticule blanc. Caton y disparut, et les autres se mirent à hurler. Sans doute, quelque roc, ayant accroché le traîneau, les empêchait, Dieu merci, de continuer leur course folle! Il ralentit le pas, mais, à mesure qu'il se rapprochait, maintenant que le danger était passé, il ne pouvait maîtriser un frisson de tous ses membres. Enfin, il arriva et il vit.

Il vit Caton, couché sur la neige, au fond d'un trou qu'avait creusé, en expirant, Kilippa; il vit l'attelage du vieux, raide aussi sous les harnais, comme des animaux en bois, les jambes bizarrement écartées, les lèvres relevées sur les dents de glace; il regarda enfin le traîneau, et, sous sa capote de neige, assis toujours les rênes en main, il reconnut Labelle, gelé, une statue de glace, aux yeux grands ouverts, d'où le soleil commençait à faire tomber des larmes.

Et le vieux qu'avait chassé le spectre de l'or à travers l'horrible tempête, le vieux, fixement, considérait un rocher, en face, une pierre qu'il avait dû voir depuis des années, à chaque heure, à chaque minute, à chaque seconde de sa vie solitaire: instinctivement. Tom Tildenn regarda, lui aussi, et, dans ses yeux dilatés, il reçut un coup qui les fit papilloter comme devant la fulguration d'un éclair… Là, elle était là, devant lui, la Veine, la Veine Mère, une coulée jaune, fantastique, incroyable, à peine striée çà et là de quartz bleu, la Veine, la Veine Mère du Klondike, ô créateur qui avez fait les mondes et les avez donnés à l'or!

Et le pauvre homme qui se trouvait ainsi, subitement, sacré roi du Klondike, connut ce jour-là le paradis: car il vit son dieu en face, – et il ne mourut pas.

XVII
«LADY PROSTITUTE»

Frank Smith n'avait pu comprendre le refus d'Aélis d'Auray. Cela passait son entendement! Est-ce qu'il ne «valait» pas un tas de millions qui s'accroissaient mathématiquement chaque année? Il était prêt à en placer trois ou quatre sur la tête de sa femme, afin de parer à toute éventualité de ruine ou de faillite. Si elle avait été une enfant de quinze ans, ses idées romanesques auraient pu s'excuser, à la rigueur, parce qu'à cet âge, comme dans les romans, on rêve une chaumière et un cœur. Mais à vingt-deux ans sonnés, après avoir connu la gêne, – et pis encore; probablement! refuser un cœur et un palais, —well! it was a most foolish thing to do18; c'était inadmissible… Que dit le proverbe d'ailleurs: «Mieux vaut être la mignonne d'un vieux que l'esclave d'un jeune!» Nul doute qu'Aélis réfléchirait; son exaltation passagère…

Ici, Frank, qui avait un mérite, celui de ne jamais mentir qu'aux autres, jeta son cigare par la fenêtre:

«À quoi bon me leurrer. Cette petite a des yeux et une bouche qui ne trompent pas. Il suffit de la revoir comme je l'ai vue quand elle s'est retournée sur le seuil de la porte: «Cela ne se peut pas; je vous répète, monsieur, que je suis fiancée. – Oh! si peu!.. Est-ce qu'on a entendu parler de lui depuis des années qu'il a disparu au pôle Nord? Vous êtes la seule à vous le rappeler. Allez-vous donc vous sacrifier à un souvenir?» Par Jupiter! quels beaux regards d'indignation, à ce moment-là, et quelle voix d'argent: «C'est pourquoi, monsieur, vous voudrez bien accepter ma démission, avec les remerciements qui sont dus à vos égards… Si je suis la seule à ne pas oublier, ainsi qu'il vous plaît de le dire, il n'est que juste que j'aille moi-même m'en convaincre là-haut.» Et la voilà partie aussi vite qu'un télégramme, pauvre et belle comme devant, fière comme une reine, sotte comme une histoire d'amour au pain sec et à l'eau!.. Et je reste, moi, Frank Smith, entre le passé, qui est au cimetière, et l'avenir qui s'en va au Klondike… Comment faire pour le rattraper? Je donnerais cent mille dollars pour le savoir.»

*
* *

Quant Robert de Saint-Ours eut mis Aélis à bord d'un steamboat du haut Yukon, il lui dit:

– Au revoir, mademoiselle. Il me faut passer à Atlin, mais je serai à Dawson dans quinze jours.

Et il s'en alla très vite, sans tourner la tête. Car il s'était singulièrement épris de son rôle de protecteur, entre New-York, – où elle lui avait demandé la permission de faire le voyage avec lui, – et le lac Bennett. Elle le vit s'éloigner avec un serrement de cœur, et l'angoisse monta soudain à son visage de jeune fille qui, pour la première fois, commençait à sentir autour d'elle l'effroyable isolement d'Alaska. Cette sensation dura jusqu'à Dawson, où elle débarqua au bout de quatre jours de navigation. Une nuit de repos au Royal Hôtel lui rendit ses forces: dès le matin, elle se rendit à l'hôpital où elle devait trouver le Père jésuite pour lequel ses maîtresses les Ursulines lui avaient procuré une lettre de recommandation.

La porte était recouverte d'un drap sombre quand elle s'y présenta, il lui fallut frapper plusieurs fois avant de réussir à attirer l'attention des gardes-malades. Enfin, un vieux mineur, tout noir encore de scorbut, finit par venir.

– C'est-y vous qui grattez comme ça?

– Oui, monsieur. Je voudrais voir le Révérend Père Judge, si c'est possible.

– Sans doute, miss, sans doute… Seulement on ne tape pas aux portes, à Dawson: on entre tout droit, surtout avec un joli visage comme le vôtre!

– Pardonnez-moi de vous avoir dérangé. Je croyais… mais où trouverai-je le Père?

– À l'église, naturellement!.. N'avez-vous pas remarqué, en passant, la foule qui entre pour le voir? Vous n'avez qu'à suivre…

– Alors, j'y vais à l'instant. Merci, monsieur.

«Monsieur», qui n'était que «Nicolas» depuis soixante-trois ans, ouvrit une bouche immense en la regardant descendre le perron de bois, puis se mit à bredouiller:

«Nom d'un bateau de Québec! La belle créature! Et polie, avec ça!.. Je parie qu'elle vient de Yoshiwa… En voilà une qui me guérirait plus vite du scorbut que les drogues du docteur!»

Construite par un millionnaire écossais, auquel, trois ans auparavant, les missionnaires avaient fait crédit d'une messe à vingt-cinq sous, l'église était à côté de l'hôpital. Des centaines de mineurs entraient, sortaient en silence, leur chapeau ou leur bonnet de fourrure à la main, et marchaient avec une certaine précaution, formant une file qui parut interminable à la jeune fille.

«Quelle foule! Jamais je n'arriverai avant midi!»

Elle se trompait: là, encore, son joli visage fit miracle. Les rangs serrés s'ouvrirent, les lourdes bottes cessèrent de marteler le sol: «Passez, passez, lady. Dieu vous bénisse!» Elle passa, silencieuse elle aussi, mais avec un gentil merci de la tête. D'une main, elle avait relevé sa jupe, et, de l'autre, elle tenait sa fameuse lettre de recommandation, tandis que, pénétrant dans l'église, le cœur un peu serré, sans trop savoir pourquoi, elle répétait en elle-même la requête qu'elle allait adresser au Révérend Père. Bien sûr, il ne la refuserait pas, si elle insistait, elle, si seule au milieu de tous ces hommes, parmi lesquels son fiancé reviendrait on ne savait quand. Elle se sentait au plus haut point misérable: «Ce sera non, d'abord, parce qu'il y a déjà trop de monde. Alors je lui dirai…»

Elle releva la tête: derrière elle, le piétinement s'arrêtait. Devant elle, il y avait un catafalque, au centre de l'église, où des bougies éclairaient en frissonnant celui que tous venaient saluer une dernière fois sur terre. La jeune fille retint à peine un cri, porta les deux mains à son visage, les abaissa presque aussitôt et, plus courageuse, regarda celui qui dormait là, dans le cercueil noir aux lettres blanches:

R. P. Judge, S. J
R. I. P

Mon Père, mon Père, était-ce bien vous que l'Ange terrible dont vous nous parliez si souvent était venu appeler, vous à qui il était descendu dire: «Ta tâche est finie: viens au tribunal, il est temps!» Vous aviez demandé un sursis, vous aviez même lutté jusqu'à la fin: car vous les aimiez, vos aventuriers du Yukon, et vous ne saviez que trop où ils s'en iraient s'ils perdaient le missionnaire debout avec eux sur la brèche, en ce coin perdu du monde. Mais l'Ange avait vaincu: et quoique terrassé, vous étiez là encore à nous sourire, vous l'apôtre des premières heures dans la ville de boue et d'or, vous, le seul homme, le seul qui ne fussiez pas venu au Klondike pour y «faire de l'argent». Même à cette visite suprême, votre pâle, votre ascétique visage nous redisait une fois de plus: «Il y a autre chose, croyez-moi, mes enfants! Je ne serai pas toujours là pour vous le dire ni vous pour l'entendre…» Étranges paroles, qui, dans la bouche de Mac Donald ou Lippy, assis sur leurs millions, eussent coulé sur nous ainsi qu'une eau tiède sur des icebergs. Mais votre murmure à vous, dominait la grande clameur de Dawson, il nous suivait ainsi que les moustiques à travers la solitude des montagnes, l'écrasement des vallées, l'angoisse d'un immense glacier où beaucoup pleurent en se cachant des autres, parce qu'ils pensent au passé. Il nous harcelait même le jour triomphant où nous rapportions notre or, notre premier or à Dawson pour y acheter un peu de bonheur…

Et maintenant, baissant la tête pour le dernier adieu, un à un, nous passions, secouant l'eau bénite sur ce corps si usé, si transparent, qu'au sortir de l'église, ceux qui ne vous avaient jamais vu auparavant s'écriaient: «Ah! qu'il était donc frêle! Comment a-t-il pu faire tant d'ouvrage dans le pays?»

Aélis était à genoux: goutte à goutte, ses larmes tombaient sur sa supplique que, d'une main maladroite, elle cherchait à glisser aux pieds du prêtre mort. Cela fait, elle se recueillit, murmura un De profundis. Soudain une rumeur monta derrière elle, un grondement remplit l'église, déborda sur la place. Inconsciemment, elle avait parlé haut et les Canadiens répondaient aux versets terribles:

 
Si iniquitates observaveris, Domine, Domine quis sustinebit?..
A custodia matutina usque ad noctem, speret Israel in Domino…
Requiem æternam dona eis, Domine,
Et lux perpetua luceat eis…
 

Elle se releva, sortit sans trop se rendre compte de ce qu'elle faisait, se retrouva dehors à côté d'un groupe de mineurs qui causaient à voix basse et leur demanda:

– Quand enterre-t-on le Père?

– Demain matin à huit heures, miss. La ville entière y sera. Ceux du Bonanza et du Hunker arrivent aussi ce soir, et on attend dans la nuit les gens du Dominion… Il nous aimait tous, protestants, catholiques ou païens, nom d'un tonnerre!.. Oh! I beg your pardon, miss19!

*
* *

Or, en cette année de grâce il y avait à Dawson, scrupuleusement dénombrées, sept honnêtes femmes. La huitième fut Aélis: comme elle l'ignorait, au lieu d'aller se joindre à leur petite congrégation, le lendemain, au premier banc de l'église, elle se mit à côté des autres qui formaient une imposante majorité. La place de ces dernières n'étaient évidemment pas à l'église – n'est-ce pas, madame? – et il avait fallu la mort d'un saint pour les rendre à ce point effrontées. Les vierges sages, au surplus, les dévisagèrent si bien que ces folles ne cherchèrent pas à diminuer la distance, et ce fut tout au fond du lieu sacré que resta, plus ou moins intimidé, leur joli groupe de brebis galeuses.

Excepté Topsy, pourtant, à côté de laquelle vint s'agenouiller Aélis… Topsy était le lotus rose de Yoshiwa, et Yoshiwa (qui a jamais pu trouver l'origine de ce nom?) était le quartier de la 5e rue, où, dans une crise de vertu, les maîtres de Dawson avaient relégué ces dames. Les Anglais le surnommaient la «Petite France», et les Canadiens «la plus Grande Bretagne». Quoi qu'il en fût, Topsy en était la reine, une ravissante petite poupée de Yokohama, où pas une geisha ne savait plus délicieusement vous chanter sur une guitare à trois cordes:

 
Argent ou moi, qu'est-ce que tu préfères?
Choïto! don-don!
Otagaïdané;
Choïto! don-don!
Shimaïmashitané.
 

Ce disant, elle vous considérait avec ses yeux de quinze ans, aussi innocents que sa bouche était perverse. Pour femme, et chatte, et dangereuse, elle l'était incontestablement: il n'y avait qu'à passer devant son cottage, au retour des placers, pour s'en apercevoir. Vous aviez de l'or plein vos poches, et souvent encore plus de kilomètres dans vos jambes: un mois ou deux de solitude au milieu du désert de glace vous faisait hâter vers Dawson, et c'est à ce moment-là qu'Ève déchue et le paradis très terrestre venaient à votre rencontre. Ses petits pas d'enfant pressé, comme hésitants sur des sandales qui se seraient perdues au creux de votre main, commençaient à piétiner sur votre cœur; il suffisait d'un mot, alors:

– Je me suis vue dans vos yeux. Venez: j'ai du thé parfumé, il vous reposera…

Avait-elle une âme? Les missionnaires des dix à douze sectes qui l'avaient cherchée au bout de leur invisible scalpel auraient seuls pu répondre; et ils étaient tous à San-Francisco où elle avait passé deux ans. À Dawson, néanmoins, il fut impossible d'en douter après le service funèbre du Père Judge. Car ce fut en ce jour inoubliable, tandis que les drapeaux flottaient à mi-mâts, que les tripots étaient fermés, qu'enfin la plus étrange, la plus vicieuse et aussi la plus religieuse des foules entourait le cercueil d'un prêcheur, ce fut précisément à l'élévation que Topsy poussa un gémissement, perdit connaissance et roula par terre.

Aélis lui releva aussitôt la tête: les perles dorées de sa chevelure, en se brisant, avaient amorti sa chute, et pourtant il y avait des larmes dans ses yeux, pareils à deux diamants noirs. Un mineur la prit à bras le corps et l'emporta. Cinq mille personnes attendaient sur la place; à leur vue, il y eut un long murmure.

– Topsy!.. c'est Topsy!

– De l'eau, je vous en prie! suppliait Aélis. Elle n'est qu'évanouie.

L'eau arriva, froide comme la glace d'où elle s'égouttait à peine. La Japonaise ouvrit ses yeux, les essuya, regarda les curieux massés autour d'elle et, cette fois, elle éclata en sanglots. Elle se serrait contre Aélis:

– Emmenez-moi… emmenez-moi, voulez-vous?.. Je l'ai vu… Il m'a dit, comme l'an passé, à l'hôpital, pendant ma pleurésie: «Topsy, petite Topsy, où allez-vous? Que ferez-vous quand je ne serai plus là?..» Emmenez-moi.

Subitement, elle frappa deux fois, trois fois, quatre fois ses mains l'une contre l'autre, à la manière des shintoïstes, pour le réveil de la «longue nuit»:

– Ma! écoutez les gnômes! Chichi! koishi! haha! koishi!

Elle se voyait perdue maintenant dans cet antre sinistre où reviennent les enfants morts, Kyû-Kukedo-San, près d'Izumo, et où ils cherchent leurs mamans dans les ténèbres, sans jamais les retrouver. Chrétienne, bouddhiste, shintoïste, toutes les croyances se heurtaient dans sa petite cervelle, lorsqu'elle recommença son appel à Aélis:

– Emmenez-moi!

– Où?

– À Yoshiwa, numéro…

– Numéro 132, miss, – fit une voix par derrière; – il y a devant une lanterne chinoise avec des dragons. Mais ce n'est pas la place d'une lady.

17.«Ghi, ah», à droite, en jargon de conducteurs de chiens; «oh», à gauche.
18.«Bah! c'était une folie…»
19.«Je vous demande pardon, mademoiselle.»
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
25 июня 2017
Объем:
181 стр. 3 иллюстрации
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают