Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Robert Burns», страница 11

Шрифт:
 
Se tasser sur un pied, faire arser son épée,
Et s'adoucir les yeux ainsi qu'une poupée269.
 

ou qu'il écrit:

 
Trois vieilles rechignées
Vinrent à pas contez comme des airignées270.
 

quand St-Simon, dans son puissant crayon de Pierre-le-Grand, après avoir peint le visage, parle «d'un tic qui ne revenait pas souvent, mais qui lui démontait le visage et toute la physionomie et qui donnait de la frayeur. Cela durait un instant, avec un regard égaré et terrible, et se remettait aussitôt271»; quand Molière représente Tartuffe attirant les regards

 
Par l'ardeur dont au ciel il poussoit sa prière,
Il faisait des soupirs, de grands élancements,272
 

quand Beaumarchais s'écrie: «La charmante jeune fille! toujours riante, verdissante, pleine de gaîté, d'esprit, d'amour et de délices273»; est-ce que, dans chacun de ces cas, l'effet n'est pas produit par un mot. Nous ne disons pas par le sens qu'il contient, mais par sa physionomie particulière, par son allure, quelque chose d'expressif et de pittoresque qui lui est propre. Qu'on remplace n'importe lequel de ces termes par un autre, aussi proche synonyme qu'il soit, tout est perdu, la touche victorieuse se ternit, le tableau s'éteint, la vie s'efface. Cette facture de génie est le propre des grands écrivains. On peut être un grand connaisseur et un grand descripteur d'hommes, dans une langue ordinaire, comme Ben Jonson, Thackeray ou George Eliot, qui sont plutôt des génies d'analyse. Il faut, pour rendre les éclairs d'expression, les brusques attitudes et les raccourcis de la vie, la langue plus riche et plus inventée de peintres comme Shakspeare, ou Dickens, ou Rabelais, ou Molière.

Burns était de cette dernière lignée. Il avait reçu, à un niveau moins élevé sans doute, le don supérieur de la vie. Non seulement il avait la pénétration qui discerne les ressorts cachés, les motifs sous les actes, non seulement il avait la faculté de le rendre d'un coup et de rassembler dans le regard la personnalité complète d'un individu, mais il avait aussi, cette invention de langage nécessaire pour donner le trait essentiel, dominant, qui groupe tous les autres et en est comme la clef de la voûte. Tout essai pour transporter cette marque de maîtrise est inutile. Dès qu'on y touche, elle échappe. Il est aussi impossible à une traduction de rendre ces vigueurs qu'à une gravure de rendre les touches de couleur. Il faut, dans les deux cas, avoir recours à l'original.

Les personnages qui s'agitent dans ces tableaux remuants sont, grâce à ces qualités, merveilleusement vivants, brossés en quelques coups de pinceau mais qui portent tous. Quelques-uns ne font que passer dans un vers, on les croise une seule fois comme dans la rue, mais on ne les oublie plus. Et qui pourrait oublier ce brave ivrogne Tam de Shanter, et le savetier Johnny, son vieux, fidèle et toujours altéré compagnon? et l'hôtesse qui fait la gracieuse avec Tam et la femme de Tam qui avait ses raisons pour être d'humeur mauvaise?274 Et Tam Samson, le roi des chasseurs et des pêcheurs, des joueurs de curling, une bonne physionomie de vieux chasseur enragé? En vain la vieillesse délabrait son corps, en vain la goutte mettait des entraves à ses chevilles, rien ne le retenait. «Il avait deux défauts ou peut-être trois», mais on perdit un gai et honnête compagnon quand Tam Samson mourut275. Et tous ces braves fermiers? Qui peut oublier ce jovial, rugueux, rude et plaisant Rankine, «le premier des pour rire et boire», plein de réparties et de farces, qui s'amuse à griser les dévots, et dont le maudit esprit leur arrache du dos leur robe d'hypocrisie?276 Et le vieux et franc Lapraik, au cœur honnête, qui écrit si amicalement, «le roi de cœur si le genre humain était un paquet de cartes»?277 Et William Simpson, le maître d'école, cet insinuant Willie «flatteur et caressant»?278 Et James Smith, le petit marchand de Mauchline, rabougri et disgracié, mais fin et avec quelque chose d'attirant qui le rendait irrésistible? On pense à ces hommes un peu contrefaits chez qui la physionomie sauve tout.

 
Cher Smith, le plus malin, le plus sournois voleur
Qui ait jamais tenté larcin ou rapine,
Sûrement vous avez quelque charme de sorcier
Sur les cœurs humains,
Car jamais une poitrine n'a pu se défendre
Contre vos artifices.
 
 
Pour moi, je jure par le soleil et la terre,
Et chacune des étoiles qui clignotent au delà,
Vous m'avez coûté vingt paires de souliers
Rien qu'à vous aller voir,
Et à chaque paire qui est usée,
Je suis plus épris de vous.
 
 
Cette vieille coquine capricieuse, la Nature,
Comme dédommagement pour une courte stature,
Vous a lancé dans le monde comme une créature
De premier choix;
Et s'est amusée sur chacun des traits de votre figure
À écrire: «Un homme!»279
 

Aussi ne sommes-nous pas surpris de trouver ailleurs une épitaphe préparée à l'avance pour ce petit homme spirituel, si dangereux de laideur et de séduction, sorte de Roquelaure rustique.

 
Pleurez-le, vous tous époux de Mauchline,
Il vous a souvent aidés;
Car, fussiez-vous restés des années absents,
Vous n'auriez pas manqué à vos femmes;
Vous, gamins de Mauchline quand vous allez
À l'école par bandes, tous ensemble,
Oh! marchez légèrement sur son gazon,
Peut-être il était votre père280.
 

Quand on voyage en Écosse, il est impossible de ne pas être frappé d'un type très fréquent. Ce sont certains hommes grisonnants mais vigoureux et nerveux. Ce qu'on remarque tout d'abord c'est la chevelure drue, épaisse, raide, emmêlée, revêche, que l'âge n'a pas pu éclaircir, qu'il ne peut même pas dompter, et qu'il semble avoir peine à blanchir. C'est la chevelure caractéristique des portraits de Carlyle et de Hugh Miller, et, s'il est permis de placer une observation personnelle, de la tête de David Masson. Si John Brown, ce grand connaisseur en rapports de physionomies, qui comparait les yeux d'un chien à ceux de la Grisi281, voulait nous prendre sous sa protection, nous dirions que cette chevelure fait penser au poil touffu, bourru et rageur des terriers écossais. C'est comme l'indice d'un grand fonds de résistance, de natures rugueuses et robustes. Sous «ce chaume»; il y a souvent des yeux gris d'acier, petits, enfoncés, très actifs et très pénétrants. Cette physionomie va généralement avec quelque chose d'inculte et de négligé dans la mise. L'ensemble est brusque, vigoureux, très sagace et très bon. On y sent une grande puissance de travail et de ténacité. Souvent, il y a sous cet extérieur, beaucoup de science et beaucoup d'humour; ils ont le coup de dent, et la comparaison du terrier revient pour le moral. C'est un type bien écossais. Burns en a tracé le portrait dans quelques vers sur son ami William Smellie, moitié imprimeur, moitié savant. Il est définitif.

 
Le pénétrant Willie vint au Crochallan,
Le vieux chapeau à cornes, le surtout gris, toujours les mêmes;
Sa barbe raide commençait à croître dans sa force,
Il s'en fallait de quatre longs jours et nuits jusqu'au soir du rasoir;
Ses cheveux grisonnants, non peignés, farouchement hérissés, couvraient de leur chaume,
Une tête sans rivale pour les pensées profondes et claires.
Cependant, bien que son esprit caustique fût mordant et âpre,
Son cœur était chaud, bienveillant et bon282.
 

Nous parlions du pouvoir de certains mots dans une peinture et de l'effet qui est uniquement dû à ce qu'ils ont de particulier. Nous n'en pourrions pas citer beaucoup d'exemples plus convaincants que celui qui est contenu dans deux vers de ce fragment:

 
His uncomb'd grizzly locks, wild staring, thatch'd
A head for thought profound and clear unmatch' d
 

Il est impossible de rendre la force et le pittoresque qui s'ajoutent à l'idée, par suite de l'enchevêtrement du premier vers suspendu au-dessus de l'aisance et de la clarté du second. Ce sont ces touches-là qui décèlent l'écrivain et qui, en même temps, sont intraduisibles.

À ces portraits, il faudrait ajouter la cohue des prêtres. Il y en a toute une bande noire et forcenée qui vocifère, menace, maudit, et, dans des clameurs de damnation, secoue des gestes d'anathème. Ils apparaissent tous marqués d'un trait: le vieil Auld qui ne peut plus mordre mais peut encore aboyer, Andro Gouk, le Docteur Mac, Davie Bluster, le bruyant283; il y a surtout le Révérend Moodie et le Révérend Russell, le verbeux Russell284 «le noir Russell», deux types accomplis de clergymen terrifiants. Voici Russell:

 
«John Grognant, John Grognant,
Montez les marches avec un grognement,
Criez que le livre est bourré d'hérésies,
Puis, tirez votre cuiller à pot,
Pour nous servir du soufre comme de l'eau sale,
Et hurlez toutes les notes des damnés285
 

Et voici Moodie:

 
Maintenant toute la congrégation
Est silence et attente;
Car Moodie gravit le pupitre sacré,
Avec des nouvelles de damnation.
Si le Cornu, comme aux jours anciens,
Parmi les fils de Dieu se présentait,
La seule vue de la face de Moodie
Le renverrait dans sa chaude maison
Tout peureux, ce jour-là.
 
 
Écoutez comme il éclaircit les points de foi,
Avec du fracas et des coups de poing!
Tantôt doucement calme, tantôt farouche et furibond,
Il trépigne et il bondit!
Son menton allongé et son groin en l'air,
Ses glapissements lugubres et ses gestes,
Oh! comme ils mettent en feu les cœurs dévots,
Comme des emplâtres de cantharides,
En ce jour-là286.
 

Ailleurs, c'est le gros capitaine Grose287, le bon Matthew Henderson288, le major Logan qui joue du violon, dont «le coude marche et se trémousse289,» «la face latine de Gregory290», «Creech le libraire», «un petit homme, droit, vif, aigre trottinant291»,

 
Qui regarde avec amour sa petite ombre leste dans les rues
Plutôt que la plus jolie femme qu'il rencontre292.
 

Que d'autres portraits encore tracés d'un trait, des noms accompagnés d'une seule épithète parfois, mais si expressive et si juste qu'une personnalité s'en dégage et ne s'oublie plus. Cela fait penser aux personnages si joliment évoqués par Chaucer, d'un seul mot, dans le prologue de ses contes de Canterbury.

II.
L'HUMOUR DE BURNS

Avec ces qualités, Burns a été un humoriste. Tous les critiques qui l'ont étudié le reconnaissent; l'un d'eux a même déclaré que c'était le meilleur des poètes humoristes293. Essayons de bien marquer le genre d'humour qu'il a possédé.

Il est téméraire, sans doute, de tenter une fois de plus de préciser l'humour294, et de reprendre un mot fatigué vainement par tant de définitions. Chacune des formules dont on l'a marqué ne s'applique qu'à un point, et l'idée, couverte d'empreintes, dépasse chacune d'elles et n'est pas même comprise par elles toutes. Elle ressemble à ces troncs d'arbre que des acheteurs successifs ont frappé de leur fer, et qui néanmoins ne portent que çà et là une lettre. Si l'on dit, avec M. Taine, que l'humour est quelque chose d'âcre, d'amer, de sombre, «la plaisanterie d'un homme qui en plaisantant garde une mine grave», d'un homme «qui est rarement bienveillant et n'est jamais heureux295», on définit l'humour de Swift, de Carlyle ou de Thackeray, bien que ce dernier, pour son compte, ait décrit l'humoriste comme un homme plein de pitié et de tendresse296. Mais que fait-on alors de l'humour bienveillant et enjoué d'Addison, le meilleur des hommes et un optimiste, de celui du joyeux Steel, de celui du bon Goldsmith, du sensible Sterne, de Charles Lamb, cette âme délicate et candide, de toute une lignée d'écrivains que les Anglais regardent comme les types les plus achevés de l'humour?297 Si, avec M. Scherer, on définit, par une conception diamétralement opposée, l'humour comme une plaisanterie sans amertume, «une satire sans fiel», et l'humoriste comme une sorte d'optimiste qui, «au fond, ne trouve pas que tout aille si mal, ni que l'humanité soit si à plaindre, ni qu'il y ait ici-bas que des coquins ou des scélérats298», on explique les humoristes bienveillants, mais que deviennent Swift, Thackeray, Carlyle, les seuls qui soient acceptés par M. Taine? Si, avec M. Stapfer, dont l'étude sur ce sujet est cependant si remarquable299, on considère l'humour comme un pessimisme profond dont le principe est «l'idée du néant universel», le mépris de tout, et si l'humoriste est un désabusé qui a jugé que tout n'est qu'une farce, méprise tout, se rit de tout et enveloppe sa désespérance d'un sarcasme, que deviennent les humoristes moraux et croyants, les hommes qui, comme Addison, croient au bien, s'y consacrent et font de la raillerie un moyen de conversion? les hommes tels que Thomas Fuller, Jeremy Taylor300, Bunyan lui-même, qui sont des chrétiens et souvent des humoristes? N'est-ce pas aussi employer de bien gros mots pour un tour d'esprit qui peut s'exercer sur des portions de la vie humaine aussi bien que sur le problème de la destinée? Tous les humoristes n'ont pas lu Schopenhauer, et tel meneur d'ânes ou colporteur est un humoriste sans s'être fait une métaphysique. Si, d'autre part, on avance, avec Carlyle et Thackeray, que la sensibilité est l'essence de l'humour301, on est obligé de soutenir que Swift n'a pas d'humour, ou de prétendre qu'il a de la sensibilité, et on a le choix entre deux paradoxes. Si l'humour aime l'excentricité et se réjouit de déconcerter la logique et la raison302, que devient celui de Swift qui est fait de logique, et celui d'Addison qui est fait de raison? Si l'humour est fait de fantaisie dévergondée, de bizarrerie, de heurts, de soubresauts, que fait-on de celui du Vicaire de Wakefield, si uni et si charmant? Si l'humour exige des contrastes violents, que devient l'humour de Charles Lamb, tout en nuances délicates et fondues? D'ailleurs, qu'a de commun le décousu, tout extérieur, des chapitres de Sterne, par exemple, avec son humour? Qu'on découpe un exemplaire de Tristram Shandy, et qu'on rétablisse, en histoires suivies, les chapitres jetés pêle-mêle, l'humour ne subsistera-t-il pas tout entier? bien plus, qu'on prenne une page, un passage de Sterne, isolé et formant un tout, l'humour ne s'y trouve-t-il pas? Encore ne donnons-nous contre chacune de ces formules que la grosse objection centrale. Elles en soulèveraient mainte autre de détail. De toutes parts, ce sont des contradictions et des insuffisances, un enchevêtrement de définitions souvent arbitraires et toujours trop courtes; leur objet les dépasse de toutes parts. Quelques-unes sont si étroites qu'elles font penser à celle de ce vaurien qui, dans une pièce de Shadwell, faisait consister l'humour à briser les vitres303.

Ajoutez, pour achever le contraste entre la petitesse des définitions et l'étendue de l'idée, que l'humour n'est pas, pour les Anglais, une chose purement anglaise. C'est un don qui appartient à l'esprit humain et se manifeste partout où le génie parait, comme la poésie ou l'éloquence. Il faut faire entrer dans la définition de ce mot, tel que les Anglais l'entendent, des hommes comme Rabelais, Montaigne, Aristophane, Henri Heine, Jean-Paul Richter, Molière, La Fontaine, Voltaire, Cervantès. Hallam, qui a quelque autorité pour parler de littérature, dit que les Plaideurs contiennent plus d'humour que d'esprit304. Quant à Cervantès, il est le roi et le modèle des humoristes, le représentant le plus complet de l'humour. Tous les critiques anglais sont d'accord sur ce point. «Il n'y a peut-être pas un livre, dans aucune langue, où l'humour soit porté à un plus haut degré de perfection que dans les aventures du célèbre Chevalier de la Manche305.» C'est Campbell qui parle ainsi, dans sa Philosophie de la Rhétorique. Et il est important de ne pas oublier que ces paroles datent de 1750, qu'on ne peut invoquer contre elles l'extension récente que le mot d'humour aurait reçu. Près d'un siècle plus tard, Carlyle écrit: «Sterne vient ensuite, notre dernier spécimen de l'humour et, avec tous ses défauts, notre plus délicat, sinon notre plus robuste, car Yorick et le caporal Trim, et l'oncle Toby, n'ont pas encore de frère sinon en Don Quichotte, bien qu'il soit bien au-dessus d'eux. Cervantès est à la vérité le plus pur de tous les humoristes, tant son humour est doux, génial, plein et cependant éthéré, tant il est d'accord avec l'auteur et avec toute sa noble nature306.» On voit jusqu'où s'étend la région de l'humour, et quel petit espace les définitions y occupent çà et là.

Si donc, comme l'a bien marqué M. Scherer, une définition de l'humour consiste à dégager ce qu'il y a de commun chez tous les écrivains qu'on désigne sous le nom d'humoristes307, elle devra être assez large pour accueillir tous ces noms. C'est une vaste auberge où pourront se rencontrer les joyeux et les tristes, les misanthropes et les indulgents, les logiciens et les fantaisistes, les sages et les fous, Swift avec Goldsmith, Rabelais avec Charles Lamb, Aristophane avec Sterne, Chaucer et La Fontaine et Dickens, Falstaff, Mercutio, Hamlet, Sancho Pansa, une foule disparate de gens de tous pays, de toute condition, de tout âge, et de toute humeur.

Qu'ont-ils donc de commun? Un trait qu'il est impossible de ne pas saisir au premier coup d'œil: la moquerie. Quels qu'ils soient, paysans, curés, prosateurs, poètes, ignorants, lettrés, ils sont tous en ceci pareils, c'est qu'ils raillent. C'est la caractéristique de leur esprit et de leur physionomie. Regardez-les, même ceux qui affectent le plus austère sérieux; n'ont-ils pas tous au coin de la lèvre ou du regard quelque chose de narquois? Sur toutes ces figures, depuis la face joyeusement épanouie de Rabelais jusqu'à la face amèrement contractée de Swift, la moquerie s'étale ou se trahit; elle parcourt tous ces visages, du rire plantureux de Falstaff, au sourire mince et sec de Voltaire, et à celui imperceptible et attendri de Charles Lamb. Allez dans cette foule, vous y trouverez toutes les variétés de la raillerie: le sarcasme amer de Swift, la gausserie gigantesque de Rabelais, le persiflage aigu de Voltaire, l'ironie sournoise de La Fontaine, celle souriante de Goldsmith, le badinage charmant de Charles Lamb, la causticité coupante de Thackeray, la plaisanterie émue de Dickens, la gouaillerie bouffonne de Falstaff, la satire désespérée d'Hamlet, la goguenarderie niaise de Sancho, le ricanement diabolique de Méphistophélès, la chanson moqueuse de Mercutio, le rire aérien d'Ariel. Qu'ils se moquent des autres ou d'eux-mêmes; qu'ils se moquent par méchant cœur ou colère, ou, ce qui est souvent le cas, par pudeur et pour cacher leur émotion; qu'ils se moquent en parlant gravement de choses folles, ou follement de choses graves, qu'importe? Ils diffèrent en tout; ils n'ont qu'un seul point commun: la raillerie.

Est-ce là tout? Faut-il se borner à dire que les humoristes sont des railleurs et que l'humour est la raillerie? Ce ne serait pas la peine d'aller chercher un mot étranger pour rendre une idée dont on avait l'expression sous la main. En y regardant de plus près, quelque chose vient s'ajouter à ce premier trait. Il y a un autre élément nécessaire à l'humour, ou, en d'autres termes, un second point commun à tous ceux qu'on appelle des humoristes. C'est le sens de la vie réelle, le contact direct avec elle. L'éloquence, la poésie, l'esprit, peuvent être parfaitement abstraits, exister à une grande distance des choses. L'humour a besoin de s'appuyer sur elles. Il ne naît qu'au milieu du concret; il trouve ses matériaux et sa nourriture dans le tangible; il lui faut des faits particuliers; il vit de l'observation immédiate de ce qui l'entoure. Prenez de nouveau tous les grands humoristes, Aristophane, Cervantès, Rabelais, Shakspeare, Swift, et voyez comme ils ont été de minutieux connaisseurs même des petits faits et des petits objets de la vie. Les humoristes un peu inférieurs à ceux-là, parce qu'ils sont plus littéraires et que leur humour est plus dans la forme, Sterne, Addison, Thackeray, remplacent la largeur d'observation par la finesse, et nourrissent leur raillerie des miettes de la réalité. Sans connaissance de la vie, sans remarques particulières, individuelles, il n'y a pas d'humoristes. Il peut y avoir des écrivains caustiques et spirituels qui darderont dans l'abstrait des mots affilés, mais qui ne mériteront jamais le mot substantiel et plein d'humoristes. Pour l'obtenir, il faut avoir dans la main ne fût-ce qu'une poignée de faits réels. Autrement, on n'est qu'un homme d'esprit. C'est grâce à cette solidité d'observation, que la foule est pleine d'humour308. Qui n'a rencontré de ces hommes du peuple, surtout de ceux que leur métier mêle à beaucoup de monde, comme les aubergistes, les conducteurs de voitures publiques, qui ont un intarissable fonds d'observation et de drôlerie? Ce ne sont pas des gens d'esprit; ce sont des humoristes. Il n'y a pas d'autre terme pour les désigner, et l'impossibilité où nous serions de les définir autrement explique pourquoi nous avons emprunté ce mot d'humour dont nous n'avons pas l'équivalent.

Cette condition que l'observation doit rester particulière et concrète pour constituer l'humour nous paraît indispensable. Dès qu'elle se fait abstraite, dès qu'elle se dépouille de son enveloppe d'incidents, de faits, de gestes précis, la raillerie reste, la connaissance de la vie reste; l'humour disparaît. Qu'on prenne une pensée comme celle-ci: «Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui309.» Il y a de l'ironie, et c'est le résumé d'une grande connaissance des hommes; il n'y a pas d'humour. Chamfort raconte qu'un plaisant, ayant vu exécuter un ballet à l'opéra, le fameux: «Qu'il mourût» de Corneille, proposa de faire danser les maximes de La Rochefoucauld310. On pourrait, pour connaître si une pensée a de l'humour, proposer de la faire jouer. Celles de Chamfort, qui sont presque toutes en anecdotes, en contiennent beaucoup. Il y a souvent de l'esprit dans la morale des fables de La Fontaine, qui est une maxime abstraite, tandis qu'il y a de l'humour dans la fable elle-même qui est une scène. Les critiques montrent quelque indécision à savoir si Voltaire doit être classé parmi les humoristes, et si Candide est une œuvre d'humour. Carlyle ne le cite pas parmi les humoristes; Macaulay le compare à Swift et à Addison311; George Eliot trouve que dans Candide on sent le manque d'humour, mais que Micromégas «serait humoristique, s'il n'était pas si étincelant, si antithétique, si plein de suggestion et de satire qu'on est obligé de l'appeler spirituel312». M. Stapfer, par une suite de son système du néant, estime que Voltaire est un polémiste trop passionné, prend trop au sérieux les choses du monde, pour mériter le nom d'humoriste313. Toutefois, lorsqu'il lui arrive, selon l'expression bizarre de Jean-Paul, «de se séparer des Français et de lui-même, par l'idée anéantissante», ses romans, Micromégas et surtout Candide, s'élèvent fort au-dessus du simple persiflage et appartiennent à l'humour314 Nous supposons que Jean-Paul veut dire que Voltaire n'a pas assez souvent le sentiment du néant universel, qu'il prend trop à cœur les choses de son temps et de son pays. Or, ce qui, à nos yeux, fait que Voltaire ne compte pas parmi les premiers humoristes, ce n'est pas qu'il est trop engagé dans la vie, c'est qu'il ne l'est pas assez. Ce qui lui manque, c'est tout justement le contraire de ce que dit Jean-Paul, c'est d'avoir eu plus de sympathie pour les formes tangibles de la vie. Son humour est pauvre en substance vitale, en observations concrètes, en détails, en faits précis, comme ceux qui nourrissent l'humour de Rabelais, Swift et Cervantès. Il s'occupe plutôt des idées que des hommes. Ses romans sont trop abstraits, trop universels, pas assez particuliers; ce sont plutôt des affabulations de systèmes, des sortes d'allégories philosophiques, que des peintures sincères de la réalité. Ses personnages n'existent pas par eux-mêmes; ce sont des types représentant des hypothèses et engendrés en vue d'une discussion. La raillerie de Voltaire porte moins sur la vie elle-même que sur les conceptions de la vie. Elle contient plus de réflexion abstraite que d'observation; ses romans contiennent plus de pensée que de vie. Ce qui n'empêche pas qu'il y ait dans Candide, et peut-être plus encore dans l'Ingénu, assez de contact avec la réalité pour qu'ils soient de véritables œuvres d'humour.

La plupart des écrivains qui ont traité de l'humour ont vaguement perçu la nécessité de cette observation concrète de la vie; ils ne l'ont pas dégagée de l'amas des traits secondaires ou accessoires qu'ils ont souvent placés au premier rang. Ils ont été semblables à ces médecins qui constatent les symptômes décisifs d'une maladie, sans comprendre leur importance, et les laissent disséminés parmi des faits indifférents et accidentels. C'est ainsi que Campbell dit: «Le sujet de l'humour est toujours le caractère, ses faibles, généralement, tels que les caprices, les petites extravagances, les inquiétudes faibles, les jalousies, les faiblesses enfantines, la pétulance, la vanité, l'amour-propre. On trouve carrière à exercer ce talent surtout en racontant des histoires familières, ou en assumant et en jouant un caractère qui a de la drôlerie315». Plus loin, il laisse encore mieux voir combien cette condition le préoccupait, quand il dit que l'homme d'humour descend souvent jusqu'à la minutie, qu'il tombe quelquefois dans l'imitation des singularités de la voix, des gestes, ou de la prononciation, et qu'il doit «exposer l'individuel316». Macaulay parle de l'humour comme du «pouvoir de tirer de la gaîté des incidents qui se présentent chaque jour et des petites singularités de caractère et de manières qui peuvent se trouver dans tous les hommes317». Carlyle est plus précis encore. «L'humour, dit-il, est, à proprement parler, le révélateur des choses humbles, ce qui le premier les rend poétiques à l'esprit. L'homme d'humour voit la vie commune, même la vie vulgaire, sous une lumière nouvelle de gaîté et d'amour; tout ce qui existe a un charme pour lui318». N'est-ce pas encore la même idée du réel qui reparaît, mélangée à l'idée de sensibilité chère à Carlyle, lequel a été lui-même un humoriste dénué de sensibilité? Écoutons maintenant Thackeray: «L'humoriste, selon ses moyens et son talent, commente presque toutes les actions et les passions de la vie. Il prend sur lui d'être, pour ainsi parler, le prédicateur de tous les jours319». George Eliot a quelques expressions qui rendent bien ce qu'il faut à l'humour de particulier, de solide, cet élément pittoresque et tangible qui lui est nécessaire. «L'humour tire ses matériaux des situations et des traits de caractères320», et plus loin: «L'humour a surtout pour fonction de représenter et de décrire321». N'est-ce pas encore, dans la même direction, une remarque d'une grande importance que celle de Jean-Paul, qui signale qu'un caractère spécial de l'humour est d'éviter soigneusement les termes généraux, de rechercher la familiarité pittoresque, et de subdiviser l'expression et la pensée jusqu'aux limites les plus extrêmes de la particularisation?322 Sir William Temple avait déjà dit longtemps auparavant avec une grande justesse: «L'humour n'est qu'une peinture de la vie particulière, comme la comédie l'est de la vie générale, et bien qu'il représente des dispositions et des habitudes moins communes, elles ne sont cependant pas moins naturelles que celles qui sont plus fréquentes parmi les hommes; car si l'humour lui-même est forcé, il perd toute grâce; ce qui, à la vérité, a été le défaut de quelques-uns de nos poètes les plus célèbres en ce genre323». Sans insister sur la première phrase, si expressément claire, qui ne sent que ce naturel nécessaire à l'humour vient de ce que toute représentation de vie qui manque de cette qualité est radicalement factice. Enfin, L'Estrange remarque que «l'observation est nécessaire pour toute critique, spécialement pour celle du genre qu'on trouve dans l'humour324.» Tous ces écrivains, qui varient sur tous les autres points, sont d'accord pour celui-ci. Il se glisse en dépit d'eux dans leur analyse de l'humour et, bien que négligé, mis à un rang qui n'est pas le sien, il est partout325.

Ainsi, la raillerie d'une part, le contact avec la vie réelle de l'autre, tels semblent être les éléments de l'humour ou, pour répondre à l'expression de M. Scherer, tels sont les deux seuls caractères qui soient communs à tous les écrivains désignés sous le nom d'humoristes. Si nous avions à définir l'humour, nous dirions que c'est la raillerie dans l'observation ou la représentation directe et concrète de la vie, – ou au moyen d'elles.

Cette formule a, tout au moins, l'avantage d'être assez large pour loger cette grande foule bigarrée d'écrivains ou de personnages, entre lesquels les autres formules font un choix arbitraire, laissant entrer les uns et repoussant les autres. Si l'observation est sympathique, c'est-à-dire, si elle est tout à fait objective, si elle se place entièrement dans l'objet observé, sans traverser auparavant un jugement moral contenu dans l'observateur, la sensibilité peut venir se joindre à elle. On a alors les humoristes émus. Mais ce n'est là qu'une forme plus complexe et plus riche, dites, si vous le désirez, plus élevée de l'humour. Ce n'est pas l'essence même de l'humour qui est souvent âpre et dur. C'est l'avis de Georges Eliot qui dit avec beaucoup de pénétration: «Quelque confusion, relativement à la nature de l'humour, a été créée par le fait que ceux qui en ont écrit avec le plus d'éloquence ont insisté presque exclusivement sur ses formes les plus hautes, et ont défini l'humour en général comme la représentation sympathique des éléments incongrus de la nature et de la vie humaine, définition qui ne s'applique qu'à ses derniers développements. Beaucoup d'humour peut exister avec beaucoup de barbarie, comme nous le voyons dans le moyen-âge326». De même, si l'observation s'exprime sous une forme lyrique, si elle est rendue avec les mouvements de joie, de surprise, d'enthousiasme qu'elle excite chez certaines âmes, si la raillerie, au lieu d'être constante et de la contrôler sans merci comme dans Swift, n'arrive que par bouffées, et laisse dans les intervalles les choses éclater avec leur couleur et leur poésie, on a les humoristes fantaisistes, moitié railleurs, moitié poètes, comme Dickens, ou Henri Heine, ou Carlyle. Mais cette imagination n'est pas non plus indispensable à l'humour, qui peut être sec et purement logique. Ce ne sont là que des ornements. Quand on trempe cet alliage de moquerie et d'observation dans certaines âmes où flottent d'autres qualités, celles-ci se prennent et se cristallisent autour de lui. Il en sort paré de feux changeants ou d'une lumière tendre. Mais, dans d'autres âmes, la barre de métal reste nue; elle n'en est pas moins la rude verge de l'humour.

269.Régnier. Satire VIII, v. 10.
270.Régnier. Satire XI, v. 33.
271.St-Simon. Mémoires. Le czar Pierre à Paris.
272.Molière. Tartuffe, Acte I, scène VI.
273.Le Mariage de Figaro, Acte I, scène II.
274.Tam o' Shanter.
275.Tam Samson's Elegy.
276.Epistle to John Rankine.
277.Epistle to John Lapraik.
278.Epistle to William Simpson.
279.Epistle to James Smith.
280.Epitaph for James Smith.
281.John Brown. Rab and his friends.
282.Extempore on William Smellie.
283.The Kirk's Alarm.
284.The Twa Herds or the Holy Tulzie.
285.The Kirk's Alarm.
286.The Holy Fair.
287.Verses on Captain Grose's Peregrinations. – Lines Written in a Wrapper enclosing a letter to Captain Grose.
288.Elegy on Captain Matthew Henderson.
289.Epistle to Major Logan.
290.Epistle to William Creech.
291.Sketch of a Character.
292.Sketch of a Character.
293.Robert-Louis Stevenson. Familiar studies of Men and Books, l'essai intitulé: Some aspects of Robert Burns, p. 88.
294.Shaftesbury dit finement: «Décrire la vraie raillerie serait une chose aussi difficile, et peut-être aussi inutile, que de définir la bonne éducation. Personne ne peut comprendre les spéculations sur ces choses, en dehors de ceux qui en ont la pratique. Cependant chacun se croit bien élevé; et le pédant le plus roide s'imagine qu'il peut railler avec bonne grâce et humour». Characteristics of men, manners, opinions, times, l'essai intitulé: an Essay on the Freedom of Wit and Humor.
295.Taine. Notes sur l'Angleterre, p. 344.
296.Thackeray. English Humourists. Swift.
297.Lorsque Voltaire introduisait en France le mot humour, il est manifeste que ce mot ne désignait pour lui rien de rude ni de triste: «Les Anglais ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité, ces saillies qui échappent à un homme sans qu'il s'en doute, et ils rendent cette idée par le mot humour qu'ils prononcent Yumor». Lettre à l'abbé d'Olivet.
298.Scherer. Études sur la Littérature contemporaine, tom VI. Article sur Laurence Sterne.
299.On trouvera toute la théorie de M. Stapfer sur l'humour, dans le volume Molière et Shakspeare, aux chapitres VI, VII et VIII, intitulés: Définitions partielles de l'Humour; Philosophie de l'Humour; l'Humour dans Shakspeare, Aristophane et Molière. Lire aussi son étude sur Sterne.
300.Voir sur l'humour épars dans les grands ouvrages ecclésiastiques de Fuller: Reed. Introduction to English Literature, le chapitre: Literature of Wit and Humour, p. 210-11. Le même auteur parle aussi, au même endroit, de «l'humour qui est mélangé au raisonnement de Barrow et à l'éloquence poétique de Jeremy Taylor». Dans son History of English Humour, le Rev. A. G. L'Estrange, constatant que «quelques-uns de nos premiers humoristes ont été des ecclésiastiques», consacre un chapitre à trois d'entre eux: Donne, Hall et Fuller, tom. I, chap. v.
301.Thackeray. English Humourists. Swift.– Carlyle. Essay on Jean-Paul Richter.– Voir aussi dans cette direction, Emerson. Letters and social Aims. The comic– et Bain, English Composition and Rhetoric, le chapitre intitulé: The ludicrous, Humour, Wit, p. 74-79.
302.Jean-Paul Richter dit de l'humour: «Il ressemble à l'oiseau Merops qui monte vers le ciel en tenant sa queue tournée vers lui; c'est un jongleur qui boit et aspire le nectar en dansant sur la tête». Poétique ou Introduction à l'Esthétique, § 33.
303.Addison. Spectator, no 35.
304.Hallam. Introduction to the Literature of Europe.
305.Campbell. Philosophy of Rhetoric, chap. II, section 2.
306.Carlyle. Essay on Jean-Paul Richter.
307.Scherer. Études sur la Littérature contemporaine, tom VI. Article sur Laurence Sterne.
308.Voir, à ce sujet, de justes remarques dans un article du Guardian, no 144, Wednesday, August 26th. – Swift, qui s'y connaissait, dit: «De même qu'un goût pour l'humour est purement naturel, ainsi l'est l'humour lui-même. Ce n'est pas un talent confiné aux hommes d'esprit et de savoir; car nous l'observons quelquefois chez des domestiques communs et chez les plus bas du peuple, tandis que ceux qui le possèdent ignorent souvent le don qui leur est échu.» Nous avons trouvé cette phrase de Swift dans un recueil de pensées, intitulé: Laconics, vol. I, no 842.
309.La Rochefoucauld. Maximes.
310.Chamfort. Caractères et Anecdotes.
311.Macaulay. Essay on Addison.
312.G. Eliot. Essay on Heinrich Heine.
313.Stapfer. Étude sur l'Humour.
314.Stapfer. Étude sur l'Humour.
315.Campbell. Philosophy of Rhetoric, chapter II, section 2.
316.Campbell. Philosophy of Rhetoric, chapter II, section 2.
317.Macaulay. Essay on Addison.
318.Carlyle. Essay on Schiller.
319.Thackeray. English Humourists. Swift.
320.George Eliot. Essay on Heinrich Heine.
321.George Eliot. Essay on Heinrich Heine.
322.Le passage de Jean-Paul Richter est si instructif et probant qu'il est utile de le citer presque en entier. Il met tout à fait en relief la nécessité de ce quelque chose de concret sur lequel nous insistons: «Comme, sans les sens, il ne peut y avoir de comique, les attributs perceptibles, en tant qu'expression du fini appliqué, ne peuvent jamais, dans l'objet humoriste, devenir trop colorés. Il faut que les images et les contrastes de l'esprit et de l'imagination, c'est-à-dire les groupes et les couleurs, abondent dans l'objet pour remplir l'âme de ce caractère sensible…
  Nous allons étudier en détail le style de l'humour qui a la double propriété de métamorphoser son objet et de parler aux sens. D'abord il individualise jusqu'aux plus petites choses, et même jusqu'aux parties de ce qu'il a subdivisé. Shakspeare n'est jamais plus individuel, c'est-à-dire ne s'adresse jamais plus aux sens que lorsqu'il est comique. Aristophane, pour les mêmes raisons, offre plus qu'aucun autre poète de l'antiquité, les mêmes caractères.
  Le sérieux, comme on l'a vu plus haut, met partout en avant le général, et nous spiritualise tellement le cœur qu'il nous fait voir de la poésie dans l'anatomie, plutôt que de l'anatomie dans la poésie. Le comique, au contraire, nous attache étroitement à ce qui est déterminé par les sens; il ne tombe pas à genoux, mais il se met sur ses rotules, et peut même se servir du jarret. Quand il a, par exemple, à exprimer cette pensée: «L'homme de notre temps n'est pas bête, mais pense avec lumière: seulement il aime mal», il doit d'abord introduire cet homme dans la vie sensible, en faire, par conséquent, un Européen, et plus précisément un Européen du XIXe siècle; il doit le placer dans tel pays et dans telle ville, à Paris ou à Berlin; il faut encore qu'il cherche une rue pour y loger son homme.
  On pourrait poursuivre cette individualisation comique jusque dans les moindres choses… Voici encore d'autres minuties à l'adresse des sens: on choisit partout des verbes actifs dans la représentation propre ou figurée des objets; on fait, comme Sterne et d'autres, précéder ou suivre chaque action intérieure d'une courte action corporelle; on indique partout les quantités exactes d'argent, de nombre et de chaque grandeur, là où l'on ne s'attendait qu'à une expression vague; par exemple: «un chapitre long d'une coudée» ou «cela ne vaut pas un liard rogné…»
  À cette catégorie des éléments du comique se rattachent encore les noms propres et techniques… On peut rapporter encore aux caractères sensibles de l'humour la paraphrase, c'est-à-dire la séparation du sujet et du prédicat, qui souvent peut n'avoir pas de fin et qu'on peut imiter surtout d'après Sterne, qui lui-même a eu Rabelais pour guide. Quand, par exemple, Rabelais voulait dire que Gargantua jouait, il commençait (I. 22). Là jouait: au flux, à la prime, à la vole, à la pille, etc., il nomme deux cent seize jeux. Poétique, § 35. (Traduction Alex. Büchner et Léon Dumont).
323.Laconics, tom III, p. 38.
324.L'Estrange. History of English Humour, tom II, p. 252.
325.Nous trouvons, dans les Remarques sur les écrits d'Allan Ramsay, de lord Woodhouselee, une confirmation et, pour employer l'expression anglaise, une illustration singulièrement curieuse de la théorie de l'humour que nous essayons de dégager. C'est la comparaison de deux descriptions du matin, empruntées l'une à l'Hudibras de Butler, l'autre au Christ's Kirk on the Green de Ramsay. On verra quelle importance l'auteur donnait à l'observation réelle, concrète dans la composition de l'humour.
  «Qu'on nous permette ici, en passant, de noter la différence entre la composition spirituelle et humoristique. Butler et Ramsay possédaient tous deux de l'esprit et de l'humour, à un degré peu ordinaire; mais la première de ces qualités dominait dans le poète anglais, la seconde, dans le poète écossais. Butler décrit ainsi le matin, comiquement, mais avec esprit:
Depuis longtemps le soleil, dans le gironDe Thétis, avait fait son somme,Et, comme un homard bouilli, le matinCommençait à passer du noir au rouge.  Ceci plaît comme un passage ingénieux et spirituel. La bizarrerie de la comparaison nous fait sourire, mais ce n'est pas une peinture exacte de la nature et par conséquent ce n'est pas de l'humour. Or, remarquez l'humour avec lequel Ramsay décrit l'aurore qui se lève sur sa gaie compagnie à un mariage; il faut excuser un peu de grossièreté, sans elle, le tableau n'aurait pas été fidèle.
Maintenant, du coin est de Fife, l'auroreGrimpa vers l'ouest dans le ciel,Les fermiers, entendant que le coq avait chanté,Commencèrent à s'étirer et à roter;Les fermières avares, en bâillant de travers,Crièrent: «Les filles à l'ouvrage!»Les chiens aboyèrent, et les gars du coupSautèrent sur leurs culottes comme la grêle,Au point du jour.  L'humour doit être conforme à la nature: c'est la nature vue dans ses aspects absurdes et comiques. L'esprit donne une ressemblance apparente et fantaisiste à la nature, son essence même exige une opposition avec elle».
  Il est inutile de faire remarquer que ce passage vient tout à fait à l'appui du passage de Jean-Paul Richter.
326.George Eliot. Essay on Heinrich Heine.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
720 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают