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Читать книгу: «Robert Burns»

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INTRODUCTION

On s'étonnera peut-être de ne trouver, dans les pages qui suivent, aucun aperçu sur la formation du génie de Burns, aucun essai pour montrer de quels éléments il se compose, quelle part en revient à la race, au climat, aux habitudes de vie. C'est de parti-pris que nous nous sommes interdit toute tentative de ce genre. Nous concevons une étude aussi précise et aussi poussée qu'il est possible de la faire des caractères, des limites, de la force d'un génie, ou, pour mieux dire, de ses manifestations extérieures. Nous concevons aussi qu'on essaye de déterminer les conditions dans lesquelles le génie s'est exercé. Quant au génie lui-même, à sa formation et à ses causes profondes, nous croyons que vouloir l'expliquer est une tentative au-delà de nos pouvoirs d'analyse. Ce n'est pas qu'on ne puisse supposer avec vraisemblance que la race ait une part dans la formation du génie, et que le milieu, et le moment, si l'on veut, aient une part dans la forme de ses œuvres. C'est là un axiome philosophique qu'on ne peut guère discuter. Mais dès qu'on sort de cette affirmation générale, on est dans d'inextricables difficultés. Qui dira, en effet, ce qui revient à la race, si tant est qu'il y ait des races dans nos mondes mélangés et que les races aient un génie? Qui dira, chose peut-être plus importante, ce qui revient à une alliance unique de tempéraments, rapprochés à un moment unique, et produisant de leur union une combinaison supérieure à eux? Qui dira ce qui revient à des impressions d'enfance, innombrables, imperceptibles, ignorées, à des accidents de conversation, à l'harmonie de l'entourage ou aux réactions contre un entourage impropice? Qui dira les milliers d'influences dont l'énumération, si elle était possible, n'éluciderait encore rien, mais dont la rencontre, le nœud, en des proportions inappréciables, ont contribué à former un esprit? Ce sont là d'indéchiffrables problèmes dont la complexité est effrayante et décourageante.

Cette étude, si elle pouvait être faite, au lieu d'être une généralisation et l'application d'une formule, serait la plus particulière, la plus minutieuse qu'on puisse imaginer. Ce serait d'abord la possession indiscutable de tous les éléments ethniques qui sont entrés dans la composition d'un homme, et ce serait ensuite le relevé, jour par jour, des impressions, fournies par la nature, les livres et la vie, qui ont pu agir sur lui. Ce serait une suite de monographies individuelles, travaillées avec la dernière exactitude et poussées dans les derniers détails. Mais vouloir expliquer ces élaborations obscures et incalculables au moyen de quelques affirmations simples, non contrôlées, c'est recommencer, pour les choses mystérieuses de l'âme, les explications enfantines et sommaires que les sauvages donnent des phénomènes physiques. C'est l'état d'esprit le plus inscientifique qu'on puisse imaginer. C'est, à la face des choses, un exercice vain, incertain et stérile.

Il n'y a pas d'étude où il faille plus soigneusement se garder de cette tendance périlleuse que celle de la littérature anglaise. Un vigoureux esprit, qui semble avoir été toute sa vie prisonnier d'une de ces solutions trop simples qu'on accepte dans la jeunesse, l'a pendant longtemps dominée. Nous désirons parler de lui avec toute la déférence due à son mérite et à son labeur. À ce respect s'ajoute pour nous un sentiment de gratitude, car c'est lui qui, par l'éclat de ses pages, nous a conduit vers l'étude de la littérature anglaise. Sans doute, la même reconnaissance lui est due par plus d'un homme de notre génération. Son livre a été comme une fanfare, un drapeau déployé, qui ont tourné de ce côté les regards, excité les enthousiasmes et les zèles. Mais, en face de ce grand service, il est impossible de ne pas reconnaître qu'il a faussé et, pour ainsi dire, obstrué, écrasé l'étude des œuvres littéraires anglaises. Car, s'il est difficile de résister d'abord à l'assurance de ses jugements et à l'autorité de son nom, on ne tarde pas, en y regardant de plus près, et lorsque l'habitude a engendré la familiarité, à voir apparaître les uns après les autres les faiblesses de son œuvre et les dangers de son système.

Il est inutile d'insister sur les inexactitudes matérielles qui ont fourni les matériaux de tout l'édifice. La conception historique du mélange des différentes races de la Grande-Bretagne est de fond en comble incomplète et fausse. Ce mélange est beaucoup plus compliqué qu'on ne semble le penser; la Grande-Bretagne est une cuve où ont été brassés ensemble et amalgamés vingt peuples dont quelques-uns restent mystérieux1. La destruction de l'élément celtique n'est plus admise. On est disposé au contraire à en reconnaître la persistance et l'importance2. En tous cas, la Cornouailles, le Pays de Galles, l'Écosse et l'Irlande sont des réservoirs assez riches de sang gaulois pour avoir fourni une longue infiltration, et des districts assez pauvres pour que ce courant se soit établi par l'attrait des régions plus riches et des villes. Aussi M. Matthew Arnold a pu soutenir, avec autrement de preuves et de vraisemblance, que la partie idéale et légère de la poésie anglaise est due à l'esprit gaulois. La représentation du milieu physique est inexacte. C'est un exercice littéraire, l'amplification d'une phrase de géographe ancien qui se représenterait, par ouï-dire, une île fabuleuse, je ne sais quelle vague et lointaine Cassitéride, perdue au loin quelque part, aux confins du monde, dans des brumes et des nuées. Mais l'Angleterre n'est pas un roc morose enveloppé d'un éternel brouillard. C'est une contrée fertile, grasse, heureuse et plantureuse autant que les Flandres ou la Normandie, et plus variée. Les terrains, cet élément si important d'un paysage, d'où dépend tout à fait sa nuance et en partie sa température, y sont divers. Elle a ses sites gais, légers de lignes, clairs de couleurs, tournés au soleil et réjouis par lui. L'idée d'un milieu commun est une pure abstraction. Dans une étendue un peu vaste de pays, surtout dans nos latitudes tempérées, il n'y a pas un milieu, il y en a des centaines qui diffèrent à quelques lieues de distance. Un revers d'une chaîne de collines n'est pas le même milieu que le revers opposé. Or, pour étudier l'influence d'un pays sur un homme, il ne faut pas faire une moyenne météorologique entre des limites d'une pure expression géographique, il faut connaître intimement les dix lieues carrées où il a vécu. De même il n'y a pas un milieu moral, il y en a à l'infini. Tel enfant est élevé dans une ville de province comme il y a cent ans; tel autre dans un village de montagne ou de côte comme il y a trois cents ans; tel autre, abandonné, mène, dans les bas fonds des grandes villes, une existence de rapines comme en vie sauvage. Les états de civilisation où grandissent ces jeunes êtres sont séparés par des centaines d'années; ils ne sont pas contemporains. Là encore chaque cas est à étudier à part. Enfin il est inutile de relever, dans le détail, tant de négligences et de distorsions de faits, au moyen desquelles, en omettant ici ce qui est important, en grossissant là ce qui ne l'est pas, en établissant des points de comparaison également défigurés et déformés, on obtient une apparence de logique.

On dira peut-être que ce ne sont là que des erreurs matérielles qui ruinent l'application du système sur un point donné. Il se pourrait que les cadres en restassent solides et que, mieux remplis, ils fussent capables de vérité. Mais ce qu'il y a de plus grave, c'est que, dans quelques conditions qu'il fût appliqué, ce système était condamné à l'avance, parce que la conception même en est radicalement défectueuse.

L'idée de race pure, sur laquelle repose tout l'édifice, est flottante, peu solide et controversée. Mais alors même qu'elle aurait quelque chose d'exact pour le physique, elle ne peut avoir aucune solidité pour le moral. Et cela pour deux raisons. D'abord parce que rien ne prouve que quelques différences dans les caractères corporels, si faibles d'ailleurs et si superficielles, la courbe d'un nez, la couleur des yeux ou des cheveux, entraînent des différences et des différences capitales dans le régime intellectuel. Ensuite, parce que la psychologie des races est encore plus problématique. Il ne suffit pas d'appliquer quelques adjectifs vagues à quelques dénominations ethnologiques pour obtenir l'âme d'une fraction de l'humanité. Cette psychologie semble d'ailleurs impossible à établir. Il n'y a pas de commune mesure dans les jugements moraux réciproques des races les unes sur les autres. Le jugement tombe autant sur celui qui juge que sur celui qui est jugé. L'excès que je trouve à quelque chose peut n'être qu'une déclaration de mon insuffisance sur ce point-là. Le trop et le trop peu, qui sont au fond de toute appréciation, peuvent être un verdict sur moi plus que sur celui que je vise. Il n'y a pour de pareilles sentences aucune échelle, et à ce conflit aucun arbitrage. De telles décisions peuvent alimenter des habitudes, des satisfactions d'esprit; elles alimentent des préjugés, le plus souvent. C'est un système qui détruit son application; car, si tout homme est le résultat d'un ensemble, le critique qui prétend l'apprécier est un résultat pareil. Ses appréciations manifestent avant tout son état d'âme. La façon dont il voit les autres ne donne en réalité de renseignements que sur lui-même. Il définit par ses avis sa manière de comprendre. Nous ne nous dissimulons pas que cette difficulté atteint toute espèce de critique, mais avec des effets divers. Elle passe sans la blesser à travers la critique qui sait et avoue qu'elle n'est qu'une prédilection mobile, ondoyante, un système de préférences individuelles, groupées autour de certaines facultés et sans cesse modifiées par les changements que l'âge apporte. En revanche elle anéantit toute critique qui prétend être scientifique. Elle désorganise la critique qui s'ingénie à trouver des contrastes, des dissemblances, à marquer des limites, à noter les nuances de goût, ce que nous appellerions volontiers la critique différentielle. Dans les appréciations d'œuvres étrangères, ce genre de critique conduit à des écarts monstrueux et à des conclusions qui n'ont pas de sens. C'est pourquoi, dans la vie comme dans la lecture, notre effort doit se porter à comprendre le fonds commun. Jusqu'où va notre admiration, notre intelligence et, pour ainsi parler, notre coïncidence avec un esprit, jusque-là nous pouvons aller: au-delà, il n'y a plus qu'obscurité, contre-sens et paroles en l'air.

Enfin n'est-il pas apparent qu'il y a une contradiction entre toute formule générale et l'idée du génie? La science n'a encore expliqué, ni par la race, ni par le milieu, ni par le moment, les individus d'une extraordinaire puissance musculaire. Encore moins est-elle capable de le faire pour ceux d'une extraordinaire capacité cérébrale. Ce qui constitue le génie est la part d'exception et de phénomène. Il y a, dans ces hommes rares ou uniques, une anomalie, une monstruosité qui dépasse les conditions ordinaires ou en dévie. L'étude des génies, au lieu de fournir une loi générale, donnerait bien plutôt matière à une sorte de tératologie intellectuelle. Elle serait une série de cas particuliers. Cette étude serait pour chaque cas, très minutieuse, et comme nous le disions plus haut, elle serait l'enregistrement de tous les résultats, de toutes les influences de la vie de la nature et de cette vie universelle et séculaire conservée dans les livres. Réussît-on à les noter toutes, on n'aurait encore que le dénombrement mort et le sec catalogue des éléments qui ont formé un esprit, mais nullement leur action. Car c'est de leur rencontre qu'il est sorti, et de leur rencontre à l'instant où elles étaient en certaines proportions et en certaine activité chacune vis-à-vis de toutes, en un certain équilibre qui n'a existé qu'une fois. Si on demandait à un savant de rendre compte des causes qui ont donné à un grain de blé sa forme particulière, sa grosseur, son poids, sa physionomie propre, entre des millions de grains de blé, ne lui imposerait-on pas un problème insoluble? Les plus belles généralisations ne peuvent donner que des moyennes; or, expliquer un objet qui marque l'extrémité d'une moyenne, par la moyenne même qu'il sert à former, c'est un cercle vicieux.

En outre, n'est-ce pas méconnaître l'agent le plus puissant peut-être de formation des âmes que d'ignorer tout ce travail, purement accidentel, différent pour chaque homme, de fécondation intellectuelle, qui se fait par la lecture ou la conversation. Il y a, dans le transport des idées, des fécondations pareilles à celles dont les insectes sont les ouvriers lorsqu'ils déposent le pollen de certaines fleurs sur d'autres fleurs et causent des croisements. On a mal expliqué par quelle secrète affinité une peuplade germanique s'est nourrie, jusqu'à en faire la moelle de ses os, des rêves d'une tribu sémitique, en sorte que beaucoup d'âmes anglaises actuelles sont un mélange d'âme saxonne et d'âme hébraïque. Mais de pareils échanges sont incalculables pour les individus. Tel enfant qui, dans un grenier obscur, sous un ciel brumeux, aura émerveillé sa jeune âme des Mille et une Nuits, échappe à ce qui l'entoure. Il vit en réalité dans le monde imaginaire qui a été déposé en lui. Bien plus, ces alentours maussades peuvent être une raison pour qu'il s'enfonce et s'enferme davantage dans ce milieu intérieur. En tous cas, les objets qui l'enveloppent seront irrémédiablement déformés et peut-être n'en prendra-t-il que ce qui peut s'adapter à la vision qu'il a en lui. En réalité, l'intelligence de cet enfant aura été fécondée par une intelligence orientale. L'âme de Keats, qui peut-être était elle-même le produit d'un mélange de sangs et semble n'avoir été nullement saxonne, ne s'est-elle pas enivrée de beauté grecque et ne fut-elle point païenne? Il y a ainsi de continuels phénomènes de croisements intellectuels, dont les conditions, le travail et les résultats nous sont ignorés; ces semences peuvent venir de lieux divers et opposés, se superposer, fermenter, agir ensemble, se combiner en un produit à chaque fois unique. Elles sont innombrables; leurs combinaisons avec des âmes infinies d'origine et d'essences infiniment diverses multiplient cet incalculable par un autre incalculable. Quelle généralisation peut s'aventurer dans ce mystère? Et quel aveuglement de prétendre le résoudre pour des esprits de jadis quand nous ignorons l'histoire intérieure des esprits avec lesquels nous vivons, les plus proches de nous, de ceux même qui nous sont le plus chers!

Il convient d'ajouter, du reste, que cette structure porte la marque d'un état d'esprit déjà disparu: la foi aux solutions simplement mécaniques du matérialisme conçu sous sa forme la plus pauvre. Elle date d'un moment où il semble qu'on ait plutôt employé les termes que compris les procédés de la science. C'est le même genre de science dont un romancier contemporain a cru faire usage. Cet état d'esprit est maintenant abandonné, non seulement parce qu'on estime que certaines questions ne sont pas encore atteintes par la science, bien qu'elles puissent l'être un jour, mais encore et surtout parce qu'on a une idée plus exacte des exigences de la science elle-même.

Il ne pouvait donc y avoir rien de scientifique dans cet essai. Il pouvait s'y trouver tout au plus une reconstitution de certaines âmes ou de certaines époques, appuyée sur la connaissance des débris laissés par les temps disparus, qui sont les éléments de toute reconstruction matérielle; interprétée par l'expérience de la vie, qui est le soutien de toute reconstruction morale; nourrie par la conviction d'une ressemblance de certains sentiments communs à travers des siècles, qui est la seule source où nous puisions, par analogie, la sympathie et l'intelligence des hommes anéantis. La preuve en est que les pages qui ont conservé leur valeur, dans le remarquable ouvrage auquel nous faisons allusion, sont des pages de reconstitution pittoresque ou morale, pittoresque le plus souvent. C'est simplement la mise en œuvre de renseignements complétés par des conjectures personnelles ou par la logique admise de certaines passions, travail purement dramatique et artistique, travail de tout point semblable à celui d'un peintre qui achève une mosaïque dont il relie les fragments. En d'autres termes, ce sont des tableaux, des descriptions et des commentaires. Encore ces pages seraient-elles plus vraies, plus dignes de foi, plus complètes et surtout plus humaines, si, au lieu d'être tordues et étirées par une arrière-pensée, elles s'étaient simplement modelées sur la réalité et n'avaient eu d'autre prétention que d'être descriptives. En fin de compte, le système a abouti à quelques passages de critique littéraire qui eussent mieux été écrits sans lui.

Et ceci est hors de doute, car, même à ce point de vue plus étroit, cette méthode est pleine d'inconvénients. Elle appauvrit la critique, et pour deux raisons bien manifestes. Elle laisse dans l'ombre les caractères largement humains, catholiques, des œuvres d'art; elle oublie le fonds de passions communes, liées à l'indestructible permanence des instincts: amour, jalousie, dévouement maternel, haine, ambition, qui sont la matière des littératures, pour ne retenir que les modes locaux dans lesquels elles se manifestent, et quelquefois les moyens d'action. Un Français qui, par jalousie, tue une femme, à coups de revolver, dans un faubourg de Paris, est à peu près dans le même état d'âme qu'un Arabe qui en tue une, à coups de poignard, dans une ruelle de Biskra. Il importe peu que l'un ait un veston et l'autre un burnous. L'orage intérieur a été le même; s'ils pouvaient expliquer ce qu'ils ont éprouvé, les tracés de leurs mouvements passionnels seraient sensiblement les mêmes et peut-être l'expression n'en serait-elle pas très différente. Il existe des Othellos de toute nuance de cheveux. Il y a plus de ressemblances entre deux hommes de races différentes et de même tempérament qu'entre deux hommes de même race et de tempéraments différents. Et si cette méthode manque de largeur d'un côté, elle manque de précision à l'autre extrémité. Elle perd le détail, les nuances, l'accent personnel, l'originalité individuelle qui est la marque et pour ainsi dire la découverte d'un génie. Elle laisse de côté ce quelque chose de spécial qui le constitue. Dans l'étude d'un homme exceptionnel, il faut démêler, détacher et déterminer le quid proprium. Encore nos pouvoirs d'analyse et nos ressources de notation nous trahissent-ils bien avant que nous arrivions à cette essence. C'est pourquoi nos jugements sur les esprits sont toujours insuffisants, misérablement flottants, comme nos efforts pour rendre dans des mots le charme particulier d'une phrase musicale ou l'arôme d'un vin.

Qu'est-ce donc si, au lieu de chercher à pénétrer ce qui distingue un esprit, nous nous contentons de faire ressortir ce par quoi il est semblable à d'autres? Nous ne possédons plus qu'une sorte de représentation émoussée, vague, pareille à ces faces obtenues par des photographies superposées où les traits individuels ont été effacés. Cela peut fournir quelques renseignements à d'autres sciences; mais en art, l'individualité est tout. C'est justement ce qui est arrivé au distingué critique dont nous parlons. En voulant trouver à beaucoup d'esprits divers quelques caractères communs, en voulant les réduire à une même ressemblance, il a mutilé les uns, et il en est d'autres qu'il a presque supprimés ou ignorés. Son système a faussé et étréci l'image de la littérature anglaise. Il a fait comme le bûcheron qui équarrit des arbres: à la condition d'élaguer les rameaux et de faire tomber une partie des feuilles et des fleurs, il leur donne une indiscutable ressemblance et un air de famille évident. Mais où sont le port, la physionomie de chaque arbre, les racines innombrables, l'expansion du feuillage vers les quatre coins du ciel, les fines branches aériennes, celles qui frémissaient aux brises et sur lesquelles était l'oiseau chanteur? Il est sorti de cette critique à coups de hache une littérature anglaise monotone, alourdie, à plans peu nombreux et grossiers, sans variété et sans mouvement, trop à l'écart des autres pensées humaines, trop dépouillée des passions permanentes et générales, manquant à la fois d'ampleur et de précision.

L'échec, de plus en plus manifeste, du robuste ouvrier, si bien bâti et si bien outillé pour la besogne qu'il avait entreprise, est une leçon de prudence. Il est temps de débarrasser l'étude des œuvres littéraires anglaises de tant d'explications qui n'en sont point, de la phraséologie anglo-saxonne qui ne prouve rien, de cette superstition de caractères communs. Il est temps de rendre aux caractères nationaux leur vraie place: ce sont des accidents dans les sujets qu'ont traités les auteurs et non des causes qui ont produit leur génie. Il est temps de rendre aux choses leur complexité immense, leur confusion inexplicable et leurs apparentes contradictions. Il est temps d'examiner sans parti-pris la production toujours déconcertante de génies toujours inattendus. Si jamais, ce qui est peu probable, car les races et les milieux et les influences vont se mélangeant et se pénétrant de plus en plus, on peut établir des généralisations, ce ne sera qu'après une suite d'études désintéressées, minutieuses, vérifiées, devant lesquelles les généralisations hâtives et les affirmations sans contrôle ne sont que des obstacles et des barrières.

Rien ne peut rendre plus sensibles les impossibilités et les trous de ce système que d'essayer d'en faire une application précise. Prenons, par exemple, l'homme qui fait le sujet de cette étude. À chaque pas nous allons rencontrer des difficultés. Et d'abord nous ne savons pas ce que c'est que le génie de la race écossaise, ni même très clairement ce que c'est que la race écossaise, si l'on entend par ces mots autre chose qu'un certain groupe d'hommes, fort dissemblables entre eux, qui, depuis un certain temps, ont vécu entre certaines limites, parlé le même langage, et partagé des destinées communes, encore que celles-ci soient nées le plus souvent de conflits, de luttes mortelles, de divergences dans les intérêts, les croyances, les souvenirs, les espérances, les conceptions politiques. Les peuples sont parfois pareils à l'équipage d'un vaisseau qui se querelle et s'égorge; ils sont entraînés tous dans la même dérive qui n'est que le résultat de leurs dissidences et discordes. Nous avons rencontré en Écosse des hommes blonds et des bruns, des gais et des mélancoliques, des lents et des vifs, des sensibles et d'autres durs; chez les uns les idées procédaient par raisonnement, ce qui est, paraît-il, le privilège des races latines; chez d'autres elles s'unissaient par bonds rapides et analogies imprévues; les uns étaient sceptiques, les autres absolus; toutes les variétés de l'esprit humain y étaient. Ceux mêmes qu'on eût pu grouper par les traits physiques étaient différents d'intelligence, et souvent des esprits de même famille et de mêmes habitudes se rencontraient dans des corps qu'on eût rattachés à des types distincts. Où est le génie de la race, où est la race dans cette diversité infinie de corps et de pensées? Nous savons bien qu'on peut toujours extraire de la masse des écrivains d'un peuple quelques écrivains d'où l'on extrait quelques points de ressemblance qu'on réunit entre eux. C'est là un jeu pareil à celui qui consiste, sur un fond où se mêlent et s'embrouillent une multitude de lignes, à former un dessin en en isolant et en en reliant quelques-unes; on peut de cette façon en former à l'infini et chacun d'eux ne sera jamais qu'un amusement de l'œil. C'est ainsi que les petits garçonnets façonnent un bateau, un chapeau ou un berceau, en tirant en sens divers quelques ficelles entrecroisées tendues entre leurs doigts.

À cela s'ajoute que nous ignorons de quelle race était Burns. Ceux qui l'ont connu disent qu'il avait les cheveux et les yeux noirs, le teint brun et basané. À lire leur portrait on le prendrait pour un méridional. On a mesuré son crâne et trouvé qu'il était un peu au-dessus de la moyenne. Tout cela n'a rien de scientifique, ne mène à rien. Nous ignorons encore plus ce qu'étaient son père et sa mère. Celle-ci avait, dit-on, les yeux noirs et elle était née dans un canton où l'on prétend qu'il subsiste du sang celtique. Nous ne savons rien de son père, sauf quelques traits exceptionnels de caractère. Nous sommes dans les ténèbres en ce qui concerne les ascendants des deux parents et les mille ramifications des aïeux. Quand nous aurions encore tous ces renseignements, nous ignorons si la transmission des caractères physiques coïncide avec celle des caractères intellectuels ou moraux, si tous ceux-ci se transmettent intégralement d'un côté ou d'un autre; et dans le cas où ils se transmettent partiellement, c'est-à-dire si un enfant tient certains traits moraux de sa mère et certains de son père, nous ignorons ce que peuvent produire d'inattendu et de nouveau ces mélanges de caractères. La chimie des reproductions n'existe pas. Nous ignorons enfin quelles peuvent être les sautes d'hérédité avec leurs emprunts divers, leurs combinaisons illimitées. En somme, nous ne savons pas scientifiquement ce qu'on appelle un Écossais, ni si Burns était un Écossais, ni si son père et sa mère en étaient, ni s'il leur ressemblait et à quel degré. Car il ne faut pas oublier que les hypothèses de filiation qu'on rencontre dans sa biographie relèvent du hâtif et grossier empirisme qui nous sert, dans la vie, à nous faire, par à peu près, une idée sur les gens. Elles comportent tout ce qu'il y a de problématique et d'aventureux dans nos appréciations morales et dans nos explications des caractères. Ce sont des expédients et des conjectures de romancier et non des procédés et des assurances de savant. Que serait-ce donc pour des hommes sur lesquels on n'a absolument aucun détail, pour Chaucer ou Shakspeare par exemple? Mais, à y bien réfléchir, cela n'a pas tant d'importance. Si, pendant qu'ils sont vivants, les membres de l'Académie française voulaient fixer à quelle race ils appartiennent, afin de fournir des renseignements aux critiques futurs, ils ne le pourraient pas, même avec l'aide de leurs confrères anthropologistes de l'Académie des Sciences.

Allons plus loin. Nous connaissons exactement, il est vrai, le paysage dans lequel a vécu Burns et aussi, partiellement, la société dans laquelle il a grandi. En cela, nous avons un très grand avantage, car ce sont des renseignements que nous ne possédons pas sur la plupart des grands hommes. Mais, en réalité, en quoi cela contribue-t-il à la moindre explication de son génie? Tout cela n'est que le monde dont il a pris possession, où il s'est promené. Cela n'explique pas ce quelque chose d'insaisissable, d'intransmissible qui s'est emparé de ce milieu, l'a modifié et transfiguré; la manière particulière dont un esprit saisit ce qui l'entoure. On accepte pour des explications ce qui n'est que l'énumération et la description des conditions dans lesquelles le génie s'est exercé; ou peut-être moins encore: les sujets, les occasions et le cadre de son œuvre simplement. Cela semble clair ici. Le climat est âpre et sombre, le pays dur et ingrat, la vie était pauvre et malheureuse, la société morose et austère; dans ces circonstances se forme et s'épanouit un des plus joyeux, sinon le plus joyeux, des poètes modernes, celui qui a le rire le plus franc et le plus abondant. Et n'est-ce pas une chose digne de remarque que l'autre livre de grande gaîté que ces derniers cent ans ont produit, Pickwick, est né également sous un ciel qui ne peut, paraît-il, couvrir que de la tristesse? Tant il est vrai que le luxe du climat n'est pas indispensable, pas plus que celui de la vie ou des vêtements. Dès que les besoins essentiels sont sauvegardés, dès que l'homme ne souffre pas, cela suffit pour sa gaîté; c'est assez que le ciel ne l'écrase pas sous une calotte de glace ou de flamme, soit assez modéré pour permettre des réactions. Il faut encore ne pas oublier que, malgré les renseignements que nous possédons, nous ne connaissons que les gros reliefs de la vie de Burns, que bien des détails, et peut-être des plus importants, nous échappent. Et là encore il faut se garder de prendre pour des causes qui forment l'âme des crises qui modifient la vie et ne sont elles-mêmes que des résultats et des manifestations.

En réalité, nous ne savons rien de la mystérieuse genèse du génie de Burns. Sa véritable formation est probablement un hasard mystérieux par lequel des qualités éparses dans plusieurs races ou plusieurs générations se réunissent en un seul homme, se rencontrent; un confluent impénétrable de mille hérédités, transmises parfois d'une façon latente, qui se fondent en un don, nourri et éveillé ou plutôt exercé par mille faits d'enfance, inaperçus de l'enfant lui-même: premières émotions de nature éprouvées sans être perçues, premières agitations du cœur, travaux, misères elles-mêmes, tout cela se combinant en des proportions indéchiffrables. Et, à vrai dire, ce génie lui-même, cette âme nous ne pénétrons pas en elle, nous ne la suivons que de loin, par de grossiers contours. Même dans les rapports intimes avec ceux qui nous entourent, nous ne percevons les uns des autres que des apparences enveloppées et lourdes. Nul doute que le mécanisme, le jeu intérieur des âmes ne soient inimaginablement plus complexes, plus riches, plus nuancés que les actes et les paroles qui nous les révèlent. Nous ne possédons de Burns que certains moments de lui qui sont ses œuvres. Elles sont loin de nous livrer son être entier. Les origines et la formation de la force qui les a créées nous restent inaccessibles; de cette force elle-même nous ne connaissons que les empreintes; nous pouvons les étudier avec autant de soin que nous le voulons, nous ne les dépasserons pas.

1.Sur la survivance de certains types qu'on ne sait à quelle branche rattacher, voir le chapitre VI, dans le remarquable ouvrage de Charles. I. Eldon, Origins of English History «Que les Fir Bolgs de la tradition irlandaise puissent ou non être rattachés aux tribus pré-celtiques, il est clair que dans maintes parties de l'Irlande se trouvent les restes d'une race petite et noire de cheveux, dont les noms de tribus sont souvent empruntés aux mots qui désignent les Ténèbres et le Brouillard, et dont l'apparence physique est tout à fait différente des Celtes hauts et blonds. La même chose a été observée dans les Hautes-Terres d'Écosse et dans les îles de l'Ouest, où les habitants ont «un singulier air étranger» et «ont la peau brune, les cheveux bruns, les yeux bruns et la stature courte». Et c'est un fait avec lequel tout le monde est familier que, dans maintes parties de l'Angleterre et du pays de Galles, les gens sont aussi courts et basanés, avec des cheveux et des yeux noirs, et des têtes d'une forme longue et étroite. Il se trouve que tel est le cas non seulement dans l'ancienne Siluria (comprenant les comtés modernes de Glamorgan, Brecknock, Monmouth, Radnor et Hereford) mais dans plusieurs districts des pays marécageux de l'est et dans les comtés sud-ouest de la Cornouailles et du Devon, avec des parties du Gloucestershire, Wilts et Somerset. Le même fait a été relevé dans les comtés du centre, dans les districts autour de Derby, Stamford, Leicester et Loughborough, où on pourrait s'attendre à ne trouver qu'une population avec des cheveux et des yeux clairs et où les noms des villes et des villages montrent que les conquérants Saxons et Danois occupaient la région en nombres écrasants».
  Ces faits rendent extrêmement probable qu'une partie de la population néolithique a survécu jusqu'à nos jours, sans doute avec une amélioration constante provenant de son croisement et de son mélange avec les nombreuses autres races qui ont successivement envahi la Grande-Bretagne» (Origins of English History, p. 136-138).
2.Sur ce point capital, il suffit de lire les travaux qui sont autre chose que des histoires à prétendues tendances patriotiques pour savoir à quoi s'en tenir. On peut lire The Pedigree of the English People de Thomas Nicholas. L'auteur indique ainsi l'objet de son travail: «L'objet de cet ouvrage est de suivre, pas à pas, le processus d'amalgamation de race, dont le résultat a été un peuple composé appelé Anglais, en tenant toujours compte de la proportion dans laquelle ce peuple descend des habitants celtiques de la Grande-Bretagne, généralement appelés les Anciens-Bretons». Plus loin: «On a fait usage des recherches des écrivains modernes Allemands, Français et Anglais, en Ethnologie, Philologie et Physiologie, et on pense qu'il en résulte que le caractère mélangé et largement celtique de la nation anglaise est démontré au point de vue des travaux les plus récents de la science et au moyen de leur témoignage». On lira surtout la Partie III: The argument for Admixture of Race. The question «To what Extent is the English Nation of celtic origin?» discussed.
  M. Elton dit en parlant des tribus celtiques de l'intérieur: «L'histoire de ces peuples celtiques nous touche de plus près que les maigres traditions des Pictes et des Siluriens, ou même l'histoire plus complète que nous possédons des colons gaulois civilisés. Les Gaulois vivaient surtout dans la partie sud-est de l'Angleterre et leur postérité doit avoir été chassée ou détruite, avec comparativement peu d'exceptions, dans les dernières guerres de massacre. On peut être sûr que les Anglais expulsèrent leurs ennemis «aussi complètement que cela a jamais été possible pour des envahisseurs». Mais certains des naturels ont dû demeurer dans les cités et places fortifiées, qui restèrent longtemps respectées; quelques-uns des plus puissants chefs peuvent avoir acheté la tranquillité de leur peuple «surtout dans les districts qui étaient occupés par les plus faibles bandes d'aventuriers», et des multitudes de femmes celtiques durent être gardées en mariage ou en servitude. Mais on admet que jusqu'au nord du Trent et dans tous les comtés de l'ouest, le caractère de la population ne subit pas de changement considérable. Les signes de l'élément celtique sont apparents dans le ton et même dans l'idiome de quelques-uns des dialectes provinciaux, dans les noms de notre géographie rurale et dans les mots de vie quotidienne employés pour les choses communes et domestiques; et quelques-uns ont même distingué la présence dans notre littérature d'un coloris brillant et d'une note romanesque qu'ils attribuent à une influence celtique persistante (Origins of English History, p. 226-27).
  Enfin rien ne peut être plus décisif et plus lumineux sur ce point que le travail de Huxley: On Some Fixed Points of British Ethnology. Il dit dans une de ses conclusions: «En Gaule, le dialecte Teutonique fut complètement vaincu par le Latin plus ou moins modifié qu'il trouva en possession du pays, et ce qui peut rester de sang Teutonique dans les Français modernes n'est pas adéquatement représenté dans leur langage. En Grande-Bretagne, au contraire, les dialectes Teutoniques, ont écrasé les formes de langage qui existaient avant eux et le peuple est beaucoup moins «teutonique», que son langage. Quelles que soient les proportions dans lesquelles la population qui parlait celtique a été accablée, expulsée et supplantée par des Saxons et des Danois, à langue teutonique, il est tout à fait certain qu'aucun déplacement considérable des races à langue celtique n'a eu lieu dans la Cornouailles, dans le Pays de Galles et dans les Hautes-Terres Écossaises, et qu'il ne s'est produit ni dans le Devonshire, ni dans le Somersetshire ou en général dans la moitié ouest de l'Angleterre rien qui approchât de la destruction de cette race. Il n'en est pas moins vrai que la langue anglaise, foncièrement langue teutonique, est parlée maintenant dans toute la Grande-Bretagne, sauf par une fraction insignifiante de la population du Pays de Galles et des Hautes-Terres de l'Ouest. Mais il est clair que ce fait ne justifie en rien la pratique commune de parler des habitants actuels de la Grande-Bretagne comme d'un peuple «anglo-saxon». Cela est en réalité aussi absurde que l'habitude de parler des Français comme d'un peuple «latin», parce qu'ils parlent un langage qui est, en gros, dérivé du latin. Et cette absurdité devient plus palpable encore lorsque ceux qui n'hésitent pas à nommer «Anglo-Saxon» un homme du Devonshire ou de la Cornouailles, trouveraient ridicule d'appeler du même titre un homme de Typperary, encore que lui et ses ancêtres aient parlé anglais aussi longtemps que l'homme de la Cornouailles (Critiques and Adresses). – Cet essai est à lire tout entier; il remet les choses à leur vrai point scientifique et il montre bien la futilité de ces termes de race dont on se sert sans savoir le plus souvent ce qu'ils signifient. Il balaye ces vocables et déblaie le terrain. – On peut lire encore autour de ce sujet, les Origines Celticœ du Dr Guest et Celtic Britain du Professeur Rhys.
Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
720 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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