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Читать книгу: «Rose d'amour», страница 4

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VIII

Ce nouveau et terrible malheur, le plus grand de tous peut-être, qui venait de me frapper, aurait dû exciter la pitié de nos voisins ; ce fut tout le contraire. Quand j’allai en pleurant, et la tête cachée dans le capuchon de ma mante, mener au cimetière le corps de mon pauvre père, j’entendis de tous côtés des cris contre moi.

« La voilà, cette coquine qui a fait assassiner son père ! La voilà, cette dévergondée ! Si elle n’avait pas eu une si mauvaise conduite, le pauvre homme vivrait encore. Ah ! c’était un digne homme, celui-là, et qui méritait bien de n’être pas le père d’une pareille effrontée !… Pauvre vieux Sans-Souci ! il n’aurait pas donné une chiquenaude à un enfant ni fait de mal à une mouche, mais elle l’a tourmenté toute sa vie et n’a pas eu de repos qu’il ne fût tué. La misérable ! comment ose-t-elle se montrer dans les rues ? On devrait la poursuivre à coups de pierres ? »

Voilà, madame, les choses les plus douces qu’on disait de moi et que j’eus tout le temps d’entendre de notre maison à l’église et de l’église au cimetière.

Quand le cercueil fut descendu dans la fosse, et quand les premières pelletées de terre eurent été jetées sur le corps, les cris redoublèrent, et quelques-uns parlaient de me jeter dans la rivière.

À ce moment-là, brisée par la fatigue, par la honte, par le désespoir, je me trouvai mal et je tombai sans connaissance dans le cimetière même. Personne, excepté le vieux Bernard, ne s’occupa de me relever ; on cria même que c’était une comédie, que je cherchais à inspirer de la pitié aux assistants ; et quand, ranimée par les soins du père Bernard, je pus sortir du cimetière et revenir à la maison, on me suivit dans la rue avec des huées.

Enfin, madame, j’avais bu le calice jusqu’à la lie, et j’étais devenue comme insensible à tout. Au point où j’étais arrivée, je ne craignais ni n’espérais plus rien, et la mort même aurait été pour moi un bienfait.

Quant je rentrai chez moi, le vieux Bernard me quitta. C’était un honnête homme, mais il craignait qu’on ne lui fit un mauvais parti, et il n’était pas de force ni d’humeur à me défendre seul contre tous. La mère Bernard, quoi qu’elle aimât beaucoup Bernardine, ne voulait pas non plus se compromettre pour moi, car on quitte volontiers ceux contre qui le monde aboie, et ce sont de solides amis ceux qui vous défendent quand vous êtes seul contre tous.

Ce soir-là, quand je me vis seule au coin de mon feu, à cette place où mon père était encore assis la veille, je fus prise d’une telle envie de pleurer et d’un tel désespoir que j’eus un instant l’idée de me briser la tête contre les murs. Je pensais que j’étais seule au monde, que Bernard m’avait oubliée ou m’oublierait à coup sûr ; que s’il ne m’oubliait pas, ses parents l’empêcheraient d’épouser une fille sans dot et déshonorée, qu’il me trouverait vieille et laide à son tour, qu’on lui ferait cent histoires de moi où je serais peinte comme une mauvaise fille, et qu’il faudrait qu’il m’aimât d’un amour sans pareil s’il pouvait résister à tous ces dégoûts. Enfin, mon cœur ne me fournissait que des sujets de chagrin, et si ce désespoir avait duré quelque temps, je crois que j’en serais devenue folle.

Pendant que je réfléchissais ainsi, ma petite Bernardine, que j’avais mise dans son berceau et oubliée, s’écria :

« Papa ! papa ! »

À ce cri, qui me rappelait si cruellement ma perte, je me remis à pleurer et j’allais la prendre dans son berceau ; mais l’enfant, effrayée sans doute de voir ma figure pâle et décomposée, détourna la tête et se mit à crier plus fort :

« Papa ! papa ! »

Je sentis alors que j’étais mère et qu’il n’était plus temps de se désespérer.

« Papa est sorti, lui dis-je.

– Il est sorti.... Va-t-il revenir bientôt ?

– Je ne sais pas.

– Il reviendra en été ? dit l’enfant.

– Oui, mon enfant, en été. »

Ces deux mots la calmèrent. Il faut savoir que, lorsqu’elle demandait quelque chose qu’il m’était impossible de lui donner, j’avais l’habitude de lui promettre de le donner en été, et ce mot dont elle ne connaissait pas le sens lui faisait autant de plaisir que si j’avais fait sa volonté.

Au bout d’un instant, Bernardine s’endormit dans mes bras, et je la plaçai sur son lit.

Je demeurai enfermée chez moi pendant plusieurs jours sans voir personne car les parents mêmes de Bernard m’avaient abandonnée, et mes sœurs et mes beaux-frères ne voulaient plus me voir. Enfin, il fallut sortir et aller chercher de l’ouvrage à l’atelier.

Aussitôt qu’on me vit paraître, ce ne fut qu’un cri contre moi. Toutes mes camarades se levèrent pour me chasser et déclarèrent qu’elles partiraient si je rentrais au milieu d’elles. Madame, j’étais si désespérée que je ne ressentis pas ce terrible affront comme j’aurais fait en toute autre circonstance ; je m’assis sur une chaise en faisant signe que je ne pouvais plus me soutenir, ni parler, et que je priais qu’on eût pitié de moi.

Mais le triste état où j’étais ne m’aurait pas sauvée de cette avanie si Matthieu le contremaître n’avait pas pris mon parti.

« Que lui voulez-vous, dit-il, à cette pauvre Rose-d’Amour ? Elle a un enfant ; eh bien ! et vous, n’avez-vous pas fait tout ce qu’il faut faire pour en avoir aussi ? Asseyez-vous et tenez-vous tranquilles, ou si quelqu’une de vous remue je la mets à la porte de l’atelier. Et vous Rose, allez à votre métier. C’est moi qui aurai soin de vous.

– Il aura soin ! il aura soin ! dit tout bas en grondant l’une des plus furieuses. Est-ce qu’il va prendre la succession de Bernard ? »

Matthieu l’entendit et lui donna un grand coup de poing sur l’épaule.

« Tais-toi, dit-il, ou je vais raconter tes histoires. »

Cette menace fit taire tout le monde, mais on ne cessa par pour cela de me haïr et de me persécuter secrètement ; cependant, c’était déjà beaucoup de pouvoir travailler et vivre.

Vous êtes étonnée, madame, et vous croyez peut-être que j’avais affaire à de très méchantes femmes. Pas du tout : elles n’étaient ni meilleures ni plus mauvaises que celles qu’on voit tous les jours dans la rue ; mais elles me voyaient à terre et me frappaient sans réflexion, comme on fait toujours pour le plus faible, dans le grand monde aussi bien que dans le petit.

Quand je revins chez moi, j’y trouvai la mère de Bernard, qui gardait ma petite fille pendant que j’étais à l’atelier. Elle fut bien contente d’apprendre que j’avais enfin trouvé de l’ouvrage.

« Est-ce que tu vas vivre seule ? me dit-elle.

– Et comment voulez-vous que je vive ? Mes sœurs ne veulent pas de moi. »

Je vis qu’elle était tentée de m’offrir un logement dans sa maison, mais qu’elle n’osait me le proposer de peur de s’engager et d’engager Bernard. D’ailleurs, son mari pouvait le trouver mauvais : il avait été très fâché du bruit qui s’était fait et des paroles qu’il avait entendues le jour de l’enterrement de mon père ; il ne voulait pas s’exposer à une seconde algarade. C’était un homme sage et voyez-vous, madame, les hommes de ce caractère n’aiment pas à s’exposer sans nécessité.

Je vécus donc seule, ne sortant que pour aller le dimanche à la messe et tous les autres jours à l’atelier. Je commençai aussi à réfléchir et à écouter avec plus de soin les exhortations qu’on faisait en chaire tous les dimanches.

Jusque-là j’avais entendu, sans les comprendre, les paroles de l’Évangile que lisait le curé dans sa chaire, ou plutôt, comme font les enfants, je marmottais des prières dont je n’avais jamais cherché le sens ; mais quand je sentis que j’étais seule sur la terre, et que je ne pouvais attendre de consolation de personne, je commençai à réfléchir et à vouloir causer avec Dieu même, puisqu’on dit qu’il écoute également tout le monde, et qu’il n’est pas besoin d’être savant pour l’entretenir face à face.

En récitant les premiers mots de la prière que je faisais soir et matin : « Notre Père qui êtes aux cieux », je fus étonnée de n’avoir jamais pensé à ce que je commençai à me faire du ciel une idée que je n’avais jamais eue auparavant.

Je me souvins que mon père, qui n’était pourtant pas un savant, m’avait souvent dit que le ciel était tout autre chose que ce qu’on se figure ; que c’était une espace immense où roulaient des milliards d’étoiles, et que ces étoiles étaient un million de fois plus éloignées de nous que le soleil, et qu’elles étaient elles-mêmes des soleils, et qu’autour de chacun de ses soleils tournaient des quantités innombrables de mondes plus grands que la terre entière et la mer ; et je fis réflexion que si notre soleil était si petit en comparaison de cet espace immense, et si petite notre terre en présence du soleil, et si petite ma ville en présence de la terre entière, et moi si petite dans cette ville même, ce n’était pas la peine de s’occuper de mes voisins, ni de leur haine, ni de leur mépris ; que la vie ici-bas était assez courte pour qu’on pût en oublier facilement et promptement toutes les douleurs ; que si ce voisinage m’était insupportable, je pouvais me réfugier dans ma chambre et que mon âme trouverait aisément un abri dans ces pensées et dans ces espérances, qu’il n’était au pouvoir de personne de m’enlever.

Je pensai aussi que cette vie éternelle dont nous parlait le curé n’était peut-être pas autre chose qu’une vie nouvelle dans un monde meilleur, où je pourrais aisément trouver une place si je remplissais tous mes devoirs sur la terre ; je pensai aussi avec joie que si j’avais commis une grande et inexcusable faute, je l’avais très cruellement expiée ; que le départ de Bernard, la mort de mon père, la haine et le mépris de mes voisins étaient des châtiments dont la justice divine pouvait se contenter, et que s’il m’arrivait de quitter cette vie avant le retour de Bernard, je pouvais espérer, ne m’étant pas révoltée contre ma destinée, qu’elle cesserait de me poursuivre dans un autre monde, et que je pourrais rejoindre mon père et vivre heureuse à mon tour.

Ces réflexions, que je vous dis bien mal, et que je ne fis pas en un jour, commencèrent à rendre mon esprit plus tranquille. Je ne craignais plus comme auparavant de tomber dans un affreux désespoir ; ou plutôt, comme j’étais étendue toute meurtrie au fond du précipice, je ne craignais plus aucune chute ni aucune meurtrissure. Cependant mes épreuves n’étaient pas terminées.

IX

Le meurtrier de mon père ayant été arrêté, fut jugé deux mois après à la cour d’assises. Je fus forcée, comme témoin, d’assister au jugement. Nouvelle douleur, qui recommençait l’ancienne.

Ah ! madame, si vous saviez dans quels termes les magistrats me parlèrent, comme on me fit entendre, en m’interrogeant, que j’étais une fille perdue, comme tous les témoins déclarèrent que j’avais une réputation déplorable, comme le procureur du roi me renvoya à ma place d’un air de mépris en relevant la manche de sa robe, comme on rejeta sur moi tous les torts de la querelle, comme l’avocat de celui qui avait tué mon père fit l’éloge de son client, comme il assura que mon pauvre père, le vieux Sans-Souci, était un homme sans mœurs, un vagabond, mal famé ; que sais-je encore ? (hélas ! pauvre père ! un si bon ouvrier, si laborieux et si doux ! et c’est moi qui lui attirais toutes ces injures !) comme il ajouta que son client avait donné une marque d’intérêt et d’amitié à mon père en lui demandant des nouvelles de sa petite-fille ; comment mon père, qui était toujours (à son dire) ivrogne et furieux, avait répondu par des injures et des coups à cette marque d’amitié ; comme il avait voulu assommer le client, pris en traître (en traître !) et forcé de se défendre, avait résisté de son mieux ; comment un compas s’était trouvé dans sa poche : comment mon père avait voulu le prendre et l’en frapper ; comment l’autre s’était débattu et mon père s’était enferré, ce qu’on pouvait appeler « une justice de la divine Providence. ».

Enfin, madame, il parla tant et si bien ; il leva si souvent les bras vers le ciel et les fit retomber sur la barre, il invoqua les présents et les absents, et il dit de si belles choses de son client et de si laides de mon père et de moi, que l’assassin fut acquitté et que le peuple le reconduisit en poussant des cris et en applaudissant à la sentence ; et moi, pour échapper aux coups de pierres et aux huées, j’attendis la nuit, je traversai la ville en courant, et m’enfermai chez moi en grande peur d’être poursuivie. C’est la justice des hommes.

Quand je rentrai, ma petite Bernardine me tendit les bras en riant ; je la pris à mon cou, je la serrai de toutes mes forces sur ma poitrine, comme si l’on avait voulu me l’arracher, et je me sentis consolée. Après tout, grâce à mon travail et au petit jardin que mon père m’avait laissé, je n’avais ni froid ni faim, et je pouvais vivre en paix, entre ma famille et Dieu. Combien de malheureux voudraient pouvoir en dire autant !

Cependant je comptais les jours, les mois et les années qui me séparaient encore de Bernard. Lui seul me restait sur la terre ; mais s’il venait à m’abandonner, je me sentais tout à fait découragée, car les réflexions pieuses et la confiance en Dieu pouvaient bien m’adoucir l’amertume de la vie, mais non pas me la rendre précieuse et me la faire aimer. L’amour seul pouvait faire ce miracle.

Une chose surtout, quand j’étais seule, m’inquiétait cruellement. Pourquoi ne m’écrivait-il pas ? Il est vrai que je ne savais pas l’écriture (c’est un de nos grands malheurs à nous, pauvres ouvrières), mais la mère Bernard aurait dû me lire ses lettres.

Quand je l’interrogeais, elle répondait toujours :

« Bernard va bien, il sera sergent un de ces jours. Son capitaine est très content. S’il veut être officier, il le sera, et même colonel.

– Colonel ! »

À vous dire le vrai, madame, je ne sais pas trop ce que c’est qu’un colonel ; mais j’ai toujours entendu dire qu’il faut être si riche et si grand seigneur pour en porter les épaulettes, que j’avais peine à croire que Bernard pût être colonel, et cependant, en y pensant bien, je trouvais que personne n’en pouvait être plus digne.

J’ai su depuis que la mère de Bernard ne me disait pas tout. Son fils m’avait écrit, mais en mettant sa lettre dans celle de sa mère, parce qu’il désirait que sa mère me la lût tout haut elle-même, et aussi parce qu’il avait peur que mon pauvre père (le vieux Sans-Souci), dont il ignorait la mort, ne voulût l’intercepter ; en quoi il se trompait des deux côtés, car mon père me laissait toute liberté, et la mère de Bernard, qui commençait à se dégoûter de moi à cause de tout le bruit qu’on avait fait, et qui rêvait de voir son fils officier, et qui aurait voulu lui faire épouser la fille d’un notaire, garda soigneusement toutes les lettres sans m’en dire un seul mot.

Enfin, j’étais arrivée à l’âge de vingt-deux ans ; Bernard n’avait plus que deux ans de service à faire, et je commençais à espérer la fin de mes peines, lorsqu’un soir le contremaître Matthieu, qui n’avait jamais cessé de me faire la cour mais que j’avais tenu à distance, s’avisa de me demander un rendez-vous.

Il faut vous dire que sa femme était morte depuis deux mois, et qu’avantageux comme il l’était, il avait toujours cru qu’il n’y avait que cet obstacle entre nous. Je le priai de me laisser tranquille.

« Écoute, dit-il, il faut que tu aies un amoureux caché, car de vivre ainsi seule et d’attendre quelqu’un qui ne viendra jamais, ce n’est pas naturel. »

Je haussai les épaules sans répondre, et je rentrai chez moi.

Il était à peu près dix heures du soir ; Bernardine était déjà couchée et j’allais me coucher moi-même, lorsque j’entendis qu’on frappait à la vitre deux coups légers. Je n’eus pas grand-peur d’abord, car il n’y avait rien à prendre chez moi, et la mère de Bernard venait quelquefois chez moi le soir et frappait de la même manière pour se faire entendre.

Je me levais donc et j’ouvris la fenêtre sans défiance.

« Est-ce vous, mère ? »

Pour toute réponse, un homme sauta dans la chambre qui était au rez-de-chaussée et au niveau de la rue. Aussitôt je poussai un cri.

« Tais-toi, dit-il. C’est moi, Matthieu. Ne me reconnais-tu pas ? »

Je reculai, moitié de frayeur, moitié de colère :

« Je ne vous connais pas. Que me voulez-vous ? Sortez, ou j’appelle.

– Pas de bruit, Rose. On viendrait, on me trouverait ici, et l’on croirait que tu m’as fait venir. Expliquons-nous tranquillement.

– Je ne veux pas m’expliquer, lui dis-je avec force. Sortez d’ici !

– Allons, tu fais la méchante ; tu as tort. Je t’aime, tu le sais bien. Tu es seule, je suis seul aussi, car mes enfants ne comptent pas. Nous pouvons vivre ensemble.

– Va-t’en, Matthieu, ou je crie : Au feu ! »

À ces mots, il saute tout à coup sur moi et veut me fermer la bouche. Mais je me dégage à la faveur de l’obscurité ; je saisis une chaise, et la jette dans ses jambes. Il tombe, j’ouvre la porte, et je me mets à courir comme une folle dans la rue.

Dès qu’il vit que je m’étais échappée, il sortit lui-même, et pour éviter d’être rencontré, il descendit à travers les jardins qui vont de ce côté-là jusqu’à la rivière.

Quand je vis qu’il était parti, je rentrai moi-même toute tremblante dans la maison, je fermai soigneusement la porte et la fenêtre, je mis un bâton à côté de mon lit pour me défendre si j’étais attaquée la nuit, et je dormis assez tranquillement jusqu’au lendemain.

Je ne parlai de cette aventure à personne, et on ne l’aurait pas connue si un voisin qui par hasard était dans son jardin, n’avait aperçu au clair de lune Matthieu qui fuyait du côté de la rivière. Il le reconnut sur-le-champ, et n’eut rien de plus pressé que d’en parler le lendemain à tout le quartier.

Ce fut une rumeur générale. Si le feu avait pris à trois maisons à la fois, on n’en aurait pas fait plus de bruit.

On fit d’abord raconter au voisin tout ce qu’il avait vu.

« À quelle heure ?

– À dix heures.

– C’était Matthieu ? L’avez-vous bien reconnu ?

– Parbleu ! si je l’ai reconnu ! il a laissé sa casquette dans mon jardin.

– Et d’où venait-il ?

– Ah ! pour cela, je n’en sais rien.

– Je le sais, moi, dit une femme. Il venait de chez Rose-d’Amour. »

À ce nom, tout le monde se mit à crier :

« En voilà une gaillarde, une effrontée ! Rien ne pourra donc la corriger ? Comment ! elle va débaucher les pères de famille, maintenant !

– Faites attention à ce que je vous dis, ajouta une de mes camarades d’atelier, il y aura encore quelqu’un de tué pour cette malheureuse.

– Ce n’est pas étonnant, dit une vieille femme. Les hommes n’aiment que ces créatures-là ? »

Et cette fois encore, on rejeta sur moi tous les torts. C’était moi qui avais encouragé Matthieu. Du vivant de sa femme, je l’avais reçu chez moi tous les soirs. Quelqu’un dit qu’il l’avait vu sortir de ma maison à trois heures du matin. On plaignit la pauvre défunte, on assura qu’elle était morte du chagrin de voir la mauvaise conduite de son mari ; enfin tout ce qu’on avait dit contre moi depuis le départ de Bernard se réveilla de nouveau, et cette fois je n’avais plus d’appui nulle part. Mon père était mort, mon pauvre père, le seul être qui m’eût protégée !

Il faut vous dire que j’avais encore, sans le savoir, un nouveau sujet de tristesse.

Quand je vis que Bernard ne m’écrivait pas et que sa mère ne me parlait plus de lui que rarement, de loin en loin, j’avais résolu d’apprendre à lire et à écrire, et d’écrire mes lettres moi-même, car excepté le catéchisme, qu’on m’avait fait apprendre pour la première communion, je ne savais absolument rien de ce qu’on enseigne dans les écoles.

Mais en même temps j’étais fort embarrassée d’apprendre, car d’abord, madame, je n’avais pas la tête bien organisée pour les livres. Cela vient un peu de naissance, comme vous savez, et mon père, mes sœurs et moi nous avions la tête si dure qu’il avait fallu renoncer à nous apprendre à lire.

Cependant, comme je veux fermement ce que je veux, je m’en allai trouver un pauvre garçon qu’on appelait Jean-Paul, qui était sans famille, sans parents connus, et sorti, je crois, de l’hospice de Lyon. Ce pauvre Jean-Paul, qui était boiteux et marqué de la petite vérole, mais doux comme un mouton et aimé de tout le monde à cause de sa bonté, faisait le soir, après souper, une école de lecture et d’écriture à sept ou huit filles de mon âge qui n’avaient pas appris à lire mieux que moi, et qui en sentaient trop tard la nécessité.

Comme il était garçon tailleur et vivait de son aiguille, sans être riche, il faisait son école gratis et ne se faisait pas prier pour écrire les lettres de son quartier. J’allai lui demander de me recevoir parmi ses élèves.

Le pauvre garçon me regarda en souriant, suivant sa manière, et me dit :

« Tu es bien grande, Rose-d’Amour, pour apprendre l’écriture à ton âge. Est-ce que tu veux écrire à ton colonel ?

– Justement. C’est à mon colonel.

– Au colonel Bernard ?

– Oui, au colonel Bernard.

– Eh bien ! viens quand tu voudras. »

J’y allai le soir même, et je commençai à travailler si durement et avec tant d’application à faire des barres, des a, des o, des i, des u, des majuscules, des minuscules, de la ronde, de l’anglaise, de la bâtarde et de la coulée, que j’en étais bien souvent plus fatiguée que de bêcher la terre, tant la plume est un outil pesant pour celui qui n’en a pas l’habitude.

Enfin je commençai à écrire des lettres grandes d’un pouce, puis d’un demi-pouce, d’un quart de pouce, et finalement de grandeur naturelle, et quoique je n’aie jamais été grande écrivassière, je puis maintenant me faire lire et lire les autres.

Pendant ce temps, Jean-Paul pensait à tout autre chose. Un soir, comme je m’en allais après la leçon, il me retint par le bras, et me fit signe qu’il avait quelque secret à me dire. Moi, toujours simple et bien éloignée de croire qu’on pût s’occuper de moi, je restai et je m’assis.

Jean-Paul ferma la porte et s’assit en face de moi.

« Rose-d’Amour, la bien nommée, dit-il, comment me trouves-tu ? »

Je crus qu’il voulait rire.

« Très joli garçon », lui dis-je.

Il secoua la tête.

« Non, non, ce n’est pas cela que je te demande, Rose. Parle-moi sérieusement, et regarde-moi bien… Écoute, j’ai vingt-six ans, cent francs d’économies et le mobilier que voilà ; je t’aime à la folie. Veux-tu m’aimer ?

– Est-ce que tu vas m’insulter, Jean-Paul ? » lui dis-je d’un air triste.

Je me sentais venir les larmes aux yeux.

« T’insulter ? moi ! Rose-d’Amour ! moi, t’insulter ! As-tu pu le croire ? Je te demande si tu veux te marier avec moi ? »

Je lui tendis la main. Il la baisa et la serra dans les siennes.

« Eh bien, tu acceptes ? dit-il. En ce cas, la noce se fera dans quinze jours.

– Elle ne se fera pas. Tu ne m’as pas comprise, mon bon Jean-Paul. Elle ne se fera jamais.

– Ah ! oui, je le sais, tu aimes Bernard ; mais pense-t-il encore à toi, et reviendra-t-il jamais ?

– Qu’il revienne ou non, je l’aime, et j’ai promis de l’attendre.

– Non, tu ne l’aimes pas, s’écria-t-il. Écoute-moi, Rose, je sais ce qui t’arrête. C’est ta fille. Eh bien ! je la reconnaîtrai. On se moquera de moi, mais je me moquerai des autres à mon tour. Je t’aime et je serai heureux. Je n’ai pas de parents, pas de famille, je suis un enfant trouvé, je ne dois compte de rien à personne, et je t’aime. Ne me dis pas que tu ne m’aimes pas aujourd’hui : je le sais et je te le pardonne ; mais tu m’aimeras un jour. Tu es si bonne ! car je te vois depuis cinq ans, Rose, et je n’ai pas cru un seul mot de ce qu’on a dit de toi. Je ne le croirais pas quand je l’aurais vu de mes deux yeux. Tu es seule, sans amis, sans fortune, sans mari, sans amant. Je suis seul comme toi, et personne ne m’aime ; appuyons-nous l’un sur l’autre, aimons-nous et marions-nous. Va, je ne serai pas jaloux de Bernard. Je te prends telle que tu es, et je t’aime mieux qu’aucune créature, car tu es la meilleure fille du quartier ; et quoiqu’on t’ait fait bien du mal, tu n’as jamais cherché à te venger : et la vengeance aurait été pourtant bien facile. Ce qu’il me faut, c’est une bonne femme, douce et laborieuse, et soigneuse, et je sais que tu le seras, car tu l’es déjà. Dis un mot, Rose, et tu feras mon bonheur et peut-être le tien.

Je ne puis vous dire, madame, combien je fus touchée des paroles de ce pauvre garçon : je sentais bien qu’il disait vrai et qu’il m’aimait tendrement ; mais moi je ne l’aimais pas, et surtout j’avais dans le cœur un trop tendre souvenir de Bernard.

Comme il vit que je ne répondais rien, il me crut ébranlée et voulut continuer. Ses yeux bleus, qui étaient pleins de douceur, m’imploraient encore mieux que ses discours ; mais, d’un mot, je lui fermai la bouche.

« Adieu, Jean-Paul. Je te remercie, et tu seras toujours pour moi un ami, le meilleur et le plus sûr après Bernard ; mais ce mariage est impossible, et je ne remettrai plus les pieds dans cette maison.

– Et tu ne me permettras pas d’aller te voir ?

– Non, car tu ne pourrais pas t’empêcher de me parler de ce que je ne veux plus entendre. Devant Dieu, je suis la femme de Bernard, et je ne dois entendre de personne un mot d’amour. »

À ces mots, je sortis et refermai la porte. Il n’essaya pas de me retenir, tant il était consterné.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
120 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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