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Читать книгу: «Les aventures du capitaine Corcoran», страница 3

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V. La famille de Louison.

Quelques jours après, l'Allemand était déjà le compagnon inséparable du maharajah. Bon convive, très-gai, plein de belle humeur, il montait parfaitement à cheval, chassait à merveille, discutait théologie, théogonie, cosmogonie, histoire naturelle avec une verve extraordinaire, ne contredisant qu'avec modération,– juste assez pour animer le discours, pas assez pour l'aigrir; enfin, il était pour le petit Rama d'une complaisance inépuisable: il jouait avec lui à la main chaude, il lui construisait des vaisseaux de guerre en bois et lui montrait la lanterne magique et le diable qui tire la queue du cochon, et le pauvre homme qui tire la queue du diable; bref, c'était un homme universel, et personne ne pensait plus à le surveiller.

Une occasion se présenta cependant où Corcoran conçut de nouveau quelques soupçons; mais ce jour-là il lui arriva un événement si heureux et si inespéré que toute inquiétude disparut dans la joie de cet événement.

C'était un matin du mois de janvier 1860. Corcoran partit à cheval pour chasser le rhinocéros. Le docteur Ruskaert l'accompagnait avec une vingtaine de serviteurs chargés de traquer l'animal. Tous deux étaient bien armés et bons cavaliers, de sorte que la chasse du rhinocéros, qui n'est jamais sans danger, à cause de la force prodigieuse du quadrupède, de son aveugle impétuosité et de son impénétrable cuirasse, ne paraissait cependant pas pouvoir mal tourner.

Sita regarda Corcoran partir du haut du perron du palais, et retint avec peine le petit Rama, qui criait et voulait monter sur Scindiah pour chasser, lui aussi, le rhinocéros.

Enfin, les chasseurs disparurent au tournant de la route, et Rama, tout affligé, alla se consoler en montant sur les épaules de Scindiah, après quoi il dit qu'il était plus grand que les plus grands arbres et qu'il décrocherait la lune, s'il voulait.

Mais il ne la décrocha pas, et sa mère l'admira pour avoir dit une si belle chose, comme elle l'admirait quand il avait déjeuné de bon appétit ou quand il se laissait moucher sans crier, ou quand il chantait en criant, ou quand il criait en chantant, ou quand il avait la colique, ou quand il buvait de l'huile de ricin, ou quand il prenait un lavement, ou quand il ne prenait rien. Sita l'admirait toujours, et c'est une bénédiction de Dieu que d'avoir donné aux mères une admiration si constante et si infatigable pour ces petits morveux.

Pour revenir à Corcoran et à son compagnon, ils s'enfoncèrent dans la forêt et allèrent se poster à l'entrée d'un carrefour par où devait passer nécessairement le rhinocéros. Cependant les traqueurs s'avançaient avec de grands cris dans les jungles et jetaient de grosses pierres pour effrayer l'animal et le faire sortir de sa retraite. Tout à coup ces cris changèrent de nature. En cherchant le rhinocéros, ils avaient éveillé un tigre royal de la plus grande espèce, qui dormait tranquillement à l'ombre.

Il se leva lentement, étira ses quatre membres et jeta autour de lui un regard distrait. Il entendit le bruit des tam-tams et, soit qu'il fût effrayé de cette musique étrange, soit, ce qui est probable, qu'il fût amateur de mélodies plus douces et plus harmonieuses, il s'élança tout à coup dans la direction du carrefour et, par bonds immenses, arriva sans être vu jusqu'à Corcoran lui-même. Celui-ci, à cheval, le doigt sur la détente de sa carabine, attendait le rhinocéros et regardait en face de lui. De l'autre côté, le docteur Ruskaert voyait venir le tigre et aurait dû avertir son compagnon; mais il n'en fit rien; était-il troublé par la peur, ou plutôt, comme le maharajah le présuma plus tard, aurait-il été bien aise de sa mort?

Tout à coup un poids énorme tomba sur la croupe du cheval de Corcoran et la fit plier jusqu'à terre. C'était le tigre qui venait l'attaquer par derrière. Comme le Malouin avait le doigt sur la détente, le choc du tigre fit partir en l'air le coup de sa carabine, et il se trouva désarmé. De plus, le cheval blessé mortellement, s'abattit d'une façon si malheureuse que le cavalier demeura immobile, ayant une jambe engagée sous le corps de sa monture. Il s'écria aussitôt:

«A moi! à moi! Ruskaert! Tirez donc! tirez vite!»

Mais Ruskaert demeura immobile et attentif, quoiqu'il fût armé et qu'il pût aisément faire feu.

Dans cette situation désespérée, Corcoran ne perdit pas courage. Comme il n'avait pas le temps de prendre son revolver suspendu à sa ceinture, il donna avec la crosse de sa carabine un coup si formidable sur le mufle du tigre, dont il sentait déjà la chaleur sur son cou, que le tigre lâcha prise et recula de douleur.

Ce ne fut qu'une seconde, mais elle suffit à Corcoran pour se dégager et se trouver debout. De la main gauche saisissant son revolver, il allait faire feu sur le tigre qui revenait à la charge, lorsqu'un accident imprévu mit fin au combat.

Tout à coup, un autre tigre, un peu moins grand, mais plus beau que le premier, arriva en bondissant, et, au lieu de secourir son camarade, le saisit à la gorge avec ses dents, le roula à terre et lui administra une correction si sévère que Corcoran lui-même en demeura stupéfait, et que le docteur Scipio Ruskaert en ouvrit des yeux plus grands que des portes cochères.

Ce tigre, ou plutôt cette tigresse au pelage soyeux, lustré, brillant, tacheté, l'avez-vous deviné? c'était Louison. Quant à l'autre, c'était son frère Garamagrif, qu'elle avait suivi au fond des bois et qu'elle avait épousé suivant la coutume des tigres de Java.

On a parlé beaucoup de la cruauté des tigres, et M. de Buffon, naturaliste qui avait plus de style que de science, a écrit de fort belles choses sur le mauvais caractère de ces animaux; mais, dites-moi, quelle est la femme qui aurait montré plus d'honneur, plus de vertu, de bonté, de douceur et de sensibilité véritable que Louison ne fit en cette occasion? Pour moi, je n'en connais pas. Et ce qui n'est pas moins admirable que la générosité de Louison, c'est l'abnégation sublime et la soumission du pauvre tigre, son époux, qui recevait sans rien dire une correction qu'en conscience il n'avait pas méritée; car enfin il n'avait jamais été, lui, l'ami de Corcoran.

Cependant le Malouin n'eut pas plus tôt reconnu la tigresse, qu'il sentit renaître toute sa tendresse pour cette ancienne amie. Il remit son revolver à sa ceinture et s'écria:

«Louison! ma chère Louison! viens dans mes bras!»

Et elle y vint, car c'était bien sa place.

«Tu vas rentrer avec moi à Bhagavapour,» dit Corcoran.

Cette proposition, à laquelle elle devait pourtant s'attendre, jeta Louison dans un grand embarras. Elle regarda par-dessus son épaule le grand tigre, qui considérait cette scène avec une morne tristesse.

Le pauvre garçon tremblait d'être abandonné.

Corcoran comprit le sens de ce regard.

«Et toi aussi, tu viendras, grand nigaud, dit-il.... Allons, c'est décidé, n'est-ce pas?»

Mais le grand tigre demeurait immobile et morne. Alors Louison s'approcha et miaula à son oreille quelques douces paroles, dont voici probablement le sens:

«Que crains-tu, ami chéri de mon coeur? Ne suis-je pas avec toi?»

Le tigre grogna ou plutôt rugit:

«C'est un piège. Je reconnais ce maharajah. C'est celui qui te gardait sous son toit pendant que je m'enrhumais dans le fossé, en te suppliant de revenir dans nos forêts. Chère Louison, crains ses discours enchanteurs.»

Ici Louison parut ébranlée.

«Tu seras libre chez moi, reprit Corcoran, libre et maîtresse comme autrefois. Laisse là ce bourru, ce rustre qui ne peut pas te comprendre, ou, si tu ne veux pas renoncer à lui, emmène-le-moi avec toi. Je le supporterai, je l'aimerai, je le civiliserai à cause de toi.»

On ne sait comment aurait fini l'entretien, si l'arrivée d'un nouveau venu n'avait résolu la question. Ce nouveau venu était un jeune tigre d'une beauté admirable. Il était à peu près gros comme un chien de taille moyenne et paraissait n'avoir pas plus de trois mois. Corcoran devina qu'il était le fils de Louison, et profita de cette découverte pour employer un argument irrésistible et décider la victoire.

Le jeune tigre s'approcha de sa mère par bonds et par sauts, regardant alternativement Louison et Corcoran. Il alla d'abord frotter son mufle roux contre celui de sa mère et, sans étonnement, sans sauvagerie, il fixa avec curiosité ses yeux sur ceux du maharajah.

Celui-ci le prit dans ses bras, le caressa doucement.

«Et toi, petit, dit-il, veux-tu venir avec moi?»

Le jeune tigre consulta les yeux de sa mère, et y lisant sa tendresse pour Corcoran, rendit au Malouin ses caresses, ce qui décida du sort de toute la famille. Voyant que son fils acceptait la proposition, Louison l'accepta également, et le grand tigre ne put faire autrement que de suivre ce double exemple.

Le Malouin, voyant l'affaire décidée et plein de joie d'avoir retrouvé Louison, ne pensa plus au rhinocéros et donna le signal du départ.

«La journée a mieux fini que je ne l'espérais, dit-il à Ruskaert. Un instant j'ai cru que j'allais devenir la proie des tigres.... Mais vous, ajouta-t-il après réflexion, pourquoi n'avez-vous pas tiré quand je vous criais de faire feu?»

Cette question parut déconcerter un instant Scipio Ruskaert; cependant il se remit de son trouble.

«J'ai craint de manquer mon coup et de vous tuer au lieu du tigre, dit-il avec assez de sang-froid.

«Hum! hum! c'est bien de la prudence, répliqua le Malouin.... Voilà qui n'est pas clair, ajouta-t-il en lui-même. Au reste qui vivra verra.»

Le retour à Bhagavapour fut une marche triomphale. Louison faisait des bonds de joie. Le grand tigre la suivait d'un air un peu honteux, tandis que leur jeune héritier, aussi joyeux que sa mère, ne paraissait sensible qu'au plaisir de voir des choses nouvelles, des palais, des rues, des places, des pagodes et les habitations des hommes.

Cependant le Malouin remarqua que Louison, dont il connaissait le bon sens, s'écartait de l'Allemand après l'avoir flairé, et lui paraissait peu sympathique. Il se rappela qu'elle n'aimait pas les traîtres.

On arriva enfin au palais. A la vue de cette famille nouvelle, tous les serviteurs poussèrent des cris de frayeur, et Sita elle-même, à peine rassurée par la présence de Corcoran, se rejeta du côté de Scindiah en portant le petit Rama dans ses bras.

Mais, contre toute attente, Rama seul ne montra aucune crainte. Il s'avança gaiement vers Louison et la caressa de sa petite main comme s'il l'avait connue depuis longtemps. De son côté, la tigresse lui lécha doucement la figure et lui présenta le petit tigre qui, rentrant ses griffes et faisant patte de velours, avait l'air d'un aîné qui caresse son jeune frère.

«Voici ma chère Louison, dit Corcoran, tu la reconnais, Sita? c'est à elle que nous avons dû plus d'une fois la vie et la liberté. Son mari, ce grand bête que voilà et qui fait une si piteuse mine, c'est le seigneur Garamagrif; enfin, voici leur fils, ce jeune garçon joyeux que tu vois bondir et lutter avec Rama, et que nous appellerons Moustache, si tu le veux bien. Et maintenant le baptême est terminé, mes enfants, allons souper.»

La suite ne démentit pas cet heureux début. Rama et son compagnon, le petit tigre Moustache, furent bientôt une paire d'amis. Ils se livraient, sous la garde et la surveillance de Louison, à tous les jeux de leur âge. Cette surveillance d'ailleurs n'était pas inutile. Rama, peu discipliné, se sentait fils de roi et voulait commander. Moustache, de son côté, se sentait fils de tigre et ne voulait pas obéir: Louison avait bien de la peine à maintenir la paix.

Elle avait encore d'autres inquiétudes.

On se souvient de la manière dont elle avait quitté Corcoran deux ans auparavant. Ce départ lui avait attiré une querelle violente avec Scindiah, et elle n'avait pas oublié ses procédés un peu vifs. D'un autre côté, Garamagrif avait emporté avec ses dents un morceau de la queue de l'éléphant; Scindiah, à son tour, avait failli tuer Garamagrif d'un coup de pierre. De quel oeil ces deux guerriers redoutables allaient-ils se revoir? Toute l'autorité de Corcoran lui-même suffirait-elle à empêcher une bataille sanglante entre ces ennemis mortels?

Si quelqu'un s'étonne que les animaux tiennent une place si honorable dans mon histoire, tandis que je néglige les marquis, les comtes, les ducs, les archiducs et les grands-ducs, dont le monde est rempli et comme encombré, j'ose dire que mes héros, bien qu'ils ne marchent pas précédés de tambours et de trompettes, ne sont pas moins intéressants que ceux qu'on voit parader à la tête des régiments, et que leurs passions ne sont ni moins vives ni moins violentes. J'irai plus loin. Scindiah, avec sa gravité, son silence, son sang-froid, son impassibilité et sa trompe immense, qui n'était au fond qu'un nez un peu trop allongé, avait une ressemblance prodigieuse avec plusieurs de ces grands et nobles personnages qui règlent le destin des royaumes. Louison, si fine, si légère, si courageuse, si dévouée à ses amis, aurait pu servir de modèle à plusieurs grandes dames, et elle avait assurément autant d'esprit et de bon sens qu'aucun être humain ou inhumain (le seul Corcoran excepté); par sa force et son impétuosité sans pareilles, elle en aurait remontré à tous les généraux de cavalerie des temps anciens et modernes; et si elle avait eu la parole, elle eût commandé la charge et donna l'exemple aussi bien que Murat et Blücher.

Que me reprochez-vous donc? Sommes-nous si sûrs d'être supérieurs à tous les autres êtres de la création, que nulle histoire ne nous plaise, excepté la nôtre?

Oui, je préfère le tigre à l'homme. Le tigre est beau, il est fort; il n'est pas intempérant ou dissolu, il a peu d'amis, mais il les choisit avec soin et ne s'expose pas à les trahir ou à être trahi par eux; il ne flatte personne; il aime la solitude, comme tous les philosophes illustres; il a horreur de l'esclavage pour lui-même et n'a jamais réduit personne en servitude:– enfin, c'est l'une des plus nobles créatures de Dieu.

De quel homme, si ce n'est de mon lecteur, pourrait-on faire le même éloge?

VI. Où le docteur Scipio Ruskaert se dévoile.

Lettre de George-William Doubleface, esq., chef de la police secrète de Calcutta, à lord Henri Braddock, gouverneur général de l'Indoustan.

Bhagavapour, 15 février 1860.

«Mylord,

«Le courrier qui remettra ce rapport à Votre Seigneurie est un homme sûr, et je réponds de sa fidélité.

«Suivant les ordres de Votre Seigneurie, j'ai pris la route de Bhagavapour, et je me suis présenté à la cour du soi-disant maharajah Corcoran avec les lettres de créance que Votre Seigneurie a bien voulu demander pour moi à sir Samuel Barrowlinson. Sous le nom du docteur Scipio Ruskaert, de l'Université d'Iéna, j'ai pénétré sans peine auprès du capitaine Corcoran, qui m'a reçu d'abord avec défiance, je dois l'avouer; mais bientôt cette défiance, qui paraît, du reste, fort étrangère à son caractère habituel, a fait place à des sentiments meilleurs. Quelle que soit sa pénétration, et je dois dire qu'elle dépasse tout ce qu'on peut imaginer, son insouciance et son intrépidité sont encore supérieures; aussi n'ai-je rencontré aucun obstacle dans l'accomplissement de la mission dont Votre Seigneurie a bien voulu m'honorer.

«D'abord, il ne m'a pas été difficile d'obtenir la confiance de la reine Sita. La photographie, tout à fait inconnue dans ce pays reculé, m'a servi de passe-port auprès de la fille d'Holkar, qui n'a pas résisté au plaisir de voir son image et celle de son fils,– un marmot de deux ans,– reproduites et tirées à vingt mille exemplaires. Dans tel cas donné, c'est un signalement tout trouvé. Pour cette raison, j'aurais vivement désiré joindre à ma collection le portrait du capitaine Corcoran; mais il s'est toujours refusé à poser devant moi, et j'ai craint, en insistant trop, de faire naître ses soupçons.

«En revanche, aussitôt qu'il a connu la lettre de sir John Barrowlinson, il s'est empressé de mettre à mon service ses armes, ses roupies, ses chevaux, ses éléphants et de me donner toute facilité d'aller et de venir dans ses États. Grâce à ma connaissance parfaite de la langue hindoustani, j'ai déjà trouvé moyen de recueillir les informations les plus variées et les plus sûres, et je m'empresse d'envoyer sous ce pli à Votre Seigneurie le tableau des forces de terre et de mer du royaume d'Holkar. Je dis: et de mer, car, malgré la répugnance des Indous pour la marine, le capitaine a gardé son brick et l'a fait armer en guerre, soit que, prévoyant le sort que lui réserve Votre Seigneurie, il le garde pour protéger sa fuite, soit qu'il ait, car on doit tout craindre d'un tel homme, quelque raison de compter sur l'appui de ses compatriotes. Votre Seigneurie, dans sa sagesse, appréciera mieux que moi les motifs réels de la conduite de cet aventurier.

«Votre Seigneurie, mylord, est priée de remarquer que l'armée dont elle verra l'énumération sur le tableau ci-joint, n'est pas, comme on pourrait le croire d'après les usages généralement reçus en Orient et en Occident, une armée sur le papier, et que les non-valeurs n'y tiennent aucune place. J'ai eu plus d'une fois occasion de vérifier avec quelle exactitude le capitaine se rend compte de l'effectif réel de ses troupes et de leur instruction, et je dois ajouter qu'il serait fort désirable que les cipayes où les sikhs enrôlés au service de la reine Victoria eussent la discipline et la solidité de ces Mahrattes.

«Une chose a rendu le maharajah très-populaire: c'est sa scrupuleuse attention à rendre et à faire respecter la justice. Sous ce rapport, il est inflexible, et il a fait pendre quelques centaines de brigands qui ravageaient impunément tout le pays sous l'autorité contestée de son prédécesseur. Plusieurs d'entre eux ont offert des sommes immenses pour racheter leur vie: mais il n'a fait grâce à personne, et il a distribué leurs dépouilles au petit peuple. Votre Seigneurie devinera facilement à quel point cette générosité, qui lui coûte si peu, a fait bénir son nom.

«Ceci me mène tout droit au sujet principal de ce rapport. J'ose espérer que Votre Seigneurie ne me désapprouvera pas, si j'ai cru devoir outrepasser un peu mes instructions.

«L'exécution des principaux brigands a mis fin au brigandage, et la plupart des pauvres diables qui faisaient ce sot métier sont rentrés dans la vie privée. D'autres ont passé la frontière et exercent leurs talents au Bengale, où j'ai eu le plaisir d'en saisir et d'en faire pendre une vingtaine. Parmi ces derniers (je veux dire ceux qui sont au Bengale, et non ceux qui ont été pendus), j'ai eu occasion de remarquer un drôle de la pire espèce, nommé Punth-Rombhoo-Baber, ou plus commodément Baber, ce qui signifie, en langue indoue, Votre Seigneurie ne l'ignore pas, le Tigre. Baber donc, ou le Tigre, s'est signalé, depuis sa naissance, par les exploits les plus brillants. Je n'oserais affirmer qu'il ait tué son père ou sa mère; mais, à cela près, il a commis toutes sortes de crimes. A quinze ans, sa réputation était faite. Son habileté à se tirer des mains de la justice et de la police est presque fabuleuse. Pour citer de lui un tour qui vaut tous les autres, il a été empalé, et, profitant de l'absence des gardes, il s'est débarrassé de son pal et a traversé le Gange à la nage pendant la nuit pour chercher un asile dans le Goualier. Un autre jour, il fut pendu, mais si mal, que, sans que la corde eût cassé, il continua de respirer. Deux heures plus tard, on le dépendit pour le disséquer, et le docteur Francis Arnolt, chirurgien du 48e de ligne cipaye, allait lui plonger le scalpel dans la poitrine, lorsque Baber eut l'effronterie de se lever, d'arracher le scalpel au docteur étonné, de bondir vers la porte de l'amphithéâtre, de se glisser au travers de quatre ou cinq cents personnes, sans qu'on osât ou qu'on voulût lui mettre la main au collet, et de fuir jusqu'à Bénarès, où je le rencontrai, quand Votre Seigneurie daigna m'envoyer à Bhagavapour.

«Cette rencontre fut providentielle. Quoique j'ose me flatter de connaître à fond ma profession, un aide tel que Baber n'est pas à dédaigner. Par un bonheur extraordinaire, ce coquin croit avoir à se plaindre du capitaine Corcoran, qui l'a chassé du pays des Mahrattes. «Sans lui, dit-il, je vivrais bien tranquille au fond du royaume d'Holkar; je jouirais paisiblement d'une fortune acquise par tant d'honorables travaux, et je serais heureux sous ma vigne et mon figuier avec ma femme et mes enfants, comme un patriarche.»

«Un motif plus singulier encore, et qui fera sans doute sourire Votre Seigneurie, l'a rendu l'ennemi irréconciliable du maharajah.

«Baber (où l'amour-propre va-t-il se nicher?) se croit le premier homme de son temps et tout à fait invincible dans l'exercice de sa profession. S'il a subi quelques échecs dans le cours d'une vie déjà longue, ces échecs ne sont pas, dit-il, un effet de la faiblesse de son génie, mais de la sensibilité de son coeur. Deux fois les femmes l'ont trahi et vendu; mais aujourd'hui, plein d'expérience et de jours, revenu de sa passion aveugle pour un sexe trompeur, il se flatte de ne plus craindre personne, et l'idée d'obtenir du gouvernement anglais sa grâce et trois cent mille roupies (je n'ai pas cru hasarder trop en lui promettant cette somme de la part de Votre Seigneurie), l'idée plus éblouissante encore de prendre mort ou vif le capitaine Corcoran, que tous les Mahrattes regardent comme invincible, et de terminer ainsi sa glorieuse carrière par un magnifique coup d'éclat, tout cela décide Baber à tenter la grande entreprise.

«Quant aux moyens d'exécution, je le connais: on peut s'en fier à lui. Dans sa première jeunesse, il était l'un des chefs les plus redoutables des thugs, et il a commandé longtemps des bandes de cinq à six cents hommes. C'est parmi ses anciens associés qu'il s'est chargé de recruter trente coquins déterminés, dont le moindre a été condamné à mort deux ou trois fois. Trente, c'est assez; car je ne dois pas dissimuler à Votre Seigneurie que le but de Baber est bien moins de faire prisonnier Corcoran (chose à peu près impossible), que d'en débarrasser le gouvernement anglais, quibuscumque viis, c'est-à-dire n'importe comment.

«Je n'ai pas besoin, mylord, d'informer Votre Seigneurie que, en aucun cas, son nom ne pourra être compromis dans une pareille entreprise, et qu'elle pourra nier hardiment toute participation aux manoeuvres du brave Baber. J'ai dû cependant montrer à Baber les pleins pouvoirs, signés de la main de Votre Seigneurie, qui me furent remis au moment de mon départ pour Bhagavapour, car ce gentleman voulait être certain d'obtenir sa grâce et les trois cent mille roupies que je lui ai promises; mais vous devez bien penser, mylord, que ces papiers précieux n'ont été que montrés et non pas remis à l'honorable M. Baber.

«Au reste, l'exécution de son projet n'est pas très-difficile. La confiance du capitaine Corcoran dans sa popularité est si grande, qu'il n'a pas daigné mettre garnison dans sa capitale. Toute l'armée est distribuée sur la frontière, ainsi que Votre Seigneurie pourra s'en assurer si elle daigne jeter les yeux sur le plan ci-annexé. Il n'y a pas deux cents soldats à Baghavapour; encore ce sont des soldats de police, dispersés dans les divers quartiers. Le palais est ouvert à tout le monde et à toute heure du jour. La seule garde qui soit à craindre, est composée d'un jeune tigre de trois mois et demi à peine, d'un grand tigre sauvage et de sa mare, cette fameuse Louison qui a donné tant de fil à retordre au colonel Barclay. Ces trois animaux sont doués d'un instinct merveilleux; mais il est aisé de les surprendre à l'heure de la sieste et de les enfermer.

«Baber et moi, tantôt séparément, tantôt ensemble, nous avons examiné avec soin la disposition du palais et de ses issues, et fait notre plan de campagne. Il me paraît impossible que le soi-disant maharajah puisse s'échapper, quelle que soit sa force physique, qui est vraiment prodigieuse, et quel que soit son sang-froid.

«Si j'ai pris soin, mylord, de ne pas mêler le nom de Votre Seigneurie à ceux de M. Baber et d'autres gentlemen de même farine, je n'ai pas voulu non plus qu'on pût m'attribuer, en cas d'insuccès, une part quelconque de l'affaire. Ce n'est pas que je ne sois toujours prêt à exécuter, consilio manuque, tout ce qu'il plaira à Votre Seigneurie de m'ordonner dans l'intérêt du gouvernement de la Reine, notre gracieuse souveraine; mais ici il n'est pas nécessaire de pousser si loin le zèle. Grâce au ciel, Baber et ses complices feront tout à eux seuls, et je ne tremperai pas les mains d'un loyal Anglais dans un meurtre que la morale publique réprouve bien que la politique le commande.

«En revanche, je me suis réservé la prise de possession de Bhagavapour au nom de Votre Seigneurie. Je profiterai du trouble qui suivra la mort de Corcoran pour annoncer l'arrivée prochaine de l'armée anglaise. Je connais ce peuple. Corcoran mort, nul n'osera résister, et tous ses desseins périront avec lui. Quant à la veuve et au jeune héritier présomptif, ils seront, comme disent les Français, expropriés pour cause d'utilité publique.

«J'espère que le prochain courrier apportera de bonnes nouvelles à Calcutta, et j'ose, mylord, supplier Votre Seigneurie de croire aux respects les plus profonds.

«De son très-loyal, très-obéissant

«et très-dévoué serviteur,

«GEORGE-WILLIAM DOUBLEFACE

«(alias SCIPIO RUSKAERT).»

«P.S. Votre Seigneurie ne sera pas étonnée, j'ose le croire, si j'ai dû porter à un million de roupies le crédit qu'elle a daigné m'accorder sur la maison Smith, Henderson and Co, de Bombay. Votre Seigneurie n'ignore pas que les investigations de toute espèce auxquelles je me suis livré par ses ordres coûtent fort cher, et que, de toutes les marchandises connues, la trahison est la plus précieuse, bien qu'elle ne soit pas la plus rare. Outre l'honorable M. Baber et ses amis, j'ai dû acheter vingt-cinq ou trente consciences indoues, et bien que ces consciences païennes ne soient pas tout à fait au même taux que les consciences chrétiennes de messieurs les membres de la chambre des communes, cependant le tarif est encore très-élevé. Du reste, le trésor d'Holkar, auquel le soi-disant maharajah n'a fait qu'une brèche insignifiante, remboursera amplement le gouvernement de Sa Majesté.

«Il est même possible— mais ceci n'est qu'une conjecture dont Votre Seigneurie fera le cas qu'elle jugera convenable— que le gouvernement de Sa Majesté ne soit pas obligé de remplir tous ses engagements envers Baber; car il est très-vraisemblable, ou que Corcoran surpris se défendra vigoureusement et pourra tuer quelques-uns des assaillants et peut-être Baber lui-même (ce qui éteindrait la créance en même temps que le créancier), ou que le peuple, indigné de l'assassinat de son chef bien-aimé, prendra les armes et se jettera sur les meurtriers, surtout si, comme il est désirable, la veuve du soi-disant maharajah survit à son époux et poursuit implacablement sa vengeance. Dans ce cas, l'économie serait encore plus complète, car aucun de ces gentlemen ne pourrait réclamer sa part de butin, et le gouvernement anglais ne perdrait guère que la somme insignifiante de vingt mille roupies, arrhes nécessaires du marché. Il pourrait même arriver que Sita, ignorant les diverses réflexions qui ont été échangées entre Baber et moi, et se défiant des ministres du défunt mahajarah, eût l'idée de me confier le soin de sa vengeance. Dans ce cas, je me verrais obligé de poursuivre les assassins et de ne faire grâce à personne. Plus j'y pense, plus cette dernière solution me paraît la plus vraisemblable et la meilleure.

«2e P.S. Au moment où j'allais terminer ce trop long rapport, un grand tumulte s'est élevé dans Bhagavapour. J'ai mis la tête à la fenêtre pour voir de quoi il s'agissait. J'ai même cru que Baber, par excès de zèle, venait de commencer l'attaque. C'était une erreur. Le peuple tout entier levait les yeux et les mains vers le ciel et poussait des cris comme à la vue d'un animal extraordinaire. J'ai regardé en même temps que les autres, et j'ai vu un ballon d'une forme extraordinaire descendre lentement dans le parc du maharajah. On a jeté l'ancre. J'étais trop loin pour rien distinguer; mais le peuple se prosterne dans les rues en criant que c'est le resplendissant Indra, dieu du feu, qui vient rendre visite à Vichnou, son confrère, incarnée à Bhagavapour dans la personne de Corcoran. Je vais voir cette merveille et savoir quel est cet aéronaute qui joue le rôle du puissant Indra. A coup sûr, cet incident imprévu est fait pour augmenter encore le crédit et la réputation du maharajah.»

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 августа 2016
Объем:
190 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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