promo_banner

Реклама

Читайте только на ЛитРес

Книгу нельзя скачать файлом, но можно читать в нашем приложении или онлайн на сайте.

Читать книгу: «Le Guaranis», страница 18

Шрифт:

IV
SAN MIGUEL DE TUCUMÁN

San Miguel de Tucumán, la ville studieuse et calme, dont les larges rues étaient d'ordinaire presque désertes et dont les places ressemblaient aux cloîtres d'un couvent immense, avait subitement changé d'aspect; on aurait dit une vaste caserne, tant des soldats de toutes armes l'encombraient. La vie tranquille de ses habitants s'était métamorphosée en une existence fiévreuse, ardente, toute de bruits et d'excitations; hommes, femmes, enfants, soldats, confondus pêle-mêle à l'angle de chaque rue, au coin de chaque place, criaient, péroraient à qui mieux mieux, gesticulant avec cette vivacité et cette animation particulières aux races méridionales, brandissant des bannières aux couleurs de la nation et tirant dans tous les carrefours et jusque sur les plates-formes des maisons des boîtes et des cohetes, cette suprême manifestation de la joie dans l'Amérique espagnole.

Une fête sans cohetes ou pétards, sans feu d'artifice, faisant beaucoup de bruit ou de fumée, est une fête manquée dans ces pays; la quantité de poudre qui se consomme de cette façon atteint des proportions fabuleuses.

Nous nous plaisons, à rendre cette justice aux Hispano-américains, qu'ils ne mettent aucune prétention dans leur feu d'artifice, et qu'ils les tirent naïvement, pour leur plus grand contentement et satisfaction personnelle, aussi bien de jour par le plus éblouissant soleil que de nuit au milieu des ténèbres; nous avons même cru remarquer qu'ils préfèrent, par un raffinement sans doute exagéré de jouissance égoïste, les tirer en plein jour, au nez de la foule ébahie qui se sauve à demi-brûlée, hurlant et maugréant après les mauvais plaisants qui rient à se tordre du bon tour qu'ils se figurent avoir joué à leurs admirateurs.

Ce jour-là, ainsi que l'apprirent au passage les voyageurs, les habitants de San Miguel célébraient une grande victoire remportée par un chef de montoneros Buenos-airiens sur les Espagnols.

Dans les anciennes colonies espagnoles, et en général dans toute l'Amérique, celle du Sud comme celle du Nord, il ne faut pas trop prendre à la lettre ces bulletins de victoire qui, la plupart du temps, ne sont que des escarmouches sans importance, où il n'y a eu ni morts ni blessés, et même cachent souvent des défaites ou des fuites honteuses. Depuis quelques années déjà, les Européens sont édifiés sur le compte des habitants d'outre-mer; leur vanterie et leur hâblerie sont passées en proverbe; chacun sait que le puff est d'origine américaine, que les plus magnifiques vols de canards nous arrivent à tire d'ailes de l'autre côté de l'Atlantique, et que, bien que beaucoup viennent des républiques espagnoles, les plus nombreux s'élancent en troupes innombrables de tous les ports des États-Unis d'Amérique, qui ont conquis à juste titre pour l'élève de ces intéressants volatiles une supériorité telle, que nul désormais ne se hasardera à leur disputer la palme du puff, de la réclame et du mensonge officiel.

Une maison tout entière avait été mise à la disposition de M. Dubois par le nouveau pouvoir républicain; le gouverneur de la province et le général commandant les troupes campées autour de la ville, prévenus de son arrivée, l'attendaient à la porte même de la maison, à la tête d'un nombreux et brillant état-major.

Le peintre serra la main de son compatriote, le laissa jouir à sa guise des honneurs dont on le comblait, et curieux comme un véritable artiste qu'il était, il se mit un album sous le bras, se glissa à travers la foule rassemblée sur la place Mayor, et s'en alla le nez au vent et les mains dans ses poches courir la ville, en quête d'études à faire ou de types à croquer, préférant chercher l'imprévu que de s'astreindre aux ennuis d'une réception officielle.

Cependant il avait laissé ses chevaux et ses peones avec ceux de M. Dubois, qui n'avait consenti à son éloignement temporaire qu'après lui avoir fait promettre de ne pas choisir une habitation autre que la sienne pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester à San Miguel de Tucumán.

L'artiste portait le costume complet des habitants du pays et n'avait rien qui attirât l'attention; aussi lui fut-il facile de circuler à travers les groupes sans être incommodé par la curiosité indiscrète des badauds pour lesquels, surtout à cette époque, un étranger, un Européen particulièrement, était un être extraordinaire qu'ils se figuraient appartenir à une espèce différente de la leur, et auquel ils témoignaient plus de pitié que de bienveillance, à cause de la croyance dans laquelle ils étaient; la plupart croient encore aujourd'hui que les Européens sont des hérétiques demi-hommes et demi-démons, damnés dès le moment de leur naissance.

Rien à notre avis n'est aussi agréable que de s'en aller ainsi, sans préoccupation d'aucune sorte, vaguant à travers la foule, s'isolant au milieu de la multitude, se laissant nonchalamment emporter aux caprices imprévus de la folle du logis, se mêlant parfois indirectement à la joie générale, puis reprenant le cours de ses pensées et redevenant seul au milieu de tous, ne se rattachant que par un invisible chaînon, sans cesse brisé et de nouveau soudé par le hasard, aux événements qui, comme dans un kaléidoscope immense, défilent sous vos yeux; acteur et spectateur à la fois, indifférent ou intéressé à ce qui frappe le regard, coudoyant et effleurant tout sans être soi-même mêlé aux faits qui s'accomplissent.

Le jeune homme, heureux comme un écolier en vacances de s'être si à propos débarrassé de son sérieux compagnon, s'en allait ainsi, admirant les monuments publics, les places, les promenades, lorgnant les femmes qui passaient près de lui avec un doux froufrou soyeux et provocateur, fumant nonchalamment sa cigarette, marchant tout droit devant lui sans savoir où il allait et s'en souciant fort peu, puisqu'il était à la recherche de l'imprévu.

Il atteignit ainsi, sans trop savoir comment, l'Alameda ou promenade de la ville, charmant jardin aux épais ombrages, garnis de massifs de grenadiers et d'orangers en fleurs dont les suaves émanations embaumaient l'atmosphère. Par un singulier hasard, l'Alameda était déserte, toute la population s'était portée dans le centre de la ville et pour un jour avait abandonné cette délicieuse promenade.

Le peintre se réjouit de cette solitude dans laquelle il se trouvait après le bruit, le tohu-bohu auquel il était depuis si longtemps mêlé et qui commençait à lui serrer les tempes et à lui faire éprouver une certaine lassitude morale.

Il chercha de l'œil un banc qu'il découvrit bientôt à demi-caché dans un bosquet d'orangers et s'assit avec un indicible sentiment de bien-être.

Il était environ cinq heures du soir, la brise nocturne se levait et rafraîchissait l'atmosphère embrasée; le soleil, presque au niveau du sol, allongeait démesurément l'ombre des arbres; une foule d'oiseaux cachés dans le feuillage chantaient à pleine gorge, et des milliers de diptères aux ailes transparentes voletaient autour des fleurs dont elles pompaient les sucs en bourdonnant.

Les bruits de la fête n'arrivaient que comme un écho lointain et presque indistinct dans cette solitude qui respirait le calme le plus complet.

Séduit malgré lui par tout ce qui l'entourait et subissant l'influence énervante des parfums exhalés par les fleurs, le jeune homme se laissa aller en arrière, croisa les bras sur la poitrine et, fermant à demi les yeux, il se plongea dans une douce rêverie qui bientôt absorba tout son être et lui fit complètement oublier la réalité pour l'entraîner à sa suite dans le fantastique pays des rêves.

Depuis combien de temps était-il en proie à cette délicieuse somnolence sans nom dans notre langue? Il n'aurait su le dire, lorsque tout à coup il se redressa avec un geste brusque de mauvaise humeur, en prêtant l'oreille et jetant autour de lui un regard mécontent.

Le bruit d'une conversation était arrivé jusqu'à lui.

Cependant, il eut beau sonder l'obscurité du regard, car la nuit était venue, il n'aperçut personne. Il était toujours seul dans le bosquet au fond duquel il s'était retiré.

Il redoubla d'attention; alors il reconnut que les voix qu'il avait entendues étaient celles de deux hommes arrêtés à quelques pas derrière lui et que le massif d'orangers, au milieu duquel il se trouvait, l'empêchait seul d'apercevoir.

Ces deux hommes, quels qu'ils fussent, paraissaient désirer de ne pas être entendus, car ils parlaient à demi-voix, bien qu'avec une certaine animation. Malheureusement, le Français se trouvait si près d'eux, que, malgré lui et quoi qu'il fît pour s'en défendre, il entendait tout ce qu'ils disaient.

«Le diable emporte ces drôles-là! murmura à part lui le jeune homme, de s'aviser de venir parler politique ici; j'étais si bien. Comment m'en aller maintenant?»

Mais de même qu'il entendait ce que disaient ses voisins et jusqu'à leurs plus légers mouvements, ceux-ci probablement l'auraient entendu s'il avait essayé de quitter la place. Force lui fut donc, bien qu'en maugréant, de se tenir coït et de continuer à entendre la conversation des deux hommes, conversation nullement faite pour le rassurer et qui d'instant en instant prenait des proportions fort inquiétantes pour un tiers appelé à en être, malgré lui, le confident.

Nous avons dit quelle horreur profonde le peintre professait pour la politique; le lecteur comprendra facilement quelle devait être son anxiété, en entendant des choses telles que celles que nous allons rapporter.

«Ces nouvelles sont certaines? disait un des interlocuteurs à l'autre.

– Je les tiens d'un témoin oculaire, répondit le second.

– ¡Caramba! fit le premier en élevant un peu la voix, ainsi nous pouvons espérer de voir bientôt le général dans ces parages.»

Le peintre tressaillit; il lui sembla reconnaître cette voix, sans qu'il lui fût possible de se souvenir où il l'avait entendue précédemment.

«Ainsi les insurgés ont été battus, continua le même interlocuteur.

– A plate couture, capitaine; je vous le répète, à la bataille de Villuma, le général Pezuela les a poursuivis plus de six lieues, l'épée dans les reins.

– Bravo! Et que fait-il maintenant?

– ¡Caray! Il marche en avant donc! Et en doublant les étapes afin d'arriver plus vite; malheureusement, selon toutes les prévisions, il ne pourra être ici que dans deux mois.

– C'est bien tard.

– Oui; mais cela vous laisse toute latitude pour préparer vos batteries.

– C'est vrai; toutefois la mission dont me charge le général est hérissée de difficultés. Les insurgés sont en nombre autour de la ville, ils font bonne garde; s'il ne s'agissait que d'enlever deux ou trois et même dix députés, peut être pourrais-je répondre de la réussite; mais songez donc, mon cher comte, qu'il ne s'agit de rien moins que de faire disparaître soixante ou quatre-vingts personnes.

– Je ne vous comprends pas.

– C'est juste, reprit le capitaine; arrivé aujourd'hui même dans la ville et ne vous étant encore abouché qu'avec moi, vous ignorez ce qui se passe.

– Entièrement, reprit celui auquel on avait donné le titre de comte.

– Voici le fait en deux mots: les insurgés veulent frapper un grand coup; à cet effet ils réunissent ici à Tucumán un congrès composé des députés de chaque district révolté; ce congrès a pour mission de proclamer l'indépendance de Buenos Aires et de toute la Banda Oriental.

– ¡Sangre de Dios! Êtes-vous sûr de cela? s'écria le comte avec stupeur.

– D'autant plus sûr que je le sais par un de mes cousins qui est lui-même un de ces députés et qui n'a pas de secret pour moi.

– ¡Cuerpo de Cristo! Voilà qui est fâcheux! Le général sera furieux lorsque je le lui apprendrai.

– J'en suis convaincu, mais que faire?

– L'empêcher par tous les moyens.

– C'est impossible, les moyens nous manquent complètement; je ne dispose que d'une centaine d'hommes avec lesquels je ne puis rien tenter, d'autant plus que nous jouons de malheur en ce moment: la population est fanatisée par le succès que le chef des montoneros, Zèno Cabral a remporté, il y a deux jours, sur les troupes royales commandées par le colonel Acevedo.

– Ce succès est tout ce qu'il y a de plus apocryphe, mon cher capitaine, je vous en donne ma parole d'honneur; tout s'est borné à une escarmouche sans conséquence entre fourrageurs.

– Je l'admets; il est même certain qu'il en est ainsi, mais nul ne le croira dans la ville; donc, l'échec doit être considéré comme réel.

– Eh bien! Qu'importe! Laissons ces gens dans leur erreur et profitons-en pour agir: maintenant qu'ils se croient invincibles et qu'ils s'amusent à tirer leur poudre en cohetes, nous pourrons peut-être tenter un coup de main hardi sur la ville.

– Votre idée n'est pas mauvaise, je vous avoue même qu'elle me sourit assez, seulement elle demande à être mûrie. Il faudrait éloigner adroitement les troupes campées aux environs et profiter de leur absence pour essayer une surprise.

– Alors il serait on ne peut plus facile de s'emparer des députés.

– N'allons pas si vite en besogne; voyons d'abord quelles sont les forces dont nous disposons pour cette expédition, qui ne laisse pas que d'être fort périlleuse et qui offre, je ne vous le cache pas, très peu de chance de succès.

– Discutons, soit, je ne demande pas mieux.»

Le peintre, mis de plus en plus mal à son aise par ces confidences qui prenaient pour lui une tournure des plus graves, et voulant à tout prix sortir de la position perplexe dans laquelle il se trouvait, car il comprenait instinctivement qu'il avait affaire à des conspirateurs et qu'il y allait de sa vie s'il était découvert, prit une résolution qui lui parut une inspiration du ciel. Ne voulant pas continuer à être plus longtemps en tiers dans des secrets de cette importance, il résolut de se découvrir lui-même. Il ne se dissimula pas que les premiers moments seraient, pour lui, difficiles à passer, lorsque les deux hommes sauraient que leur conversation avait été entendue d'un bout à l'autre; mais il préféra risquer cette chance incertaine de sauver sa vie que de se fier plus longtemps au hasard.

Émile était d'une témérité folle, qui ne faisait jamais de concessions au danger; au contraire, il allait toujours tête baissée en avant; le lecteur a déjà été à même de s'en apercevoir, mais cette fois, contrairement à ses habitudes, il usa d'une certaine prudence avant de révéler sa présence aux inconnus.

Il arma doucement, sous son poncho, ses pistolets qu'il tint à la main, prêt à s'en servir si besoin était, puis, se levant du banc sur lequel jusqu'à ce moment il était demeuré assis:

«¡Hola! caballeros, dit-il d'une voix haute bien que contenue pour ne pas être entendu d'autres personnes, si par hasard il s'en trouvait aux environs, que de celles auxquelles il s'adressait: prenez garde! Il y a ici des oreilles qui vous entendent.»

Les deux hommes poussèrent une exclamation de surprise et de terreur, puis il y eut un craquement formidable dans le bosquet, et ils apparurent en face du jeune homme, tenant chacun un sabre d'une main et un pistolet de l'autre, le visage bouleversé par la colère et l'épouvante.

Mais ils s'arrêtèrent soudain.

Le jeune homme se tenait immobile devant eux, les pistolets aux poings.

«Halte! Et parlementons,» dit-il froidement.

Cette scène avait quelque chose d'étrange et de saisissant.

Dans ce bosquet d'orangers en fleur, aux reflets argentés de la lune, au milieu de cette tranquillité profonde, au sein de cette nature calme à laquelle le silence imposant de la nuit imprimait un certain cachet de majesté, ces trois hommes posés ainsi face à face, se mesurant de l'œil et prêts à en venir aux mains, formaient un contraste des plus tranchés avec ce qui les entourait.

«Parlementer, dit le comte, à quoi bon?

– A ne pas se tuer comme des brutes, sans savoir pourquoi, répondit le peintre.

– Un traître mérite la mort!

– Je vous l'accorde, mais je ne suis pas un traître, moi, puisque je vous préviens, lorsqu'il m'aurait été si facile de rester silencieux jusqu'à ce que j'eusse pénétré tous vos secrets.»

Cette observation, fort logique du reste, parut produire une certaine impression sur les deux hommes.

«Alors pourquoi ces armes? reprit le comte d'un ton évidemment plus radouci.

– Pour éviter ce qui serait incontestablement arrivé, si je n'avais pas eu la précaution de m'en munir.

– Vous nous espionniez donc?

– Nullement, j'étais ici bien avant vous, au contraire; le bruit de votre conversation m'a réveillé de l'espèce de somnolence dans laquelle j'étais tombé, et, ne me souciant nullement d'être, contre votre volonté, en tiers dans vos secrets, j'ai pris le parti de vous avertir. Voilà la vérité tout entière.

– Qui nous le prouve? reprit durement le comte.

– Je crois, Dieu me pardonne, caballero, répondit avec hauteur le jeune homme, que vous vous permettez de douter de mes paroles?

– Qui donc êtes-vous, señor, pour qu'on doive vous croire ainsi au premier mot?

– Moi! fit en riant le jeune homme, bien peu de chose auprès de vous, un pauvre peintre français, mais honnête, vive Dieu! Jusqu'au bout des ongles.

– Ah! Voilà mon homme, s'écria le second étranger, qui jusque-là était demeuré muet; je le reconnais maintenant! Rengainez votre sabre et quittez votre pistolet, mon cher comte; des armes sont de trop ici.

– Je le veux bien, si telle est votre opinion, capitaine, répondit le comte avec hésitation; cependant, il me semble que dans une circonstance aussi sérieuse…

– Bas les armes! Vous dis-je, interrompit le capitaine, qui déjà avait fait disparaître les siennes, je réponds corps pour corps de ce cavalier.

– Soit, dit le comte, mais la prudence exigerait…

– Quoi? Puisque ce caballero vous donne sa parole et que cette parole est corroborée par la mienne; cela est suffisant, il me semble,» reprit le capitaine avec un commencement d'impatience.

Le jeune homme voyant que ses adversaires n'avaient plus, en apparence, d'intentions hostiles, désarma tranquillement ses pistolets et, les repassant à sa ceinture, il se tourna vers celui des deux étrangers qui était si à l'improviste venu à son secours.

«Je vous remercie, señor, dit-il, de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi; bien que votre voix ne me soit pas inconnue, cependant je serai heureux qu'il vous plût de rafraîchir mes souvenirs, en m'apprenant, si cela vous est possible, où j'ai eu l'avantage de vous rencontrer précédemment.

– ¡Vive Dios! señor don Emilio, reprit-il d'un ton de bonne humeur, vous avez la mémoire courte.

– Comment vous savez mon nom?

– Et vous-même savez le mien, à moins que vous ne l'ayez oublié aussi; ce qui ne m'étonnerait pas, d'après ce que je vois.

– Je suis réellement confus, señor, mais je vous jure que je ne me rappelle pas le moins du monde où nous nous sommes vus déjà.

– Allons, puisqu'il faut absolument que je vous redise mon nom, je m'exécute; je suis don Lucio Ortega.

– Le capitaine espagnol avec lequel je me suis battu! s'écria-t-il avec surprise.

– Et que vous avez si dextrement désarmé. C'est moi-même, oui, caballero.

– Oh! Comment ai-je pu oublier cette rencontre qui m'a laissé un si charmant souvenir, dit-il en lui tendant la main.

– Ainsi, ce señor est de vos amis? reprit le comte.

– Oui, mon cher comte, et des plus intimes même.

– Pardonnez-moi d'insister; mais vous savez quelles seraient les conséquences d'une indiscrétion?

– Elles seraient terribles; continuez.

– Et vous vous croyez toujours autorisé à répondre de la discrétion de ce caballero?

– Comme de la mienne, je vous le répète.

– C'est bien; agissez à votre guise alors, reprit-il d'un ton bourru.

– Écoutez, fit le capitaine, je comprends combien, vous qui ne connaissez pas ce señor, vous devez conserver d'inquiétude au fond du cœur; nous ne jouons pas un jeu d'enfant, en ce moment; nous engageons notre tête dans une partie désespérée; chacun de nous a le droit de demander à ses associés des comptes sévères de leur conduite.

– En effet, il doit, il me semble, en être ainsi.

– Fort bien! Ces comptes, je vais vous les rendre. Malgré lui, et sans l'avoir désiré, don Emilio a surpris des secrets de la plus haute gravité; ces secrets, je suis convaincu qu'il les conservera au fond de son cœur, mais cette certitude que j'ai, moi, vous ne la partagez pas; cela est votre droit, je n'ai rien à y objecter, sinon que, dans le but seul de vous rassurer, je prendrai, vis-à-vis de mon ami, toutes les précautions que vous exigerez. Bien entendu que ces précautions n'auront rien de blessant pour l'honneur, ni même pour l'amour-propre de don Emilio, que je tiens, avant tout, pour mon ami et que je veux ménager quand même.

– Je me joins au capitaine, dit vivement le jeune homme, et je me mets complètement à votre disposition pour tout ce qu'il vous plaira d'exiger de moi; je vous confesse humblement que la politique me cause une peur atroce, et que j'éprouve le regret le plus vif et le plus sincère de m'être si malencontreusement trouvé ici lorsqu'il m'aurait été si facile d'être autre part, où, sans contredit, j'aurais été beaucoup mieux.»

La gravité du comte ne tint pas contre cette boutade prononcée avec une désespérante naïveté; il éclata de rire.

«Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, et bien que notre liaison ait commencé sous des auspices assez hostiles, j'espère qu'elle sera durable; que bientôt vous deviendrez de mes amis et que je serai des vôtres.

– Ce sera un grand honneur pour moi, monsieur le comte, répondit-il en s'inclinant.

– Maintenant que vous avez mis un pied dans nos secrets, il faut que vous y entriez tout à fait.

– Est-ce donc bien obligatoire?

– C'est de toute nécessité.

– J'admire comme depuis quelques jours le hasard se plaît à me poursuivre et s'obstine à faire de moi un homme politique, quand je serais si heureux de ne peindre que des tableaux, moi qui ne suis venu que pour cela en Amérique; j'ai eu là une triomphante idée par exemple, et j'ai bien choisi mon temps!

– Il faut provisoirement en prendre votre parti.

– Je le sais bien, et voilà justement pourquoi j'enrage, mais dès qu'il me sera possible de faire autrement, je ne me le ferai pas répéter deux fois, je vous le certifie.

– Jusqu'à nouvel ordre, il est indispensable que vous demeuriez avec nous, que vous soyez en quelque sorte notre prisonnier; mais rassurez-vous, votre captivité ne sera pas bien dure, nous vous la rendrons, ou du moins nous nous efforcerons de vous la rendre aussi agréable que possible.

– Ainsi vous m'enlevez jusqu'à mon libre arbitre, dit le peintre avec un accent tragi-comique.

– Il le faut provisoirement.

– Hum! Allons, j'y consens, diable soit de la politique! Qu'avais-je besoin aussi de venir à San Miguel accompagner ce vieux Dubois.»

Les deux hommes tressaillirent à ce nom.

«Vous connaissez le duc de Mantoue? s'écrièrent-ils.

– Ah! Ah! Vous savez de qui je veux parler, il paraît? fît-il avec surprise.

– Le duc de Mantoue, l'ancien conventionnel, sénateur sous l'Empereur Napoléon, venu en Amérique sous le nom de Louis Dubois, dit le comte.

– C'est bien cela. Pourquoi donc me recommandait-il si fort de ne pas lui donner son titre?

– Parce qu'il espérait ne pas être connu; il vient, chassé par les Bourbons pour avoir voté la mort du roi Louis XVI, chercher un refuge en ce pays et prêter aux insurgés l'appui de son expérience en matière de révolution.

– Le fait est qu'il doit en savoir long sur ce chapitre, dit le peintre en riant.

– Mais que disiez-vous donc sur lui; se trouve-t-il réellement à San Miguel?

– Je l'ai aidé moi-même à y entrer aujourd'hui.

– Vous?

– Parbleu! Un compatriote … et tenez, capitaine, nous étions ensemble quand j'ai eu l'honneur de vous rencontrer.

– Comment, ce grand vieillard à la mine si altière et aux traits si imposants, qui se tenait si droit à cheval à vos côtés?..

– C'était lui-même.

– Oh! Si je l'avais su! s'écria le capitaine d'un air de dépit.

– Qu'auriez-vous donc fait?

– Je l'aurais enlevé, ¡vive Dios!

– Alors, il est heureux que vous l'ayez ignoré, parce que, probablement, il y aurait eu une chaude escarmouche entre nous.»

Le capitaine ne releva pas cette parole.

«Venez, dit-il.

– Où me conduisez-vous?

– Au Cabildo.

– Au Cabildo! Pourquoi faire?

– Le gouverneur donne aujourd'hui un grand bal; nous y passerons quelques instants.

– Hum! Je crains bien que cela cache quelque manoeuvre politique?

– Peut-être.

– Pourvu que je ne m'y trouve pas encore mêlé malgré moi.

– Je tâcherai de vous laisser ignorer ce qui se passera.

– Je vous en aurai une grande reconnaissance. Enfin, à la grâce de Dieu.»

Les trois hommes, désormais réconciliés, quittèrent le bosquet, sortirent de l'Alameda et se dirigèrent vers le Cabildo en causant amicalement entre eux.

Les rues étaient illuminées et la population se divertissait de plus en plus à tirer des cohetes.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 мая 2017
Объем:
310 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

С этой книгой читают

Дом лжи
Хит продаж
4,9
972