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Читать книгу: «Le Piccinino», страница 30

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XLIV.
RÉVÉLATION

A cette apparition inattendue, la stupeur du Piccinino fut telle qu'il resta immobile, sans songer ni à attaquer ni à se défendre. Aussi Michel, au moment de le frapper, s'arrêta-t-il, confondu de sa précipitation; mais, par un mouvement tellement rapide et adroit qu'il fut invisible, la main du Piccinino fut armée au moment où Michel retirait la sienne.

Néanmoins le bandit, après qu'un éclair de fureur eut jailli de ses yeux, retrouva son attitude dédaigneuse et froide. «A merveille, dit-il, je comprends tout maintenant, et plutôt que d'amener une scène aussi ridicule, la confiance de madame de Palmarosa aurait dû s'étendre jusqu'à me dire: Laissez-moi tranquille, je ne puis vous entendre, j'ai un amant caché derrière mon lit. Je me serais discrètement retiré, au lieu que maintenant il faut que je donne une leçon à maître Lavoratori, pour le punir de m'avoir vu jouer un rôle absurde. Tant pis pour vous, Signora, la leçon sera sanglante!»

Et il bondit vers Michel avec la souplesse d'un animal sauvage. Mais, quelque agile et rapide que fût son mouvement, la puissance miraculeuse de l'amour rendit Agathe plus prompte encore. Elle s'élança au devant du coup, et l'eût reçu dans la poitrine si le Piccinino n'eût rentré son poignard dans sa manche, si vite, qu'il semblait qu'il eût toujours eu la main vide.

«Que faites-vous, Madame? dit-il; je ne veux point assassiner votre amant, mais me battre contre lui. Vous ne le voulez pas? Soit! Vous lui faites un rempart de votre sein? Je ne violerai pas une telle sauve-garde: mais je le retrouverai, comptez sur ma parole!

– Arrêtez! s'écria Agathe en le retenant par le bras, comme il se dirigeait vers la porte. Vous allez abjurer cette folle vengeance et donner la main à ce prétendu amant. Il s'y prêtera de bon cœur, lui, car lequel de vous deux voudrait tuer ou maudire son frère?

– Mon frère?.. dit Michel stupéfait en laissant tomber son poignard.

– Mon frère, lui! dit le Piccinino sans quitter le sien. Cette parenté improvisée est fort peu vraisemblable, Madame. J'ai toujours ouï dire que la femme de Pier-Angelo avait été fort laide, et je doute que mon père ait jamais joué aucun mauvais tour aux maris qui n'avaient pas sujet d'être jaloux. Votre expédient n'est point ingénieux! Au revoir, Michel-Angelo Lavoratori!

– Je vous dis qu'il est votre frère! répéta la princesse avec force; le fils de votre père et non celui de Pier-Angelo, le fils d'une femme que vous ne pouvez outrager par vos mépris, et qui n'aurait pu vous écouter sans crime et sans folie. Ne comprenez-vous pas?

– Non, Madame, dit le Piccinino en haussant les épaules; je ne puis comprendre les rêveries qui vous viennent à l'esprit en ce moment pour sauver les jours de votre amant. Si ce pauvre garçon est un fils de mon père, tant pis pour lui; car il a bien d'autres frères que moi, qui ne valent pas grand'chose, et que je ne me gêne point pour frapper à la tête de la crosse de mon pistolet, quand ils manquent à l'obéissance et au respect qu'ils me doivent. Ainsi, ce nouveau membre de ma famille, le plus jeune de tous, ce me semble, sera châtié de ma main comme il le mérite; non pas devant vous, je n'aime point à voir les femmes tomber en convulsions; mais ce beau mignon ne sera pas toujours caché dans votre sein, Madame, et je sais où je le rejoindrai!

– Finissez de m'insulter, reprit Agathe d'un ton ferme, vous ne pouvez m'atteindre, et si vous n'êtes pas un lâche, vous ne devez pas parler ainsi à la femme de votre père.

– La femme de mon père! dit le bandit, qui commençait à écouter et à vouloir entendre. Mon père n'a jamais été marié, Signora! Ne vous moquez pas de moi.

– Votre père a été marié avec moi, Carmelo! et si vous en doutez, vous en trouverez la preuve authentique aux archives du couvent de Mal-Passo. Allez la demander à Fra-Angelo. Ce jeune homme ne s'appelle point Lavoratori: il s'appelle Castro-Reale, il est le fils, le seul fils légitime du prince César de Castro-Reale.

– Vous êtes donc ma mère? s'écria Michel en tombant sur ses genoux et embrassant ceux d'Agathe avec un mélange d'effroi, de remords et d'adoration.

– Tu le sais bien, lui dit-elle en pressant contre son flanc ému la tête de son fils. Maintenant, Carmelo, viens le tuer dans mes bras; nous mourrons ensemble! Mais, après avoir voulu commettre un inceste, tu consommeras un parricide!»

Le Piccinino, en proie à mille sentiments divers, croisa ses bras sur sa poitrine, et, le dos appuyé contre la muraille, il contempla en silence son frère et sa belle-mère, comme s'il eût voulu douter encore de la vérité. Michel se leva, marcha vers lui, et, lui tendant la main:

«Ton erreur a fait ton crime, dit-il, et je dois te le pardonner, puisque moi-même aussi je l'aimais sans savoir que j'avais le bonheur d'être son fils. Ah! ne trouble pas ma joie par ton ressentiment! Sois mon frère, comme je veux être le tien! Au nom de Dieu qui nous ordonne de nous aimer, mets ta main dans la mienne, et viens aux pieds de ma mère pour qu'elle te pardonne et te bénisse avec moi.»

A ces paroles, dites avec l'effusion d'un cœur généreux et sincère, le Piccinino faillit s'attendrir; sa poitrine se serra comme si les larmes allaient le gagner; mais l'orgueil fut plus fort que la voix de la nature, et il rougit de l'émotion qui avait menacé de le vaincre.

«Retire-toi de moi, dit-il au jeune homme, je ne te connais pas; je suis étranger à toutes ces sensibleries de famille. J'ai aimé ma mère aussi, moi; mais avec elle sont mortes toutes mes affections. Je n'ai jamais rien senti pour mon père, que j'ai à peine connu, et qui m'a fort peu aimé, si ce n'est que j'avais un peu de vanité d'être le seul fils avoué d'un prince et d'un héros. Je croyais que ma mère était la seule femme qu'il eût aimée; mais on m'apprend ici qu'il avait trompé ma mère, qu'il était l'époux d'une autre, et je ne puis être heureux de cette découverte. Tu es fils légitime, toi, et moi je ne suis qu'un bâtard. Je m'étais habitué à croire que j'étais le seul fondé à me parer, si bon me semblait, du nom que tu vas porter dans le monde et que nul ne te contestera. Et tu veux que je t'aime, toi, doublement patricien et prince par le fait de ton père et de ta mère? toi, riche, toi, qui vas devenir puissant dans la contrée où je suis errant et poursuivi! Toi, qui, bon ou mauvais Sicilien, seras ménagé et flatté par la cour de Naples, et qui ne croiras peut-être pas toujours pouvoir refuser les faveurs et les emplois! Toi qui commanderas peut-être des armées ennemies pour ravager les foyers de tes compatriotes! Toi qui, général, ministre ou magistrat, feras peut-être tomber ma tête, et clouer une sentence d'infamie au poteau où elle sera plantée, pour servir d'exemple et de menace à nos autres frères de la montagne? Tu veux que je t'aime? Je te hais et te maudis, au contraire!

«Et cette femme! continua le Piccinino avec une amertume bilieuse, cette femme menteuse, et froide, qui m'a joué jusqu'au bout avec un art infernal, tu veux que je me prosterne devant elle, et que je demande des bénédictions à sa main souillée peut-être du sang de mon père? car je comprends maintenant plus qu'elle ne le voudrait, sans doute! Je ne croirai jamais qu'elle ait épousé de bonne grâce le bandit ruiné, honni, vaincu, dépravé par le malheur, qui ne s'appelait plus que le Destatore. Il l'aura enlevée et violentée… Ah! oui! je me souviens à présent! Il y a une histoire comme cela qui revient par fragments sur les lèvres du Fra-Angelo. Une enfant, surprise à la promenade par les bandits, entraînée avec sa gouvernante dans la retraite du chef, renvoyée au bout de deux heures, mourante, outragée! Ah! mon père, vous fûtes à la fois un héros et un scélérat! Je le sais, et moi je vaux mieux que vous, car je hais ces violences, et l'obscur récit de Fra-Angelo m'a préservé pour jamais d'y chercher la volupté… C'est donc vous, Agathe, qui avez été la victime de Castro-Reale! Je comprends maintenant pourquoi vous avez consenti à l'épouser secrètement au monastère de Mal-Passo; car ce mariage est un secret, le seul peut-être de ce genre qui n'ait jamais transpiré! Vous avez été habile, mais le reste de votre histoire s'éclaircit devant mes yeux. Je sais maintenant pourquoi vos parents vous ont tenue enfermée un an, si soigneusement qu'on vous a crue morte ou religieuse. Je sais pourquoi on a assassiné mon père, et je ne répondrais pas que vous fussiez innocente de sa mort!

– Infâme! s'écria la princesse indignée, oser me soupçonner du meurtre de l'homme que j'avais accepté pour époux?

– Si ce n'est toi, c'est donc ton père, ou bien quelqu'un des tiens! reprit le Piccinino en français, avec un rire douloureux. Mon père ne s'est pas tué lui-même, reprit-il en dialecte sicilien, et d'un air farouche. Il était capable d'un crime, mais non d'une lâcheté, et le pistolet qu'on a trouvé dans sa main, à la Croce del Destatore, ne lui avait jamais appartenu. Il n'était point réduit, par la défection partielle des siens, à se donner la mort pour échapper à ses ennemis, et la dévotion que Fra-Angelo cherchait à lui inspirer n'avait pas encore troublé sa raison à ce point qu'il crût devoir se châtier lui-même de ses égarements. Il a été assassiné, et, pour être si aisément surpris aussi près de la plaine, il a fallu qu'on l'attirât dans un piége. L'abbé Ninfo n'est pas étranger à cette trame sanglante. Je le saurai, car je le tiens, et, quoique je ne sois pas cruel, je lui infligerai la torture de mes propres mains jusqu'à ce qu'il se confesse! car ma mission, à moi, c'est de venger la mort de mon père, comme la tienne à toi, Michel, c'est de faire cause commune avec ceux qui l'ont ordonnée.

– Grand Dieu! dit Agathe sans se préoccuper davantage des accusations du Piccinino, chaque jour amènera donc la découverte d'un nouvel acte de fureur et de vengeance dans ma famille!.. O sang des Atrides, que les furies ne vous réveillent jamais dans les veines de mon fils! Michel, que de devoirs ta naissance t'impose! Par combien de vertus ne dois-tu pas racheter tant de forfaits commis avant et depuis ta naissance! Carmelo, vous croyez que votre frère se tournera un jour contre son pays et contre vous! S'il en était ainsi, je vous demanderais de le tuer, aujourd'hui qu'il est pur et magnanime; car je sais, hélas! ce que deviennent les hommes qui abjurent l'amour de leur patrie et le respect dû aux vaincus!

– Le tuer tout de suite? dit le Piccinino; j'aurais bien envie de prendre au mot cette métaphore; ce ne serait pas long, car ce Sicilien de fraîche date ne sait pas plus manier un couteau que moi un crayon. Mais je ne l'ai pas fait hier soir quand l'idée m'en est venue sur la tombe de notre père, et j'attendrai que ma colère d'aujourd'hui soit tombée; car il ne faut tuer que de sang-froid et par jugement de la logique et de la conscience.

«Ah! Michel de Castro-Reale, je ne te connaissais pas hier, quoique l'abbé Ninfo t'eût désigné déjà à ma vengeance. J'étais jaloux de toi parce que je te croyais l'amant de celle qui se dit ta mère aujourd'hui, mais j'avais un pressentiment que cette femme ne méritait pas l'amour qui commençait à m'enflammer pour elle, et, en te voyant brave devant moi, je me disais: «Pourquoi tuer un homme brave pour une femme qui peut être lâche?»

– Taisez-vous, Carmelo, s'écria Michel en ramassant son stylet; que je connaisse ou non l'art du couteau, si vous ajoutez une parole de plus à vos outrages contre ma mère, j'aurai votre vie ou vous aurez la mienne.

– Tais-toi toi-même, enfant, dit le Piccinino en présentant sa poitrine demi-nue à Michel avec un air de dédain; la vertu du monde légal rend lâche, et tu l'es aussi, toi qui as été nourri des idées de ce monde-là; tu n'oserais seulement égratigner ma peau de lion, parce que tu respectes en moi ton frère. Mais je n'ai pas ces préjugés, et je te le prouverai, un jour où je serai calme! Aujourd'hui, je suis indigné, j'en conviens, et je veux te dire pourquoi: c'est qu'on m'a trompé, et que je ne croyais aucun être humain capable de se jouer de ma crédulité; c'est que j'ai ajouté foi à la parole de cette femme lorsqu'elle m'a dit hier, dans ce parterre dont j'entends d'ici murmurer les fontaines, et sous le regard de cette lune, qui paraissait moins pure et moins calme que son visage: «Que peut-il y avoir de commun entre cet enfant et moi?» Quoi de commun? et tu es son fils! et tu le savais, toi qui m'as trompé aussi!

– Non, je ne le savais pas; et quant à ma mère…

– Ta mère et toi, vous êtes deux froids serpents, deux Palmarosa venimeux! Ah! je hais cette famille qui a tant persécuté mon pays et ma race, et j'en ferai quelque jour un rude exemple, même sur ceux qui prétendent être bons patriotes et seigneurs populaires. Je hais tous les nobles, moi! et tremblez devant ma sincérité, vous autres dont la bouche souffle le froid et le chaud! Je hais les nobles depuis un instant, depuis que je vois que je ne le suis pas, puisque j'ai un frère légitime et que je ne suis qu'un bâtard. Je hais le nom de Castro-Reale, puisque je ne puis le porter. Je suis envieux, vindicatif et ambitieux aussi, moi! mon intelligence et mon habileté justifiaient en moi cette prétention un peu mieux que l'art de la peinture chez le nourrisson des Muses et de Pier-Angelo! J'aurais été plus loin que lui si nos conditions fussent restées ce qu'elles étaient. Et ce qui rend ma vanité plus supportable que la tienne, prince Michel, c'est que je la proclame avec fierté, tandis que tu la caches honteusement, sous prétexte de modestie. Enfin je suis l'enfant de la nature sauvage et de la liberté volontaire, tandis que tu es l'élève de la coutume et de la peur. Je pratique la ruse à la manière des loups, et ma ruse me mène au but. Tu joues avec le mensonge, à la manière des hommes, et tu manqueras toujours le but, sans avoir le mérite de la sincérité. Voilà notre vie à tous les deux. Si la tienne me gêne trop, je me débarrasserai de toi comme d'un obstacle, entends-tu? Malheur à toi si tu m'irrites! Adieu; ne souhaite pas de me revoir; voilà mon salut fraternel!

«Et quant à vous, princesse de Castro-Reale, dit-il en saluant Agathe avec ironie, vous qui eussiez bien pu vous dispenser de me laisser ramper à vos pieds, vous qui n'avez pas un rôle bien clair dans la catastrophe de la croix du Destatore, vous qui ne m'avez pas jugé digne de savoir vos mésaventures de jeunesse, et qui préfériez passer à mes yeux pour une vierge sans tache, sans vous soucier de me faire languir dans une attente insensée de vos précieuses faveurs, je vous souhaite d'heureux jours dans l'oubli de ce qui s'est passé entre nous, mais je m'en souviendrai, moi, et je vous avertis, Madame, que vous avez donné un bal sur un volcan, au réel comme au figuré.

En parlant ainsi, le Piccinino s'enveloppa la tête et les bras de son manteau, passa dans le boudoir, et, sans daigner attendre qu'on lui ouvrit les portes, il traversa d'un bond une des larges vitres qui donnaient sur le parterre. Puis il revint vers cette porte de la galerie dont il n'avait pas voulu franchir le seuil, et, à la manière des anciens fauteurs des Vêpres de Sicile, il entailla d'une croix, faite avec son poignard, l'écusson des Palmarosa, sculpté sur cette porte. Peu d'instants après, il était sur la montagne, fuyant comme une flèche.

«O ma mère! s'écria Michel en pressant dans ses bras Agathe oppressée, vous vous êtes fait un ennemi implacable pour me préserver d'ennemis imaginaires ou impuissants! Tendre mère, mère adorée, je ne te quitterai plus, ni jour ni nuit. Je coucherai en travers de la porte, et si l'amour de ton fils ne peut te préserver, c'est que la Providence abandonne entièrement les hommes!

– Mon enfant, dit Agathe en l'étreignant dans ses bras, rassure-toi. Je suis navrée de tout ce que cet homme m'a remis devant les yeux, mais non effrayée de son injuste colère. Le secret de ta naissance ne pouvait lui être révélé plus tôt, car tu vois l'effet qu'a produit cette révélation. Mais le moment est venu où je n'ai plus à craindre pour toi que son ressentiment personnel, et celui-ci, nous l'apaiserons. La vengeance des Palmarosa va s'éteindre avec le dernier souffle que le cardinal Ieronimo exhale peut-être en cet instant. Si c'est une faute de l'avoir conjurée à l'aide de Carmelo, cette faute appartient à Fra-Angelo, qui croit connaître les hommes parce qu'il a toujours vécu avec des hommes en dehors de la société, les brigands et les moines. Mais je me fie encore à ses grands instincts. Cet homme, qui vient de se montrer à nous si méchant, et que je ne puis voir sans une souffrance mortelle, parce qu'il me rappelle l'auteur de toute mon infortune, n'est peut-être pas indigne du bon mouvement qui t'a porté à lui donner le nom de frère. C'est un tigre dans la colère, un renard dans la réflexion; mais entre ses heures de rage et ses heures de perfidie, il doit y avoir des heures d'abattement, où le sentiment humain reprend ses droits et lui arrache des larmes de regret et de désir: nous le ramènerons, je l'espère! La loyauté et la bonté doivent trouver le défaut de sa cuirasse. Au moment où il te maudissait, je l'ai vu hésiter, retenir des pleurs. Son père… ton père, Michel! avait une profonde et ardente sensibilité jusqu'au milieu de ses habitudes de démence sinistre… Je l'ai vu sangloter à mes pieds après m'avoir presque étranglée pour étouffer mes cris… Je l'ai vu ensuite repentant devant l'autel, lorsqu'il m'épousa, et, malgré la haine et l'épouvante qu'il m'inspira toujours, je me suis repentie moi-même, à l'heure de sa mort, de ne lui avoir pas pardonné. J'ai tremblé à son souvenir, mais je n'ai jamais osé maudire sa mémoire; et, depuis que je t'ai retrouvé, ô mon fils bien-aimé! j'ai essayé de le réhabiliter à mes propres yeux, afin de n'avoir point à le condamner devant toi. Ne rougis donc point de porter le nom d'un homme qui n'a été fatal qu'à moi, et qui a fait de grandes choses pour son pays. Mais garde pour celui qui t'a élevé et dont tu as cru jusqu'à ce jour être le fils, le même amour, le même respect que tu lui portais ce matin, noble enfant, lorsque tu lui remettais la dot de Mila, en lui disant que tu resterais ouvrier à son service toute ta vie, plutôt que de l'abandonner!

– O Pier-Angelo, ô mon père! s'écria Michel avec une impétuosité qui fit déborder son cœur en sanglots, il n'y a rien de changé entre nous, et le jour où mes entrailles ne frémiraient plus pour toi d'un élan filial, je crois que j'aurais cessé de vivre.»

XLV.
SOUVENIRS

Agathe était brisée par tant d'agitations et de fatigues. Sa santé était délicate, quoique son âme fût forte, et, en la voyant si pâle, avec la voix presque éteinte, Michel s'effraya. Il commença à ressentir les tendres et poignantes sollicitudes d'un sentiment tout nouveau pour lui. Il avait à peine connu l'amour qu'une mère peut inspirer. La femme de Pier-Angelo avait été bonne pour lui sans doute, mais, outre qu'il l'avait perdue dans un âge bien tendre, elle avait laissé dans sa mémoire l'impression d'une robuste et fière virago, irréprochable, mais violente, pleine de soins pour ses petits, mais parlant haut et frappant fort. Quelle différence avec cette nature exquise, cette beauté suave, cet être poétique qui s'appelait Agathe, et que Michel pouvait admirer comme l'idéal d'un artiste, tout en l'adorant comme une mère!

Il la supplia de se jeter sur son lit, et d'essayer de prendre une heure de repos.

«Je resterai près de vous, lui dit-il; je veillerai à votre chevet, je serai heureux de vous contempler, et quand vous ouvrirez les yeux, vous me trouverez là.

– Et toi, lui dit-elle, ce sera la troisième nuit que tu auras passée presque sans sommeil. Ah! que je souffre pour toi de la vie que nous menons depuis quelques jours!

– Ne vous inquiétez pas de moi, ma mère chérie, reprit le jeune homme en couvrant ses mains de baisers. J'ai très-bien dormi le matin, durant ces trois jours; et, maintenant je suis si heureux, malgré ce que nous venons de souffrir, qu'il me semble que je ne dormirai plus jamais. Je cherchais le sommeil pour vous retrouver dans mes rêves: à présent que le rêve s'est transporté dans ma vie réelle, je craindrais d'en perdre la notion en dormant. C'est à vous de vous reposer, ma mère… Ah! que ce nom est doux, ma mère!

– Je n'ai pas plus envie de dormir que toi, dit-elle, je ne voudrais plus te quitter un instant. Et puisque le Piccinino me fait toujours trembler pour ta vie, quoi qu'il puisse en résulter, tu resteras avec moi jusqu'au jour. Je vais m'étendre sur mon lit, puisque tu le veux; assieds-toi sur ce fauteuil, ta main dans la mienne, et si je n'ai plus la force de te parler, je t'entendrai du moins; nous avons tant de choses à nous dire! Je veux savoir ta vie depuis le premier jour que tu peux te rappeler jusqu'à celui-ci.»

Ils passèrent ainsi deux heures qui s'envolèrent pour eux comme deux minutes; Michel dit toute sa vie, en effet, et n'en cacha pas même les émotions récentes. L'espèce d'attrait enthousiaste qu'il avait éprouvé pour sa mère sans la connaître, ne soulevait plus dans sa pensée aucune question délicate qui ne pût se traduire par des mots dignes de la sainteté de leurs nouvelles relations. Ceux dont il s'était servi avec lui-même avaient changé de sens, et ce qu'ils avaient pu avoir d'impropre s'était effacé comme les vagues paroles qu'on prononce dans la fièvre, et qui ne laissent pas de traces quand la raison et la santé sont revenues.

Et puis, d'ailleurs, Michel, sauf quelques mouvements de vanité, n'avait rien rêvé dont il eût à rougir maintenant vis-à-vis de lui-même. Il s'était cru aimé, il ne s'était guère trompé! Il avait été envahi par une passion ardente, et il sentait qu'il n'aimait pas Agathe, devenue sa mère, avec moins d'enthousiasme, de reconnaissance, et même de jalousie, qu'il ne l'avait aimée une heure auparavant. Il s'expliquait maintenant pourquoi il ne l'avait jamais vue sans un élan infini de son âme vers elle, sans un intérêt tout-puissant, sans un sentiment d'orgueil secret qui avait comme un contre-coup en lui-même. Il se rappelait comment, la première fois qu'il l'avait vue, il lui avait semblé l'avoir vue de tout temps; et quand il lui demanda l'explication de ce miracle, «Regarde-toi dans une glace, lui dit-elle, et tu verras que mes traits te présentaient ta propre image; cette ressemblance que Pier Angelo remarquait sans cesse avec joie, et qui m'enorgueillissait, me faisait pourtant trembler pour toi. Heureusement, elle n'a frappé personne, si ce n'est peut-être le cardinal, qui a fait arrêter sa chaise pour te regarder, le jour où tu te trouvais arrivé, et comme guidé par une main invisible, à la porte du palais de tes ancêtres. Mon oncle était jadis le plus soupçonneux et le plus clairvoyant des persécuteurs et des despotes. Certes, s'il t'eût vu avant de tomber en paralysie, il t'eût reconnu et fait jeter en prison, puis conduire en exil… peut-être assassiner! sans t'avoir adressé une seule question. Tout affaibli qu'il était, il y a dix jours, il a attaché sur toi un regard qui avait éveillé les soupçons de Ninfo, et ses souvenirs s'étaient éclaircis jusqu'à vouloir s'enquérir de ton âge. Qui sait quelle fatale lumière se fût faite dans son cerveau, si la Providence ne t'eût inspiré de répondre que tu avais vingt-un ans au lieu de dix-huit!

– J'ai dix-huit ans, reprit Michel, et vous, ma mère? vous me semblez aussi jeune que moi?

– J'en ai trente-deux, répondit Agathe, ne le savais-tu pas?

– Non! on aurait pu me dire que vous étiez ma sœur, je l'aurais cru en vous voyant! Oh! quel bonheur que vous soyez si belle et si jeune encore! Vous vivrez autant que moi, n'est-ce pas? Je n'aurai pas le malheur de vous perdre!.. Vous perdre… Ah! maintenant que ma vie est liée à la votre, la mort me fait peur, je ne voudrais mourir ni avant ni après vous!.. Mais, est-ce donc la première fois que nous nous trouvons réunis? Je cherche dans les vagues souvenirs de ma première enfance avec l'espoir d'y ressaisir quelque chose de vous…

– Mon pauvre enfant, dit la princesse, je ne t'avais jamais vu avant le jour où, te regardant par une rosace de la galerie où je dormais, je ne pus retenir un cri d'amour et de joie douloureuse qui te réveilla. Je ne connaissais même pas ton existence, il y a trois mois. Je te croyais mort le jour de ta naissance. Autrement, crois-tu donc que tu ne m'aurais pas vue accourir à Rome, sous un déguisement, pour te prendre dans mes bras et t'arracher aux dangers de l'isolement? Le jour où Pier-Angelo m'apprit qu'il t'avait sauvé des mains d'une infâme accoucheuse qui allait te jeter dans un hospice par l'ordre de mes parents, qu'il s'était enfui avec toi en pays étranger, et qu'il t'avait élevé comme son fils, j'allais partir pour Rome. Je l'aurais fait, sans la prudence de Fra-Angelo, qui me démontra que ta vie serait en danger tant que durerait celle du cardinal, et qu'il valait mieux attendre sa fin que de nous exposer tous à des soupçons et à des recherches. Ah! mon fils, que j'ai souffert, tant que j'ai vécu seule avec les affreux souvenirs de ma jeunesse! Flétrie dès l'enfance, maltraitée, enfermée et persécutée par ma famille, pour n'avoir jamais voulu révéler le nom de l'homme que j'avais consenti à épouser dès les premiers symptômes de ma grossesse; séparée de mon enfant et maudite pour les larmes que sa prétendue mort m'arrachait, menacée de le voir périr sous mes yeux, quand je m'abandonnais à l'espérance qu'on m'avait trompée, j'ai vu s'écouler le plus beau temps de la vie dans les pleurs du désespoir et les frissons de l'épouvante.

«Je t'ai donné le jour dans cette chambre, Michel, à la place où nous voici. C'était alors une espèce de grenier longtemps inhabité qu'on avait converti en prison pour cacher la honte de mon état. On ne savait pas ce qui m'était arrivé. J'aurais à peine pu le dire, je l'avais à peine compris, tant j'étais jeune et pure d'imagination. Je pressentais que le récit de la vérité attirerait sur l'enfant que je portais dans mon sein, et sur son père, de nouvelles catastrophes. Ma gouvernante était morte le lendemain de notre désastre, sans pouvoir ou sans vouloir parler. Personne ne put m'arracher mon secret, même pendant les douleurs de l'enfantement; et lorsque, comme des inquisiteurs, mon père et mon oncle, debout et insensibles auprès de mon lit, me menaçaient de la mort si je ne confessais ce qu'ils appelaient ma faute, je me bornais à répondre que j'étais innocente devant Dieu, et qu'à lui seul appartenait de punir ou de sauver le coupable.

«S'ils ont découvert, depuis, que j'étais la femme de Castro-Reale, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir; jamais son nom n'a été prononcé devant moi, jamais je n'ai été interrogée sur son compte. S'ils l'ont fait assassiner, et si l'abbé Ninfo les a aidés à le surprendre, comme le prétend Carmelo, c'est ce que je ne sais pas non plus, et ce dont, malheureusement, je ne puis les croire incapables.

«Je sais seulement qu'à l'époque de sa mort, et lorsque j'étais à peine rétablie de la crise de l'enfantement, ils voulurent me forcer à me marier. Jusque-là ils m'avaient présenté comme un éternel châtiment l'impossibilité de m'établir. Ils me tirèrent de ma prison où j'avais été gardée avec tant de soin que l'on me croyait au couvent, à Palerme, et que rien n'avait transpiré au dehors. J'étais riche, belle, et de haute naissance. Vingt partis se présentèrent. Je repoussai avec horreur l'idée de tromper un honnête homme, ou de me confesser à un homme assez lâche pour m'accepter à cause de ma fortune. Ma résistance irrita mon père jusqu'à la fureur. Il feignit de me reconduire à Palerme. Mais il me ramena la nuit, dans cette chambre, et m'y tint encore enfermée une année entière.

«Cette prison était horrible, étouffante comme les plombs de Venise, car le soleil dardait sur une mince terrasse de métal, cet étage du palais n'ayant jamais été terminé, et n'étant couvert que provisoirement. J'y endurai la soif, les moustiques, l'abandon, l'isolement, le défaut d'air et de mouvement si nécessaires à la jeunesse. Et pourtant, je n'y mourus point, je n'y contractai aucune infirmité, tant était fort en moi le principe de la vie. Mon père, ne voulant confier à personne le soin de me garder, et craignant que la pitié de ses serviteurs n'adoucit mes souffrances, venait lui-même m'apporter mes aliments; et, quand ses intrigues politiques le retenaient dehors pendant des jours entiers, je subissais les tourments de la faim. Mais j'étais arrivée à une constance stoïque et je ne daignais pas me plaindre. J'ai puisé ainsi un certain courage et une certaine lumière dans cette épreuve, et je ne reproche point à Dieu de me l'avoir infligée. La notion du devoir et le goût de la justice sont de grands biens que l'on ne peut acheter trop cher!»

Agathe parlait ainsi, demi-couchée, et d'une voix faible qui s'animait peu à peu. Elle se releva sur son coude, et, secouant sa longue chevelure noire, elle dit à son fils, en lui montrant d'un geste le riche appartement où ils se trouvaient: «Michel! que les jouissances et l'orgueil de la naissance et de la fortune ne t'enivrent jamais! J'ai payé cher ces avantages, et, dans l'affreuse solitude de cette chambre, aujourd'hui si riante pour nous deux, j'ai passé de longues heures d'insomnie, couchée sur un grabat, consumée par la fièvre, et demandant à Dieu pourquoi il ne m'avait pas fait naître dans la grotte d'un chevrier ou sur la barque d'un pirate. Je soupirais après la liberté, et le dernier des mendiants me paraissait plus heureux que moi.

«Si j'avais été pauvre et obscure, j'eusse trouvé chez mes parents des consolations et de la pitié pour mon malheur; au lieu que les illustres Palmarosa faisaient un opprobre et un crime à leur fille; de ne pas vouloir être forcée de mentir, et de se refuser à relever l'honneur de sa famille par une imposture. Je manquais de livres dans ma prison; on ne m'avait jamais donné qu'une éducation superficielle, et je ne comprenais rien à la persécution dont j'étais l'objet. Mais, dans cette lente et cruelle inaction, je fis des réflexions et je découvris de moi-même le néant de l'orgueil humain. Mon être moral changea, pour ainsi dire, et tout ce qui était satisfaction et profit pour la vanité des hommes, m'apparut, à mes dépens, sous son véritable jour.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
30 сентября 2017
Объем:
600 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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