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Читать книгу: «La Daniella, Vol. II», страница 9

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– Mais alors, cher ami, pourquoi ne viendrait-elle pas me trouver ici pour fuir dès la nuit prochaine? Je sais les chemins, à présent.

– Eh! mon bon ami, avez-vous une dizaine de mille francs en poche pour fréter un petit bâtiment de contrebande qui viendra vous attendre, à ses risques et périls, à Torre di Paterno ou à Torre di Vajanica?

– Hélas! non. J'oublie que je ne suis pas un prince et que je n'enlève pas une héritière. Il me faudrait passer par le chemin de tout le monde, et ce serait plus long et plus difficile. Donc, faites-moi rentrer dans ma cage la nuit prochaine. Partez! courez délivrer Daniella! Je saurai bien me cacher tout seul! D'ailleurs, à quoi servent nos précautions? Puis-je compter sur autre chose que sur la Providence, dans le position où me voici? Ne vais-je pas rencontrer, dans la cachette où vous voulez me conduire, quelques-uns des bandits que nous avons étrillés et qui, fuyant comme nous les carabiniers, s'y seront rendus ou s'y rendront de leur côté?

– Je ne serais pas si novice que de vous exposer à refaire connaissance avec leurs pierres. Soyez tranquille! la bande qui accompagnait nos deux coquins n'est pas de ce pays-ci. Les gens de Frascati ne sont pas si mauvais que ça, ni si hardis non plus; ils connaissaient trop bien Masolino pour s'entendre avec lui. Nos assassins sont d'ailleurs; et je gagerais que ce sont tous gens de Marino, le bourg du Diable! À l'heure qu'il est, ils rentrent chez eux par le bois Ferentino; ils se déshabillent et se couchent comme feraient des chrétiens, et, si l'on fait par là des perquisitions, leurs femmes crieront Jésus-Dieu et jureront sur le sang du Christ qu'ils n'ont pas découché. D'ailleurs, voyez-vous, ma cachette est une cachette. Elle n'est connue que d'Onofrio qui l'a découverte, de moi, du docteur et de ma femme. La chère âme y a nourri notre ami pendant vingt-quatre heures, avant que l'entrée de mon souterrain fût tout à fait déblayée. Venez donc, et sachez d'ailleurs que c'est mon chemin, car je ne veux pas risquer d'être vu revenant par les fourrés. Je vas m'en retourner chez nous par Rocca-di-Papa.

Nous nous remîmes en route en remontant le cours rapide du petit ruisseau, à travers les roches, tantôt enjambant d'une rive à l'autre, afin d'y trouver place pour nos pieds sur les blocs qui le resserraient, tantôt, quand il s'élargissait sur un sable sans profondeur, marchant dans l'eau jusqu'à mi-jambe, faute d'une berge praticable.

L'instinct paysagiste est si fort, je dirai presque si animal en moi, que, malgré ma lassitude et les sérieuses difficultés d'une pareille marche, malgré les pensées à la fois lugubres et enivrantes qui me traversaient l'esprit comme des songes fiévreux, je me surprenais admirant les mille accidents imprévus et les mille grâces sauvages de ce ruisseau mystérieux caché dans les déchirures d'une terre luxuriante de fleurs et de roches éclatantes de mousses satinées. Nous passions comme deux sangliers à travers les lianes de cette forêt vierge, et j'avais un regret, un chagrin instinctif de briser ces guirlandes de lierre et de liserons, de souiller sous mes pieds ces tapis d'iris et de narcisses, de déranger enfin cette splendide et délicate décoration, où la nature semblait savourer les délices de son libre essor, en cachette du travail spoliateur de l'homme.

Il y eut enfin un moment où les parois de rocs et de buissons qui nous pressaient s'écartèrent assez pour me laisser voir le pays où nous rampions comme dans un fossé. Ce fut un coup d'oeil magique aux premières lueurs du soleil. Nous étions dans le fond d'une étroite gorge couverte de taillis épais, semée de monticules et tourmentée de ces mouvements brusques et variés qui sont propres aux terrains volcaniques. Les nombreux reliefs de ces petites masses, que protégeait une enceinte de masses plus élevées, rendaient cette solitude particulièrement favorable au genre de retraite que nous cherchions. Derrière nous les terrains onduleux, d'un vert splendide, semés de buissons brillants de rosée, s'enfuyaient en bonds rapides vers les basses vallées de Tusculum. Un petit aqueduc ruiné, perdu dans les arbres et dans les plantes grimpantes, fermait la vue de ce côté-là. Devant nous se dressait une gigantesque muraille de rocher à pic qu'un reste de brume faisait paraître plus éloignée qu'elle ne l'était réellement, et d'où tombait une cascade perpendiculaire, tranquille comme une nappe d'argent, ou comme un rayon du matin.

Cette cascade, qui me parut plus belle que toutes celles de Tivoli, parce qu'elle est dans un cadre plus grandiose et plus austère, n'a ni célébrité, ni reproductions, ni touristes. Elle n'a pas même de nom: c'est le buco, le trou, de Rocca-di-Papa, un village bâti sur un cône volcanique, à peu de distance, et que, d'où nous étions, il est impossible d'apercevoir ni de pressentir. L'incognito de cette belle cataracte s'explique par son absence durant la saison des voyages et des promenades. La source qui l'alimente s'échappe en filets invisibles dans une coupure voisine dès que la saison des pluies, et la splendeur de son développement aux premiers jours du printemps est encore une recherche que cette sauvage localité garde pour elle-même et pour les rares promeneurs des jours d'avril.

Je l'avais vue de loin, le jour de ma conversation avec Onofrio sur l'arx de Tusculum et il m'avait dit: «On ne peut pas aller auprès; c'est trop difficile.» En effet, c'est impossible à première vue, à travers le taillis serré de noisetiers et de chênes nains qui couvre les seuls endroits accessibles. Pourtant nous y parvînmes, et je trouvai même cette dure ascension moins pénible que ne le sont certains parcours dans les petits bois ravinés de mon pays. Ce pays-ci a une défense de moins, la défense la plus sérieuse que les fourrés d'Europe puissent offrir: il ne produit pas de ronces. On ne s'y trouve pas enfermé et comme mis en cage par ces énormes réseaux d'églantiers et de mûres sauvages qui s'installent chez nous dans les taillis, et que les chiens de chasse les plus intrépides renoncent quelquefois à traverser.

Ici, la nature n'est pas méchante, malgré son grand air de résistance. Elle menace plus qu'elle ne blesse. Elle est en harmonie avec le tempérament hardi et aventureux, mais peu résistant et rarement stoïque de ses habitants.

En cette circonstance, je dois pourtant dire que Felipone fut plus robuste, c'est-à-dire plus gai et plus insouciant que moi. J'étais harassé; j'avais des nerfs et il n'avait que des muscles. Nous ne marchions plus que sur les mains et sur les genoux, lorsque enfin nous gagnâmes un sol à peu près vierge de pas humains, au flanc du grand mur de rocher. Il n'y avait même pas de traces d'animaux dans cette impasse. La cascade tombait à notre droite, et une coupure aiguë sillonnait le massif volcanique devant nous.

C'est là que bondissait, sur un escalier naturel, le véritable courant de la source, la cascade à grande nappe n'étant que le résultat des eaux pluviales et d'un torrent accidentel. Cet escalier se trouve enfoncé en retrait dans le roc et devient invisible à mesure qu'il s'élève.

– Suivez cette échelle de roches et de cascatelles, me dit Felipone. Il y a partout moyen d'y grimper à sec avec un peu d'adresse. Ma femme y a passé pour aller voir notre ami le docteur, un jour qu'un grand mal de dents m'empêchait de sortir; pauvre petite femme! elle est si bonne pour moi! Je vous quitte ici. J'ai encore un peu de chemin à faire à la manière des chèvres, et je gagnerai le bourg de Rocca-di-Papa, qui est là-haut tout près; vous ne vous en douteriez guère, car ceci ressemble au bout du monde.

– C'est donc à ce village que je dois grimper de mon côté?

– Non pas! quand vous aurez grimpé, vous trouverez une drôle de construction, une vilaine bâtisse, et vous y resterez jusqu'à ce que je vienne vous chercher. Vous serez là tout seul avec le vertige, mais la tête pourra vous tourner sans inconvénient: il y a encore un rebord à la plate-forme.

– Ne craignez rien pour moi; courez chez Daniella.

– Oui, je commencerai par elle; après quoi, je tirerai de sa niche ce pauvre Tartaglia, qui doit s'ennuyer beaucoup, et qui sera bien aise de déjeuner pour chasser les idées noires. Ça me fait penser que vous allez jeûner là-haut!

– Cela m'est fort égal: je n'ai envie que de dormir.

– Quand vous aurez dormi, la faim viendra. Diable! Voilà un peu de tabac et ma pipe, et ma fiole d'anisette avec une tasse de cuir pour puiser l'eau, qui ne vous manquera pas.

– Non, non. Gardez tout cela; vous en aurez besoin pour retourner, car vous avez encore de la fatigue devant vous.

– Bah! ce n'est rien. Depuis que j'ai vu Masolino salé avec mes chevrotines, je me sens reposé. Je vas seulement boire un coup à votre santé, pour chasser l'envie de faire un somme en m'en retournant.

Il remplit d'eau sa tasse de cuir, y versa quelques gouttes d'eau-de-vie anisée, et me la présenta en disant: Après vous! avec une courtoisie enjouée.

– Oh! mais, s'écria-t-il quand nous fûmes désaltérés, qu'est-ce que je vois là? La Providence est avec vous, mon camarade. Prenez ce qu'elle vous envoie. C'est mauvais, mais ça nourrit, et me voilà tranquille sur votre compte.

En parlant ainsi, il ramassait dans le flot de la cascade un petit sac de toile grossière accroché à une pointe de rocher.

LXII

Ce sac contenait quelques livres de graine de lupin. C'est une semence coriace et d'une amertume impossible, qui fait le fond de la culture de certaines régions de la Campagne de Rome, et le fond de la nourriture des pauvres. La plante est belle et la graine abondante. Pour la rendre comestible, on lui retire son amertume en la plaçant dans une eau courante où elle reste au moins huit jours, après l'avoir fait cuire à moitié pour soulever l'épaisse pellicule; on la recuit encore et on la mange croquante. Beaucoup d'ouvriers et de paysans ne connaissent pas d'autre régal.

– Ce sac vient de là-haut, dit le fermier en montrant la cime du rocher. Quelque pauvre diable du village aura mal assujetti les pierres en le mettant tremper dans la source, et l'eau l'a emporté. Prenez-le sans scrupule, il eût été perdu. Voyons s'il a trempé assez longtemps!

Il goûta la graine et fit la grimace.

– Ça ne vaut pas le souper d'hier, dit-il en riant; mais on peu de mortification peut faire du bien à notre âme, à ce que disent les croyants. Et puis il y a quelque chose de bon dans cette trouvaille. Puisqu'on n'est pas venu chercher ici ce qu'on avait perdu, c'est qu'on croit le passage impossible, et vous serez là en sûreté. Allons, à la garde de Dieu! mon garçon. Je suis content d'avoir fait votre connaissance, et j'espère la renouveler dans une douzaine et demie d'heures employées à votre service.

Nous nous embrassâmes cordialement. Il s'obstina à me laisser sa fiole et sa tasse. Je découvris que j'avais la poche encore pleine d'excellents cigares que le prince m'avait forcé de prendre la veille. Felipone alluma donc sa pipe, en aspira quelques bouffées pour se donner des forces, et s'éloigna en me jurant de ne pas s'arrêter tant qu'il ne serait pas auprès de Daniella. Son pas était encore si ferme et sa figure ronde si peu altérée par la fatigue et l'insomnie, que l'espérance me resta au coeur.

J'escaladai sans trop de peine les rochers de la cascatelle, et arrivai à me trouver tout à coup en face de la construction la plus étrangement située que j'aie jamais vue. C'est une tour guelfe, à ouvertures ogivales et à créneaux découpés en dents de scie, comme toutes celles qui défendaient jadis les défilés du pays, au temps des querelles des Orsini et des Colonna, et assez semblable à celle qui ferme le ravin du torrent de Marino. La roche se creuse en flanc, comme une coulisse de théâtre, et s'arrondit en plate-forme pour porter et pour cacher entièrement ce guettoir inaccessible sur la face interne du précipice; je dis inaccessible (bien que j'y fusse arrivé par là), parce que le passage par la cascatelle pouvait et pourrait être encore rendu impraticable par une masse d'eau plus forte, dirigée dans cette fêlure. Une arche, dans les fondations maintenant à jour de l'édifice, me fit penser que l'eau de la source avait dû être mise à profit jadis pour cet usage. Il n'en sort aujourd'hui qu'une petite quantité à travers les décombres. Là où je me trouvais quand j'atteignis la plate-forme, il eût peut-être suffi d'un déblaiement subit de ces décombres pour m'isoler entièrement de toute ressource, dans une sorte de tour de la faim.

De la plate-forme, j'entrai de plain-pied dans une petite salle demi-circulaire qui n'avait pas d'issue à l'intérieur. Est-ce là que l'on mettait des prisonniers? Par où les y faisait-on entrer? Je n'eus pas le loisir de chercher une réponse à ces questions. J'étais au bout de mes forces. Je me jetai par terre, sur des débris de brique et de ciment, et je m'y endormis comme si j'eusse été sur le duvet.

Je me réveillai sans avoir souvenir d'aucune chose, pas plus des rêves que j'avais pu faire en dormant que des événements qui m'avaient conduit dans ce lieu étrange. Je ne me rendis compte de ma situation qu'en voyant mon fusil à côté de moi. Je cherchai l'heure. Ma montre marquait midi; mais elle n'avait pas été remontée, et il pouvait être davantage. Je ne pouvais voir le soleil, le mur de rochers que j'avais pour tout horizon dépassant encore les créneaux de la tour. J'avais seulement une échappée de vue en biais sur une petite portion du ravin, et je m'assurai par la position et la longueur des ombres de quelques arbres grêles qui dépassaient le taillis que je pouvais, en remontant ma montre, placer l'aiguille sur deux heures après-midi, sans me tromper beaucoup. J'avais dormi cinq ou six heures, en dépit d'un froid assez vif et d'une faim dévorante.

Je crus me souvenir que j'avais rêvé que je mangeais, et je me mis à fêter les graines demi-crues et passablement amères que le ciel m'avait envoyées. L'eau anisée et un bon cigare me firent trouver ce repas supportable. Je me sentis réchauffé et d'aussi bonne humeur que possible après des aventures si peu réjouissantes. Mes forces étaient revenues. Je grimpai sur les décombres de ma logette pour voir jusqu'à quel point j'y étais en sûreté, car je savais être à deux pas du village, et je m'étonnais que les enfants qui trouvent tout n'eussent pas trouvé le chemin de cette tour qu'Onofrio prétendait avoir découvert. Je parvins à une brèche, et je reconnus que la tour était parfaitement encaissée dans un gouffre, et absolument isolée sur son bloc, peut-être par la rupture de quelque arche autrefois jetée comme un pont d'enfer sur l'abîme. La tour avait sans doute été dès lors condamnée à s'écrouler aussi d'elle-même et réputée dangereuse. D'ailleurs, cette masure n'était plus d'aucun usage, et le fond de la gorge par où j'étais venu étant impraticable, même aux bergers, personne ne devait s'aviser de l'ascension de la cascatelle, à moins d'être traqué comme une bête fauve ou d'avoir un guide comme celui qui m'avait amené là.

En me demandant de quelle utilité pouvait avoir été une construction située ainsi dans une impasse, et tellement enfouie dans une crevasse, qu'elle n'offrait même pas l'avantage de la vue sur le pays environnant, il me vint une idée que de nombreux exemples du même genre dans les pays sujets aux tremblements de terre ne rendent pas très-invraisemblable: c'est que cette tour avait dû être bâtie à cent pieds plus haut, sur le sommet de la muraille de rochers, et que le subit écroulement d'un bord de cette corniche l'avait fait descendre; toute disloquée, au plan où elle se trouve arrêtée maintenant, jusqu'à nouvel ordre, c'est-à-dire jusqu'à la prochaine secousse qui la précipitera tout à fait dans l'abîme. Ce ne serait, en somme, qu'un accident semblable à celui du détachement des voûtes naturelles de la grotte de Neptune à Tivoli, où la violence des eaux a suffi pour tout changer de place.

Il n'y aurait donc eu ici, dans le principe, qu'une tour d'observation sur la cime d'un précipice, à côté d'une cascade. L'événement que je suppose aurait diminué le volume de cette cascade, en créant au torrent un lit voisin plus accidenté, et en ouvrant l'entaille immense où la tour est descendue avec le bloc qui me supportait. Tout cela a pu se passer au quinzième siècle, peu de temps après la construction irréfléchie de cette maledetta; c'est le nom que je veux donner à cette tour, pour la désigner d'un seul mot.

Le bruit des chutes d'eau ne me permit pas d'entendre si le plateau de rochers qui s'élevait au-dessus de moi était fréquenté. Il devait l'être, puisque j'étais si près de la bourgade; mais comme je ne pouvais rien voir, je conclus naturellement que je ne pouvais être vu de personne.

Je ne sais si vous vous figurez l'horreur grandiose d'un pareil domicile. Les chouettes elles-mêmes ont craint de s'en emparer.

Au-dessus de la salle où j'étais, la tour éventrée n'offrait que crevasses et débris supportés tant bien que mal par la petite voûte de mon asile. Un tas de sable, apporté sur la plate-forme par les courants accidentels des grandes pluies, servait de logement à de nombreux reptiles que je fis déguerpir. Je n'étais protégé dans mon bouge par aucune espèce de porte; mais, l'ouverture étant fort petite, j'étais à couvert et à l'abri du vent.

Je m'arrangeai pour passer la journée, sinon gaiement, du moins patiemment. Je m'assis sur la petite plate-forme et m'exerçai à y braver le vertige que Felipone m'avait annoncé et qui est très-réel. Imaginez-vous une poivrière accrochée à l'orifice d'un puits de plusieurs centaines de pieds de profondeur, le long d'une cascade qui a l'air de vous tomber sur la tête et qui se perd sous vos pieds, dans l'espace invisible. Le calme de cette eau brillante qui lèche le rocher en se laissant précipiter nonchalamment, a quelque chose de magnifique et de désespérant. Ce n'est pas l'enivrant fracas des chutes de Tivoli; on est ici trop haut perché pour entendre autre chose qu'une voix d'argent claire et monotone qui semble vous dire: Je passe, je passe, et jamais rien de plus.

Moi aussi, j'aurais voulu passer, me laisser tomber, et arriver d'un saut au fond de la gorge, pour me mettre à courir comme l'onde vers Frascati. La pensée de revoir bientôt Daniella me donnait des suffocations d'impatience, et je ne pouvais plus me raisonner et me dominer, comme je l'avais fait à Mondragone dans ces derniers temps. Il me semblait que j'avais payé ma dette au sort contraire, à l'émotion, au péril, à la fatigue, et que j'avais le droit de vouloir être heureux, ne fût-ce qu'un jour, après tant de jours sombres et mauvais. Je marchandais avec la destinée, je voulais secouer cette série d'épreuves, j'en réclamais la fin avec humeur.

Et puis j'étais triste, faible, effrayé; je voyais la cervelle fracassée de Campani sur le mur de la cabane, et les chiens d'Onofrio léchant le sang encore chaud sur les pierres. Je croyais en voir encore les hideuses éclaboussures sur le canon de mon fusil, et j'avais envie de le jeter dans la cascade. Je voyais le regard fixe de Masolino et cette ressemblance avec Daniella qui m'avait serré le coeur. Je ne suis pas un soldat, moi; je suis un artiste, je n'ai ni le goût ni l'habitude de tuer, et je trouve atroce un pays où la loi ne sait pas on ne peut pas sévir contre ses véritables ennemis. C'est un coupe-gorge perpétuel où il faut qu'à l'occasion le premier passant venu se fasse, en dépit de la douceur de ses instincts, l'exécuteur des hautes oeuvres d'une société en dissolution et en ruine.

Je sentais un autre vertige que le vertige physique de l'abîme: celui de l'âme aux prises avec une tentation de haine brutale et de mépris féroce pour les membres pourris de l'humanité. Je songeais à l'oeil pur et brillant, au sourire vermeil de Felipone saluant l'aube après ce massacre nocturne, et je me disais:

– Voilà donc ce que l'on devient tout naturellement avec des instincts de bienveillance et des facultés de dévouement, dans ces vieilles sociétés finies, où il faut se faire justice soi-même et casser la tête à un homme avec autant de satisfaction qu'à un chien enragé.

Décidément, je ne suis pas fait pour ce genre de délassement. J'ai chassé autrefois sans pouvoir aimer la chasse, et s'il me fallait guillotiner moi-même les poulets que je mange, j'aimerais mieux ne manger que des graines et des herbes. Aller à la chasse aux hommes sera toujours un cauchemar pour moi, et il me fallut, dans ce lieu sinistre où j'étais réfugié, faire un grand effort de raisonnement et de volonté pour ne pas me laisser aller à quelque sotte hallucination.

Heureusement, je trouvai au fond de la poche de mon caban un petit album de promenade et un crayon. Je pus étudier un peu le profil de la cascade et les silhouettes du rocher; après quoi, pour me dégourdir et me réchauffer, je fis une promenade de descente gymnastique dans la cascatelle. La gorge était si déserte, que je fus bien tenté de pousser plus loin que mon mur de rocher: mais la crainte de compromettre mon bonheur me rendit tout à fait poltron, et je restai caché dans cette brèche qn'il est impossible de voir du dehors, tant qu'on n'a pas gagné, à ses risques et périls, le pied même de la montagne.

Mon souper fut impossible; le lupin, que je n'avais pas eu la précaution de remettre tremper dans l'eau, était tout à fait desséché. Je fis mon repas d'un cigare, après avoir broyé sous les dents quelques graines pour empêcher la faim de revenir trop vite. En me livrant à cette maigre chère, et en me comparant aux cénobites des temps anciens, je me rappelai tout à coup ce pauvre moine que j'avais laissé à Madragone, et qui n'avait pas dû manger depuis la veille, à moins que Tartaglia, qui cachait et enfermait ses provisions avec tant de soin, n'eût songé à lui; mais Tartaglia ravi de retrouver sa liberté n'aurait-il pas fait comme moi? n'aurait-il pas oublié son ami Carcioffo aussi radicalement que j'avais eu le tort de le faire en prenant congé de Felipone?

Ce qu'il y a de certain, c'est que ce pauvre frère Cyprien, avait été annihilé dans ma pensée comme s'il se fût agi d'un vêtement laissé dans une armoire. On ne meurt pas pour un jour de jeûne; mais, en songeant à la capacité de cet estomac d'autruche (d'autriche, comme disait Tartaglia), et à ces dents de requin dont nous avions tant redouté la puissante mastication, je me fis de grands reproches, et j'eus encore à demander intérieurement pardon à Daniella des mauvais traitements occasionnés par moi aux membres de sa famille.

La nuit étant tout à fait close, comme je n'avais aucune espèce de luminaire et que je n'attendais pas Felipone avant onze heures ou minait, j'essayai d'engourdir mon impatience par le sommeil; mais je ne fis que penser à Daniella. Je me disais avec bonheur qu'après ce qui m'était arrivé à cause d'elle, je me serais senti dégrisé de tout autre amour, tandis que le sien m'apparaissait toujours plus précieux et plus désirable à mesure qu'il entraînait ma vie obscure et mon humeur paisible dans des hasards étranges et dans des aventures répulsives. Je trouvai tant de consolation et de douceur à l'idée de souffrir un peu pour celle qui avait déjà tant souffert pour moi, que je ne sentis presque plus le froid et les mouvements fébriles qui m'avaient agité durant tout le jour.

J'avais trouvé moyen de me faire une espèce de lit avec le sable recueilli sur la plate-forme, et quelques feuilles sèches que j'avais arrachées à la cime d'un jeune arbre tombé, la tête en bas, du haut du rocher dans la cascade. C'était une espèce de platane dont les branches s'étaient affaissées sur la plate-forme de la tour, et cette rencontre l'avait empêché d'être entraîné par l'eau, qui tendait au contraire à le rejeter de mon côté. Ses racines retenaient encore une motte de terre humide, et son feuillage de l'année dernière était resté attaché aux rameaux, tandis que les bourgeons pointaient à l'extrémité. Il paraissait vouloir vivre dans cette position le plus longtemps possible, et je lui avais presque demandé pardon de dépouiller ses maitresses branches pour satisfaire mon sybaritisme.

En dépit des douceurs de cette couche improvisée, je ne dormais pas, je tâchais de me rendre compte de ce problème la marche du temps. Le temps qui marche, qu'est-ce que cela? me disais-je; il n'y a pas de temps pour celui qui n'a ni commencement ni fin: l'éternité semble être l'antithèse du temps. Dieu voit, pense et sent des choses et des êtres qui passent en lui, comme cette cascade dont le bruit tranquille ne finit ni ne commence, à mon oreille, son chant inflexible et fatal. Les révolutions des mondes de l'univers ne dérangent pas plus l'universelle palpitation de la vie que le grain de sable ne dérange et ne trouble ce flot monotone. Et me voilà pourtant ici comptant les battements de mon coeur, et voulant, de toute la puissance de mon être, accélérer les secondes et les minutes qui ne reviendront plus pour le moi que je connais, mais qui recommenceront dans toute l'éternité pour le moi immortel que je suis.

Quelle est donc cette fièvre, cette ébullition de la pensée humaine qui s'élance toujours au delà de l'heure présente, comme si elle pouvait échapper à l'heure permanente de Dieu? Ce qui est le propre de notre nature terrestre est tout ce qu'il y a de plus contraire à la nature universelle, à la loi de la vie qui marche sans repos comme sans lassitude, et qui ne connaît pas la division arbitraire du temps, puisqu'elle ne connaît pas de limites.

Ne serait-ce pas parce que l'homme n'est que la moitié d'un être, cherchant toujours, non à presser le cours d'une existence qu'il craint toujours de perdre, mais à se compléter par une société sans laquelle sa vie ne lui est rien? L'autre moitié de son âme est pour lui le dispensateur de l'être et le régulateur du temps. Elle lui donne un moment de joie qui vaut un siècle. Son absence le fait languir dans un état qui n'est pas la vie, il a beau compter les instants, ces instants-là ne marchent pas, puisqu'ils sont nuls, ils ne devraient représenter que des phases de néant, et tomber pour lui comme une poussière inerte dans un sablier insensible.

J'en étais là de cette divagation, quand une main, qui cherchait dans les ténèbres, passa sur mon visage et se posa sur ma poitrine. L'obscurité était complète dans le coin où je m'étais blotti. Le bruit de la cascade m'avait empoché d'entendre venir un être humain qui était là près de moi.

– Felipone! m'écriai-je en bondissant, est-ce vous?

On ne répondait pas. Je saisis mon fusil à côté de moi, je l'armai. Deux bras m'entourèrent, des lèvres ardentes cherchèrent les miennes.

– O Daniella! c'est donc toi? m'écriai-je. Enfin! enfin!

C'était elle, aussi vivante, aussi animée, aussi peu lasse après avoir gravi cette rampe escarpée, que si elle eût dansé la frascatana sur un parquet.

– Et tu es venue par ce taillis impossible, par ce ruisseau plein de pièges, par ce torrent qui peut renverser à chaque pas? Seule, dans la nuit? Mais n'as-tu pas été malade? Tu as peut-être jeûné dans ta prison? Et peut-être ton frère t'a-t-il frappée? et tu n'as jamais perdu l'espoir? Tu avais de mes nouvelles? Tu m'aimes toujours, tu savais bien que je ne pensais à rien au monde qu'à toi, que je ne vivais que pour toi? Et, à présent, nous ne nous quitterons plus d'une heure, plus d'un instant.

Je lui faisais cent questions à la fois. Elle ne répondait que par des questions sur moi-même; et, dans l'angoisse de nos inquiétudes rétrospectives, comme dans l'ivresse de notre réunion, nous ne pouvions pas venir à bout de nous répondre. Je la tenais serrée contre mon coeur, comme si on dût me l'arracher encore, et les sens n'étaient pas le but de cette extase supérieure à toutes les joies de la terre. C'était la moitié de mon âme qui m'était rendue; je retrouvais la notion de la vie, le sentiment placide et sublime de l'éternelle possession.

Il fallut renoncer à nous expliquer, à nous raconter quoi que ce soit pour le moment. D'ailleurs, elle s'occupait, tout en me parlant, de je ne sais quelle tentative d'installation. Elle étendit sa cape devant l'étroite ogive qui servait de porte et de fenêtre, et alluma une bougie.

– Mon Dieu, comme tu as froid ici! disait-elle; je vois bien que tu as eu l'industrie de te faire un lit; mais tu n'as pas eu la malice de trouver le moyen de faire du feu. Je sais qu'un proscrit a passé ici il n'y a pas longtemps. Felipone m'a dit de chercher le charbon et les autres choses qu'il y a laissées, sous les pierres, du côté où le mur est noirci; cherche donc avec moi!

Je ne voulais pas chercher, je ne voulais pas entendre, je ne savais pas s'il faisait froid. Je m'employai pourtant, en la voyant fouiller dans les briques et dans les pierres avec ses petites mains intrépides. Nous trouvâmes un tas de menu charbon et des cendres sous les décombres.

– Fais la cheminée, me dit-elle, voilà les trois pierres plates qui ont déjà servi.

– Mon Dieu, tu as donc froid?

– Non, j'ai chaud; mais il nous faudra passer la nuit ici.

– Passons-y toute la vie, si tu veux. A présent, c'est mon Vatican.

Elle alluma la braise avec cette adresse des femmes du Midi, qui savent la disposer de manière à ce que le gaz carbonique soit absorbé entièrement sous la couche en combustion. Puis elle chercha encore et trouva une lanterne sourde, un grand morceau de vieille tapisserie et deux volumes de prières en latin dont les feuillets avaient en partie servi à allumer le feu. Elle accrocha la tapisserie à l'ogive en guise de porte, mit la bougie dans la lanterne, plaça devant nous, en guise de table, le panier qu'elle avait apporté et dont elle avait déjà tiré du pain, du beurre et du jambon. Elle servit ce repas avec beaucoup de soin, sur les grandes feuilles du platane. Assis sur des pierres, nous essayâmes enfin de causer en mangeant. Voici ce que j'appris de notre situation:

Daniella ne savait ni le nom du prince, ni celui du docteur, ni celui de la dame voilée. Felipone lui avait raconté l'évasion de personnages importants et le refus que j'avais fait de les suivre hors du territoire. Cette évasion n'était pas ébruitée, mais probablement le cardinal en avait été averti à l'avance, car il était venu à Frascati incognito dans la journée. Il avait ordonné que Mondragone fût ouvert, dès le lendemain, aux recherches de la police. Le secret du souterrain pouvait être découvert, mais Felipone ne le pensait pas, et sa complicité dans notre évasion ne l'inquiétait que médiocrement.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
350 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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