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Читать книгу: «La Daniella, Vol. II», страница 17

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LII

L'abbé Valreg voulut nous reconduire à Mondragone, pour voir comment nous y étions installés. A l'aspect de cette vaste ruine, son étonnement fut au comble, et, avant que nous eussions traversé le parterre en friche pour le conduire au casino, un nouveau spleen s'était emparé de lui. Il me trouvait de plus en plus fou de préférer cette demeure, selon lui lugubre, et cette vie, qu'il appelait misérable, à celle que je pourrais avoir en vivant chez nous, sur mes terres. Daniella, avec sa gaieté radieuse au milieu de cette solitude, le frappait de stupeur, et il se demandait tantôt si c'était une sainte, tantôt si c'était une maniaque comme moi.

Il causa avec elle et la trouva si croyante, que cette âme, pleine de foi et de feu, lui fit impression, sans qu'il se rendit compte de l'ascendant qu'elle prenait sur lui.

– Décidément, me dit-il quand il parla de nous quitter, je crois que tu n'as pas mal choisi. C'est une femme de courage et de principes. Le malheur est que tu vas la gâter, lui mettre en tête tes idées saugrenues et vouloir en faire une artiste, c'est-à-dire une paresseuse, au lieu d'une bonne ménagère qu'elle pourrait être. Mais tout ça te regarde, et je sais qu'il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. J'ai fait mon devoir auprès de toi, j'ai rempli ma mission auprès du cardinal Antonelli, et je m'en vas un peu plus tranquille que je ne suis parti, et beaucoup plus aise de quitter Rome que je ne l'étais de quitter mon endroit. Il fera chaud quand on me rattrapera aux voyages d'agrément! Allons, tâche de revenir bientôt au pays, à moins que tu ne trouves à faire fortune ici, ce dont je doute bien fort. Mais je comprends aussi que tu doives faire honneur et compagnie à ces Anglais qui t'ont sauvé de la prison, et peut-être de la corde! Tu méritais bien quelque chose comme ça pour ton peu de cervelle! C'est égal, les choses ont mieux tourné que je ne l'espérais, et je te laisse en assez bonne passe, en t'engageant à montrer aux amis qui te comblent, la reconnaissance que tu leur dois.

Il nous quitta sans nous permettre de l'accompagner au-delà de la porte. Il voulait voir le curé de Frascati et faire notre paix avec lui, comme il l'avait faite à Rome avec les cardinaux. Puis il voulait quitter Rome aussi vite que possible.

«J'y mourrais, disait-il, si j'étais forcé d'y passer un jour de plus.»

Et il était bien évident pour moi qu'avec sa nostalgie si prompte et son franc parler si peu diplomatique, il n'avait rien de mieux à faire que de se presser de partir.

Mondragone, 5 juin.

Je fus, cependant, vivement ému de le perdre sitôt, car il avait été aussi bon que de coutume, et, en outre, d'une douceur et d'une indulgence dont je n'espérais pas si aisément le retour. Il y avait, dans ce dernier fait, beaucoup du désir de s'en aller, et d'autres raisons qui m'ont été expliquées plus tard.

Nous venons de passer huit jours de délices dans notre solitude. Daniella n'est nullement malade de sa grossesse, et nous avons profité de quelques beaux jours entremêlés de jours de pluie et d'orage, pour aller nous promener ensemble autour des lacs. Je donne la préférence au petit lac Némi, dont le cadre n'est guère plus grandiose que celui du lac Albano, mais dont les rives sont adorablement jolies. Il y avait là, le long d'une coulée de roches sombres, un temple dédié à Diane Nemorina, dont les itinéraires assurent qu'il ne reste aucune trace, un tremblement de terre ayant tout englouti dans le lac. Alors l'énorme fragment sur lequel nous nous sommes assis serait récemment mis à nu par quelque autre secousse non encore mentionnée. C'est un bloc de construction antique colossale, qui s'est arrêté sur la margelle herbue du petit lac, et qu'un arbre renversé dans l'eau, un arbre également colossal, embrasse, étreint et semble soutenir dans ses racines énormes. L'arbre est bien portant quand même, et trempe sa longue chevelure verdoyante dans le Miroir de Diane, tel est le nom poétique que l'antiquité a donné à ce diamant d'eau bleuâtre enchâssé dans le roc, dans les fleurs et dans le feuillage.

Couché sur ce gigantesque débris, autour duquel venaient se briser en faibles soupirs les petites lames de l'eau tranquille, je contemplais, heureux et recueilli, la beauté sereine et suave de ma Daniella, assise sur une des branches de l'arbre. Un vent léger faisait passer sur son front les ombres mouvantes du feuillage et les taches d'or du soleil. Puis elle s'étendit à son tour pour se reposer de l'ardente chaleur qui nous poursuivait jusque sous cet ombrage séculaire. Sa tête, penchée parmi les roseaux, se trouvait naturellement couronnée comme celle d'une naïade. Sa taille souple a déjà perdu de sa ténuité virginale, et je contemplais, avec une passion pleine d'attendrissement et de respect, ses épaules plus tombantes et sa hanche moins cambrée, légers indices, déjà visibles pour moi, du bonheur que Dieu nous envoie.

J'ai prié dans mon coeur avec une foi ardente, pendant qu'elle dormait là, souriante et comme ravie dans un rêve délicieux. Chaque fois que je la contemple, elle me semble toujours plus belle, et je crois découvrir en elle des trésors de grâce qui ne m'avaient pas encore été révélés. Peut-être n'est-elle pas belle pour les autres: voilà ce que j'aimerais à me persuader. Je me souviens maintenant avec plaisir d'avoir entendu dire à Medora qu'elle était laide, et à Brumières qu'elle était agréable seulement. Si cette beauté mystérieuse, qui me fascine et m'enivre, n'était visible et appréciable que pour moi, combien je serais fier d'avoir reçu d'en haut le don de la comprendre!

Lune de miel, direz-vous peut-être! Non, non, vie de miel et d'ambroisie pour l'éternité! Tout ce qui peut m'arriver en ce monde n'est rien que le cours inévitable d'une destinée fugitive. La mort même de l'un de nous ne serait que l'accident du voyage sur cette terre d'épreuves plus ou moins dures, car devant l'effroi dont une semblable pensée me glace, je sens lutter une foi, une certitude triomphantes: c'est que je suis déjà bien heureux d'avoir rencontré dans ce monde-ci l'être que je dois retrouver, aimer et posséder après, et toujours et partout! Je ne sais si déjà, dans une existence antérieure, j'ai goûté ce bonheur, ou si je l'ai mérité par une suite d'existences pures et tristes. Je ne sais rien du passé, bien que parfois mes joies présentes ressemblent à de vagues et doux souvenirs; mais l'avenir, l'avenir sans fin, je le porte là dans mon coeur, comme le souffle même de ma vie, et je sens que je ne serai plus jamais seul, parce que je n'aurai jamais d'autre amour sur la terre, et que, par là, j'en éternise la sainte possession.

Nous avons parlé de vous au bord de ce beau petit lac, cratère éteint dont les brisures sont devenues de véritables nids de fleurs sauvages. Daniella vous aime et mêle votre nom à ses prières. Elle a compris ce que je commence à comprendre moi-même: c'est qu'en exigeant ma parole de vous écrire ma vie, autant que possible jour par jour et heure par heure, vous m'avez conduit à une transformation sérieuse de mon individualité. Je ne me sens plus le même qu'au temps où j'existais sans savoir pourquoi ni comment, perdu dans des rêveries vagues, et craignant toujours d'envisager le but de cette existence; m'ignorant, me négligeant, me dédaignant presque moi-même, et me laissant parfois envahir par ce découragement propre à ceux qui ont besoin d'un idéal que la société ne leur montre et ne leur promet pas. Aujourd'hui je me sens exister; j'ai fouillé et interrogé, malgré moi, mon propre coeur, et je sais qu'il a été, sans peur, sans hésitation et sans sophisme, droit au but qui lui était offert par la Providence: Tutto per l'amore!

Et je m'inquiéterais, à présent, de la fortune que je n'ai pas, de la réputation que je n'aurai peut-être jamais, de la sécurité, des aises, des convenances, de l'opinion, de la mode, de ce que fait et pense et dit le monde à propos du but à poursuivre dans cette vie d'un jour? Et que m'importe, quant à moi? De temps en temps mes yeux tombent sur des publications nouvelles où je vois l'expression du désir, du besoin ou du rêve de chacun. Beaucoup d'argent! Dans les romans mêmes, qui sembleraient être la peinture d'un idéal plus pur que les bulletins financiers des journaux, je vois souvent percer une aspiration impétueuse vers quelque trésor comme celui des grottes de Monte-Cristo. Je ne m'en étonne ni ne m'en scandalise. Je vois bien que, dans une société si incertaine et si troublée, dans une Europe qui frémit de crainte et d'espoir entre des rêves de prospérité fabuleuse et des terreurs de cataclysme social universel, les imaginations vives s'élancent, comme fait celle de Brumières, vers ce programme effrayant: Être riche ou mourir! Je crois que c'est là un malheur des temps où nous vivons et que nous nous donnons un mal terrible pour nous bâtir un gros navire, là où nous n'aurions besoin que d'une petite nacelle.

Au retour d'une de nos excursions nous avons trouvé Brumières à la porte de Mondragone, tout agité, tout transporté, nous attendant pour nous dire son étonnante aventure.

– Voilà, s'écria-t-il, ce qui vient de passer par la tête de Medora: un mariage comme le vôtre, un matrimonio segreto, un mariage alla pianeta!

– Et avec qui? lui demanda en souriant Daniella.

– C'est ce que je me suis d'abord demandé à moi-même; mais j'ai fini par me procurer l'agréable persuasion que ce serait avec moi.

– Contez-nous ça.

– Je ne viens que pour vous le raconter. Sachez donc que depuis votre mariage bizarre, ma princesse rêve sans cesse à la commodité, à la gaieté, au sans-gêne et à la promptitude d'un pareil moyen pour échapper, en cas de parti pris sur le conjungo, aux ennuyeuses formalités, aux lenteurs, aux commentaires, aux cérémonies du mariage officiel. Elle dit qu'elle ne se mariera jamais si, entre le oui dit dans un salon et le oui dit à l'autel, elle a quinze jours de réflexion.

– «C'est ce qu'a fort bien senti M. Valreg, ajoutait-elle. Il a craint les représentations de sa famille et ses propres objections; il a voulu se prendre lui-même par surprise; il m'a donné un exemple à suivre. Il faut que je me marie, c'est décidé; et comme je n'aime personne, je serai à qui voudra bien m'aimer passionnément, sans autre espoir que celui de mon amitié, sans autre garantie de bonheur que celle de ma vertu. Ma tante et mon oncle vont s'opposer, comme ils l'ont déjà fait, à ce qu'ils appelleront un coup de tête. Lady Harriet qui s'est si bien trouvée, comme l'on sait; de son mariage d'amour, fait comme le renard de la fable, qui avait la queue coupée, et ces bons parents, avec leur désir effréné de faire mon bonheur, ne s'occupent qu'à prolonger indéfiniment mon ennui et leurs tracasseries. Donc, au premier jour, je vas leur dire: «J'épouse Pierre ou Paul.» Ils répondront que ni Pierre ni Paul ne me conviennent, que je suis folle, compliment qu'on m'a déjà fait et qu'il ne me plaît pas d'entendre répéter trop souvent. Donc, au premier refus de leur adhésion au premier projet que j'aurai arrêté, je me pends à la chasuble du premier prêtre que je verrai passer dans une église, et tout sera dit. Je sais bien que je m'en repentirai au bout d'une heure; mais comme je me repens également de toutes les occasions que j'ai manquées de perdre ma liberté; comme tout bien considéré cette liberté en est venue à m'ennuyer tout à fait, me voilà décidée, à me jeter, la tête baissée, comme M. Valreg, dans le précipice.

»Je vous demande bien pardon, chers amis, continua Brumières, de vous répéter ces légères paroles. Je sais que vous avez raisonné tout autrement; mais je n'ai eu garde de contredire ma divinité. Les dieux ont toujours raison. J'ai déclaré ma flamme avec une sincère éloquence, et on ne m'a encore dit ni oui ni non; mais j'ai vu que ma passion ne déplaisait pas, qu'on en attendait l'explosion depuis longtemps et qu'on me permettait d'en dire bien long sans m'interrompre. On m'a laissé mettre à genoux, baiser les mains et même un peu les bras. Bref, j'attends une solution, et j'espère. Faites des voeux avec moi pour que ce mariage déplaise beaucoup à lady Harriet, car si elle cédait il n'y aurait plus pour Medora le moindre prétexte au mariage clandestin, ni le moindre plaisir, puisque c'est l'esprit de contradiction qui la pousse et, qu'à cette imagination blasée, il faut des luttes. Faute de luttes, elle meurt d'ennui, voyez-vous, et j'ai parfois envie de lui dire tout à coup que je ne l'aime pas et que je ne veux plus me marier. Si j'avais ce courage et cette habileté-là, je suis bien sûr qu'elle se persuaderait qu'elle est folle de moi, et qu'elle m'épouserait dans l'espoir de me faire enrager.

Cette supposition de Brumières était si bien fondée, que j'eus un moment l'idée de l'y encourager, par le sentiment de ma propre expérience. Certes Medora ne m'a voulu pour mari qu'à cause de mon indifférence. Mais, trop naïf pour donner des conseils de perversité à un ami, j'essayai, au contraire, de lui prouver que, dans de pareilles conditions de hasard et de caprice, son union avec Medora le rendrait infailliblement très-malheureux et quelque peu avili; mais cela fut impossible à lui faire entendre. Il ne voit dans tout cela qu'une conquête difficile et rare, une lutte d'orgueil et de finesse, une affaire qui fera honneur à son habileté et à sa persévérance.

– Vous verrez, dit-il en parlant de lui-même, que le gaillard n'est pas maladroit, et que la grande aventure da sa vie, le roman rêvé, la fortune immense et la femme incomparable seront le prix de sa confiance en sa destinée et en lui-même: Aide-toi, le ciel t'aidera.

– Bien, bien; j'admets que vous réussirez, que vous aurez cette merveilleuse beauté et cette merveilleuse dot. Après? si l'on vous hait, si l'on vous trompe?

– Ah! voilà ce que je ne crains guère! d'abord, parce qu'elle est froide et fière; ensuite, parce que je ne suis pas un sot et que je me ferai aimer d'elle.»

– Laisse-le donc faire, me dit Daniella quand nous fûmes seuls: il ne l'aime pas, il ne veut qu'être riche. D'ailleurs, elle se moque de lui comme des autres. Est-ce qu'il est fait pour flatter une vanité comme la sienne? Il n'a pas de titre, il monte mal à cheval, il n'a pas de réputation, enfin il n'a rien qui puisse tourner la tête à une Medora.

– C'est vrai; mais c'est déjà une vieille fille dont les sens se décident peut-être à parler. Il est très-beau garçon. Elle cherche un esclave, et il saura jouer ce rôle tout le temps qu'il faudra. Il a de l'esprit, un peu de talent, beaucoup d'aplomb…

– Eh bien, qu'elle l'épouse! que t'importe?

Je vis que la jalousie de Daniella n'était pas si bien passée qu'elle ne fût prête à se rallumer au moindre soupçon. Je la calmai en lui disant que je m'intéressais à Brumières et nullement à Medora.

Le lendemain, j'eus une conversation très-vive avec lord B***, qui, de temps en temps, vient nous voir le matin. Imaginez-vous que lady Harriet s'est mis en tête de doter Daniella; qu'elle a entretenu l'abbé Valreg de ce projet et que c'est là la cause de son subit apaisement. Les papiers au moyen desquels je peux faire légaliser mon mariage sont arrivés, et je dois me rendre demain à Rome avec Daniella et mes témoins pour remplir cette formalité devant le consul de ma nation. Lady Harriet veut, en cette circonstance, constituer à ma femme une dot de cent mille francs, et il a fallu presque me fâcher pour me soustraire à cette libéralité. Lord B*** comprend très-bien que je répugne à recevoir de l'argent en récompense d'un acte d'humanité aussi simple que celui de la via Aurélia. Il convient qu'en me tenant caché pour voir tranquillement accomplir un vol et peut-être un meurtre, j'eusse été un lâche, et qu'il ne résulte pas de mon manque de lâcheté que l'on me doive un salaire. Il reconnaît aussi qu'en venant soigner sa femme et en lui disant avec esprit et douceur des choses qui l'ont émue et persuadée jusqu'à ramener un peu de calme et de bonheur dans son ménage, ma Daniella n'a fait qu'obéir à une belle et bonne inspiration de sa nature, et que tout cela se paye avec le coeur, non avec la bourse. |

Mais lady Harriet veut, et milord est bien embarrassé pour la contredire. Je veux être pendu s'il n'est pas redevenu amoureux de sa femme, et même plus qu'il ne l'a jamais été, car il avait toujours résisté à son influence quand elle était mauvaise, et aujourd'hui il la subit aveuglément. Jadis il disait: «Je l'aime, bien qu'elle se trompe;» maintenant il semble, dire qu'elle ne peut pas se tromper.

L'excellente dame comprend si peu que je sois humilié de ses bienfaits, qu'elle aura un véritable chagrin, qu'elle sera humiliée elle-même, si je les repousse, et son mari ne sait comment s'y prendre pour lui porter ma réponse. Il a fallu transiger: il ne sera pas fait d'acte, Daniella recevra un portefeuille, et mylord voudra bien le reprendre sans récépissé, en disant à sa femme que nous l'avons prié d'être notre dépositaire.

Daniella, présente à cette discussion, a eu la générosité et la délicatesse de dire comme moi. Pourtant elle m'a fait quelques reproches ensuite. Elle a déjà l'instinct passionné de la maternité, et elle trouve que nous n'avons pas la droit de refuser ce qui assurerait à ses yeux l'indépendance et le bien-être de notre enfant dans l'avenir. Elle comprenait que nous ne dussions rien accepter de Medora; mais elle n'a pas les mêmes scrupules vis-à-vis de lady Harriet, qui a toujours été bonne pour elle et devant qui elle ne s'est jamais sentie humiliée.

J'ai eu quelque peine à lui persuader que ce serait peut-être un malheur pour notre enfant de naître avec un héritage assuré, relativement trop brillant pour la condition où je voulais l'élever. C'a été déjà une sorte de malheur pour moi d'avoir un petit patrimoine, puisqu'en considération de l'oisiveté où j'avais le droit de vivre, l'abbé Valreg ne m'a rien fait apprendre tant que j'ai été sous sa tutelle. Si je n'avais pas aimé la lecture, je serais devenu idiot, et si je n'avais pas eu ensuite un certain courage, je ne me serais pas mis à même d'avoir un état.

– Ta crainte d'avoir un enfant riche vient, me disait-elle, de l'endurcissement d'intelligence de ton oncle. Il a voulu te rendre esclave de ton petit capital, et tu as pris en aversion un moyen de liberté dont on voulait te faire une chaîne; mais nous élèverons nos enfants tout autrement: nous leur dirons…

– Nous leur dirons, malgré nous, la vérité. On ne peut pas se résoudre à tromper ses enfants, même pour leur bien. Et, quand ils auront ces distractions et ces langueurs de l'enfance qu'il faut combattre doucement, mais sans se lasser, nous céderons, nous aurons peur de les contrarier, de les fatiguer, nous en ferons des indolents et des oisifs. Alors ils auront d'autres goûts que ceux de la frugalité et d'autres besoins que ceux de l'âme. Ils se trouveront pauvres, car cent mille francs, sache donc que c'est une goutte d'eau dans la mer pour ceux qui ne les ont pas acquis par leur travail, et qui n'ont rien à faire que de les dépenser.

Daniella s'assit dans un coin et pleura.

– Pourquoi pleures-tu? lui dis-je en l'embrassant.

– Parce que tu as raison, répondit-elle. Tu m'as fait songer à la nécessité de contrarier notre bien-aimé, notre enfant, notre-trésor, notre tout! et voilà que nous commençons avant qu'il soit né! Mais c'est égal: il le faut! Tu m'apprendras à l'aimer sagement, à regarder ta fierté, ton honneur et ton courage comme le plus bel héritage à lui laisser. Allons, n'y pensons plus. Voilà deux fois que je suis riche, et deux fois que tu me fais comprendre que toute ma fortune est dans notre amour.

LIII

Mondragone, 7 juin.

Nous avons été hier à Rome, et nous voilà mariés indissolublement. Par surcroît de bonheur, j'ai une commande. Le rêve de la Mariuccia s'est réalisé. La princesse B***, s'étant fait raconter toute notre histoire et me voyant enfin à l'abri de toute persécution, m'a demandé d'aller la voir avec ma femme, à laquelle elle a fait l'accueil le plus gracieux. Nous sortions du consulat, et je venais d'échapper à l'acte par lequel lady Harriet voulait nous enrichir. La Providence nous envoyait donc un soudain dédommagement et comme une récompense de notre confiance en elle. La princesse a vu une pochade de moi que j'avais laissée emporter par Brumières, et que celui-ci a eu l'obligeante idée de faire mettre, à mon insu, sous les yeux de l'illustre propriétaire de Mondragone. C'était précisément un projet de fresque, un entrelacement de fleurs, de fruits et d'enfants, pour un joli petit plafond de salle de bain projetée et déjà mise, l'année dernière, en état de recevoir une décoration quelconque. La forme élégante de cette petite pièce m'avait frappé, et, dans un moment de loisir, j'avais jeté mon idée sur du papier à aquarelle. Il paraît que cette idée, a plu. On me charge de l'exécuter, et on me fournira un aide pour m'affermir dans ma connaissance, un peu incomplète, des procédés de la fresque. Si l'on est content de mon travail, et que je ne désire pas quitter le pays, on me confiera d'autres décorations dans le palais, et on fera arranger alors le casino, pour me mettre, avec ma famille, à l'abri du froid en hiver. C'est la seule occasion où l'on ait paru songer à envoyer de nouveau des maçons et des charpentiers dans ce palais toujours en ruine, dont on s'occupe, avant tout, d'enjoliver les boudoirs. Il est question de trois mille francs pour mon travail de la saison, et il me semble que c'est déjà bien joli pour un commençant de mon importance.

Et maintenant, me voilà devant ma composition, prenant des mesures et débrouillant mon premier travail, afin d'entrer dans un rêve délicieux. Tous ces Amorini, que je vais faire les plus beaux possibles, auront certainement un air de famille. Ils ressembleront tous à Daniella, laquelle veut déjà choisir celui qui lui plaira le mieux, pour le regarder dit-elle, à toute heure, et pour que ses traits passent, de son âme, sur le visage de son enfant.

Lady B*** se trouve si bien du séjour de Frascati, qu'elle songe à y acheter une villa, afin d'y revenir tous les ans, et qu'elle prend des arrangements pour passer tout l'été, soit dans sa propriété future, soit à Piccolomini, qu'elle parle de meubler convenablement. Le bon accord semble vouloir durer entre elle et son mari. Je crois qu'elle s'est aperçue de ce fait bizarre, qu'après vingt ans de mariage fort maussade lord B*** entrait dans une véritable lune de miel, et la satisfaction d'inspirer de l'amour dans son arrière-saison flatte réellement l'amour-propre de cette bonne et vertueuse dame. Elle a pris, avec son époux, des manières de pudique chatterie, et des embarras de jeune personne, et des coquetteries prudes qui seraient très-amusantes à observer; mais la Medora raille tout cela avec tant d'aigreur que nous nous abstenons même d'en sourire, Daniella et moi.

Ce réveil du vieux cupidon préposé à la gouverne du ménage B***; cette refloraison de milady, qui en cachette de mylord teint ses cheveux un peu blanchis par la maladie qu'elle vient de faire; la jalousie de Felipone, qui commence, dit-on, à faire des scènes de passion à sa perfide Vincenza; notre bonheur, à nous autres solitaires de Mondragone; le printemps, les oiseaux, l'éloquence de Brumières, que sait-on? tout et rien, ont inspiré enfin à Medora une sorte de goût pour son cavalier servant; et le gaillard, comme il s'intitule lui-même, a eu l'adresse de rendre lady Harriet assez contraire à ses espérances, ce qui leur donne plus d'assiette. En réalité, lady B*** trouve, avec raison, que sa nièce, use trop de la liberté accordée aux demoiselles anglaises et que cette succession de soupirants encouragés et éconduits commence à compromettre la dignité d'une tante et la bonne renommée nécessaire à une fille à marier. Elle tiendrait à honneur de lui faire faire un mariage convenable, à son point de vue, si elle avait le droit de chasser Brumières de Piccolomini, et elle l'eût déjà fait. Il sent très-bien qu'on l'admet à contre-coeur au rez-de-chaussée, et il s'en réjouit. Il aspire au moment où on lui fermera la porte du salon au nez. Ce jour-là Medora sera décidée à être madame de Brumières, car notre ami a découvert, ou a bien voulu nous révéler, qu'il avait quelques petits aïeux en réserve pour faciliter son établissement.

Dans tout cela, nous cherchons Tartaglia sans retrouver sa trace. Le secours important qu'il nous a donné pour notre mariage, revirement inattendu de ses idées au sujet de mon union avec Medora, l'emploi de son temps depuis sa disparition de Mondragone, rien ne nous a été expliqué. Après nous être apparu comme un revenant dans l'église de Frascati, il s'est évanoui comme une ombre avant que nous ayons pu le remercier. Felipone prétend n'en savoir pas plus que nous sur son compte. Il nous a raconté qu'il s'était assuré d'abord, pour nous servir de témoin, Simone di Mattia, traiteur de la Campana un de ses amis, habituellement ivre de la veille, et par conséquent incapable de réfléchir aux conséquences d'une brouille avec le curé; mais, au moment de se mettre en route, maître Simone s'était ravisé prudemment, prouvant par là, disait Felipone, qu'il portait mieux son vin que celui des autres. Si bien que notre ami le fermier s'était vu très en peine pendant quelques instants, et sur le point de nous faire abandonner l'entreprise pour ce jour-là, lorsque Tartaglia, déguisé en berger de la montagne, s'était trouvé comme tombé du ciel au coin de la rue. Il avait accepté l'offre de nous assister, sans hésitation, disant qu'il m'aimait trop pour ne pas consentir à empirer ses relations déjà très-mauvaises avec l'autorité. Felipone n'avait pas eu le temps de lui en demander davantage. La cloche de l'église était en branle.

Onofrio, que nous allons voir de temps en temps, nous à dit l'avoir vu rôder, le soir de ce jour-là, autour de Tusculum; il ne l'a pas aperçu depuis.

15 juin, Mondragone.

Nous l'avons enfin retrouvé, mêlé aux nouveaux événements que j'ai à vous raconter.

Il fut décidé, le 8 de ce mois, que miss Medora épouserait M. de Brumières à la chasuble. Voici Ce qui s'élait passé pour amener cette résolution: autorisé à faire sa demande à lady Harriet pour un mariage en règle, Brumières s'était arrangé pour déplaire, et pour s'entendre dire devant Medora, jusque-là railleuse et comme prête à se dédire s'il était agréé, des choses assez blessantes, telles que: «J'espère que ma nièce réfléchira. – Je n'ai aucun autre droit sur elle que celui de l'intérêt que je lui porte; mais si elle m'accordait la moindre autorité, j'en userais pour la détourner de vous, qui n'avez pas les opinions et les sentiments du monde où elle est appelée à vivre.»

Il faut vous dire que Brumières, qui n'a aucune espèce d'opinions, s'était posé, ce jour-là, en homme très-avancé et même beaucoup trop avancé, en présence de lady B***, et que Medora, qui, en fait d'indifférence absolue sur toute matière politique, est absolument dans le même cas que son adorateur, avait trouvé neuf et divertissant d'être excessivement philosophe, en paroles, à son exemple.

La chose prévue arriva: lady Harriet fut scandalisée, et Medora se déclara victime persécutée. Jour et heure furent pris pour l'union clandestine. Seulement, elle jugea à propos de taire une légère modification au programme dont Daniella lui avait donné l'exemple Craignant que le curé de Frascati ne fût sur, ses gardes, elle décida qu'on se marierait à Rocca-di-Papa, où elle comptait passer les premiers jours de son mariage.

C'était donc un enlèvement en règle dont Brumières nous annonça le bonheur et la gloire, et même il eut la fantaisie de m'avoir pour un de ses témoins, faveur dont je le remerciai négativement, ne voulant rien faire qui pût être désagréable à lady B***.

C'est à Rocca-di-Papa précisément que nous reçûmes cette confidence en y rencontrant le futur. Il s'y était rendu pour examiner la localité. Nous avions été là, nous autres, pour nous promener, et moi surtout pour regarder des enfants, car ils vivent en tas dans cette petite ville, et ils y sont à peu près. nus en cette saison. On y peut donc étudier leurs mouvements dans toute la liberté de la nature.

Je n'ai rien vu d'aussi étrange et d'aussi pittoresque, en fait de construction, que cette bourgade de Rocca-di-Papa. Je vous ai décrit la gorge sauvage meublée d'une sorte de forêt vierge qui occupe le fond du précipice del buco. Nous avions laissé ce désert sur notre gauche et suivi le chemin plus large et plus doux qui, à travers les bois de châtaigniers, monte vers la ville. Daniella, en passant auprès des trois pierres, détourna la tête pour ne pas voir l'endroit du fourré où elle m'avait surpris avec Medora. Ce lien lui rappelait le seul chagrin que nous nous soyons causé l'un à l'autre.

Rocca-di-Papa est un cône volcanique couvert de maisons superposées jusqu'au faîte, qui se termine par un vieux fort ruiné. Les caves d'une zone d'habitations s'appuient sur les greniers de l'autre; les maisons se tombent continuellement sur le dos; le moindre vent fait pleuvoir des tuiles et craquer des supports. Les rues, peu à peu verticales, finissent par des escaliers qui finissent eux-mêmes par des blocs de lave supportant une ruine difficile à aborder, et flanquée d'un vieil arbre qui se penche sur la ville, comme une bannière à la pointe d'un clocher.

Tout cela est vieux, crevassé, déjeté et noir comme la lave dont est sorti ce réceptacle de misère et de malpropreté. Mais, vous savez, tout cela est superbe pour un peintre. Le soleil et l'ombre se heurtent vivement sur des angles de rochers qui percent de toutes parts à travers les maisons, sur des façades qui se penchent l'une contre l'autre, et tout à coup se tournent le dos pour obéir aux mouvements du sol âpre et tourmenté, qui les supporte, les presse et les sépare. Comme dans les faubourgs de Gênes, des arceaux rampants relient de temps en temps les deux côtés de la ruelle étroite, et ces ponts servent eux-mêmes de rues aux habitants du quartier supérieur.

Tout est donc précipice dans cette ville folle, refuge désespéré des temps de guerre, cherché dans le lieu le plus incommode et le plus impossible qui se puisse imaginer. Les confins de la steppe de Rome sont bordés, en plusieurs endroits, de ces petits cratères pointus, qui ont tous leur petit fort démantelé et leur petite ville en pain de sucre, s'écroulant et se relevant sans cesse, grâce à l'acharnement de l'habitude et à l'amour du clocher.

Возрастное ограничение:
12+
Дата выхода на Литрес:
28 сентября 2017
Объем:
350 стр. 1 иллюстрация
Правообладатель:
Public Domain

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